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Pénétration des pays émergents en Afrique

Numéro 1 Janvier 2011 par Jean Coussy

janvier 2011

La péné­tra­tion des pays émer­gents en Afrique a pro­vo­qué des sur­prises et des craintes d’au­tant plus fortes que depuis des décen­nies exis­tait un oli­go­pole des dona­teurs occi­den­taux, qui s’ef­for­çait de régu­ler les aides à l’A­frique. Cet oli­go­pole est actuel­le­ment désta­bi­li­sé par la mon­tée en puis­sance des pays émer­gents, qui entame l’in­fluence finan­cière, com­mer­ciale et idéo­lo­gique des pays occi­den­taux dans les pays afri­cains et bous­cule les règles du jeu qu’ils se sont pro­gres­si­ve­ment impo­sées en matière de coopération.

Le finan­ce­ment occi­den­tal du déve­lop­pe­ment de l’Afrique a, pen­dant des décen­nies, réuni des pays déve­lop­pés qui étaient concur­rents, mais qui enten­daient régu­ler cette concur­rence sans, pour autant, la faire dis­pa­raitre (ce qui est la défi­ni­tion d’un oligopole).

Les pays de l’oligopole avaient des inté­rêts éco­no­miques, poli­tiques et stra­té­giques com­muns. Ils vou­laient inté­grer les pays afri­cains dans l’ordre éco­no­mique et poli­tique nou­veau (défi­ni à Bret­ton Woods). Ils vou­laient, en ces temps de guerre froide, évi­ter qu’un aban­don de l’Afrique ne crée un point faible dans le dis­po­si­tif occi­den­tal. Ils ont été ame­nés à réduire, en cette période de déco­lo­ni­sa­tion, les ten­sions et riva­li­tés entre les anciens empires. Ils ont même, dans une période de concur­rence trans­at­lan­tique crois­sante, dû gérer les ten­sions entre les pays euro­péens, contraints à déco­lo­ni­ser, et les États-Unis, enga­gés dans une expan­sion mondiale.

Ils ont dû gérer les conflits idéo­lo­giques entre les adeptes, notam­ment amé­ri­cains, d’une déco­lo­ni­sa­tion asso­ciée à la libé­ra­li­sa­tion éco­no­mique, et les défen­seurs euro­péens (notam­ment fran­çais) d’un res­pect des conti­nui­tés struc­tu­relles. Cet oli­go­pole n’a certes jamais empê­ché que les concur­rences ne dégé­nèrent, à plu­sieurs reprises, en conflits décla­rés. Mais il a réduit des ten­sions, sus­ci­té des conces­sions mutuelles, créé un lan­gage com­mun et un soft power, et même, par­fois, un hard power sur les pays pauvres d’Afrique et d’Amérique latine. En revanche, l’oligopole occi­den­tal n’avait guère de concer­ta­tion sur les futurs pays émergents.

Deuxième fait consti­tu­tif de l’oligopole : il a dis­po­sé d’institutions. Il a mul­ti­plié les consul­ta­tions mutuelles au sein des ins­ti­tu­tions finan­cières inter­na­tio­nales (IFI), du Comi­té d’aide au déve­lop­pe­ment (CAD) de l’OCDE et de l’Union euro­péenne. Les ins­ti­tu­tions finan­cières inter­na­tio­nales ont, un temps, pu impo­ser tout ou par­tie du consen­sus de Washing­ton. L’Union euro­péenne s’est don­né pour objec­tif, et même par­fois, pour slo­gan, d’assurer « conver­gence, cohé­rence et coor­di­na­tion » des aides des États membres. Le CAD a joué un rôle majeur dans la concep­tua­li­sa­tion et la mise en œuvre d’évaluations mutuelles des aides, y com­pris des aides bilatérales.

Pour limi­ter la concur­rence en son sein, l’oligopole a défi­ni des règles du jeu entre les pays dona­teurs occi­den­taux. La pre­mière de ces règles était d’éviter qu’un membre de l’oligopole ne cherche à favo­ri­ser son propre com­merce avec les pays aidés par des mesures péna­li­sant le com­merce des autres membres de l’oligopole. Ont été notam­ment condam­nées, repé­rées et réduites les « aides liées », les « aides affec­tées », les aides aux conflits armés, les aides géné­ra­trices de cor­rup­tion des pou­voirs publics, les aides géné­ra­trices de dettes non sou­te­nables, etc.

Pour assu­rer l’efficacité des aides, l’oligopole a défi­ni des normes de poli­tique éco­no­mique que devraient res­pec­ter les pays dona­teurs et les pays aidés. Ce fut même un sou­ci majeur de l’oligopole que de débattre de ces normes, de les mettre en œuvre, de les révi­ser, etc.

Comme il arrive sou­vent dans l’histoire des normes, les normes de l’oligopole des dona­teurs sont pas­sées du sta­tut de recom­man­da­tions pra­tiques (à des fins d’efficacité et de coopé­ra­tion) au sta­tut de déon­to­lo­gie pro­fes­sion­nelle (qu’il faut res­pec­ter pour ne nuire ni à la répu­ta­tion ni à la cohé­sion de l’oligopole). Et même par­fois au sta­tut de normes morales (impé­ra­tifs non dis­cu­tables et inté­rio­ri­sés par les acteurs). Cer­taines formes de concur­rence entre les dona­teurs ont donc été dénon­cées comme des « fautes » morales. Les experts ont consi­dé­ré que c’était un devoir moral d’affiner les normes et de s’ingérer davan­tage dans les déci­sions des pou­voirs locaux.

Effets pervers et conditionnalités des aides

L’oligopole a été, depuis des décen­nies, constam­ment contraint de prendre garde aux risques de créer des effets per­vers de l’aide : risques d’abaisser les épargnes internes, de créer des inéga­li­tés crois­santes, de sou­te­nir des États inef­fi­caces ou cor­rom­pus, etc. Cet inven­taire a été constant et sans cesse renou­ve­lé. L’histoire des aides de l’oligopole a été une suite d’autocritiques et de cri­tiques mutuelles entre dona­teurs. Le dis­cours de l’oligopole a été et est encore, sur ce point, aux anti­podes du dis­cours, réso­lu­ment posi­tif et peu auto­cri­tique, de la Chine sur son aide à l’Afrique.

Contre les effets per­vers, l’oligopole occi­den­tal a mul­ti­plié les condi­tion­na­li­tés des aides. À l’origine, ces condi­tion­na­li­tés étaient par­fois des moyens détour­nés de vio­ler les règles du jeu de l’oligopole (par exemple de finan­cer des expor­ta­tions vers l’Afrique, de lier les aides, etc.). Mais, peu à peu, elles ont été aus­si et sur­tout, des condi­tion­na­li­tés des­ti­nées à assu­rer la bonne des­ti­na­tion des aides et à en inter­dire les effets per­vers. Il y a même eu une ten­dance à créer une nou­velle condi­tion­na­li­té à chaque fois que l’on décou­vrait une nou­velle cause d’échec ou de détour­ne­ment de l’aide. De ce fait, l’oligopole occi­den­tal a été constam­ment occu­pé à modi­fier, à affi­ner et à mul­ti­plier les conditionnalités.

En défi­ni­tive, l’histoire de l’oligopole est même deve­nue lar­ge­ment une his­toire des condi­tion­na­li­tés qu’il ten­tait d’imposer. Le consen­sus de Washing­ton fut, un temps, une liste de condi­tion­na­li­tés sur la ges­tion finan­cière et la poli­tique macroé­co­no­mique. Par la suite, les condi­tion­na­li­tés ont été des normes de poli­tiques publiques plus actives et plus détaillées, et se sont même intro­duites dans les débats et les conflits poli­tiques internes. Puis se sont ajou­tées des condi­tion­na­li­tés sociales (sur la lutte contre la pau­vre­té ou contre les inéga­li­tés), des condi­tion­na­li­tés sur l’appropriation des réformes (par les États, par les classes défa­vo­ri­sées, etc.). Et, enfin, des condi­tion­na­li­tés éthiques (déve­lop­pe­ment humain), des condi­tion­na­li­tés éco­lo­giques, des condi­tion­na­li­tés sur le déve­lop­pe­ment durable, etc. La mul­ti­pli­ca­tion et la diver­si­fi­ca­tion des condi­tion­na­li­tés a été le reflet d’une struc­ture oli­go­po­lis­tique où cha­cun ten­tait d’imposer ses vues, mais sou­hai­tait l’harmonisation des aides.

Per­sonne n’ignore que la mul­ti­pli­ca­tion des condi­tion­na­li­tés a conduit les États, les banques et les entre­prises des pays déve­lop­pés (et aus­si, sinon sur­tout, les ONG) à sur­veiller les uti­li­sa­tions, par les pays afri­cains, des finan­ce­ments occi­den­taux et à sanc­tion­ner les États qui ne se confor­maient pas aux condi­tion­na­li­tés. L’oligopole occi­den­tal a éten­du, même si ces mots étaient ban­nis, sa tutelle sur un nombre crois­sant de déci­sions poli­tiques et éco­no­miques des pays aidés et son ingé­rence dans les affaires internes.

Et, en affir­mant pro­gres­si­ve­ment que l’objectif pre­mier de l’aide et que la condi­tion de son suc­cès était la « bonne gou­ver­nance », l’oligopole se don­nait deux objec­tifs poli­tiques majeurs : limi­ter les pou­voirs des États afri­cains (en confiant la régu­la­tion au mar­ché et aux conseillers exté­rieurs) et contour­ner ces mêmes pou­voirs en pre­nant le plus pos­sible comme inter­lo­cu­teurs les acteurs sociaux décen­tra­li­sés, les asso­cia­tions et les entre­prises pri­vées. Ce dis­cours de la bonne gou­ver­nance n’évitant pas tou­jours, par ailleurs, de dif­fu­ser comme des valeurs uni­ver­selles des règles dont l’origine était située et datée (ce qui est aujourd’hui l’objet des cri­tiques des pays émer­gents et de nombre d’Africains).

Sur la longue durée, les attentes de l’oligopole occi­den­tal face aux pays afri­cains et les attentes des pays afri­cains à pro­pos de ce que devrait être une aide à l’Afrique ont conduit, sur bien des points, à des décep­tions mutuelles. Et la répé­ti­tion de ces décep­tions a fait naitre des las­si­tudes mutuelles. Les États occi­den­taux et, plus encore, les médias occi­den­taux ont affi­ché leur décou­ra­ge­ment devant les échecs et les détour­ne­ments des États afri­cains. Réci­pro­que­ment, les États afri­cains, et plus encore les opi­nions afri­caines, ont affi­ché leur fatigue devant l’inefficacité des aides et leur doutes sur la « réa­li­té » de l’aide (terme poly­sé­mique qui était uti­li­sé à la fois pour mettre en doute l’efficacité et le volume de l’aide, et pour nier que l’aide soit caritative).

L’heure était à l’afropessimisme. Jusqu’à ces toutes der­nières années, les des­crip­tions et pré­vi­sions sur l’Afrique sou­li­gnaient sur­tout la fai­blesse des taux de crois­sance, les crises sociales et natio­nales inces­santes, les conflits armés internes ou inter­afri­cains, la per­sis­tance des épi­dé­mies et des endé­mies, la mar­gi­na­li­sa­tion éco­no­mique et finan­cière du conti­nent, etc. Ce tableau pes­si­miste étant sou­vent inter­pré­té comme la preuve déci­sive de l’échec de l’oligopole des dona­teurs occi­den­taux, ce qui a contri­bué à sa déstabilisation.

La déstabilisation de l’oligopole des pays donateurs occidentaux

La désta­bi­li­sa­tion de l’oligopole des pays dona­teurs occi­den­taux n’est pas née de ces seules décep­tions. Elle est aus­si, et même sur­tout, le résul­tat de la com­pa­rai­son avec les pays émer­gents et de leur péné­tra­tion en Afrique. De ce fait, l’insertion mon­diale de l’Afrique est en train de pas­ser d’une régu­la­tion qui conser­vait de nom­breuses traces des empires colo­niaux occi­den­taux (la plus visible étant pré­ci­sé­ment l’oligopole des anciens dona­teurs) à une régu­la­tion post­co­lo­niale dont le conte­nu et même le mode d’apparition sont encore lar­ge­ment incon­nus. Et ce pas­sage risque de s’effectuer avec des chocs, des pertes et des conflits si l’oligopole occi­den­tal de dona­teurs se main­tient inchan­gé ou, à l’inverse, s’il se désta­bi­lise de façon brutale.

Ce que l’on sait, c’est que la remise en cause de l’oligopole est d’ores et déjà amor­cée par trois faits : pre­miè­re­ment, le pou­voir éco­no­mique et poli­tique des pays déve­lop­pés s’est net­te­ment réduit ; deuxiè­me­ment, toutes les carac­té­ris­tiques de l’oligopole résu­mées ci-des­sus sont mena­cées d’érosion ou de dis­pa­ri­tion ; troi­siè­me­ment, les dif­fé­rents acteurs poli­tiques et éco­no­miques de l’oligopole ont déjà des stra­té­gies diverses (pas tou­jours com­pa­tibles) face à la déstabilisation.

La perte de la mai­trise de l’économie mon­diale. Les pays déve­lop­pés enre­gistrent la réduc­tion de leur part du PIB mon­dial, une moindre influence sur les échanges mon­diaux, la perte des ter­ri­toires colo­ni­sés, l’érosion des rentes colo­niales, la contes­ta­tion de leur emprise sur les res­sources natu­relles mon­diales et la délo­ca­li­sa­tion de leurs industries.

Les effets néga­tifs de la crois­sance des pays émer­gents sur la crois­sance occi­den­tale. Ils ont été, on le sait, long­temps sous-esti­més. Il a été répé­té, pen­dant des décen­nies, que la concur­rence des pays émer­gents accroit le wel­fare des consom­ma­teurs des pays occi­den­taux et qu’elle n’y a pas d’effets néga­tifs défi­ni­tifs sur l’emploi (à condi­tion, disait-on, de bien res­pec­ter les ensei­gne­ments néo­li­bé­raux). Il a été cou­rant, après les pro­jec­tions de la banque Gold­man Sachs, de sup­po­ser un entrai­ne­ment macroé­co­no­mique des pays déve­lop­pés par les pays émer­gents. Désor­mais, non sans excès inverse, l’accent est mis sur les couts créés par la concur­rence des émer­gents, la pénu­rie de res­sources natu­relles, l’accélération de la déco­lo­ni­sa­tion et les couts psy­cho­lo­giques des baisses rela­tives des reve­nus (effet Veblen).

La perte rela­tive d’influence sur les pays ni déve­lop­pés ni émer­gents. Ceux-ci sont deve­nus un enjeu majeur des conflits inter­na­tio­naux. Les pays du « tiers monde » des années soixante étaient défi­nis comme n’appartenant à aucun des deux blocs poli­tiques du moment (Ouest et Est). Ils ne consti­tuaient pas un enjeu éco­no­mique (du moins à court terme). Leur diplo­ma­tie à l’égard des deux blocs était idéo­lo­gique et poli­tique (adhé­sions ver­bales au socia­lisme). Aujourd’hui, les pays qui sont res­tés ni déve­lop­pés ni émer­gents (le tiers monde des années deux-mille) se carac­té­risent par leur non-appar­te­nance à deux ensembles éco­no­miques domi­nants (pays tôt déve­lop­pés et pays émer­gents). Leur diplo­ma­tie se fait éco­no­mique et tente d’instrumentaliser la concur­rence entre anciens empires et pays émergents.

La struc­ture des prix rela­tifs sur les mar­chés mon­diaux est désor­mais moins favo­rable aux pays déve­lop­pés. La hausse des cours des pro­duits pri­maires et la baisse des prix indus­triels sont défa­vo­rables aux entre­prises indus­trielles et aux pays déve­lop­pés. La baisse rela­tive des reve­nus a été forte. Et, déjà, on assiste à des recon­ver­sions et des délo­ca­li­sa­tions qui mar­gi­na­lisent des pays ancien­ne­ment indus­triels. On ne peut exclure, sur ce point comme sur bien d’autres, une mar­gi­na­li­sa­tion éco­no­mique et poli­tique de l’Europe.

La baisse rela­tive de la rému­né­ra­tion du tra­vail pro­vo­quée par les bas salaires des pays émer­gents a été, elle aus­si, long­temps annon­cée en termes d’harmonie des inté­rêts entre les pays émer­gents (où elle crée des emplois) et les pays déve­lop­pés (où elle aug­mente le wel­fare des consom­ma­teurs). Aujourd’hui que la pres­sion des bas salaires s’est confir­mée, il est désor­mais recon­nu (et même par­fois exa­gé­ré) que cette pres­sion crée des conflits entre les nations et au sein des nations. Elle crée aus­si des menaces — dénon­cées par tous les médias — sur les salaires et l’emploi, et des ten­dances défla­tion­nistes (aggra­vées en Europe par la poli­tique moné­taire et le taux de change).

Des défi­cits des balances com­mer­ciales des pays déve­lop­pés y contri­buent. Ils per­mettent la crois­sance des postes finan­ciers des balances des paie­ments et une baisse du pou­voir finan­cier, et aus­si poli­tique, des pays déve­lop­pés. Les excé­dents finan­ciers de la Chine sont accrus par des poli­tiques mer­can­ti­listes (notam­ment de la Chine) qui savent uti­li­ser la fai­blesse des poli­tiques publiques des pays « libé­raux ». Les excé­dents finan­ciers des entre­prises indus­trielles des pays émer­gents leur per­mettent de faire des fusions et acqui­si­tions spec­ta­cu­laires. Les excé­dents des pays ren­tiers (notam­ment pétro­liers) nour­rissent les fonds sou­ve­rains. Des États et des par­ti­cu­liers brus­que­ment enri­chis pro­cèdent à des achats fon­ciers (qui sont pour les pays déve­lop­pés des ces­sions de leur patri­moine). Autant de pertes de pou­voirs des anciens pays colo­ni­sa­teurs dans leurs propres métro­poles comme en Afrique.

Des excé­dents finan­ciers et des avoirs moné­taires accrus ont aug­men­té le pou­voir des pays émer­gents sur les pays déve­lop­pés. L’excédent com­mer­cial de la Chine, sa consti­tu­tion de réserves moné­taires et ses achats d’obligations des États-Unis libel­lées en dol­lars sont la plus visible trans­la­tion de pou­voirs finan­ciers et poli­tiques des anciens pays riches vers les pays émer­gents. Les anciens pays colo­ni­sa­teurs, en par­ti­cu­lier, ont per­du leur puis­sance moné­taire et finan­cière devant la coa­li­tion asy­mé­trique impré­vue de la Chine et des États-Unis. Au moment où ces deux der­niers concourent aus­si, par leur com­pé­ti­ti­vi­té, à affai­blir les posi­tions com­mer­ciales des pays euro­péens en Afrique.

L’oligopole en crise

L’arrivée des pays émer­gents en Afrique a créé, entre eux et les anciens pays colo­ni­sa­teurs, des conflits qui, après avoir été, eux aus­si, mini­mi­sés par nombre d’apologies de la mon­dia­li­sa­tion, sont désor­mais connus de tous. On a moins insis­té sur le fait que, même au sein de l’oligopole occi­den­tal, leur arri­vée a créé de nou­veaux conflits d’intérêts. Les anciens pays colo­niaux n’ont pas les mêmes rythmes et les mêmes formes de chan­ge­ment des poli­tiques afri­caines. Dans l’UE, les pays qui étaient tra­di­tion­nel­le­ment réser­vés sur les « pré­fé­rences » en faveur de l’Afrique ont approu­vé l’érosion des pré­fé­rences alors que l’aide fran­çaise y était réti­cente. Aux États-Unis, nombre d’acteurs éco­no­miques et poli­tiques (et aus­si des acteurs reli­gieux, des ONG, des think tanks et des fon­da­tions pri­vées) voient désor­mais l’Afrique comme un nou­veau champ d’expansion et veulent réfor­mer jusqu’aux modes d’estimation de l’aide (le mot même d’aide est remis en ques­tion). Au sein même des déci­deurs fran­çais sur l’Afrique, les avis divergent sur un pos­sible redé­ploie­ment de l’aide (notam­ment vers les pays émergents).

Toutes les ins­ti­tu­tions gérées ou uti­li­sées par l’oligopole des dona­teurs sont affec­tées par la mon­tée des pays émer­gents. Tous les finan­ciers constatent la capa­ci­té accrue des pays émer­gents (et même de pays non émer­gents) à gérer leurs finances exté­rieures sans appui exté­rieur. Le FMI a per­du, tout au moins pour le moment, une grande par­tie de ses occa­sions de prê­ter et donc vu tarir ses res­sources. La Banque mon­diale cherche de nou­veaux objec­tifs. L’UE s’est ins­crite dans la logique de l’OMC et a pro­po­sé aux pays afri­cains des accords de par­te­na­riat éco­no­mique (APE) qui ont sus­ci­té de fortes résis­tances. Les admi­nis­tra­tions d’aide, par exemple en France, sont struc­tu­rel­le­ment modi­fiées pour tenir compte des pays émer­gents. Les ONG tentent, au même moment, de main­te­nir en Afrique des actions, des recherches et des contacts pour assu­rer la sur­vie de leurs objec­tifs, de leurs valeurs, de leur sen­si­bi­li­té à l’écologie, etc.

Les pays émer­gents ont eu le pou­voir et la volon­té de ne pas res­pec­ter les règles du jeu qui régu­laient la concur­rence entre pays dona­teurs. La Chine uti­lise, sans le dire, des aides liées et des aides affec­tées (dès lors qu’elle accorde des aides en nature). Et elle n’estime pas avoir à res­pec­ter les règles tacites usuelles entre les concur­rents occi­den­taux et leurs poli­tiques à l’égard des sala­riés. Ce non-res­pect des règles du jeu des entre­prises occi­den­tales et des orga­nismes d’aide occi­den­taux a for­te­ment contri­bué aux suc­cès spec­ta­cu­laires de la Chine. Il lui a per­mis d’évincer des entre­prises occi­den­tales et de convaincre des pays afri­cains qu’ils pou­vaient avoir inté­rêt à ne pas impo­ser le res­pect de ces règles.

Les pays émer­gents affichent offi­ciel­le­ment un prin­cipe de non-ingé­rence dans les affaires afri­caines. Cette affir­ma­tion est évi­dem­ment lar­ge­ment rhé­to­rique, mais il est vrai qu’il y a chan­ge­ment des modes et des lieux d’ingérence et que sont réduites les formes occi­den­tales d’ingérence le plus gra­ve­ment res­sen­ties par les par­te­naires afri­cains. D’une part sur le conte­nu des condi­tion­na­li­tés : il n’est plus ques­tion d’imposer des condi­tion­na­li­tés libé­rales, des condi­tion­na­li­tés de bonne ges­tion, des condi­tion­na­li­tés poli­tiques sur la conduite des États, sur la démo­cra­tie, sur l’absence de cor­rup­tion, sur la décen­tra­li­sa­tion des pou­voirs, sur la réduc­tion des inéga­li­tés, sur la bonne gou­ver­nance, etc.

D’autre part sur la pro­cé­dure des condi­tion­na­li­tés, il n’y a plus cet ensemble de par­ti­ci­pa­tions étran­gères aux déci­sions, de sur­veillance de leur effec­ti­vi­té, de sanc­tions contre les États défaillants et de large publi­ci­té don­née aux éva­lua­tions et aux sanc­tions des natio­naux. Il y a remise en cause de cette ingé­rence per­ma­nente et publique que les res­pon­sables des aides occi­den­tales à l’Afrique s’étaient crus, pen­dant des décen­nies, mora­le­ment et pro­fes­sion­nel­le­ment obli­gés de faire pro­gres­ser. La mul­ti­pli­ca­tion et l’affinement des condi­tion­na­li­tés qui étaient la bonne conscience des aides occi­den­tales sont vécus et dénon­cés, par les pays émer­gents et par les nations afri­caines comme des signes et des sym­boles d’une aggra­va­tion constante de l’ingérence étrangère.

En défi­ni­tive, ce sont évi­dem­ment les suc­cès des pays émer­gents qui ont le plus ren­for­cé les cri­tiques et la crise de l’oligopole des dona­teurs tra­di­tion­nels. En pre­mier lieu, les pays émer­gents ont don­né, chez eux, l’exemple de déve­lop­pe­ments accé­lé­rés, de refus des conseils libé­raux des ins­ti­tu­tions finan­cières inter­na­tio­nales, de refus des tutelles poli­tiques exté­rieures et de revanche de pays colo­ni­sés. En second lieu, ils ont appor­té, en Afrique, des finan­ce­ments, des inves­tis­se­ments, des connais­sances tech­niques, des dons gra­tuits, des sou­tiens aux déci­deurs éta­tiques, etc. En troi­sième lieu, ils n’ont pas cri­ti­qué, quoi qu’ils en pensent, les déci­deurs éta­tiques et ne se sont pas alié­né les pou­voirs poli­tiques. Enfin, ils ont su uti­li­ser la las­si­tude des pays afri­cains à l’égard des aides tuté­laires, minu­tieuses et sans cesse renouvelées.

Simul­ta­né­ment, l’Afrique était en train de connaitre une hausse nette de la moyenne des PIB (désor­mais autour de 5%), notam­ment du fait de la hausse des prix des pro­duits pri­maires sus­ci­tée méca­ni­que­ment par les pays émer­gents. Et elle a connu cette expan­sion d’origine sec­to­rielle sans avoir à modi­fier ses struc­tures de pro­duc­tion et ses modes de gou­ver­nance (deux modi­fi­ca­tions que les dona­teurs occi­den­taux avaient défi­nies comme des préa­lables au déve­lop­pe­ment, ce qui n’était pas faux avant la mon­tée des cours des matières pre­mières). Et, dans tous les sec­teurs, sont appa­rus des signes de crois­sance (sur les pro­duits agri­coles, sur les mar­chés de capi­taux, sur les ser­vices modernes, notam­ment infor­ma­tiques, etc.). À l’afro-pessimisme a suc­cé­dé un afro-opti­misme qui estime inutiles les aides au déve­lop­pe­ment tra­di­tion­nelles. [Il serait beau­coup trop long de dis­cu­ter ici des abus de l’afro-optimisme qui ont suc­cé­dé aux abus de l’afro-pessimisme. Nous ne men­tion­nons ici l’afro-optimisme actuel que parce qu’il ren­force le dis­cré­dit de l’oligopole de dona­teurs d’aide occi­den­taux. Il serait pour le moins pré­ma­tu­ré d’essayer de juger le bien­fon­dé de l’optimisme actuel.]

Que peut-il sor­tir de la désta­bi­li­sa­tion de l’oligopole des dona­teurs occidentaux ?

La régu­la­tion post­co­lo­niale de l’Afrique n’est pas encore née. Il n’est même nul­le­ment cer­tain qu’elle naisse dans les années proches. Tout ce que l’on sait, c’est que la régu­la­tion des der­nières décen­nies est for­te­ment remise en cause. Et qu’il en résulte une crise de l’oligopole dont l’issue n’est guère pré­vi­sible. D’autant plus que les dif­fé­rentes ins­ti­tu­tions et nations de l’oligopole choi­si­ront, sans doute, des stra­té­gies de sor­tie de crise différentes.

L’éventail des stra­té­gies pos­sibles est large. Va-t-on et doit-on aller vers un déman­tè­le­ment, de fait ou de droit, de l’oligopole ? La désta­bi­li­sa­tion de l’oligopole débou­che­ra-t-elle sur sa dis­pa­ri­tion ? Y aura-t-il un retrait géo­gra­phique volon­taire de l’oligopole hors d’Afrique ou hors des acti­vi­tés prises en charge par les pays émer­gents ? Va-t-on vers un rejet de l’oligopole par les acteurs afri­cains et un tel rejet se fera-t-il avec ou sans l’aide des pays émer­gents ? Va-t-on vers son redé­ploie­ment sur d’autres acti­vi­tés (par exemple sur le finan­ce­ment de « biens publics mon­diaux »)? Va-t-on vers une réorien­ta­tion vers d’autres conti­nents que l’Afrique ? Ce redé­ploie­ment se fera-t-il vers des pays émer­gents ? Va-t-on vers une concen­tra­tion géo­gra­phique des aides sur les pays qui réus­sissent ou les pays lais­sés par tous (y com­pris par les pays émer­gents)? Va-t-on vers une divi­sion du tra­vail entre les aides avec ou sans négo­cia­tion avec les pays émer­gents ? Va-t-on, après la phase actuelle de désta­bi­li­sa­tion, vers la recons­truc­tion d’un oli­go­pole renou­ve­lé dans ses règles et conven­tions ? S’orientera-t-on vers des pro­jets plus ambi­tieux de « nou­velle gou­ver­nance inter­na­tio­nale » défi­nie par des négo­cia­tions et des com­pro­mis avec les pays émer­gents ? Assis­te­ra-t-on, à l’inverse, à la per­sis­tance d’interventions jux­ta­po­sées ou contradictoires ?

L’incertitude s’accroit si l’on observe que, dans chaque pays et dans chaque ins­ti­tu­tion, s’affrontent déjà des par­ti­sans d’issues dif­fé­rentes à la crise et des pro­po­si­tions diverses de com­bi­ner ces issues de crise.
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Jean Coussy


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