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Pénibilité au travail pour les personnes analphabètes une réalité inéluctable ?
En 2014, Lire et Écrire Bruxelles a réalisé une étude sur l’expérience de travail des personnes analphabètes, « Face à l’emploi : Regards de personnes analphabètes sur leur travail ». Georges, Moussa, Paul, Marina, Silas et Fatoumata ont raconté leur parcours professionnel. Même s’ils ont travaillé dans des secteurs professionnels différents, même s’ils ont changé de travail, leurs emplois ont été toujours pénibles. Coïncidence ou fait systémique ? Les personnes analphabètes sont-elles contraintes d’accepter un emploi pénible pour s’insérer dans le marché du travail ?
Ces dernières années, Lire et Écrire Bruxelles a mené différents travaux de recherche sur l’effet des politiques d’activation et sur les freins à l’insertion socioprofessionnelle des travailleurs analphabètes. En 2014, nous nous sommes intéressées à l’expérience des personnes analphabètes lorsqu’elles sont au travail. Nous avons interviewé six personnes ayant des difficultés de lecture et d’écriture, avec des profils différents en termes de genre, d’origine, d’âge et de secteur professionnel. Pour ces travailleurs, la pénibilité du travail n’est pas une condition temporaire, ponctuelle ou choisie, mais une réalité quotidienne.
Les personnes analphabètes sont-elles contraintes d’accepter un emploi pénible pour s’insérer au sein du marché du travail ? Les données de notre étude ne sont pas généralisables. Dans cet article, nous avons donc décidé de les combiner, avec les résultats statistiques de l’Enquête européenne sur les conditions de travail (EWCS) réalisée en Belgique en 2010, afin d’observer si les travailleurs peu diplômés subissent des conditions de travail plus pénibles que les travailleurs moyennement ou hautement diplômés. Nous allons aussi décrire les difficultés spécifiques des personnes analphabètes, travailleurs peu — ou voire pas — diplômés, à travers les récits de nos interlocuteurs.
Qu’est-ce qu’un travail pénible ?
Le travail est un fait social extrêmement complexe, les situations de travail sont très diverses et les perceptions que les personnes ont de leurs conditions de travail peuvent aussi être très différentes. Mais, certaines professions, certaines activités, certaines tâches creusent le fossé des inégalités sociales associées au travail. Jusqu’à présent, il n’y a pas de définition communément admise en Belgique de ce qu’est la pénibilité au travail. Certains arrêtés relatifs à la santé au travail la citent, sans pour autant la définir. Pour notre étude, nous avions choisi la définition proposée par le sociologue Frédéric Michel, en raison de ses travaux de recherche menés sur les conditions de travail et la pénibilité liées à certains métiers exercés aujourd’hui en Belgique. Il met en évidence cinq aspects différents de la pénibilité à partir de l’observation du travail de caissier : la précarité de l’emploi (contrat de travail à durée déterminée, temps partiel, travail hors droit du travail…); flexibilité du temps de travail (des horaires atypiques); pénibilité temporelle (l’intensification du rythme de travail); pénibilité pathologique (troubles de santé); pénibilité relationnelle (la pénibilité liée à des rapports nuisibles avec des clients, avec des collègues, avec la hiérarchie…).
Nous avons soumis les récits de ces six interlocuteurs au cadre d’analyse de Michel et nous sommes arrivées à la conclusion que tous les emplois occupés par ces personnes sont — ou ont été — pénibles. L’économiste et statisticien français Thomas Coutrot estime qu’on observe aujourd’hui un cumul des pénibilités. C’est le cas pour nos interlocuteurs, comme le montre le tableau ci-dessous. Dans certains cas, nous considérons que les conditions de travail pourraient même être considérées comme extrêmement pénibles (rond).
Interlocuteur | Dernier emploi | Travail précaire | Flexibilité du temps | Pénibilité temporelle | Pénibilité pathologique | Pénibilité relationnelle |
Georges | balayeur | X | • | • | ||
Moussa | balayeur | X | • | • | ||
Paul | chauffeur | • | • | X | X | X |
Marina | aide-cuisinière | • | • | |||
Silas | déménageur | X | X | X | • | |
Fatoumata | nettoyeuse | • | • | X | X | • |
L’Enquête européenne sur les conditions de travail
En 2010, 4000 travailleurs belges ont été interrogés dans le cadre de l’Enquête européenne sur les conditions de travail. Nous avons observé les résultats liés à une vingtaine de questions. Nous avons choisi de ne traiter que les questions qui peuvent être abordées à la lumière du cadre d’analyse de Michel, et qui analysent davantage les faits (dans la mesure du possible) et non la perception des travailleurs sur leurs conditions de travail (même si la perception influence aussi le bien-être et la santé des personnes concernées).
L’Enquête européenne organise ses résultats selon le groupe professionnel des travailleurs questionnés : cols-blancs plus qualifiés, c’est-à-dire du personnel administratif hautement qualifié (cadres supérieurs et professions libérales); cols-blancs moins qualifiés, du personnel administratif peu qualifié (techniciens, employés, travailleurs des services et vendeurs); cols-bleus plus qualifiés, c’est-à-dire de la main‑d’œuvre hautement qualifiée (travailleurs agricoles et de la pêche qualifiés et artisans); cols-bleus moins qualifiés, de la main‑d’œuvre peu qualifiée (conducteurs, ouvriers d’assemblage et professions non spécialisées).
Les travailleurs analphabètes se rencontrent majoritairement dans le groupe des travailleurs « cols-bleus moins qualifiés ».
« La vie, c’est vivre de jour en jour, pas vivre avec des projets »
Michel considère la précarité du travail comme une des facettes de la pénibilité. En effet, le travail précaire et sa permanence dans le temps ont des conséquences néfastes sur la santé mentale et physique des travailleurs qui les subissent.
Les résultats de l’Enquête européenne montrent nettement un lien entre le niveau de qualification et la précarité. Les travailleurs cols-bleus moins qualifiés subissent généralement des conditions plus précaires que tous les autres groupes professionnels. Ils ont moins souvent de contrats à durée indéterminée, leur salaire a plus souvent diminué au cours des douze derniers mois et ils déclarent plus souvent risquer de perdre leur travail au cours des six mois suivants.
Les personnes avec difficultés en lecture et en écriture travaillent davantage dans le nettoyage et l’Horeca, les secteurs les plus touchés par la précarité, ainsi que deux des secteurs où le travail en noir est plus répandu en Belgique. C’est le cas de Fatoumata qui a travaillé pendant des années de façon intermittente. Elle a enchainé les contrats précaires de nettoyage (de quelques jours à quelques mois). Elle n’a donc jamais atteint le nombre de jours suffisants déterminé par l’Onem pour ouvrir le droit aux allocations de chômage.
La précarité alimente aussi l’idée que l’ascension sociale dans le travail est absente, ou tout au moins difficilement accessible. Une difficulté qui touche d’une façon particulière les travailleurs analphabètes. Georges, balayeur dans une commune, en atteste : sans savoir lire et écrire, il ne pourra jamais accéder à la nomination, et donc aspirer un jour à être mieux payé et à avoir un statut plus stable. « Maintenant être nommé, je ne serai jamais nommé parce qu’il faut avoir un écrit correct. Je n’ai pas de diplôme moi. […] Si je suis nommé, ce qui n’arrivera jamais, mon salaire augmentera un tout petit peu. »
« Il n’y a pas d’heures fixes »
La configuration classique du travail est liée aux horaires social et biologique. Mais, parfois les travailleurs doivent, ou veulent, exercer un travail hors de ce cadre.
Pour approcher ce type de pénibilité, nous avons choisi quatre questions de l’Enquête européenne par rapport aux horaires de travail « atypiques » : combien de fois par mois le travailleur a‑t-il dû travailler la nuit, combien de fois en soirée, combien de fois les weekends, et si son travail est organisé sur la base de roulements. Les réponses indiquent que les catégories extrêmes (les cols-blancs plus qualifiés et les cols-bleus moins qualifiés) souffrent davantage de la pénibilité liée à la flexibilité du temps de travail. Les cadres supérieurs et les professionnels libéraux travaillent plus souvent les soirées et les weekends que n’importe quel autre groupe professionnel. La main‑d’œuvre peu qualifiée travaille plus fréquemment la nuit ou sur la base de roulements que les autres groupes.
Néanmoins, l’usure des travailleurs n’est pas la même dans les deux cas. En effet, les horaires « atypiques » subis le plus souvent par la main‑d’œuvre peu qualifiée — en d’autres termes, le travail de nuit et le travail posté — ont des effets plus néfastes sur la santé physique : troubles du sommeil, risques de cancer, risques au cours de la grossesse, troubles cardiovasculaires, troubles digestifs ou troubles neuropsychiques.
Les travailleurs analphabètes que nous avons interviewés souffrent des horaires atypiques et des changements d’horaires, souvent sans préavis.
Les difficultés avec la langue écrite, mais aussi avec le calcul, affectent la capacité de nos interlocuteurs de défendre leurs droits face à la flexibilité du temps de travail. Fatoumata a eu des emplois où l’horaire changeait du jour au lendemain. Elle s’est débrouillée pour compter les heures de travail qu’elle prestait malgré ses difficultés, mais elle ne savait pas calculer à l’avance son salaire mensuel : « Je notais les heures que je faisais. Parfois, je faisais 3 heures, parfois 4 heures, 8 heures, ça dépend. Bon, j’ai demandé à mon fils de noter pour moi. À la fin du mois, elle [la patronne] calculait et elle payait. »
« Vous imaginez trois personnes pour faire le boulot de six ? »
Dans le monde du travail et, au nom des valeurs de productivité, compétitivité, rentabilité, de nouvelles formes d’organisation du système de production sont en train de s’imposer. Comme le dénoncent les statisticiens français Michel Gollac et Serge Volkoff dans leur article « Citius, altius, fortius », le rythme du travail est en train de s’intensifier dans toute l’Europe. Les travailleurs supportent une pression temporelle qui souvent rend leur travail plus pénible.
Tous les groupes professionnels enquêtés se plaignent des cadences et des rythmes excessifs. Mais, les cols-bleus, plus et moins qualifiés, semblent davantage souffrir de conditions de travail qui impliquent des cadences de travail très élevées, des délais très stricts et très courts. Ils ont aussi moins d’autonomie que les autres groupes professionnels pour contrôler leur rythme de travail.
Nos interlocuteurs aussi se plaignent du rythme de travail — ou du manque de possibilités de le contrôler — et de l’augmentation du contrôle de la part de leurs supérieurs hiérarchiques. Paul, chauffeur de car, roulait parfois seul alors que, légalement, il devait y avoir trois chauffeurs. Impossible, donc, de faire des pauses telles qu’elles sont prévues dans la loi. Il a tenu comme cela quatorze mois, dans des conditions de travail illégales puisqu’en plus, il n’était déclaré qu’à mi-temps les six premiers mois.
« Mais le problème c’est que je partais avec trois cartes différentes (cartes personnelles des travailleurs à introduire au chronotachygraphe pour prouver qu’il y a changement de chauffeur) et je roulais sur le nom des autres, parce qu’il fallait rouler. C’était ça ou pas de boulot. Alors pour ne pas perdre son travail, on essaie. Mais comme moi j’ai toujours été déclaré qu’à mi-temps, heu, il fallait que je travaille deux ans pour avoir le chômage plein et j’ai tenu le coup quatorze mois et après j’en pouvais plus, j’en avais marre. »
Depuis sa démission, il y a déjà plusieurs mois, Paul n’a pas trouvé du travail.
« Je dois changer de boulot car celui-là m’a abimée : je ne peux pas rester longtemps assise ni debout »
Certaines tâches peuvent engendrer des dommages corporels et des pathologies psychosociales. Les indicateurs que nous avons choisis dans l’Enquête européenne pour illustrer la pénibilité pathologique montrent que cette dernière est spécialement subie par les travailleurs cols-bleus, qu’ils soient plus ou moins qualifiés.
Êtes-vous exposé à des vibrations provoquées par des outils ou des machines ? (Q23A) — Au moins un quart du temps | Êtes-vous en contact avec des produits ou des substances chimiques ? (Q23G) — Au moins un quart du temps | Votre travail implique-t-il des positions douloureuses ou fatigantes ? (Q24A) — (Presque) tout le temps | Votre travail implique-t-il de porter ou déplacer des charges lourdes ? (Q24C) — Au moins un quart du temps | Votre travail nécessite-t-il des mouvements répétitifs de la main ou du bras ? (Q24E) — (Presque) tout le temps | |
Cols blancs plus qualifiés | 11,4% | 9,0% | 10,5% | 21,3% | 29,3% |
Cols blancs moins qualifiés | 11,9% | 8,0% | 11,4% | 25,7% | 35,4% |
Cols bleus plus qualifiés | 60,3% | 18,8% | 22,3% | 61,1% | 45,3% |
Cols bleus moins qualifiés | 37,5% | 18,9% | 23,8% | 45,5% | 57,1% |
Moyenne | 21,7% | 11,6% | 14,5% | 31,9% | 38,4% |
Les cols-bleus subissent davantage des vibrations, du contact avec les produits chimiques, des positions douloureuses et des mouvements répétitifs.
Les mots de Georges témoignent largement des conséquences physiques du travail de balayeur, un emploi exercé majoritairement par des personnes peu diplômées et ayant des difficultés de lecture et d’écriture : « Une petite tournée, c’est 30 tonnes, une grande tournée, c’est 50 tonnes. 30 tonnes je vais vous dire, par exemple 30 tonnes, c’est toute la commune. C’est ici, c’est là, c’est 30 tonnes. Vous devez descendre du camion, ouvrir la porte, descendre, quand vous mettez le pied, c’est s’assoir, il faut redescendre, ça fait mal aux jambes. Quand vous tapez les sacs, les prendre, la fatigue est normale. La charrette, tu peux avoir aujourd’hui des tonnes et des tonnes de feuilles, mais les feuilles sont mouillées. »
Marina, quant à elle, travaillait comme aide-cuisinière pour une crèche. Sa patronne lui a proposé de diversifier ses tâches, de s’occuper de cuisiner le repas des enfants. Marina a dû refuser car elle ne savait pas lire les menus. Elle s’est vue coincée à ne réaliser que les tâches considérées comme « ingrates », entre autres la vaisselle, le ménage et la préparation des gouters. Après trois ans de travail dans ces conditions, Marina s’est blessé le dos. « J’ai eu un problème au dos et j’étais en arrêt maladie pendant un an et maintenant je dois changer de boulot car celui-là m’a abimée : je ne peux pas rester longtemps assise ni debout. Et j’ai dû changer de boulot et je ne trouve rien car sans lire et écrire, sans diplôme, c’est difficile de trouver du boulot. C’était une mauvaise expérience. Mon dos s’est affaissé, mes vertèbres se touchent, c’est pour ça que je ne peux pas rester debout ni soulever du poids. »
« Elle nous traitait comme des chiens »
La pénibilité peut également être d’ordre relationnel. Les relations avec les collègues, la hiérarchie ou les clients peuvent être source de bonheur ou de pénibilité.
Selon l’Enquête européenne, la pénibilité relationnelle se retrouve dans tous les groupes professionnels à un niveau plus ou moins similaire. Les techniciens, les employés et les vendeurs (cols-blancs moins qualifiés) doivent faire plus souvent face à des clients mécontents. Cela dit, la main‑d’œuvre peu qualifiée détient également les pires niveaux dans toutes les autres questions choisies : ces travailleurs ont beaucoup moins d’occasions que les autres groupes professionnels de choisir leurs collègues de travail, ils jouissent également moins que les autres groupes de l’aide de leurs collègues et de leurs responsables.
Presque tous les travailleurs que nous avons interviewés à l’occasion de notre étude se plaignent de la pénibilité relationnelle. Moussa et Georges se plaignent d’un manque de respect de la part de la société dû au fait qu’ils exercent des métiers considérés comme du « sale boulot ». Moussa est satisfait de son métier de balayeur de rue, mais trouve qu’il faut améliorer le respect du travail : « Il y a seulement la question du respect. Il y a des gens qui ne respectent pas les balayeurs. Le respect doit être amélioré. »
Quant à Georges, il considère qu’il n’a pas la même « valeur » qu’une personne diplômée : « Déjà, si vous êtes diplômé, je ne serais jamais à la même valeur que vous [Il parle à la chercheuse]. Et vous vous allez monter de grade et de grade, parce que vous savez lire et écrire. C’est une injustice. »
« C’était un travail dur et mal payé »
Selon l’Enquête européenne sur les conditions de travail, en 2010 tous les groupes professionnels en Belgique subissent, à des degrés divers, une certaine pénibilité au travail. Mais, les travailleurs cols-bleus peu qualifiés cumulent les pires positions dans toutes les facettes de la pénibilité décrites par Michel. Ils cumulent la précarité, la flexibilité du temps de travail, les pénibilités temporelle, pathologique et relationnelle. De plus, cette pénibilité multi-facettes n’est pas souvent compensée puisque les cols-bleus peu qualifiés bénéficient moins souvent que les autres travailleurs de la stabilité au travail ou de salaires élevés. Le marché de l’emploi ne régule pas le cumul des pénibilités entre les travailleurs (c’est-à-dire que le marché n’organise pas de manière ajustée les conditions de travail les plus pénibles).
Certes, il y aura toujours du travail pénible. Il est difficile de contourner l’effort physique dans le métier de balayeur. À tout le moins, nous pensons qu’il est possible d’apporter des compensations à tout travailleur exerçant ce type d’emploi : à travers le salaire, en assurant un meilleur statut, en garantissant des horaires standards, ou en limitant la pression temporelle.
Les politiques publiques en place ne protègent pas suffisamment les travailleurs. L’âge de la retraite est une des nombreuses revendications de corps de métiers considérés comme pénibles. En Belgique, la loi prévoit la prépension pour les métiers dits « lourds ». Malheureusement, la définition de ce qu’est un « métier lourd » ne tient compte que de la flexibilité du temps de travail. Et la loi ne donne droit à la prépension qu’après des décennies de travail sous ces conditions. Aussi, la déclaration d’inaptitude au travail ne tient pas suffisamment compte des difficultés pour trouver un emploi non pénible pour les personnes peu diplômées et, spécialement, pour les analphabètes.
« Je veux dire ceux qui ont un problème de lecture sont plus punis »
Nous pouvons dire, à la lecture des chiffres présentés plus haut, que les parcours professionnels des six personnes que nous avons interviewées en 2014 ne sont pas des exceptions malheureuses. Les personnes peu diplômées en Belgique se retrouvent plus souvent dans des emplois qui cumulent des formes de pénibilité au travail. Toutefois, les entretiens approfondis montrent que les travailleurs ayant des difficultés de lecture et d’écriture ont une fragilité supplémentaire par rapport à d’autres travailleurs peu diplômés. Premièrement, les travailleurs ayant des problèmes de lecture et d’écriture ont des difficultés spécifiques d’accès à l’emploi, qui influencent leurs possibilités et leurs choix professionnels. Deuxièmement, parce que, lorsqu’ils sont au travail, leurs difficultés en lecture et en écriture limitent leurs possibilités d’ascension professionnelle, de diversification des tâches ou de défense de leurs droits.
Pour ce qui concerne la lutte contre la pénibilité au travail des personnes analphabètes, il nous semble que deux pistes sont à explorer : la sensibilisation auprès des syndicats pour faire (re)connaitre les difficultés spécifiques de ces travailleurs dans le contexte du travail, et la mise en place de formations en alphabétisation de travailleurs — que ce soit au sein même de l’entreprise ou en dehors du cadre du travail. Plusieurs expériences de ce type ont été menées par Lire et Écrire à Bruxelles ou en Wallonie à l’attention de travailleurs de secteurs divers : services postaux, nettoyage, maisons de repos, hôpitaux, communes, etc. Lire et Écrire se situe d’ailleurs en faveur de l’inscription de la formation en alphabétisation dans le panel de formations d’entreprises ou sectorielles afin d’encourager la mise en place de telles formations pendant les heures de travail avec maintien du salaire et sans surcharge de travail.
« Comment perdre sa vie à la gagner »
Les résultats de notre étude et l’analyse de l’Enquête européenne sur les conditions de travail sont cohérents avec les indicateurs de santé en Belgique : l’espérance de vie en Belgique d’une personne sans diplôme en bonne santé est plus de vingt ans inférieure à celle d’une personne possédant un diplôme de l’enseignement supérieur de type long. Comme le groupe de chercheurs, experts, médecins, politiciens et syndicalistes belges Tripalium le dénonce, « le travail est source d’inégalités sociales car il influence les espérances de vie des travailleurs en fonction des tâches qui sont réalisées par ceux-ci ».
L’organisation du marché de l’emploi contraint les travailleurs peu diplômés, et notamment les travailleurs analphabètes, à accepter des emplois qui cumulent des pénibilités. Nous sommes face à un groupe social pour qui le cumul des pénibilités au travail n’est pas une « simple » modalité de travail, mais une réalité à laquelle il est confronté de manière durable. Pouvons-nous accepter que le seul moyen d’obtenir un emploi pour les travailleurs peu diplômés, et parmi eux les travailleurs analphabètes, soit d’accepter un emploi nuisible pour leur santé et ce, sans même quelques compensations financières ou d’allègement du temps de travail ? Le débat sur les conditions de travail ne doit pas être relégué au second plan face à l’urgence de réduire les couts du chômage. Les conséquences de la pénibilité du travail sont bien réelles pour des milliers de travailleurs en Belgique et elles ont des couts sociaux et économiques non négligeables pour la société, mais surtout des couts humains intolérables.