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Pédophilie, larmes et pénitence

Numéro 12 Décembre 2010 par Francis Martens

décembre 2010

En ren­voyant la res­pon­sa­bi­li­té des abus dont sont vic­times des enfants aux prêtres homo­sexuels, l’É­glise témoigne de son hor­reur pour la sexua­li­té. Cet obs­cu­ran­tisme et le pathos même dont fait preuve le Vati­can empêchent toute réflexion et sont au détri­ment des valeurs de soli­da­ri­té et de res­pect dont l’ins­ti­tu­tion est, avec d’autres, porteuse.

L’un deux, voyant le por­trait Papal…

lui feist la figue, qui est en icel­luy pays

signe de contemp­ne­ment et déri­sion mani­feste

Rabe­lais, IV, 55

De sus­pi­cions en per­qui­si­tions1, les péri­pé­ties récentes de l’Église catho­lique, en matière de divul­ga­tion des déviances d’une part de son cler­gé, s’avèrent des plus révé­la­trices. À l’observateur des choses vati­canes, il appa­rait que depuis belle lurette la hié­rar­chie avait fait son choix entre les curés pédo­philes et les prêtres mariés. Un pieux silence néan­moins pro­té­geait les appa­rences. Aujourd’hui, c’est au moment où la pro­por­tion de prêtres pédo­philes semble avoir décru2 que le scan­dale éclate : il est vrai que la pho­bie contem­po­raine de l’abus sexuel est pas­sée par là. Les auto­ri­tés ecclé­sias­tiques, de leur côté, se défendent habi­le­ment sans rien céder sur la ques­tion du mariage des prêtres : si les abus sont regret­tables, ils ne sont aucu­ne­ment liés au céli­bat, un grand nombre de vio­lences sexuelles sont mani­fes­te­ment le fait de gens mariés.

C’est bien sûr incon­tes­table, sauf que là n’est pas la ques­tion. Ce n’est pas tant le céli­bat — règle dis­ci­pli­naire ayant mis des siècles à s’imposer — qui pose pro­blème, que la dia­bo­li­sa­tion de la sexua­li­té lui ser­vant d’argument de vente3. Dans l’organisation ecclé­siale catho­lique, en effet, si la règle du céli­bat ne repose sur aucun argu­ment théo­lo­gique sérieux, elle béné­fi­cie par contre d’un dis­cré­dit de la sexua­li­té chez nombre de pères de l’Église. Pour saint Augus­tin (354 – 430), par exemple, il n’y a rien de plus puis­sant que les caresses d’une femme pour tirer l’esprit d’un homme vers le bas. Indis­so­ciable du péché ori­gi­nel, la concu­pis­cence s’incarne pour l’homme dans « ce mou­ve­ment hon­teux qui sol­li­cite les organes […], sou­le­vant à la fois les pas­sions de son âme et les ins­tincts de sa chair » (La Cité de Dieu, XIV, 15, 16).

Mais la par­tie n’est jamais gagnée. Au XIXe siècle, et au-delà, la macé­ra­tion de la chair, le ter­ro­risme anti­sexuel, connaissent de beaux jours. L’obsession pseu­do-médi­cale de la mas­tur­ba­tion4 s’y voit les­tée comme jamais par les menaces de l’Enfer — et tout d’abord de la dégé­né­res­cence — à l’encontre de l’«impureté contre nature ». Dans la pre­mière moi­tié du XXe siècle, La chaste ado­les­cence, ouvrage tra­duit du hon­grois en onze langues, de Mgr Tiha­mér Toth, en s’adressant d’homme à homme au « jeune homme au cœur pur » ne lui cache rien des réa­li­tés de la vie : « Tu as déjà enten­du par­ler n’est-ce pas de plantes insec­ti­vores. L’insecte sans méfiance vient se poser sur leurs feuilles velues, mais dès cet ins­tant il est pris et la feuille se referme avi­de­ment. Lorsque quelques jours après elle se rouvre, du mal­heu­reux insecte il ne reste qu’un triste débris : la plante a sucé toute sa force, toute sa vie… De même le péché d’impureté suce la force d’âme du jeune homme qui sans méfiance s’est jeté dans ses griffes5. »

C’est dans ce sillage qu’évolue encore le céli­bat ecclé­sias­tique, ver­rouillé par des papes — fos­soyeurs du concile Vati­can II — ayant été eux-mêmes vic­times d’une telle édu­ca­tion. Il y va moins, autre­ment dit, de renon­ce­ment serein à un bien pri­vé (l’épanouissement sexuel) au pro­fit d’un bien­fait col­lec­tif (le ser­vice à la com­mu­nau­té), que de ter­reur face aux périls du sexe et aux mani­gances des femmes. Bien que rétive au « pan­sexua­lisme freu­dien », la pro­mo­tion du choix sacer­do­tal n’hésite pas d’ailleurs, en cette matière, à pac­ti­ser avec Œdipe. C’est ain­si qu’au début des années soixante, on peut lire sur une affiche pro­mou­vant la « semaine dio­cé­saine des voca­tions » : « Mères, don­nez un fils à l’Église ! Il ne vous quit­te­ra jamais6. » Les prêtres pédo­philes, en fait, semblent moins vic­times du céli­bat comme tel que d’une infan­ti­li­sa­tion ter­ri­fiante en matière de sexualité.

Dans un contexte menant à l’écartement des femmes, on s’attendrait à voir les hommes se conso­ler des rigueurs de la règle avec des par­te­naires du même sexe. Ain­si, dans la répu­blique monas­tique ortho­doxe du Mont Athos, l’homosexualité, selon Jacques Lacar­rière (L’été grec, 1974), semble ne pas avoir trop de mal à se mon­trer. Il est vrai que, depuis l’an 1045, un décret de l’empereur Constan­tin Mono­maque inter­dit radi­ca­le­ment l’accès de la Sainte Mon­tagne « à toute femme, à toute femelle, à tout enfant, à tout eunuque, à tout visage lisse » — inter­dic­tion qui vaut pour tout ani­mal non mâle (poules excep­tées) et res­treint for­te­ment les pos­si­bi­li­tés. Au sein de l’Église catho­lique, l’éventail semble plus large, mais la dia­bo­li­sa­tion du sexuel est telle que même la voie dis­crète de l’homosexualité entre adultes se trouve répri­mée (non­obs­tant les œillades de Jean vers Jésus dans les fan­tasmes ico­no­gra­phiques de la Der­nière Cène). Par contre, si la stig­ma­ti­sa­tion de toute acti­vi­té sexuelle non excu­sée par la pro­créa­tion exclut le recours à la sexua­li­té entre hommes, nul décret n’interdit la pré­sence d’enfants pré­pu­bères dans les sacris­ties. Rien d’étonnant dès lors à voir le refou­lé sacer­do­tal faire retour épi­so­di­que­ment par la pédo­phi­lie. Ni de voir son dévoi­le­ment entra­vé par une rigou­reuse omertà.

Cela appa­rait lim­pide quand, sous la pres­sion des médias, Mgr Tar­ci­sio Ber­tone (bras droit du pape) signale que « nombre de psy­cho­logues, de psy­chiatres, ont démon­tré qu’il n’y avait pas de rela­tion entre le céli­bat et la pédo­phi­lie » et que « beau­coup d’autres ont démon­tré […] qu’il y a une rela­tion entre homo­sexua­li­té et pédo­phi­lie » (La Tri­bune de Genève, 12 avril 2010). Plus trans­pa­rentes encore, les paroles embar­ras­sées du porte-parole du Vati­can, le père Fede­ri­co Lom­bar­di, lorsque — ten­tant de redres­ser la barre — il pré­cise que le car­di­nal Ber­tone se « réfé­rait évi­dem­ment au pro­blème des abus com­mis au sein du cler­gé et non à ceux com­mis dans l’ensemble de la popu­la­tion » (ibi­dem). Confon­dante enfin, la confir­ma­tion appor­tée par le car­di­nal Roger Maho­ny (Cali­for­nie) quand il confie à la vic­time d’un curé mul­ti­ré­ci­di­viste : « Nous savions que tu étais abu­sée, mais tu étais une fille. Si tu avais été un gar­çon, cela aurait été scan­da­leux » (témoi­gnage rap­por­té dans le film docu­men­taire d’Amy Berg, Deli­ver Us from Evil, États-Unis, 2006).

Arri­vés à ce point, force est de consta­ter que la confu­sion entre pédo­phi­lie et homo­sexua­li­té, pour ne rele­ver d’aucune évi­dence cli­nique, n’est pas le fruit d’une mau­vaise infor­ma­tion. Si, pour le com­mun des mor­tels, c’est le vacille­ment res­sen­ti de la « viri­li­té » qui pousse des mâles à se réas­su­rer sur le dos des « pédés », dans le contexte ecclé­sial, c’est la peur entre­te­nue de la sexua­li­té qui fait se rabattre des adultes vers les ter­rains de jeu de l’enfance. De ce point de vue, l’insulte homo­phobe, l’agir pédo­phi­lique, la confu­sion entre pédo­phi­lie et homo­sexua­li­té, ne sont que des figures de l’angoisse face aux exi­gences des pul­sions, à la féro­ci­té des inter­dits, et aux pré­ca­ri­tés crois­santes de l’identité mas­cu­line. Il y va en fait du mot « pédé » comme du sub­stan­tif « voile ». D’une part, c’est lorsqu’une immi­gra­tion qui rasait les murs ose affir­mer sa dif­fé­rence, notam­ment par le port du « fou­lard », que celui-ci se dra­ma­tise en « voile » — héri­tant du poids de la bur­qa. De l’autre, c’est quand l’homosexualité se trouve décri­mi­na­li­sée et peut appa­raitre au grand jour, que l’homosexuel se voit subrep­ti­ce­ment rame­né à l’état cri­mi­nel de « pédé ». À ce niveau d’enlisement dans l’imaginaire, dis­cours idéo­lo­gique et vacille­ment indi­vi­duel sont inex­tri­ca­ble­ment liés. Rien qui incline par­ti­cu­liè­re­ment à la spiritualité.

En tout état de cause, faire por­ter le cha­peau de la pédo­phi­lie aux prêtres homo­sexuels n’est pas qu’une esquive pué­rile des impasses du céli­bat, c’est sur­tout un poi­son pour la pen­sée. Les décla­ra­tions confuses sur l’homosexualité rejoignent, en fait, les posi­tions cris­pées sur l’avortement — les­quelles pro­cèdent moins d’une défense incon­di­tion­nelle de la vie que de l’horreur immé­mo­riale d’une sexua­li­té sans visée pro­créa­trice. D’où ce sen­ti­ment de porte-à-faux dans les décla­ra­tions les plus ver­tueuses. Notam­ment quand, sous divin pré­texte, il s’agit de reti­rer leur pré­ser­va­tif aux malades du sida. Cet obs­cu­ran­tisme ne serait que futile si l’institution ecclé­siale n’était dépo­si­taire (avec d’autres) d’un mes­sage radi­cal de res­pect et de soli­da­ri­té. Celui-ci perd toute cré­di­bi­li­té dans l’évocation lacry­male d’une pédo­phi­lie dont on déplore pon­ti­fi­ca­le­ment les ravages sans rien vou­loir savoir du contexte.

Dès 1871 pour­tant, Tweed­le­dee, dans Le morse et le char­pen­tier (un texte trans­crit par un logi­cien angli­can non sou­mis au pape), avait mis en garde contre la trop grande visi­bi­li­té des larmes :

« C’est une grande honte, s’indigna le morse,

Que de leur jouer pareil tour,

Après avoir mené ces pau­vrettes si loin

Et sur­tout les avoir fait galo­per si vite ! »

Le char­pen­tier dit simplement :

« Tu as mis encor trop de beurre ! »

« Je pleure quand je songe à votre triste sort,

Dit le morse, j’y com­pa­tis, de tout mon cœur ! »

Secoué de san­glots et ver­sant mainte larme,

Il se sai­sit alors des huitres les plus grosses,

En ayant soin pour­tant de tenir son mouchoir

Devant ses yeux tout ruisselants.

– « Je pré­fère, dit Alice, le morse, parce que voyez-vous bien, lui, au moins, il a res­sen­ti un peu de pitié pour les pauvres huitres. »

– « Ça ne l’a pas empê­ché d’en man­ger plus que n’en a man­gé le char­pen­tier, dit Tweed­le­dee. Il tenait son mou­choir devant lui, voyez-vous bien, pour que le char­pen­tier ne puisse comp­ter com­bien il en pre­nait : tout au contraire7. »

Même dans la déplo­ra­tion des vic­times, le pathos — en empê­chant la pen­sée — ne peut que ser­vir les inté­rêts du bour­reau8.

  1. « Cette irrup­tion, cette séques­tra­tion des évêques pen­dant neuf heures ! Ce ne sont pas des enfants (sic)! Sans man­ger ni boire ! Il n’y a pas de pré­cé­dent, même sous les régimes com­mu­nistes ! » (car­di­nal Tar­ci­sio Ber­tone, cité du Vati­can, 26 juin 2010, en écho dié­té­ti­que­ment mal infor­mé au tra­vail mus­clé de la police belge).
  2. De 4 à 5 % actuel­le­ment en France, selon Chris­tian Ter­ras, rédac­teur en chef de la revue Golias, inter­ro­gé dans le cadre de l’émission Ques­tions à la une (RTBF, 27 octobre 2010).
  3. Notons que le vœu de céli­bat n’est pas celui de chas­te­té (sur le mode monas­tique des trois vœux de « pau­vre­té, chas­te­té et obéis­sance »). Remar­quons aus­si que, d’après les cultures et les époques, l’officieux s’avère plus ou moins proche de l’officiel. En Amé­rique latine, depuis long­temps, un prêtre, c’est quelqu’un que tout le monde appelle « Mon père », sauf ses propres enfants qui l’appellent « Mon oncle ».
  4. Lire (avec modé­ra­tion) Samuel-Auguste Tis­sot, L’onanisme. Dis­ser­ta­tion sur les mala­dies pro­duites par la mas­tur­ba­tion, Lau­sanne, 1760 ; Gar­nier, 1905 ; réédi­tion comme docu­ment, Le Syco­more, 1980. Soixante-trois édi­tions. « Un de mes condis­ciples, confie Tis­sot, était venu à cet état hor­rible, qu’il n’était pas le maitre de s’abstenir de ces abo­mi­na­tions, même pen­dant le temps des leçons : il n’attendit pas long­temps son châ­ti­ment et il périt misé­ra­ble­ment de consomp­tion au bout de deux ans. »
  5. Tiha­mer Toth (Mgr), La chaste ado­les­cence, Cas­ter­man, 1940, p. 73.
  6. Cha­pelle de Port-Blanc, Pen­vé­nan, Côtes‑d’Armor.
  7. Lewis Car­roll, « De l’autre côté du miroir et ce qu’Alice y trou­va », Œuvres, Laf­font, 1989 ; tra­duc­tion par Hen­ri Parisot.
  8. Voir à ce sujet l’étude de Fran­çois Ras­tier : « Croc de bou­cher et Rose mys­tique. Enjeux pré­sents du pathos sur l’extermination », Tex­to ! Textes et cultures, XII, 2, avril 2007, 1 – 27.

Francis Martens


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