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Pension à points

Numéro 3 - 2017 par Edgar Szoc

avril 2017

L’économiste Ianik Mar­cil a publié il y a peu un ouvrage au titre évo­ca­teur Les pas­sa­gers clan­des­tins : méta­phores et trompe‑l’œil de l’économie. Il y dis­sèque l’usage (et l’abus) des méta­phores dans le dis­cours éco­no­mique qui font, d’après lui, le plus sou­vent office de trompe‑l’œil que de révé­la­teurs : « L’emploi des pre­mières [les méta­phores] est abu­sif en ce qu’on présente […]

Billet d’humeur

L’économiste Ianik Mar­cil a publié il y a peu un ouvrage au titre évo­ca­teur Les pas­sa­gers clan­des­tins : méta­phores et trompe‑l’œil de l’économie. Il y dis­sèque l’usage (et l’abus) des méta­phores dans le dis­cours éco­no­mique qui font, d’après lui, le plus sou­vent office de trompe‑l’œil que de révé­la­teurs : « L’emploi des pre­mières [les méta­phores] est abu­sif en ce qu’on pré­sente des images comme si elles consti­tuaient une des­crip­tion véri­dique de la réa­li­té. Il induit l’effet per­vers d’évacuer une expli­ca­tion scien­ti­fique et ration­nelle des phé­no­mènes sociaux. Les trompe‑l’œil, quant à eux, mys­ti­fient notre per­cep­tion de la réa­li­té. À l’instar du faux marbre peint sur un mur de gypse, nous croyons voir une plaque du noble maté­riau alors qu’il ne s’agit que d’un vul­gaire pan­neau com­mun à nos habi­ta­tions » (p. 7).

Si sa lec­ture s’avère ins­truc­tive, l’ouvrage de Mar­cil méri­te­rait tou­te­fois un adden­da depuis peu. La relance par le gou­ver­ne­ment fédé­ral du débat sur « la pen­sion à points » — pro­jet qu’on pen­sait enter­ré à la suite de la démo­li­tion sys­té­ma­tique dont il avait fait l’objet par l’administration — a en effet au moins ce mérite : four­nir du maté­riau brut aux ana­lystes de la rhé­to­rique éco­no­mique. S’il n’est pas ques­tion ici d’entrer dans les détails d’une réforme aux innom­brables enjeux tech­niques, on peut quand même s’interroger sur la per­ti­nence de la méta­phore à laquelle ont recou­ru ses pro­mo­teurs pour vendre et van­ter leur dispositif.

Lais­sons la parole à l’un d’entre eux, Jean Hin­dricks, pro­fes­seur d’économie à l’université catho­lique de Lou­vain : « Pour uti­li­ser une méta­phore simple, le sys­tème à points consi­dère que le kilo­mé­trage est un meilleur indi­ca­teur que l’âge de la voi­ture pour déci­der de s’en sépa­rer. Dans cet esprit, l’âge nor­mal de départ à la pen­sion est déter­mi­né sur la base d’une exi­gence géné­rale de car­rière et de l’âge de début de car­rière propre à cha­cun. On peut donc par­tir plus tôt à la pen­sion si l’on a com­men­cé sa car­rière plus tôt et cela sans péna­li­té dans la mesure où l’on a accom­pli la durée de car­rière de réfé­rence. Si l’on preste au-delà de la car­rière de réfé­rence, on reçoit un sup­plé­ment de pen­sion puisque l’on a plus de kilo­mètres au comp­teur et que l’on reste moins long­temps à la pen­sion. Si l’on preste moins, la pen­sion est réduite pour les rai­sons inverses. » Et on sup­pose que si l’éclat dans votre tra­vailleur n’est pas plus gros qu’une pièce de deux euros, il se trou­ve­ra cer­tai­ne­ment une boite pour vous le rem­pla­cer gra­tui­te­ment. Et s’il a trop de plomb dans la cer­velle, plus ques­tion de le lais­ser péné­trer en zone urbaine à par­tir de 2025…

Ce n’est pas un simple sou­ci d’exhaustivité qui devrait conduire Ianik Mar­cil à inté­grer cette nou­velle méta­phore dans une ver­sion révi­sée de son tra­vail. C’est qu’elle vient au contraire remettre en ques­tion une de ses thèses prin­ci­pales. Là où il dénonce l’écran de fumée que consti­tue­rait l’usage éco­no­mique des méta­phores, celle du tra­vailleur comme voi­ture vient plu­tôt expo­ser dans toute sa cru­di­té les théo­ries du capi­tal humain. Elle dévoile bien plus qu’elle n’euphémise, elle dis­sipe beau­coup plus de fumée qu’elle n’en crée. 

On peut en outre la filer au gré de sa créa­ti­vi­té : dans l’ère à venir de l’uberisation, il fau­dra que les tra­vailleurs soient comme les auto­mo­biles à savoir par­ta­gés. Sou­mis à une mul­ti­tude de rela­tions contrac­tuelles plu­tôt qu’à un employeur fixe, ils auront voca­tion à réduire autant que pos­sible les périodes non pro­duc­tives — pause ou par­king, on ne sait plus très bien. On ima­gine en outre le regain de vigueur des débats sur l’euthanasie que pour­rait sus­ci­ter la géné­ra­li­sa­tion de la méta­phore. À quoi peut bien ser­vir une voi­ture qui ne roule plus et pour­quoi diable en retar­der l’envoi à la casse ?

Demeure in fine ce para­doxe : ce sont les mêmes éco­no­mistes qui, pour bran­dir la scien­ti­fi­ci­té de leur dis­ci­pline, tiennent à la reti­rer du champ des sciences sociales à coups de mathé­ma­ti­sa­tion et qui abusent le plus de méta­phores plus ou moins ban­cales ou révé­la­trices lorsqu’il s’agit de vul­ga­ri­ser leurs résultats. 

D’après Rudolf Car­nap, les méta­phy­si­ciens étaient des musi­ciens ratés. Peut-être qu’après tout les éco­no­mistes sont-ils des phi­lo­logues loupés.

Edgar Szoc


Auteur

Edgar Szoc est romaniste et économiste. Il a mené de concert une carrière de journaliste puis de chercheur dans un service d'études syndical avec un engagement associatif dans les Droits de l'Homme - en particulier, les droits économiques, sociaux et culturels - et les radios libres, en tant qu'animateur et administrateur.