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Pénibilité au travail pour les personnes analphabètes une réalité inéluctable ?

Numéro 4 - 2016 - Analphabétisme emploi travail par Galván Castaño

juillet 2016

En 2014, Lire et Écrire Bruxelles a réa­li­sé une étude sur l’expérience de tra­vail des per­sonnes anal­pha­bètes, « Face à l’emploi : Regards de per­sonnes anal­pha­bètes sur leur tra­vail ». Georges, Mous­sa, Paul, Mari­na, Silas et Fatou­ma­ta ont racon­té leur par­cours pro­fes­sion­nel. Même s’ils ont tra­vaillé dans des sec­teurs pro­fes­sion­nels dif­fé­rents, même s’ils ont chan­gé de tra­vail, leurs emplois ont été tou­jours pénibles. Coïn­ci­dence ou fait sys­té­mique ? Les per­sonnes anal­pha­bètes sont-elles contraintes d’accepter un emploi pénible pour s’insérer dans le mar­ché du travail ?

Articles

Ces der­nières années, Lire et Écrire Bruxelles a mené dif­fé­rents tra­vaux de recherche sur l’effet des poli­tiques d’activation et sur les freins à l’insertion socio­pro­fes­sion­nelle des tra­vailleurs anal­pha­bètes. En 2014, nous nous sommes inté­res­sées à l’expérience des per­sonnes anal­pha­bètes lorsqu’elles sont au tra­vail. Nous avons inter­viewé six per­sonnes ayant des dif­fi­cul­tés de lec­ture et d’écriture, avec des pro­fils dif­fé­rents en termes de genre, d’origine, d’âge et de sec­teur pro­fes­sion­nel. Pour ces tra­vailleurs, la péni­bi­li­té du tra­vail n’est pas une condi­tion tem­po­raire, ponc­tuelle ou choi­sie, mais une réa­li­té quotidienne.

Les per­sonnes anal­pha­bètes sont-elles contraintes d’accepter un emploi pénible pour s’insérer au sein du mar­ché du tra­vail ? Les don­nées de notre étude ne sont pas géné­ra­li­sables. Dans cet article, nous avons donc déci­dé de les com­bi­ner, avec les résul­tats sta­tis­tiques de l’Enquête euro­péenne sur les condi­tions de tra­vail (EWCS) réa­li­sée en Bel­gique en 2010, afin d’observer si les tra­vailleurs peu diplô­més subissent des condi­tions de tra­vail plus pénibles que les tra­vailleurs moyen­ne­ment ou hau­te­ment diplô­més. Nous allons aus­si décrire les dif­fi­cul­tés spé­ci­fiques des per­sonnes anal­pha­bètes, tra­vailleurs peu — ou voire pas — diplô­més, à tra­vers les récits de nos interlocuteurs.

Qu’est-ce qu’un travail pénible ?

Le tra­vail est un fait social extrê­me­ment com­plexe, les situa­tions de tra­vail sont très diverses et les per­cep­tions que les per­sonnes ont de leurs condi­tions de tra­vail peuvent aus­si être très dif­fé­rentes. Mais, cer­taines pro­fes­sions, cer­taines acti­vi­tés, cer­taines tâches creusent le fos­sé des inéga­li­tés sociales asso­ciées au tra­vail. Jusqu’à pré­sent, il n’y a pas de défi­ni­tion com­mu­né­ment admise en Bel­gique de ce qu’est la péni­bi­li­té au tra­vail. Cer­tains arrê­tés rela­tifs à la san­té au tra­vail la citent, sans pour autant la défi­nir. Pour notre étude, nous avions choi­si la défi­ni­tion pro­po­sée par le socio­logue Fré­dé­ric Michel, en rai­son de ses tra­vaux de recherche menés sur les condi­tions de tra­vail et la péni­bi­li­té liées à cer­tains métiers exer­cés aujourd’hui en Bel­gique. Il met en évi­dence cinq aspects dif­fé­rents de la péni­bi­li­té à par­tir de l’observation du tra­vail de cais­sier : la pré­ca­ri­té de l’emploi (contrat de tra­vail à durée déter­mi­née, temps par­tiel, tra­vail hors droit du tra­vail…); flexi­bi­li­té du temps de tra­vail (des horaires aty­piques); péni­bi­li­té tem­po­relle (l’intensification du rythme de tra­vail); péni­bi­li­té patho­lo­gique (troubles de san­té); péni­bi­li­té rela­tion­nelle (la péni­bi­li­té liée à des rap­ports nui­sibles avec des clients, avec des col­lègues, avec la hiérarchie…).

Nous avons sou­mis les récits de ces six inter­lo­cu­teurs au cadre d’analyse de Michel et nous sommes arri­vées à la conclu­sion que tous les emplois occu­pés par ces per­sonnes sont — ou ont été — pénibles. L’économiste et sta­tis­ti­cien fran­çais Tho­mas Cou­trot estime qu’on observe aujourd’hui un cumul des péni­bi­li­tés. C’est le cas pour nos inter­lo­cu­teurs, comme le montre le tableau ci-des­sous. Dans cer­tains cas, nous consi­dé­rons que les condi­tions de tra­vail pour­raient même être consi­dé­rées comme extrê­me­ment pénibles (rond).

Inter­lo­cu­teur Der­nier emploi Tra­vail précaire Flexi­bi­li­té du temps Péni­bi­li­té temporelle Péni­bi­li­té pathologique Péni­bi­li­té relationnelle
Georges balayeur X
Mous­sa balayeur X
Paul chauf­feur X X X
Mari­na aide-cui­si­nière
Silas démé­na­geur X X X
Fatou­ma­ta net­toyeuse X X

L’Enquête européenne sur les conditions de travail

En 2010, 4000 tra­vailleurs belges ont été inter­ro­gés dans le cadre de l’Enquête euro­péenne sur les condi­tions de tra­vail. Nous avons obser­vé les résul­tats liés à une ving­taine de ques­tions. Nous avons choi­si de ne trai­ter que les ques­tions qui peuvent être abor­dées à la lumière du cadre d’analyse de Michel, et qui ana­lysent davan­tage les faits (dans la mesure du pos­sible) et non la per­cep­tion des tra­vailleurs sur leurs condi­tions de tra­vail (même si la per­cep­tion influence aus­si le bien-être et la san­té des per­sonnes concernées).

L’Enquête euro­péenne orga­nise ses résul­tats selon le groupe pro­fes­sion­nel des tra­vailleurs ques­tion­nés : cols-blancs plus qua­li­fiés, c’est-à-dire du per­son­nel admi­nis­tra­tif hau­te­ment qua­li­fié (cadres supé­rieurs et pro­fes­sions libé­rales); cols-blancs moins qua­li­fiés, du per­son­nel admi­nis­tra­tif peu qua­li­fié (tech­ni­ciens, employés, tra­vailleurs des ser­vices et ven­deurs); cols-bleus plus qua­li­fiés, c’est-à-dire de la main‑d’œuvre hau­te­ment qua­li­fiée (tra­vailleurs agri­coles et de la pêche qua­li­fiés et arti­sans); cols-bleus moins qua­li­fiés, de la main‑d’œuvre peu qua­li­fiée (conduc­teurs, ouvriers d’assemblage et pro­fes­sions non spécialisées).

Les tra­vailleurs anal­pha­bètes se ren­contrent majo­ri­tai­re­ment dans le groupe des tra­vailleurs « cols-bleus moins qualifiés ».

« La vie, c’est vivre de jour en jour, pas vivre avec des projets »

Michel consi­dère la pré­ca­ri­té du tra­vail comme une des facettes de la péni­bi­li­té. En effet, le tra­vail pré­caire et sa per­ma­nence dans le temps ont des consé­quences néfastes sur la san­té men­tale et phy­sique des tra­vailleurs qui les subissent.

Les résul­tats de l’Enquête euro­péenne montrent net­te­ment un lien entre le niveau de qua­li­fi­ca­tion et la pré­ca­ri­té. Les tra­vailleurs cols-bleus moins qua­li­fiés subissent géné­ra­le­ment des condi­tions plus pré­caires que tous les autres groupes pro­fes­sion­nels. Ils ont moins sou­vent de contrats à durée indé­ter­mi­née, leur salaire a plus sou­vent dimi­nué au cours des douze der­niers mois et ils déclarent plus sou­vent ris­quer de perdre leur tra­vail au cours des six mois suivants.

Les per­sonnes avec dif­fi­cul­tés en lec­ture et en écri­ture tra­vaillent davan­tage dans le net­toyage et l’Horeca, les sec­teurs les plus tou­chés par la pré­ca­ri­té, ain­si que deux des sec­teurs où le tra­vail en noir est plus répan­du en Bel­gique. C’est le cas de Fatou­ma­ta qui a tra­vaillé pen­dant des années de façon inter­mit­tente. Elle a enchai­né les contrats pré­caires de net­toyage (de quelques jours à quelques mois). Elle n’a donc jamais atteint le nombre de jours suf­fi­sants déter­mi­né par l’Onem pour ouvrir le droit aux allo­ca­tions de chômage.

La pré­ca­ri­té ali­mente aus­si l’idée que l’ascension sociale dans le tra­vail est absente, ou tout au moins dif­fi­ci­le­ment acces­sible. Une dif­fi­cul­té qui touche d’une façon par­ti­cu­lière les tra­vailleurs anal­pha­bètes. Georges, balayeur dans une com­mune, en atteste : sans savoir lire et écrire, il ne pour­ra jamais accé­der à la nomi­na­tion, et donc aspi­rer un jour à être mieux payé et à avoir un sta­tut plus stable. « Main­te­nant être nom­mé, je ne serai jamais nom­mé parce qu’il faut avoir un écrit cor­rect. Je n’ai pas de diplôme moi. […] Si je suis nom­mé, ce qui n’arrivera jamais, mon salaire aug­men­te­ra un tout petit peu. »

« Il n’y a pas d’heures fixes »

La confi­gu­ra­tion clas­sique du tra­vail est liée aux horaires social et bio­lo­gique. Mais, par­fois les tra­vailleurs doivent, ou veulent, exer­cer un tra­vail hors de ce cadre.

Pour appro­cher ce type de péni­bi­li­té, nous avons choi­si quatre ques­tions de l’Enquête euro­péenne par rap­port aux horaires de tra­vail « aty­piques » : com­bien de fois par mois le tra­vailleur a‑t-il dû tra­vailler la nuit, com­bien de fois en soi­rée, com­bien de fois les wee­kends, et si son tra­vail est orga­ni­sé sur la base de rou­le­ments. Les réponses indiquent que les caté­go­ries extrêmes (les cols-blancs plus qua­li­fiés et les cols-bleus moins qua­li­fiés) souffrent davan­tage de la péni­bi­li­té liée à la flexi­bi­li­té du temps de tra­vail. Les cadres supé­rieurs et les pro­fes­sion­nels libé­raux tra­vaillent plus sou­vent les soi­rées et les wee­kends que n’importe quel autre groupe pro­fes­sion­nel. La main‑d’œuvre peu qua­li­fiée tra­vaille plus fré­quem­ment la nuit ou sur la base de rou­le­ments que les autres groupes.

Néan­moins, l’usure des tra­vailleurs n’est pas la même dans les deux cas. En effet, les horaires « aty­piques » subis le plus sou­vent par la main‑d’œuvre peu qua­li­fiée — en d’autres termes, le tra­vail de nuit et le tra­vail pos­té — ont des effets plus néfastes sur la san­té phy­sique : troubles du som­meil, risques de can­cer, risques au cours de la gros­sesse, troubles car­dio­vas­cu­laires, troubles diges­tifs ou troubles neuropsychiques.

Les tra­vailleurs anal­pha­bètes que nous avons inter­viewés souffrent des horaires aty­piques et des chan­ge­ments d’horaires, sou­vent sans préavis.

Les dif­fi­cul­tés avec la langue écrite, mais aus­si avec le cal­cul, affectent la capa­ci­té de nos inter­lo­cu­teurs de défendre leurs droits face à la flexi­bi­li­té du temps de tra­vail. Fatou­ma­ta a eu des emplois où l’horaire chan­geait du jour au len­de­main. Elle s’est débrouillée pour comp­ter les heures de tra­vail qu’elle pres­tait mal­gré ses dif­fi­cul­tés, mais elle ne savait pas cal­cu­ler à l’avance son salaire men­suel : « Je notais les heures que je fai­sais. Par­fois, je fai­sais 3 heures, par­fois 4 heures, 8 heures, ça dépend. Bon, j’ai deman­dé à mon fils de noter pour moi. À la fin du mois, elle [la patronne] cal­cu­lait et elle payait. »

« Vous imaginez trois personnes pour faire le boulot de six ? »

Dans le monde du tra­vail et, au nom des valeurs de pro­duc­ti­vi­té, com­pé­ti­ti­vi­té, ren­ta­bi­li­té, de nou­velles formes d’organisation du sys­tème de pro­duc­tion sont en train de s’imposer. Comme le dénoncent les sta­tis­ti­ciens fran­çais Michel Gol­lac et Serge Vol­koff dans leur article « Citius, altius, for­tius », le rythme du tra­vail est en train de s’intensifier dans toute l’Europe. Les tra­vailleurs sup­portent une pres­sion tem­po­relle qui sou­vent rend leur tra­vail plus pénible.

Tous les groupes pro­fes­sion­nels enquê­tés se plaignent des cadences et des rythmes exces­sifs. Mais, les cols-bleus, plus et moins qua­li­fiés, semblent davan­tage souf­frir de condi­tions de tra­vail qui impliquent des cadences de tra­vail très éle­vées, des délais très stricts et très courts. Ils ont aus­si moins d’autonomie que les autres groupes pro­fes­sion­nels pour contrô­ler leur rythme de travail.

Nos inter­lo­cu­teurs aus­si se plaignent du rythme de tra­vail — ou du manque de pos­si­bi­li­tés de le contrô­ler — et de l’augmentation du contrôle de la part de leurs supé­rieurs hié­rar­chiques. Paul, chauf­feur de car, rou­lait par­fois seul alors que, léga­le­ment, il devait y avoir trois chauf­feurs. Impos­sible, donc, de faire des pauses telles qu’elles sont pré­vues dans la loi. Il a tenu comme cela qua­torze mois, dans des condi­tions de tra­vail illé­gales puisqu’en plus, il n’était décla­ré qu’à mi-temps les six pre­miers mois.

« Mais le pro­blème c’est que je par­tais avec trois cartes dif­fé­rentes (cartes per­son­nelles des tra­vailleurs à intro­duire au chro­no­ta­chy­graphe pour prou­ver qu’il y a chan­ge­ment de chauf­feur) et je rou­lais sur le nom des autres, parce qu’il fal­lait rou­ler. C’était ça ou pas de bou­lot. Alors pour ne pas perdre son tra­vail, on essaie. Mais comme moi j’ai tou­jours été décla­ré qu’à mi-temps, heu, il fal­lait que je tra­vaille deux ans pour avoir le chô­mage plein et j’ai tenu le coup qua­torze mois et après j’en pou­vais plus, j’en avais marre. »

Depuis sa démis­sion, il y a déjà plu­sieurs mois, Paul n’a pas trou­vé du travail.

« Je dois changer de boulot car celui-là m’a abimée : je ne peux pas rester longtemps assise ni debout »

Cer­taines tâches peuvent engen­drer des dom­mages cor­po­rels et des patho­lo­gies psy­cho­so­ciales. Les indi­ca­teurs que nous avons choi­sis dans l’Enquête euro­péenne pour illus­trer la péni­bi­li­té patho­lo­gique montrent que cette der­nière est spé­cia­le­ment subie par les tra­vailleurs cols-bleus, qu’ils soient plus ou moins qualifiés. 

Êtes-vous expo­sé à des vibra­tions pro­vo­quées par des outils ou des machines ? (Q23A) — Au moins un quart du temps Êtes-vous en contact avec des pro­duits ou des sub­stances chi­miques ? (Q23G) — Au moins un quart du temps Votre tra­vail implique-t-il des posi­tions dou­lou­reuses ou fati­gantes ? (Q24A) — (Presque) tout le temps Votre tra­vail implique-t-il de por­ter ou dépla­cer des charges lourdes ? (Q24C) — Au moins un quart du temps Votre tra­vail néces­site-t-il des mou­ve­ments répé­ti­tifs de la main ou du bras ? (Q24E) — (Presque) tout le temps
Cols blancs plus qualifiés 11,4% 9,0% 10,5% 21,3% 29,3%
Cols blancs moins qualifiés 11,9% 8,0% 11,4% 25,7% 35,4%
Cols bleus plus qualifiés 60,3% 18,8% 22,3% 61,1% 45,3%
Cols bleus moins qualifiés 37,5% 18,9% 23,8% 45,5% 57,1%
Moyenne 21,7% 11,6% 14,5% 31,9% 38,4%

Les cols-bleus subissent davan­tage des vibra­tions, du contact avec les pro­duits chi­miques, des posi­tions dou­lou­reuses et des mou­ve­ments répétitifs.

Les mots de Georges témoignent lar­ge­ment des consé­quences phy­siques du tra­vail de balayeur, un emploi exer­cé majo­ri­tai­re­ment par des per­sonnes peu diplô­mées et ayant des dif­fi­cul­tés de lec­ture et d’écriture : « Une petite tour­née, c’est 30 tonnes, une grande tour­née, c’est 50 tonnes. 30 tonnes je vais vous dire, par exemple 30 tonnes, c’est toute la com­mune. C’est ici, c’est là, c’est 30 tonnes. Vous devez des­cendre du camion, ouvrir la porte, des­cendre, quand vous met­tez le pied, c’est s’assoir, il faut redes­cendre, ça fait mal aux jambes. Quand vous tapez les sacs, les prendre, la fatigue est nor­male. La char­rette, tu peux avoir aujourd’hui des tonnes et des tonnes de feuilles, mais les feuilles sont mouillées. »

Mari­na, quant à elle, tra­vaillait comme aide-cui­si­nière pour une crèche. Sa patronne lui a pro­po­sé de diver­si­fier ses tâches, de s’occuper de cui­si­ner le repas des enfants. Mari­na a dû refu­ser car elle ne savait pas lire les menus. Elle s’est vue coin­cée à ne réa­li­ser que les tâches consi­dé­rées comme « ingrates », entre autres la vais­selle, le ménage et la pré­pa­ra­tion des gou­ters. Après trois ans de tra­vail dans ces condi­tions, Mari­na s’est bles­sé le dos. « J’ai eu un pro­blème au dos et j’étais en arrêt mala­die pen­dant un an et main­te­nant je dois chan­ger de bou­lot car celui-là m’a abi­mée : je ne peux pas res­ter long­temps assise ni debout. Et j’ai dû chan­ger de bou­lot et je ne trouve rien car sans lire et écrire, sans diplôme, c’est dif­fi­cile de trou­ver du bou­lot. C’était une mau­vaise expé­rience. Mon dos s’est affais­sé, mes ver­tèbres se touchent, c’est pour ça que je ne peux pas res­ter debout ni sou­le­ver du poids. »

« Elle nous traitait comme des chiens »

La péni­bi­li­té peut éga­le­ment être d’ordre rela­tion­nel. Les rela­tions avec les col­lègues, la hié­rar­chie ou les clients peuvent être source de bon­heur ou de pénibilité.

Selon l’Enquête euro­péenne, la péni­bi­li­té rela­tion­nelle se retrouve dans tous les groupes pro­fes­sion­nels à un niveau plus ou moins simi­laire. Les tech­ni­ciens, les employés et les ven­deurs (cols-blancs moins qua­li­fiés) doivent faire plus sou­vent face à des clients mécon­tents. Cela dit, la main‑d’œuvre peu qua­li­fiée détient éga­le­ment les pires niveaux dans toutes les autres ques­tions choi­sies : ces tra­vailleurs ont beau­coup moins d’occasions que les autres groupes pro­fes­sion­nels de choi­sir leurs col­lègues de tra­vail, ils jouissent éga­le­ment moins que les autres groupes de l’aide de leurs col­lègues et de leurs responsables.

Presque tous les tra­vailleurs que nous avons inter­viewés à l’occasion de notre étude se plaignent de la péni­bi­li­té rela­tion­nelle. Mous­sa et Georges se plaignent d’un manque de res­pect de la part de la socié­té dû au fait qu’ils exercent des métiers consi­dé­rés comme du « sale bou­lot ». Mous­sa est satis­fait de son métier de balayeur de rue, mais trouve qu’il faut amé­lio­rer le res­pect du tra­vail : « Il y a seule­ment la ques­tion du res­pect. Il y a des gens qui ne res­pectent pas les balayeurs. Le res­pect doit être amélioré. »

Quant à Georges, il consi­dère qu’il n’a pas la même « valeur » qu’une per­sonne diplô­mée : « Déjà, si vous êtes diplô­mé, je ne serais jamais à la même valeur que vous [Il parle à la cher­cheuse]. Et vous vous allez mon­ter de grade et de grade, parce que vous savez lire et écrire. C’est une injustice. »

« C’était un travail dur et mal payé »

Selon l’Enquête euro­péenne sur les condi­tions de tra­vail, en 2010 tous les groupes pro­fes­sion­nels en Bel­gique subissent, à des degrés divers, une cer­taine péni­bi­li­té au tra­vail. Mais, les tra­vailleurs cols-bleus peu qua­li­fiés cumulent les pires posi­tions dans toutes les facettes de la péni­bi­li­té décrites par Michel. Ils cumulent la pré­ca­ri­té, la flexi­bi­li­té du temps de tra­vail, les péni­bi­li­tés tem­po­relle, patho­lo­gique et rela­tion­nelle. De plus, cette péni­bi­li­té mul­ti-facettes n’est pas sou­vent com­pen­sée puisque les cols-bleus peu qua­li­fiés béné­fi­cient moins sou­vent que les autres tra­vailleurs de la sta­bi­li­té au tra­vail ou de salaires éle­vés. Le mar­ché de l’emploi ne régule pas le cumul des péni­bi­li­tés entre les tra­vailleurs (c’est-à-dire que le mar­ché n’organise pas de manière ajus­tée les condi­tions de tra­vail les plus pénibles).

Certes, il y aura tou­jours du tra­vail pénible. Il est dif­fi­cile de contour­ner l’effort phy­sique dans le métier de balayeur. À tout le moins, nous pen­sons qu’il est pos­sible d’apporter des com­pen­sa­tions à tout tra­vailleur exer­çant ce type d’emploi : à tra­vers le salaire, en assu­rant un meilleur sta­tut, en garan­tis­sant des horaires stan­dards, ou en limi­tant la pres­sion temporelle.

Les poli­tiques publiques en place ne pro­tègent pas suf­fi­sam­ment les tra­vailleurs. L’âge de la retraite est une des nom­breuses reven­di­ca­tions de corps de métiers consi­dé­rés comme pénibles. En Bel­gique, la loi pré­voit la pré­pen­sion pour les métiers dits « lourds ». Mal­heu­reu­se­ment, la défi­ni­tion de ce qu’est un « métier lourd » ne tient compte que de la flexi­bi­li­té du temps de tra­vail. Et la loi ne donne droit à la pré­pen­sion qu’après des décen­nies de tra­vail sous ces condi­tions. Aus­si, la décla­ra­tion d’inaptitude au tra­vail ne tient pas suf­fi­sam­ment compte des dif­fi­cul­tés pour trou­ver un emploi non pénible pour les per­sonnes peu diplô­mées et, spé­cia­le­ment, pour les analphabètes.

« Je veux dire ceux qui ont un problème de lecture sont plus punis »

Nous pou­vons dire, à la lec­ture des chiffres pré­sen­tés plus haut, que les par­cours pro­fes­sion­nels des six per­sonnes que nous avons inter­viewées en 2014 ne sont pas des excep­tions mal­heu­reuses. Les per­sonnes peu diplô­mées en Bel­gique se retrouvent plus sou­vent dans des emplois qui cumulent des formes de péni­bi­li­té au tra­vail. Tou­te­fois, les entre­tiens appro­fon­dis montrent que les tra­vailleurs ayant des dif­fi­cul­tés de lec­ture et d’écriture ont une fra­gi­li­té sup­plé­men­taire par rap­port à d’autres tra­vailleurs peu diplô­més. Pre­miè­re­ment, les tra­vailleurs ayant des pro­blèmes de lec­ture et d’écriture ont des dif­fi­cul­tés spé­ci­fiques d’accès à l’emploi, qui influencent leurs pos­si­bi­li­tés et leurs choix pro­fes­sion­nels. Deuxiè­me­ment, parce que, lorsqu’ils sont au tra­vail, leurs dif­fi­cul­tés en lec­ture et en écri­ture limitent leurs pos­si­bi­li­tés d’ascension pro­fes­sion­nelle, de diver­si­fi­ca­tion des tâches ou de défense de leurs droits.

Pour ce qui concerne la lutte contre la péni­bi­li­té au tra­vail des per­sonnes anal­pha­bètes, il nous semble que deux pistes sont à explo­rer : la sen­si­bi­li­sa­tion auprès des syn­di­cats pour faire (re)connaitre les dif­fi­cul­tés spé­ci­fiques de ces tra­vailleurs dans le contexte du tra­vail, et la mise en place de for­ma­tions en alpha­bé­ti­sa­tion de tra­vailleurs — que ce soit au sein même de l’entreprise ou en dehors du cadre du tra­vail. Plu­sieurs expé­riences de ce type ont été menées par Lire et Écrire à Bruxelles ou en Wal­lo­nie à l’attention de tra­vailleurs de sec­teurs divers : ser­vices pos­taux, net­toyage, mai­sons de repos, hôpi­taux, com­munes, etc. Lire et Écrire se situe d’ailleurs en faveur de l’inscription de la for­ma­tion en alpha­bé­ti­sa­tion dans le panel de for­ma­tions d’entreprises ou sec­to­rielles afin d’encourager la mise en place de telles for­ma­tions pen­dant les heures de tra­vail avec main­tien du salaire et sans sur­charge de travail.

« Comment perdre sa vie à la gagner »

Les résul­tats de notre étude et l’analyse de l’Enquête euro­péenne sur les condi­tions de tra­vail sont cohé­rents avec les indi­ca­teurs de san­té en Bel­gique : l’espérance de vie en Bel­gique d’une per­sonne sans diplôme en bonne san­té est plus de vingt ans infé­rieure à celle d’une per­sonne pos­sé­dant un diplôme de l’enseignement supé­rieur de type long. Comme le groupe de cher­cheurs, experts, méde­cins, poli­ti­ciens et syn­di­ca­listes belges Tri­pa­lium le dénonce, « le tra­vail est source d’inégalités sociales car il influence les espé­rances de vie des tra­vailleurs en fonc­tion des tâches qui sont réa­li­sées par ceux-ci ».

L’organisation du mar­ché de l’emploi contraint les tra­vailleurs peu diplô­més, et notam­ment les tra­vailleurs anal­pha­bètes, à accep­ter des emplois qui cumulent des péni­bi­li­tés. Nous sommes face à un groupe social pour qui le cumul des péni­bi­li­tés au tra­vail n’est pas une « simple » moda­li­té de tra­vail, mais une réa­li­té à laquelle il est confron­té de manière durable. Pou­vons-nous accep­ter que le seul moyen d’obtenir un emploi pour les tra­vailleurs peu diplô­més, et par­mi eux les tra­vailleurs anal­pha­bètes, soit d’accepter un emploi nui­sible pour leur san­té et ce, sans même quelques com­pen­sa­tions finan­cières ou d’allègement du temps de tra­vail ? Le débat sur les condi­tions de tra­vail ne doit pas être relé­gué au second plan face à l’urgence de réduire les couts du chô­mage. Les consé­quences de la péni­bi­li­té du tra­vail sont bien réelles pour des mil­liers de tra­vailleurs en Bel­gique et elles ont des couts sociaux et éco­no­miques non négli­geables pour la socié­té, mais sur­tout des couts humains intolérables.

Galván Castaño


Auteur

responsable de projets de recherche à Lire et Ecrire Bruxelles