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Penser le droit en contexte de migration. Le droit de vivre en famille
On observe l’accroissement de la place du pouvoir judiciaire dans le champ de la migration familiale. Comment l’évolution du cadre légal relatif au regroupement familial a‑t-elle favorisé ce phénomène ? Comment les familles, les administrations, les avocats, les associations font-ils face à cela ?
Ouverture et fermeture des frontières, hospitalité et criminalisation des étrangers : ces dynamiques apparemment opposées coexistent et se rencontrent à travers les politiques migratoires. La migration familiale ne fait pas exception et la politique de regroupement familial est le fruit de la rencontre de ces différentes tendances. Initialement encouragée pour fixer la main‑d’œuvre étrangère et rétablir l’équilibre démographique, la migration familiale est progressivement considérée comme un « poids » dans les années 1990 au moment même où la majorité des titres de séjour sont délivrés pour raisons familiales. Plus récemment, au cours de la dernière décennie, elle a fait l’objet de nombreuses réformes législatives restrictives qui ne se limitent pas au cas belge, mais s’inscrivent dans une dynamique européenne plus large. Bien que le droit de l’étranger de vivre en famille soit un droit fondamental et reconnu dans les traités internationaux, sa légitimité est remise en cause dans les sphères politiques et médiatiques. Sous couvert de lutte contre la fraude et de protection des droits des « vraies familles », ces débats et les réformes législatives qui s’ensuivent redéfinissent — de manière restrictive — les membres de familles autorisés à rejoindre l’étranger.
Ces débats se déroulent avec pour toile de fond la tension qui se joue entre le pouvoir judiciaire et exécutif. Concrètement, on observe l’accroissement de la place du pouvoir judiciaire dans le champ de la migration familiale. Ce phénomène de judiciarisation cristallise les positionnements ainsi que les pratiques de différents acteurs (familles, agents des administrations, polices, avocats, experts associatifs). Après avoir dressé un aperçu de l’évolution du cadre légal, nous montrerons comment les acteurs font face à la judiciarisation.
Droits des étrangers : l’assemblage complexe et contradictoire
En Belgique, la possibilité de l’étranger de se faire rejoindre par sa famille a été pendant longtemps une faveur accordée aux travailleurs étrangers. Il faut attendre la loi du 15 décembre 1980 pour que le droit de vivre en famille de l’étranger soit reconnu comme un droit à part entière, assorti de garanties juridiques1. Par la suite, le processus d’extension des droits des étrangers ayant présidé lors de l’élaboration de cette loi a été remis en question par les hommes politiques2. En ce que concerne la vie familiale, le législateur n’a pas contesté l’existence de ce droit, mais en a fortement complexifié l’exercice. Par exemple, le Belge, comme l’étranger, désirant se faire rejoindre doit satisfaire à des conditions de logement et d’âge (depuis 2006) et une condition de revenu (depuis 2011). En outre, l’administration est désormais contrainte depuis la loi du 15 décembre 1980 (Titre III, articles 62 à 74) de motiver ses décisions et l’étranger peut les contester devant un tribunal administratif, ce qui s’accompagne d’un recours croissant aux cours et aux tribunaux. Cela reflète un double glissement important : bien que l’étranger doive satisfaire à un nombre croissant de conditions pour exercer son droit de vivre en famille, l’administration désormais voit son action soumise au regard du juge.
Acteurs et assemblages, ce que les acteurs font de la complexité
La jurisprudence, de plus en plus importante, a contribué à donner un nouveau visage au regroupement familial et elle a été intégrée dans les pratiques des acteurs réunis autour de celui-ci (les communes qui reçoivent les dossiers de regroupement familial, l’Office des étrangers qui les évalue, les demandeurs qui les introduisent, ainsi que les associations, les avocats et les juges). Le caractère bipolaire du droit — symbole de la régulation étatique et contrepouvoir visant à protéger les individus et contester l’ordre imposé3 — permet aux acteurs de l’utiliser comme ressource, selon leurs positions et leurs logiques.
Les administrations en charge de la mise en œuvre du regroupement familial voient leur tâche se complexifier. Leur pouvoir discrétionnaire est, non seulement, circonscrit par la volonté du législateur, mais aussi par l’interprétation que fait le juge des normes légales. Par exemple, les échevins de certaines communes, pour orienter leurs pratiques dans le cadre de la lutte contre les mariages de complaisance et s’assurer de leur légalité, tiennent désormais le compte du nombre de recours introduits et des décisions cassées par le juge.
Quant aux membres des familles désirant se faire rejoindre, ils découvrent, d’une part, la complexité des procédures, notamment les conditions qu’ils doivent remplir, variant selon leur statut administratif et leur origine nationale (Belges, ressortissants européens et ressortissants de pays tiers à l’Europe). D’autre part, ils prennent conscience de la possibilité d’introduire des recours. Ce faisant, ils comprennent qu’ils ont le pouvoir de contester les décisions prises à leur encontre. Cette option, bien que couteuse, longue et sans certitude d’un dénouement positif, n’est pourtant pas sans intérêt : elle est une des ultimes voies qui permet aux individus de changer le rapport de force avec l’administration, car la décision du juge lui est contraignante. Ainsi, en s’appuyant sur un autre acteur, le juge, le couple peut en partie inverser la situation. C’est aussi par le recours au droit que les demandeurs ne sont plus réduits au statut d’objets du droit, mais deviennent sujets du droit.
Enfin, entre administrations et demandeurs, les associations qui soutiennent les familles et les avocats qui les défendent agissent comme des intermédiaires entre le pouvoir judiciaire et les familles. De nombreux acteurs associatifs ont progressivement développé une expertise juridique, se centrant sur les questions de droit familial et des étrangers. Le monde associatif est hétérogène et composé d’acteurs ayant des profils ou des conceptions de leur rôle différents, ce qui conditionne leur positionnement par rapport aux types d’action à entreprendre. Il comprend des groupes formés par des personnes concernées de près ou de loin par ces procédures qui créent des associations orientées sur l’aide sociale, mais qui se voient contraintes de se spécialiser, au vu des cas rencontrés dans leur service d’assistance, sur les questions de migration familiale et des associations spécialisées dès leur origine sur des questions migratoires, principalement composées d’avocats qui développent des argumentaires plus juridiques. Comme Leila Kawar4 l’a montré pour les cas français et américain, ces associations, qui développent une expertise juridique en contestant devant les cours et les tribunaux certaines décisions administratives, ont contribué à (ré)définir en termes de droits la politique migratoire.
En Belgique également les discours portant sur l’immigration familiale se sont progressivement articulés autour de la notion de droit. Les actions et les revendications des différents acteurs sont souvent justifiées autour de la défense du droit de vivre en famille. Les couples et les associations revendiquent le droit des étrangers de vivre en famille et, ironiquement, les restrictions de ce droit sont censées être justifiées par la nécessité de protéger le droit des familles « légitimes » des « fraudeurs » y portant atteinte. À ce titre, le recours à l’article 8 de la Convention européenne des droits de l’homme, portant sur le respect la vie familiale et privée, est éloquent. Cet article a été invoqué tant par des avocats des familles et des associations, notamment dans les recours contre les décisions de refus de visa ou de séjour et celui qui a été introduit contre la réforme législative de 2011, que par l’administration dans la motivation de ses décisions de refus. Ceci nous invite à porter un autre regard sur le droit. Ce dernier ne dicte pas uniquement le « juste » ordre des choses, mais représente aussi une ressource mobilisable par des acteurs parfois opposés, selon les rapports de force en jeu.
- M. Nys, L’immigration familiale à l’épreuve du droit : le droit de l’étranger à mener une vie familiale normale : de l’existence d’un principe général de droit à sa reconnaissance, Bruxelles, Bruylant, 2002.
- A. Rea, « Immigration, État et citoyenneté. La formation de la politique d’intégration des immigrés de la Belgique », thèse de l’université libre de Bruxelles, 2000.
- L. Israël, L’arme du droit, Paris, Presses de Sciences Po, 2009, p. 13.
- L. Kawar, Contesting Immigration Policy in Court. Legal Activism and its Radiating Effects in the United State and France, New York-Cambridge, Cambridge University Press, 2015.