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Peut-on tirer des leçons du « modèle nordique » des pensions ?
En Belgique, les pensions et les autres revenus de remplacement relèvent d’un régime d’assurance sociale selon les subdivisions socioprofessionnelles bien connues entre salariés, indépendants et fonctionnaires. Cette organisation « bismarckienne » de la sécurité sociale subit certaines interpellations, alimentées notamment par les comparaisons entre pays européens. On se demande en particulier si elle est de nature à rencontrer ce qu’on appelle parfois les « nouveaux risques sociaux », ceux notamment liés à la rupture du lien familial. Le « modèle nordique », spécialement le système suédois, est parfois présenté comme alternative.
Dans le cadre d’une sécurité sociale basée sur le statut professionnel, on ne se crée pas de droit si on n’a pas de statut professionnel propre. Dans le cas des pensions, il faut avoir eu un statut professionnel propre pendant toute la durée de sa vie active pour avoir un droit satisfaisant. Si ce n’est pas le cas, on dépend pour sa protection sociale, soit de l’assistance, soit de « droits dérivés », c’est-à-dire de droits basés sur le statut professionnel d’un membre de la famille ; en ce qui concerne les pensions, il s’agit en pratique du conjoint.
Sécurité sociale et « nouveaux risques sociaux »
L’absence de statut professionnel peut résulter de facteurs catalogables comme risques sociaux : c’est la problématique de l’exclusion, de la « désaffiliation », du « quart-monde ». Elle peut provenir aussi du fait que l’intéressé n’a pas été présent dans le pays pendant toute sa vie active, comme dans le cas d’une immigration à l’âge adulte. La couverture de ces situations par l’assistance n’est pas nécessairement satisfaisante en soi, mais est à tout le moins cohérente avec la situation des personnes concernées pendant leur vie active.
L’absence de statut social propre peut aussi résulter de situations vécues dans un cadre familial. Si on vit en couple, et surtout si on a des enfants, il est logique de raisonner dans le cadre du couple son « projet de vie ». En tout cas, le désir de faire carrière doit se combiner avec les engagements que l’on prend, vis-à-vis du partenaire comme vis-à-vis des enfants.
Évolution des modèles familiaux
Naguère, le modèle dominant était que les revenus du ménage sont apportés par l’homme, la femme assumant le travail ménager et les responsabilités familiales. Aujourd’hui, l’idéal est plutôt que chacun puisse développer pleinement ses potentialités propres, et que les tâches ménagères soient partagées sur une base strictement égalitaire. Il faut cependant bien constater que, pour de multiples raisons, cet idéal est rarement atteint. S’en écarter n’est d’ailleurs pas toujours et nécessairement irrationnel, si on raisonne bien dans le cadre d’un couple. La question est de savoir comment veiller à ce que le partenaire qui s’efface professionnellement ne soit pas dupe de la situation, si le couple vient à se dissoudre.
Indépendamment du partage des tâches familiales et des choix de carrière, les salaires féminins, et donc les droits sociaux qui en résultent, restent statistiquement inférieurs aux salaires masculins. Dans ce contexte, la stricte individualisation des droits n’est pas nécessairement à l’avantage des femmes. On peut donc élargir la question : le membre d’un couple peut-il prétendre au maintien du niveau de vie acquis dans le cadre du couple ?
Jusqu’à il y a peu, la réponse à cette question relevait du droit familial. Le « contrat » était que, si l’un des époux assure les ressources monétaires du ménage pendant que l’autre assume des tâches non monétisées, ce dernier peut nourrir une « attente légitime » que cela se poursuivra pendant toute sa vie, le cas échéant sous forme d’usufruit des biens accumulés (en cas de décès) ou de pension alimentaire (en cas de divorce ou de séparation).
Au cours des dernières années, le droit familial a dans une large mesure cessé de consacrer cette « attente légitime ».
D’une part, une vie de couple peut se mener hors mariage. La cohabitation de fait n’entraine comme telle, pour les partenaires, aucun engagement juridiquement sanctionné. Le système dit de la « cohabitation légale » offre un cadre pour régler un embryon de « régime matrimonial », et entraine une certaine obligation d’entraide tant que dure la cohabitation, mais n’entraine aucun engagement de cohabiter (chacun des partenaires peut toujours mettre fin à la cohabitation), ni aucun engagement d’entraide après la fin de la cohabitation.
D’autre part, les obligations entre époux se sont assouplies : les conditions du divorce se sont allégées, le devoir d’entraide après divorce a été limité.
L’assistance n’est pas nécessairement une réponse à cette problématique. Elle assure certes un « minimum vital », mais elle ne laisse au « conjoint délaissé » aucun élément du niveau de vie acquis pendant la vie commune, le cas échéant grâce au « sacrifice » de sa carrière, au contraire du conjoint qui s’est créé des droits à des revenus de remplacement calculés sur son salaire.
L’insuffisance des droits dérivés
Dans le cadre de la sécurité sociale belge, une réponse partielle est apportée par des « droits dérivés ». Ceux-ci couvrent l’absence ou l’insuffisance de revenus propres dans trois situations : en cas de décès, par l’octroi au conjoint survivant d’une « pension de survie» ; en cas de séparation de fait d’un couple de retraités, par la cession au conjoint bénéficiaire de la pension la moins élevée d’une partie de la pension de l’autre ; en cas de divorce, par l’octroi d’une pension basée sur la carrière de l’ex-conjoint, si on ne s’est pas créé des droits à une pension de retraite personnelle suffisante pendant les années de mariage.
Même pour ceux qui en bénéficient, le régime actuel des « droits dérivés » présente des insuffisances, tant du point de vue du bénéficiaire que du régime.
Le partage de la pension en cas de séparation peut être considéré comme une modalité du devoir d’entraide qui subsiste entre époux. Il permet au conjoint sans droit propre suffisant d’avoir un revenu sans devoir demander une pension alimentaire en bonne et due forme ; on peut penser que, dans la majorité des cas, le montant attribué correspondra plus ou moins à la pension alimentaire qu’aurait attribuée un juge. Il reste que le système se traduit en fait par l’appauvrissement des deux conjoints, en rapport avec des pensions légales dont on critique parfois l’insuffisance !
Le système connu sous le nom de « pension du conjoint divorcé » présente pour le régime le paradoxe que deux pensions sont attribuées sur la base d’une seule cotisation, et que le montant total de ces pensions est supérieur à ce qui serait payé s’il n’y avait pas eu de divorce : cela va encore plus loin que le système de la pension de survie, dans le cadre duquel le conjoint survivant « prolonge » simplement le conjoint décédé. Mais du point de vue du bénéficiaire, on ne peut pas dire qu’il s’agisse vraiment d’une « prime au divorce » : le « taux de remplacement » offert par le système est assez médiocre. Financièrement, les époux vivraient sans doute aussi bien, ou même mieux, sur la base d’une seule pension au taux ménage.
Par ailleurs, certains risques sociaux ne sont tout simplement pas rencontrés par cette technique.
Le plus évident est la rupture du lien familial à la suite du décès d’un partenaire non marié. Le débat sur l’assimilation au mariage de certaines formes de cohabitation de fait, bute sur la question de savoir à quelles conditions on peut considérer qu’un cohabitant de fait se trouve dans une situation comparable à celle d’un conjoint marié. Cette question ne pose pas de difficulté s’il s’agit, comme en matière d’impôt, de chômage ou d’assurance-maladie, de savoir si une personne est à charge d’une autre à un moment déterminé. En matière de pension de survie, il s’agit de savoir si le partenaire survivant pouvait raisonnablement espérer compter pendant toute sa vie sur le soutien du partenaire décédé. On peut déjà se demander si cette espérance relève encore vraiment des « attentes légitimes » entre époux, vu le taux de divorce, les conditions de celui-ci, et l’étendue limitée du devoir d’entraide entre ex-époux. La même question se pose à fortiori si, comme dans le cas de la cohabitation de fait (et même de la cohabitation dite légale), les partenaires ne prennent en réalité aucun engagement de cohabitation, ni aucun engagement d’entraide après la fin de la cohabitation. La « cohabitation légale », à laquelle on songe souvent dans le débat sur l’assimilation, ne concerne d’ailleurs même pas seulement des « couples » au sens habituel du terme. Cet engagement d’entraide pendant la durée de la cohabitation peut aussi être souscrit entre membres d’une famille (par exemple des frères et sœurs), voire des personnes totalement étrangères l’une à l’autre qui décident pendant un temps de partager leurs ressources ; il n’y a pas de justification de payer des pensions de survie dans de tels cas !
Hormis le fait qu’actuellement la pension ménage n’est attribuée qu’aux couples mariés, le partage de cette pension en cas de séparation n’est pas transposable à des couples non mariés, même dans le cadre de la cohabitation légale, puisqu’il ne correspond à aucune obligation civile d’entraide.
La technique mise en œuvre dans le cadre de la « pension de conjoint divorcé » pourrait, conceptuellement, être étendue à des couples non mariés, avec cependant la difficulté de prouver la cohabitation, mais, surtout, de distinguer la cohabitation en tant que modalité de « vie maritale » du simple fait matériel de résider à la même adresse et de mettre une partie de ses ressources en commun. Par ailleurs, les critiques auxquelles s’expose le système dans le cas de couples mariés s’appliquent aussi pour les couples non mariés.
La pension nationale de base, une réponse ?
Les pays qui peuvent se prévaloir d’avoir apporté une réponse plus ou moins satisfaisante à cette problématique — essentiellement les pays nordiques — présentent deux caractéristiques communes.
D’une part, ils offrent aux femmes, sans doute plus qu’en Belgique, la possibilité de se créer des droits propres grâce à l’emploi (moins de chômage, moins de discriminations) ou à des assimilations (meilleure assimilation de périodes d’inactivité « fémininement connotées », comme le congé parental). D’autre part, ils disposent d’une « pension nationale de base », c’est-à-dire d’une pension en droit propre d’un montant satisfaisant, mais indépendant d’une condition de carrière ou de statut professionnel.
Un tel système est-il transposable en Belgique ?
Pour y répondre, cet article commence par expliquer globalement le système suédois des pensions. Il décortique ensuite un des éléments de ce système, la « pension nationale de base », en essayant de voir si la prestation belge connue sous le nom de garantie de revenu aux personnes âgées (Grapa) présente les caractéristiques d’une telle pension de base, ou moyennant quelles adaptations elle pourrait remplir ce rôle.
Au détour de cet examen, on découvrira que certaines modalités de la pension de base suédoise ne répondent pas seulement à la problématique de l’insuffisance de droits constitués sur une base professionnelle. Elles offrent également des exemples intéressants de combinaison cohérente entre le « principe de solidarité » (garantie d’un revenu minimum satisfaisant) et le « principe d’assurance » (valorisation des cotisations ; garantie d’un « taux de remplacement » satisfaisant par rapport aux revenus durant la vie active).
Caractéristiques principales du système suédois
Hormis la pension de base, intitulée « pension garantie » (garantipension), le régime suédois des pensions légales comporte une « pension [sur le] revenu » (inkomstpension) et une « pension [en] capital » (kapitalpension).
La pension sur le revenu peut se comparer à nos pensions légales. Comme les pensions belges de travailleurs salariés ou indépendants, elle suppose une assurance dans le cadre du régime, donc un statut professionnel ; les droits peuvent être ouverts sur la base d’un travail assujetti à la sécurité sociale, de périodes assimilées (par exemple le chômage ou l’invalidité), et aussi de périodes de « crédit » (pour l’éducation des enfants, pour les études). La pension en capital peut se comparer à une épargne-pension dont le principe et le taux de cotisation seraient obligatoires.
La différence la plus substantielle avec le système belge est que le régime suédois des pensions couvre à la fois les travailleurs salariés et les travailleurs indépendants, qui y disposent des mêmes droits… et de la même obligation de cotisation. Hormis le financement de la pension garantie, les Suédois consacrent à leur pension 18,5% de l’ensemble des revenus nets imposables.
Pour les salariés, cette contribution n’est pas d’un ordre de grandeur très différent de ce qui existe en Belgique. En ce qui concerne les indépendants, par contre, la cotisation est très largement inférieure en Belgique.
La pension sur le revenu a par ailleurs l’originalité d’être « à contribution définie », comme la plupart des régimes privés de pension, et non « à prestations définies », comme la plupart des régimes légaux. Les cotisations versées sont inscrites sur un compte au nom de l’assuré social, et revalorisées en fonction d’un indice légal, qui tient compte de la croissance moyenne des revenus d’activité. Cet indice reflète donc à la fois l’évolution des prix et celle du niveau de vie. Il sert d’ailleurs à la fois pour la revalorisation des cotisations et pour la péréquation des pensions elles-mêmes. Les comptes des assurés sont des « comptes notionnels » : il ne s’agit pas de réserves, comme dans un régime de capitalisation. Le régime suédois des pensions a des réserves (héritées d’avant les réformes), mais celles-ci ne sont pas inhérentes au système lui-même. La pension se calcule en divisant le « capital » accumulé par un coefficient, déterminé par la règlementation, qui tient compte de l’espérance de vie de la génération à laquelle appartient le bénéficiaire.
Il n’y a pas à proprement parler d’«âge de la retraite » : la pension peut être demandée à partir de soixante-et-un ans, et les prestations de travail accomplies après soixante-sept ans n’ouvrent plus de droits. Globalement, l’assuré social a intérêt à retarder l’âge de la retraite, puisqu’il diminue ainsi le coefficient par lequel son capital sera divisé ; il peut par ailleurs augmenter son capital, pour peu qu’il continue à cotiser.
La pension ne doit pas être demandée intégralement en une fois : on peut demander 25%, 50% ou 75% de la pension, et donc préserver (voire augmenter) une partie du capital, tout en bénéficiant d’une base de revenus en complément, par exemple, d’une activité à temps réduit.
Comme les autres régimes « à contribution définie », l’inkomstpension place chez le retraité le risque de détérioration des paramètres qui influencent la pension. On notera tout de même que ces paramètres reflètent les fondamentaux macroéconomiques du pays, et non simplement les rendements financiers, comme dans les régimes ordinaires de capitalisation. Par ailleurs, cette caractéristique du système n’a pas encore dû jouer en défaveur des assurés sociaux.
Dans la pratique, le montant de la pension sur le revenu est du même ordre de grandeur, pour une carrière de quarante années, au montant obtenu dans le cadre de l’ancien système, qui offrait un montant de 60% du salaire des quinze dernières années, montant partiellement cumulable avec la pension garantie.
Dans le cas de pensions légales financées par des cotisations obligatoires, on peut se demander si les différences entre systèmes « à prestations définies » et systèmes « à contributions définies » sont si profondes que cela. Le point fondamental est qu’un régime démocratique ne peut pas laisser perdurer sur le long terme des déséquilibres intergénérationnels importants, quels qu’ils soient. Le système suédois comporte un mécanisme d’ajustement automatique, mais ne met pas le législateur à l’abri de pressions pour en corriger les effets, s’il devait jouer trop en défaveur des pensionnés. Le système belge prévoit divers mécanismes pour que les pensions, calculées en fonction des salaires de l’ensemble de la carrière, ne décrochent pas trop de l’évolution du niveau de vie ; si les pensions en venaient à être « trop bonnes » par rapport à cette évolution, rien n’empêche le législateur d’imposer aux pensionnés une solidarité, sous forme de cotisations ou autrement.
Au total, le changement de mode de calcul est donc plutôt psychologique : au lieu de faire attention à leur salaire, les gens font attention au montant de leur cotisation.
Pour ce qui est de la « pension en capital », la cotisation obligatoire de 2,5% est payée à un (ou plusieurs) fonds de placement librement choisis par l’assuré parmi plusieurs dizaines de fonds agréés. C’est l’aspect le plus critiqué de la réforme, car les Suédois n’ont, pas plus que d’autres peuples, les moyens de comparer les performances des différents fonds, ni surtout de s’assurer que les performances constatées à un certain moment se maintiennent sur la durée. Pour la gauche suédoise, en tout cas, il s’agit d’un élément boiteux du compromis qu’il a fallu passer avec la droite, et non d’un « modèle » exportable.
La pension de base
Hormis la pension sur le revenu et la pension en capital, la Suède possède une pension de base intitulée « pension garantie » (garantipension), d’un montant de l’ordre de 805 euros par mois.
À titre de comparaison, la Grapa belge est d’environ 900 euros par mois pour un isolé et 600 euros pour un « cohabitanT1 ».
Pour rendre inutiles les « droits dérivés », la pension de base doit correspondre au moins à un « minimum vital ». Quel est le « minimum vital » dans un pays donné ? On peut en discuter à perte de vue. Toutes les méthodes imaginables pour objectiver ce minimum ne peuvent que se baser sur des moyennes statistiques, et ne saisissent pas les différences qui peuvent exister dans les besoins, en fonction par exemple de l’état de santé ou des frais de logement. Pour traduire le « minimum vital » en montant d’allocation, il faut déterminer quels besoins sont couverts par cette allocation. La personne concernée a‑t-elle accès à des soins gratuits ? À un logement à bon marché ? On se bornera ici à dire que, selon les études belges les plus récentes2, les besoins d’une personne âgée non dépendante tournent aux environs de 1.000 euros pour un isolé et 1.200 pour un couple. Dans ce chiffre est inclus un budget d’environ 585 euros pour le logement, ce qui paraît minimaliste pour une personne qui loue en ville dans le secteur privé, mais est maximaliste pour les 70% de la population âgée qui est propriétaire de son logement, et sans doute aussi pour ceux qui bénéficient d’un logement social. Au total, le montant de la Grapa n’est pas très éloigné de ces ordres de grandeur. On peut supposer qu’il en va de même des pensions de base nordiques, qui sont finalement du même ordre de grandeur que la Grapa belge.
Le financement et les conditions d’octroi
Le droit à la pension garantie est indépendant de conditions d’assurance (emploi ou période assimilée), et profite donc potentiellement à tout le monde. Elle est également financée par tout le monde. Il en va de même de la Grapa belge, qui ne suppose pas de condition d’assurance et est financée par l’État.
Par contre, il y a une condition de durée de résidence, à la fois pour l’ouverture du droit et pour le calcul du droit. En Suède comme dans les autres pays nordiques, l’octroi de la pension de base suppose trois années de résidence dans le pays3 ; leur montant dépend de la durée de résidence (un quarantième par année pour la « garantipension » suédoise).
S’il s’agit de rendre réellement sans objet les « droits dérivés », une pension de base devrait être indépendante de toute condition de nationalité ou de durée de résidence, ou à tout le moins prévoir des conditions que la plupart des gens remplissent. Dans le cas des pensions de base nordiques, tel est le cas si on considère la population résidente normale. Le système ne couvre par contre pas ceux qui n’ont pas une durée de résidence complète dans le pays — essentiellement les migrants, s’ils ne peuvent pas invoquer une règle d’assimilation.
La Grapa belge, qui ne comporte pas de conditions de durée de résidence, est de ce point de vue mieux en mesure de rencontrer ce besoin… la question étant de savoir si elle peut conserver cette caractéristique généreuse si elle se transforme en pension de base sans enquête sur les ressources.
Cumul avec d’autres revenus
La différence essentielle entre une pension de base et une prestation comme la Grapa, concerne la possibilité de cumul avec d’autres revenus. La logique d’une pension de base est le cumul intégral avec tout autre revenu. La Grapa est une allocation « de garantie de revenu », autrement dit d’assistance : l’allocation est payée dans la mesure où les revenus propres n’atteignent pas le montant de référence ; la logique d’une telle allocation est que tous les revenus, quelle que soit leur nature, sont déduits du montant de base. Dans la pratique, tous les systèmes existants comportent à des degrés divers des atténuations de leur logique de départ.
Cumul avec les autres pensions légales
Le système suédois des pensions était au départ basé sur une « pension populaire » (folkepension) intégralement cumulable avec toute autre forme de pension. Elle était complétée par diverses pensions, légales ou privées, basées sur les cotisations. La pension de base était financée par l’impôt général, les gens cotisaient uniquement pour la (ou les) pensions complémentaires. Au fil des années, la pension de base a été complétée par une garantie de revenu non cumulable avec les pensions sur cotisation. Ce système a permis d’assurer de façon satisfaisante la sécurité d’existence de tous ; en particulier, il a permis de pratiquement éliminer la pauvreté chez les personnes âgées, et de se passer de « droits dérivés ». Mais il avait pour conséquence que certaines personnes (les travailleurs à revenus modestes) « cotisaient pour rien », puisqu’il n’y avait aucune différence entre le montant acquis par leurs cotisations et le montant qui leur était de toute façon garanti. Un tel reproche peut être fait aussi à la Grapa belge, et même à d’autres dispositifs de pension minimum au sein des différents régimes.
Le système entré en vigueur à partir du début des années 2000 a renversé la perspective : désormais, la « garantipension » est un montant garanti, cumulable seulement en fonction d’un certain pourcentage avec la pension sur revenu. Grâce à ce système, toute cotisation bénéficie d’un « retour » — même s’il n’est pas de 100%.
La Grapa belge n’est finalement pas très éloignée de cette logique, si ce n’est que le taux de déduction est très élevé : les pensions légales sont déductibles de la Grapa à raison de 90% de leur montant. Il en résulte que la Grapa belge n’est normalement plus attribuée si la pension dépasse environ 990 euros, ce qui est inférieur à une pension de salarié en carrière complète.
Comme l’illustre l’histoire du système suédois, un tel système peut suffire pour lutter contre la pauvreté et rendre partiellement sans objet les droits dérivés. Par contre, il n’est pas très favorable à la constitution de droits sur la base du travail. Il peut aussi saper la légitimité du système, aux yeux surtout de ceux qui cotisent sans se créer de droits — essentiellement les petits revenus du travail, salarié ou indépendant. Il est significatif que cet aspect a été la raison principale pour laquelle la gauche suédoise — notamment les organisations syndicales — a accepté une réforme qui, pour le reste, donnait pas mal de place à l’idéologie libérale.
Pensions privées
Les pensions complémentaires privées peuvent jouer plusieurs rôles dans la protection sociale.
Aux Pays-Bas et en Grande-Bretagne, elles constituent un élément majeur de la couverture en matière de pension. La possibilité de les cumuler avec la pension de base est donc consubstantielle au système. Dans les pays nordiques, où cette possibilité existe également, elle est davantage justifiée par l’intérêt économique et « moral » de valoriser l’épargne.
En Belgique, même si les pensions légales de salariés ne sont pas des pensions de base, c’est tout de même la garantie d’une forme de « minimum vital » qui en constitue l’engagement principal ; les critiques relatives à l’«insuffisance » des pensions belges concernent plutôt le taux de remplacement qu’elles offrent par rapport aux revenus moyens et élevés. Certaines pensions complémentaires sont donc de « vraies pensions », destinées à assurer, pendant toute la durée de la retraite, un taux de remplacement acceptable par rapport aux revenus pendant la vie active. À côté de cela, il existe un grand nombre de prestations intitulées « pensions de deuxième (ou de troisième) pilier », et bénéficiant d’un régime juridique et fiscal adapté à cette qualification, mais qui dans les faits ne jouent pas vraiment le rôle social d’une pension, mais plutôt d’une épargne.
La Grapa ne fait pas cette distinction : les pensions complémentaires sont intégralement déduites de la Grapa. Il s’agit d’une différence substantielle avec les pensions de base, telles qu’on les entend dans les pays qui connaissent un tel système.
Revenus du patrimoine et de l’épargne
Les pensions nordiques sont intégralement cumulables avec les revenus de ce type, dont font également partie les pensions privées. Tel n’est pas le cas de la Grapa belge. La règlementation pose en principe que la Grapa est diminuée du revenu des biens mobiliers et immobiliers.
La règlementation prévoit des règles précises pour déterminer le revenu présumé tiré de tels biens. En ce qui concerne les biens mobiliers, on immunise un montant correspondant à une épargne modeste. Ce qui dépasse ce montant est converti en revenu annuel sur la base d’un taux supérieur à celui des placements ordinairement accessibles aux particuliers. La Grapa oblige donc dans une certaine mesure à « manger son épargne ». Un système du même type est appliqué aux revenus immobiliers, y compris au revenu cadastral de la maison d’habitation.
En dépit des immunisations, la Grapa conserve donc les attributs essentiels d’une allocation d’assistance. Bien entendu, le principe d’immunisations étant acquis, « il ne faudrait pas grand-chose » (sur le plan légistique) pour élargir le bénéfice de la Grapa à des personnes habitant une maison moyenne, ou bénéficiant de capitaux plus importants, provenant par exemple d’un plan de pension complémentaire.
Autres revenus
Dans la logique d’une pension de base, la possibilité de la cumuler avec les revenus d’une activité professionnelle devrait être liée à la problématique du travail des pensionnés. Les pensions légales belges de salarié sont cumulables avec les revenus du travail, si le revenu brut de celui-ci ne dépasse pas 21.500 euros par an. La Grapa, par contre, est intégralement diminuée du revenu de l’activité.
La différence sans doute la plus substantielle entre la Grapa belge et une vraie pension de base est que l’enquête des ressources ne se limite pas à celles de son bénéficiaire, mais s’étend à celles de tous ceux qui partagent la même résidence principale. On additionne l’ensemble des revenus de ces personnes, on divise ce total par le nombre de personnes concernées, et c’est ce résultat qui est déduit du montant nominal de la Grapa.
La règlementation prévoit toutefois plusieurs exceptions. Dans la pratique ce principe s’applique surtout aux « couples » au sens habituel du terme. Dans la majorité des autres situations « typiques » de vie (être accueilli par ses enfants, bénéficier d’une aide de leur part, vivre en maison de repos ou dans une communauté religieuse), s’applique en fait une forme d’individualisation des droits.
Conclusions
Plus qu’un vrai « modèle », les caractéristiques généralement mises en avant du système suédois — sa pension légale « à contributions définies », sa « pension en capital » obligatoire quant au montant de la cotisation, mais libre quant au fonds où la cotisation est versée, sont les éléments d’un compromis propre à la vie politique de ce pays, qui n’est pas nécessairement « exportable ».
Sa pension de base, par contre, et surtout sa combinaison particulière avec les pensions légales, peut inspirer utilement des réflexions. Il s’agit en tout cas d’une réponse à deux critiques justifiées du système belge actuel : d’une part l’insuffisance des « droits dérivés » pour répondre aux risques sociaux liés à la rupture du lien familial ; d’autre part, l’absence de valorisation des cotisations, spécialement dans le chef des revenus du travail les moins élevés.
Techniquement, il serait possible de rapprocher la Grapa belge d’une telle pension de base en modifiant les critères de l’enquête sur les ressources.
Tout élargissement des conditions d’attribution de la Grapa pose évidemment la question de son financement, elle-même liée aux objectifs sociaux que l’on poursuit. « Individualiser » l’enquête sur les ressources (ou éventuellement la réduire au couple), ou appliquer aux bénéficiaires de la Grapa le régime ordinaire d’activité des pensionnés, ne paraît pas représenter un gros bouleversement conceptuel. Introduire une règle plus souple de cumul avec les pensions légales, par contre, modifierait en profondeur le régime des pensions.
Une telle modification ne serait pas sans mérites, mais supposerait une augmentation des ressources, qui devraient provenir des bénéficiaires de l’opération, aussi bien salariés qu’indépendants. Une autre caractéristique essentielle des régimes de pension nordiques est d’ailleurs le taux beaucoup plus élevé des cotisations obligatoires imposées aux travailleurs indépendants. Le blocage formé traditionnellement par les organisations représentatives de travailleurs indépendants et par leurs relais politiques contre toute augmentation d’impôts ou de cotisations est la raison principale pour laquelle les organisations syndicales belges de travailleurs salariés s’en tiennent à la structuration actuelle de la sécurité sociale.
De même, élargir les abattements pour revenus mobiliers ou immobiliers, en distinguant éventuellement selon l’origine ou la nature de ces revenus, pourrait valoriser l’épargne. Mais là aussi, il serait logique que l’élargissement de la Grapa en direction des détenteurs de capitaux se traduise par une contribution financière des bénéficiaires de tels revenus.
- Comme on le verra plus loin, la notion de « cohabitant », pour l’octroi de la Grapa, concerne principalement le membre d’un couple. Si les deux membres du couple touchent chacun la Grapa, le couple touche donc au total environ 1.200 euros.
- Leen Van Thielen, Dimitri Deflandre, Karel Van den Bosch (entre autres auteurs): Minibudget, quel est le revenu nécessaire pour une vie digne en Belgique ? KHG, ULg, UIA, Politique scientifique fédérale, 2010.
- Pour la « folkepension » danoise, cette condition s’applique aux nationaux ; pour les étrangers, il faut dix années, dont cinq immédiatement avant l’âge de la pension.