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Percer le mur du pouvoir d’achat

Numéro 07/8 Juillet-Août 2008 par Lechat Benoît

juillet 2008

Au mois de juin, les mani­fes­ta­tions orga­ni­sées par le front com­mun syn­di­cal pour la défense du pou­voir d’a­chat ont ren­con­tré un suc­cès qui a dépas­sé les attentes de leurs orga­ni­sa­teurs. L’hu­meur des mani­fes­tants oscil­lait entre la déter­mi­na­tion froide et l’an­goisse, avec une colère grosse d’o­rages moins paci­fiques. En un an, le prix du pétrole a dou­blé. L’im­pact […]

Au mois de juin, les mani­fes­ta­tions orga­ni­sées par le front com­mun syn­di­cal pour la défense du pou­voir d’a­chat ont ren­con­tré un suc­cès qui a dépas­sé les attentes de leurs orga­ni­sa­teurs. L’hu­meur des mani­fes­tants oscil­lait entre la déter­mi­na­tion froide et l’an­goisse, avec une colère grosse d’o­rages moins paci­fiques. En un an, le prix du pétrole a dou­blé. L’im­pact s’en fait sen­tir de plus en plus dure­ment dans la vie quo­ti­dienne d’une part crois­sante de la popu­la­tion et l’on sait que la hausse va se pour­suivre, dans les pro­chains mois ou dans les pro­chaines années. Était-ce à ce point impré­vi­sible qu’on ne pou­vait s’y pré­pa­rer ? Ou alors ne devons-nous pas consta­ter que quand le pré­vi­sible devient réel, il conserve un côté irréel voire inac­cep­table ? Comme le dit le phi­lo­sophe fran­çais Jean-Pierre Dupuy, nous savons, mais nous ne croyons pas. Dans le cas qui nous occupe, nous savons que le pétrole s’é­puise, mais nous ne vou­lons pas vrai­ment l’ac­cep­ter dans toutes ses consé­quences. Nous oscil­lons entre la sur­prise, la bana­li­sa­tion et l’in­di­gna­tion. Oui, nous sommes en train de vivre les pré­mices du pic de pétrole, ce moment où les quan­ti­tés extraites com­mencent à décroître. Mais en dépit de l’é­vi­dence, cer­tains sont ten­tés par le déni de la limite « natu­relle ». Avant toute chose, ce qu’ils mettent en cause dans la flam­bée des prix des matières pre­mières, c’est la spé­cu­la­tion pra­ti­quée par un capi­ta­lisme finan­cier qua­si­ment libé­ré de toute régu­la­tion publique. Leur dis­cours reprend l’é­ter­nel récit des « acca­pa­reurs » qui, au sein de l’É­tat ou du sec­teur pri­vé, tirent pro­fit de la rare­té et affament le peuple avec les consé­quences que l’on sait, en 1789 et 1792.

Mais, en 2008, il ne s’a­git pas tel­le­ment de faire la révo­lu­tion que de défendre l’i­dée — fort conser­va­trice — que notre mode de vie, inté­gra­le­ment basé sur la sur­abon­dance de l’éner­gie, ne doit pas être fon­da­men­ta­le­ment remis en ques­tion. Pour le main­te­nir, il « suf­fi­rait » de mettre la spé­cu­la­tion au pas. Certes, nous devrions bien sûr faire des efforts, réduire pro­gres­si­ve­ment nos émis­sions de gaz à effet de serre, mais notre struc­ture indus­trielle, nos manières de consom­mer et de pro­duire ne devraient pas subir de chan­ge­ment fon­da­men­tal. En somme, de ce point de vue, la contra­dic­tion « éco­lo­gique » n’en serait pas vrai­ment une, ou alors, elle serait inté­gra­le­ment subor­don­née à la contra­dic­tion pri­mor­diale entre le capi­tal et le tra­vail. Régler celle-ci per­met­trait presque auto­ma­ti­que­ment de régler la pre­mière. À force de rendre les spé­cu­la­teurs res­pon­sables de l’ac­tuelle flam­bée des matières pre­mières — ce qui est évi­dem­ment en par­tie vrai, la spé­cu­la­tion se nour­ris­sant pré­ci­sé­ment du carac­tère fi ni de la res­source — on en vien­drait presque à oublier que même sans cette spé­cu­la­tion, l’u­ni­ver­sa­li­sa­tion du mode de vie occi­den­tal nous mène en plein dans le mur, tout sim­ple­ment parce que le pétrole s’é­puise et sur­tout parce que sa com­bus­tion rend la pla­nète invivable.

Accep­ter ces évi­dences et agir en consé­quence reste un défi dif­fi­cile à rele­ver, comme le montre le débat qui divise actuel­le­ment la gauche sur la reven­di­ca­tion du front com­mun CSC-FGTB de rame­ner de 21 % à 6 % la TVA sur l’éner­gie. Autant le dire fran­che­ment, on ne voit aucune rai­son valable de sou­te­nir une demande dont nombre de per­ma­nents syn­di­caux recon­naissent à demi-mot le carac­tère pour le moins inap­pro­prié. La CSC a d’ailleurs enta­mé sa pro­gres­sive mise en sour­dine, insis­tant sur d’autres manières de répondre à l’ur­gence sociale.

Comment se tromper de cible

Avant de voir com­ment expli­quer son émer­gence et com­ment lui pro­po­ser une alter­na­tive véri­ta­ble­ment pro­gres­siste, rap­pe­lons briè­ve­ment pour­quoi cette reven­di­ca­tion est tout à la fois poli­ti­que­ment infai­sable, injuste, inef­fi­cace et irres­pon­sable. Poli­ti­que­ment infai­sable : réduire la TVA sur l’éner­gie requiert l’u­na­ni­mi­té des vingt-six ministres euro­péens des Finances. Impayable : pour la seule Bel­gique, son coût est esti­mé à envi­ron 1 mil­liard d’eu­ros et il n’y a qua­si­ment aucune marge dans le bud­get fédé­ral, à moins d’une réorien­ta­tion bud­gé­taire pro­fonde et dans ce cas, d’autres prio­ri­tés sont plus « prio­ri­taires », sin­gu­liè­re­ment sur le plan social. Et l’on songe notam­ment à la conso­li­da­tion de la sécu­ri­té sociale à l’ap­proche du vieillis­se­ment. Injuste : la TVA est un impôt non pro­gres­sif. Bien sûr, sa réduc­tion béné­fi­cie­rait pro­por­tion­nel­le­ment plus aux reve­nus infé­rieurs, mais pour­quoi fau­drait-il aus­si aider les reve­nus supé­rieurs qui ont été les prin­ci­paux béné­fi­ciaires des réformes fiscales ?

Au reste, la TVA ne consti­tue-t-elle pas une des seules manières de faire contri­buer des reve­nus qui s’ar­rangent désor­mais pour ne qua­si­ment plus payer d’im­pôts ? Autre­ment dit, il ne suf­fit pas de s’au­to­pro­cla­mer « Robin des bois » pour rendre aux pauvres ce que les riches leur ont volé. Cela se sau­rait. Inef­fi­cace : l’im­pact « favo­rable » d’une baisse de la TVA ne dure­rait qu’un temps, très court. Il serait rapi­de­ment réduit à rien par la hausse sui­vante — tota­le­ment iné­luc­table — des cours de l’éner­gie où le pétrole entraîne toutes les matières pre­mières à la hausse. Elle revien­drait en l’oc­cur­rence à sub­si­dier les pro­duc­teurs qui n’en n’ont pas vrai­ment besoin.

Irres­pon­sable : la reven­di­ca­tion se trompe com­plè­te­ment de cible et envoie un mes­sage tota­le­ment nui­sible à la popu­la­tion. Vou­loir réduire la TVA revient à rendre l’É­tat res­pon­sable de la flam­bée des prix et à encore l’af­fai­blir. Dans les mani­fes­ta­tions de juin, la reven­di­ca­tion de la baisse de la TVA a lar­ge­ment occul­té les autres reven­di­ca­tions bien plus urgentes du front com­mun (et notam­ment la défense de l’in­dex, le relè­ve­ment des allo­ca­tions sociales, du salaire mini­mum…). L’i­dée qui a été ain­si entre­te­nue, on espère que c’est invo­lon­taire, mais le résul­tat est là, c’est que c’est tout autant l’É­tat qui se « rem­plit les poches » que les socié­tés pétro­lières. Et si celles-ci n’ont pas été oubliées, il est clair que la baisse de la TVA ne les affec­te­rait en rien. Au contraire, elle per­met­trait sans doute de main­te­nir, arti­fi­ciel­le­ment, un haut niveau de consom­ma­tion et donc de béné­fices qui fait le miel de leurs action­naires. Le plus déses­pé­rant, c’est qu’en se trom­pant de cible, on col­la­bore sans le vou­loir à un pro­ces­sus d’af­fai­blis­se­ment de l’É­tat à un moment où nous avons ter­ri­ble­ment besoin de ses capa­ci­tés régu­la­trice et redistributrice.

La trémie de la baisse de TVA

Injus­ti­fiable mais pas inex­pli­cable, la reven­di­ca­tion a pour ambi­tion affi­chée de répondre — de manière certes com­plè­te­ment illu­soire — à la détresse crois­sante des sala­riés et des allo­ca­taires sociaux. Elle est appa­rue dans le contexte de sur­en­chère des élec­tions sociales. Elle a été conçue dans le creu­set de la FGTB lié­geoise. La CSC s’est appa­rem­ment sen­tie obli­gée de s’a­li­gner et la reven­di­ca­tion a figu­ré dans le pro­gramme du front com­mun. Le PS a rebon­di. Quelle magni­fique occa­sion d’illus­trer cette fameuse « éco­lo­gie sociale » alors que cer­tains éco­lo­gistes n’hé­sitent pas à mini­mi­ser l’am­pleur de la baisse du pou­voir d’a­chat ! Ils ne seraient donc pas autant à gauche que la vraie gauche, celle qui se bat tous les jours contre la poli­tique de Didier Reyn­ders, dans la même majo­ri­té que lui, et vote, année après année, les réformes fis­cales qu’il concocte, au nom du « sans nous, ce serait pire… ». En l’oc­cur­rence, l’é­tude de Phi­lippe Defeyt1 sur l’é­vo­lu­tion du pou­voir d’a­chat ne prouve-t-elle pas que, déci­dé­ment, il y a bien deux camps, celui des vrais défen­seurs du sala­riat et des allo­ca­taires sociaux, ceux qui apportent des vraies réponses, et celui des faux­nez qui au nom de la défense de l’en­vi­ron­ne­ment ne font que ren­for­cer la posi­tion des domi­nants de tout poil ? On ne remet pas en ques­tion sa sin­cé­ri­té ou sa bonne foi de gauche, mais on laisse entendre de manière un peu condes­cen­dante que le pré­sident du CPAS de Namur ne connaît pas grand-chose de la réa­li­té des inéga­li­tés… Inutile de défendre ici un intel­lec­tuel qui a les pieds aus­si sûre­ment ancrés dans la réa­li­té sociale que n’im­porte quel per­ma­nent syn­di­cal, même si le timing de son étude n’é­tait pas opti­mal face à un patro­nat qui a l’in­dex (et le reste…) dans son col­li­ma­teur. Mais dans son camp éco­lo­giste, il est clair que la sor­tie de Phi­lippe Defeyt n’a pas enthou­sias­mé, tant la peur est grande, après Fran­cor­champs, de revivre encore un mau­vais remake de l’é­pi­sode des éco­taxes qui avait sté­ri­le­ment oppo­sé « défen­seurs de l’emploi » et « aya­tol­lahs verts ».

Pour un nouveau programme d’une gauche postmatérialiste

Il y a donc là une que­relle qu’il importe de vider, pour en faire un débat struc­tu­rant, où les désac­cords se nomment et sont sur­mon­tés dans une pers­pec­tive nou­velle. Celle-ci pour­rait se construire autour de l’i­dée que si nous ne vou­lons pas entrer à recu­lons dans la socié­té de l’a­près-pétrole, il fau­dra com­bi­ner redis­tri­bu­tion des reve­nus, défense des ser­vices publics et défense de l’en­vi­ron­ne­ment, jus­tice sociale et tran­si­tion éco­lo­gique. Il faut en l’oc­cur­rence par­tir du refus des tra­vailleurs — avec ou sans emploi — de ne pas assu­mer l’es­sen­tiel de l’im­pact de la muta­tion éner­gé­tique en cours alors qu’ils ont déjà été les seuls à sup­por­ter les consé­quences de la muta­tion indus­trielle pré­cé­dente et sin­gu­liè­re­ment de l’af­fai­blis­se­ment du rap­port de force entre reve­nus du tra­vail et reve­nus du capi­tal. Mais répondre à cette angoisse par une reven­di­ca­tion qui réduit la légi­ti­mi­té et les moyens de l’É­tat serait poli­ti­que­ment sui­ci­daire. Ce serait ter­ri­ble­ment mal pré­sa­ger les réformes indis­pen­sables dont nous avons urgem­ment besoin pour per­mettre à notre socié­té de chan­ger de modèle de consom­ma­tion et de production.

Ce serait une super­che­rie intel­lec­tuelle de faire croire qu’il sera pos­sible de mener très rapi­de­ment à bien de grands pro­grammes de déve­lop­pe­ment des trans­ports en com­mun, des pistes cyclables, de pro­duc­tion d’éner­gies renou­ve­lables et d’é­co­no­mie d’éner­gie sans mobi­li­sa­tion de moyens publics très impor­tants. Ceux-ci devront pro­ve­nir autant de la TVA et d’un ren­for­ce­ment de la fis­ca­li­té sur l’éner­gie (à quand la taxe car­bone ?) que d’un retour à net­te­ment plus de pro­gres­si­vi­té en matière d’im­pôts sur les reve­nus et le capital.

  1. “Une autre vision de l’é­vo­lu­tion du pou­voir d’a­chat : le pou­voir d’a­chat par heure de tra­vail”, voir http://www.iddweb.eu.

Lechat Benoît


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