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Pérou : Pedro Castillo, un président fragilisé dans un pays fragmenté

Numéro 1 – 2022 - conflit social élections Perou par Santiago Fischer Claire Mathot

février 2022

À la sur­prise géné­rale, l’ex-maitre d’école et syn­di­ca­liste Pedro Cas­tillo accé­dait au pou­voir au Pérou le 28 juillet der­nier, au détri­ment de la can­di­date d’extrême droite Kei­ki Fuji­mo­ri, héri­tière de son père condam­né pour crimes contre l’humanité pour les atro­ci­tés com­mises lors de la guerre civile qui a déchi­ré le pays dans les décen­nies 1980 et […]

Le Mois

À la sur­prise géné­rale, l’ex-maitre d’école et syn­di­ca­liste Pedro Cas­tillo accé­dait au pou­voir au Pérou le 28 juillet der­nier, au détri­ment de la can­di­date d’extrême droite Kei­ki Fuji­mo­ri, héri­tière de son père condam­né pour crimes contre l’humanité pour les atro­ci­tés com­mises lors de la guerre civile qui a déchi­ré le pays dans les décen­nies 1980 et 1990. En proie à de graves tur­bu­lences depuis l’éviction coup sur coup de quatre pré­si­dents en cinq ans, le pays doit désor­mais dépas­ser ses divi­sions afin de faire face aux défis socioé­co­no­miques, exa­cer­bés par la crise sani­taire de la Covid-19. Le nou­veau pré­sident, can­di­dat du par­ti d’extrême gauche Perú Libre doit com­po­ser avec son inex­pé­rience et un Par­le­ment pen­chant à droite et hos­tile à toute mesure sociale…

Encore trois semaines avant le pre­mier tour, aucun obser­va­teur ne don­nait Pedro Cas­tillo gagnant de ce scru­tin. Ori­gi­naire de la région rurale et mon­ta­gneuse de Caja­mar­ca, située au nord du pays andin, il s’est fait connaitre pour son com­bat syn­di­cal mené lors d’une grève monstre orches­trée en 2017 pour pro­tes­ter contre les pro­jets de réduc­tion des effec­tifs des maitres d’école dans le pays. Sans éti­quette et appe­lé à la res­cousse par le par­ti mar­xiste-léni­niste Perú Libre en manque d’un lea­deur cré­dible à pré­sen­ter, il ne dis­po­sait d’aucune expé­rience poli­tique. Et pour­tant, c’est bien lui qui a dépas­sé tous ses rivaux dès le pre­mier tour des pré­si­den­tielles, avec 18,5% des voix, pro­fi­tant de la divi­sion de la gauche et d’une droite affai­blie par des scan­dales poli­ti­co-finan­ciers à répétition.

Pau­lo Vil­ca, ana­lyste poli­tique, explique les rai­sons de son suc­cès : « En pleine pan­dé­mie de Covid-19, il s’agit du seul can­di­dat qui ait fait cam­pagne au mépris des règles sani­taires. Il est allé au contact des foules, a orga­ni­sé des mee­tings gigan­tesques. Il a sillon­né le pays, par­cou­rant les zones rurales de long en large, sachant que les grandes villes allaient de toute façon tom­ber dans l’escarcelle du par­ti fuji­mo­riste (PKK) et des par­tis de gauche moins radi­caux que Perú Libre. »

Pedro Cas­tillo a éga­le­ment pro­fi­té d’une cam­pagne menée par les grands médias pri­vés du pays, alliés aux sec­teurs conser­va­teurs qui crai­gnaient l’accession au pou­voir de Vero­ni­ca Men­do­za, can­di­date de gauche plus modé­rée et ouver­te­ment fémi­niste. Un cadre de son par­ti, très actif pen­dant la cam­pagne, ne déco­lère pas : « Notre can­di­date a essuyé de nom­breuses cri­tiques très viru­lentes de la part de la droite conser­va­trice, machiste et néo­li­bé­rale. À force de tor­piller Vero­ni­ka Men­do­za, la droite conser­va­trice a pro­vo­qué la vic­toire de Pedro Cas­tillo. À trop regar­der vers elle, ils n’ont pas vu Pedro Cas­tillo les dépas­ser sur leur gauche…» Il faut dire que Cas­tillo, mal­gré un pro­gramme social en faveur des plus pré­caires et vu comme popu­liste, a pu éga­le­ment séduire une large frange de l’électorat conser­va­teur, grâce à ses dia­tribes contre l’égalité de genre, l’avortement, le mariage gay et en faveur de l’expulsion des mil­liers de migrants véné­zué­liens qui conti­nuent d’affluer au Pérou.

Le deuxième tour a sur­tout consa­cré la vic­toire de l’antifujimorisme. « Il s’agit du plus grand par­ti du pays », sou­rit Pau­lo Vil­ca. « Mal­gré une suite de cam­pagne qui a vu la majo­ri­té des médias et du sec­teur pri­vé agi­ter le spectre du péril com­mu­niste, les Péru­viens ont pré­fé­ré défi­ni­ti­ve­ment tour­ner le dos aux années de dic­ta­ture qui les hantent encore. »

Frei­né par des semaines émaillées de recours et de recomp­tage, Cas­tillo a per­du de pré­cieuses semaines qu’il n’a pas pu mettre à pro­fit pour éta­blir un véri­table plan de gou­ver­ne­ment. « On a l’impression qu’il impro­vise tout. Il choi­sit mal ses ministres et ses hauts fonc­tion­naires, qui sont mouillés jusqu’au cou dans des affaires de cor­rup­tion. Après quelques semaines, il a dû, en effet, se débar­ras­ser de son Pre­mier ministre Gui­do Bel­li­do, jugé trop cli­vant et oppo­sé aux inté­rêts des entre­prises pri­vées et cri­ti­qué pour ses accoin­tances avec une gué­rilla mar­xiste ayant sévi pen­dant la guerre civile. Le choix de Mir­tha Vas­quez comme rem­pla­çante à ce poste est apai­sant, car elle cherche constam­ment le consen­sus entre les inté­rêts diver­gents. Mais elle ne dis­pose pas d’un par­ti solide der­rière elle pour sou­te­nir ses réformes au Congrès, ce qui risque d’hypothéquer les pro­jets de son gou­ver­ne­ment », nous glisse David Velaz­co, de l’organisation de droits humains Fede­paz et ami de longue date de la nou­velle Pre­mière ministre.

« Le gou­ver­ne­ment actuel doit avant tout s’échiner à sur­vivre », ajoute Pau­lo Vil­ca. « Nous avons ouvert la boite de Pan­dore de la des­ti­tu­tion pré­si­den­tielle au cours des der­nières années d’instabilité poli­tique accrue. Le pays est tel­le­ment frag­men­té qu’il n’y a aucune uni­té pos­sible. Les riches s’opposent aux pauvres, les ruraux s’opposent aux cita­dins, les indi­gènes sont mépri­sés par les classes moyennes métisses, les anti­mi­niers sont trai­tés de ter­ro­ristes car en défa­veur du déve­lop­pe­ment néo­li­bé­ral, etc. Tout cela semble irré­con­ci­liable et sur­tout explo­sif. La des­ti­tu­tion est ain­si vue comme un ins­tru­ment d’urgence, une sou­pape cen­sée apai­ser pour un temps les mécon­ten­te­ments divers…»

Mais les défis sont légion et engagent à per­sé­vé­rer. Le nou­veau pré­sident doit par­ve­nir à pan­ser les plaies d’un pays meur­tri par la pan­dé­mie de Covid-19. Outre le lourd bilan qui dépasse les deux-cent-mille morts et en fait le pays le plus endeuillé pro­por­tion­nel­le­ment à sa popu­la­tion, le Pérou compte désor­mais 75% de sa popu­la­tion qui tra­vaille dans le sec­teur non for­mel et ne béné­fi­cie d’aucune forme de pro­tec­tion sociale. Quelque 3 mil­lions de per­sonnes sup­plé­men­taires ont plon­gé dans la pau­vre­té depuis le début de la crise1. Le pré­sident a pro­mis des réformes sociales, l’éducation acces­sible à tous·tes et une indus­trie minière (une des plus flo­ris­santes du conti­nent) qui pro­fite à tous·tes.

Du renouveau dans l’industrie minière péruvienne ?

Pour par­ve­nir à répar­tir équi­ta­ble­ment les richesses de ce pays for­te­ment inéga­li­taire, un des moyens d’y par­ve­nir, selon Cas­tillo, pour­rait être, en effet, de mieux pro­fi­ter de l’extraction minière.

Au Pérou, l’industrie minière est pré­sente par­tout. Selon l’Observatoire des conflits miniers en Amé­rique latine (OCMAL), un « ter­ri­toire d’influence minière » est un ter­ri­toire où le poids ou l’apport de la mine repré­sente au moins 6% de l’économie de la région… C’est le cas de quinze des vingt-quatre régions2 du Pérou ! Géné­ra­le­ment, les inves­tis­se­ments dans l’extraction minière dans ces régions vont de pair avec un manque de prise en compte des consé­quences sociales et envi­ron­ne­men­tales. En ce qui concerne l’environnement, l’activité minière influence très néga­ti­ve­ment la qua­li­té des sols et cause l’accaparement et/ou la pol­lu­tion des réserves hydriques ain­si que des ter­rains. La ques­tion des « pas­sifs envi­ron­ne­men­taux » est éga­le­ment un sujet de pré­oc­cu­pa­tion, puisque des exploi­ta­tions en cours de fer­me­ture ou fer­mées sont lais­sées à l’abandon, sans que per­sonne n’ait la res­pon­sa­bi­li­té de dépol­luer le ter­rain ou de prendre des mesures de com­pen­sa­tion pour les popu­la­tions. Du point de vue social, la popu­la­tion des pro­vinces concer­nées se heurte la plu­part du temps à une totale absence de consul­ta­tion, que ce soit avant ou pen­dant une phase d’exploitation. La pol­lu­tion et/ou l’accaparement de ter­ri­toires empêchent les pay­sans de mener une acti­vi­té agri­cole et bien sou­vent, ils ne peuvent même plus tra­ver­ser les ter­ri­toires qui leur appartiennent.

Par ailleurs, on compte des mil­liers de per­sonnes qui ont été conta­mi­nées aux métaux lourds lors des der­nières décen­nies et qui exigent des répa­ra­tions3. L’impuissance des gou­ver­ne­ments suc­ces­sifs à prendre ces pro­blèmes en compte cause une conflic­tua­li­té sociale impor­tante (qui se tra­duit par des grèves et mani­fes­ta­tions), qui est elle-même ren­for­cée par la réplique sou­vent dis­pro­por­tion­née des forces de l’ordre.

Lors de la période élec­to­rale du prin­temps 2021, Pedro Cas­tillo a repré­sen­té un espoir pour les popu­la­tions qui espèrent un chan­ge­ment dans les pra­tiques de l’industrie minière. La majo­ri­té des popu­la­tions qui vit dans les zones affec­tées par la mine a voté pour le par­ti de Cas­tillo, tant au pre­mier4 qu’au second tour.

Cas­tillo a, en effet, men­tion­né quelques points inté­res­sants pen­dant son dis­cours d’investiture5 :

– La néces­si­té de prendre en compte le cri­tère de « ren­ta­bi­li­té sociale6 » pour les futurs pro­jets miniers qui s’installeraient au Pérou : un pro­jet qui dyna­mise l’économie locale, régio­nale et natio­nale ; qui contri­bue au bud­get natio­nal ; qui garan­tisse des salaires et des condi­tions de tra­vail justes à ses tra­vailleuses et tra­vailleurs ; qui pro­pose un trans­fert de tech­no­lo­gies ; et qui pré­serve la culture locale et l’environnement ;

– La néces­si­té de rendre impos­sible la cor­rup­tion dans la pros­pec­tion et le déve­lop­pe­ment d’un nou­veau pro­jet minier et de veiller à une fer­me­ture adé­quate pour chaque projet ;

– Le besoin de concré­ti­ser une nou­velle loi de ges­tion du ter­ri­toire7, dis­po­si­tion deman­dée depuis long­temps par la socié­té civile.

Force est de consta­ter qu’aujourd’hui, après plus de six mois de gou­ver­ne­ment, les annonces n’ont pas été concré­ti­sées. Jaime Bor­da, de la Red Muqui8, s’attend à une poli­tique de conti­nui­té en ce qui concerne l’industrie minière. « Ce gou­ver­ne­ment ne sait pas com­ment gérer les conflits sociaux. La loi de ges­tion du ter­ri­toire visant à paci­fier les conflits avait été blo­quée par l’ancien Congrès. Il est pos­sible que la même chose se passe. »

On parle même de rou­vrir des pro­jets miniers qui ont déjà cau­sé beau­coup de conflits, comme le pro­jet « Conga » situé dans le nord du pays. Le contexte inter­na­tio­nal semble ren­for­cer la dif­fi­cul­té d’intervenir en faveur des popu­la­tions affec­tées par l’industrie minière. En effet, d’un point de vue éco­no­mique glo­bal, la ten­dance actuelle du prix des métaux est à la hausse. La consom­ma­tion et la demande de mine­rais ne cessent d’augmenter au niveau mondial…

Sur la page face­book de la pre­mière ministre Mir­tha Vas­quez, les mes­sages la mon­trant au che­vet des mul­tiples conflits sociaux fleu­rissent chaque jour. Des pro­to­coles sont signés et les popu­la­tions semblent apai­sées, pour un temps. Mais sera-ce suf­fi­sant pour espé­rer endi­guer la conflic­tua­li­té sociale pré­sente aux quatre coins du pays et sur­tout redo­rer le bla­son d’un man­dat pré­si­den­tiel déjà bien écor­ché ? Sera-ce suf­fi­sant pour évi­ter à Cas­tillo le piège de la des­ti­tu­tion que lui tendent ses adversaires ?

  1. « Empleo infor­mal afectó a más de 11 mil­liones de Per­ua­nos en el 2020 », La Repú­bli­ca, Lima, 10 juin 2021.
  2. « Los resul­ta­dos elec­to­rales en las regiones con pre­sen­cia mine­ra », OCMAL, 20 avril 2021.
  3. Nous ren­voyons à la Pla­ta­for­ma Nacio­nal de Afec­ta­dos y Afec­ta­das por Metales Tóxicos.
  4. « Pedro Cas­tillo ganó en 88% de loca­li­dades con conflic­tos mine­ros », OCMAL, 28 avril 2021.
  5. Le 28 juillet 2021, moment hau­te­ment sym­bo­lique pour les Péruvien·ne·s, car il s’agissait éga­le­ment de célé­brer le bicen­te­naire de l’indépendance du Pérou.
  6. « El gobier­no del Bicen­te­na­rio : del dis­cur­so a la prác­ti­ca », Coope­rAc­ción, 29 juillet 2021.
  7. Ceci per­met­trait de déli­mi­ter des zones où l’exploitation minière est per­mise, des zones réser­vées à l’agriculture, des zones de bio­di­ver­si­té pro­té­gée, etc.
  8. Le réseau Muqui est un réseau d’organisations péru­viennes qui tra­vaillent de manière locale, régio­nale, natio­nale et inter­na­tio­nale pour défendre et pro­mou­voir la recon­nais­sance, res­pect et exer­cice des droits de com­mu­nau­tés et popu­la­tions affec­tées par l’activité minière.

Santiago Fischer


Auteur

Claire Mathot


Auteur

responsable plaidoyer Amérique latine au sein de la Commission Justice et Paix, une ONG et organisation d’éducation permanente belge qui sensibilise et interpelle les citoyen·nes, les responsables politiques et les acteur·rices éducatif·ves sur les questions de conflits, de démocratie et d’environnement.