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Passage d’enfer…

Numéro 4 Avril 2009 par Pascale Gustin

juin 2015

Les 95% de la popu­la­tion mon­diale sont concen­trés sur 10% des terres de la pla­nète. Mais seule­ment 10% des terres sont encore situées à plus de qua­­rante-huit heures d’une grande ville. Le prix à payer pour être ain­si de plus en plus connec­té, c’est la dis­pa­ri­tion de la nature sau­vage. Une sélec­tion de quatre-vingt cinq mille grandes […]

Les 95% de la popu­la­tion mon­diale sont concen­trés sur 10% des terres de la pla­nète. Mais seule­ment 10% des terres sont encore situées à plus de qua­rante-huit heures d’une grande ville1. Le prix à payer pour être ain­si de plus en plus connec­té, c’est la dis­pa­ri­tion de la nature sau­vage. Une sélec­tion de quatre-vingt cinq mille grandes villes et un rele­vé tita­nesque des réseaux rou­tier et fer­ré, des rivières et du relief ont été pas­sés dans une com­plexe mou­li­nette infor­ma­tique : la carte qui en résulte, réa­li­sée par la Com­mis­sion euro­péenne, donne un aper­çu sidé­rant du déclin des dis­tances, la nou­velle défi­ni­tion de l’urbanisation étant ici fon­dée sur le temps de tra­jet qui sépare un point d’une grande ville.

Une telle contrac­tion de la géo­gra­phie marque évi­dem­ment l’évolution du pay­sage et accé­lère le phé­no­mène de mon­dia­li­sa­tion. Les dépla­ce­ments humains, sorte de « trans­por­ta­tion » inédite dans l’histoire de l’humanité dont parle le pay­sa­giste Gilles Clé­ment, bous­culent en effet l’équilibre des éco­sys­tèmes du fait de la mise en contact d’espèces tenues jusqu’ici à dis­tance par des bar­rières natu­relles que nos dépla­ce­ments intem­pes­tifs brisent aujourd’hui. Paul Viri­lio parle éga­le­ment de cela dans ses tra­vaux sur les liens entre évo­lu­tion tech­no­lo­gique et déve­lop­pe­ment urbain. Sa théo­rie des acci­dents inévi­tables pro­duits par toute nou­velle tech­no­lo­gie, de même que ses idées sur la « pol­lu­tion des dis­tances » sont essen­tielles et à prendre en consi­dé­ra­tion2.

L’exposition Terre natale, Ailleurs com­mence ici mon­tée de concert par Ray­mond Depar­don et Paul Viri­lio est pré­sen­tée à la fon­da­tion Car­tier pour l’art contem­po­rain à Paris. Les films de Ray­mond Depar­don y parlent bien de cette cir­cu­la­tion qui met en contact des mondes autre­fois sépa­rés. Un pre­mier film lui per­met de don­ner la parole à des per­sonnes en voie de dis­pa­raître ou vivant encore — mais plus pour long­temps, ce dont ce film est la preuve — en marge de la mon­dia­li­sa­tion. Elles parlent dans leur propre langue de leur enra­ci­ne­ment et des menaces qui pèsent sur leur ave­nir. Puis en qua­torze jours et sept escales, pas­sant par Washing­ton, Los Angeles, Hono­lu­lu, Tokyo, Hô Chi Minh-Ville, Sin­ga­pour et le Cap, le réa­li­sa­teur donne à voir dans un second mon­tage sans parole ce rétré­cis­se­ment des dis­tances et la marque de la globalisation.

Ayant cou­ru à cette expo­si­tion le pied léger, j’en suis sor­tie toute assom­brie. Dépri­mée même… Le terme est-il assez fort ? Atter­rée, plu­tôt. Dans son pro­pos intro­duc­tif de l’exposition, Paul Viri­lio écrit : « Avec Ray­mond Depar­don, on se retrou­vait sur la même ques­tion ; que reste-il du monde, de la terre natale, de l’histoire de la seule pla­nète habi­table aujourd’hui ? » Convien­drait alors mieux pour décrire mon état le mot « ter­ras­sée », joli mot en réfé­rence à la terre sous mes pieds même, dans ce pays si sem­blable qu’est la France et pour­tant si dif­fé­rent de ma terre natale.

Des flots d’informations et des questions

Dans l’exposition, pas de chaise ou presque. Les visi­teurs sont, selon les salles, debout ou assis à même la moquette, voire cou­chés, mais tou­jours sans contact les uns avec les autres. Dans la pénombre d’une grande salle, ils semblent en effet tous scot­chés à la myriade d’écrans dévoi­lant des images d’archives pro­ve­nant de jour­naux télé­vi­sés. Là debout dans cette cas­cade de sons et cette mosaïque d’images mises en musique par Viri­lio. Debout comme dans l’espace urbain qui ne tolère plus aujourd’hui les bancs publics — de crainte que les clo­chards et les indé­si­rables s’y posent — et qui appelle ain­si à cir­cu­ler sans pou­voir se poser.

Mais com­ment font donc les per­sonnes âgées ? Ceux qui ne se portent plus guère sur leurs jambes : les souf­frants, les genoux pleins d’arthrose. Pas de repos pour les mal-por­tants. Pas d’enfant non plus ce jour-là, mais peut-être était-ce jour sco­laire. Éton­nante tout de même cette absence des « petits » en fin d’après-midi dans ce silence qua­si reli­gieux. Sidé­rés. Mais étions-nous sidé­rés ? Regrou­pés les uns près des autres, sans une parole, sans un regard l’un pour l’autre, ten­tant de suivre le flot d’informations déver­sées sur écran géant. Car dans la qua­trième et der­nière salle, Viri­lio nous pro­pose une car­to­gra­phie inédite. Une sphère, la terre y tourne en for­mat géant. Elle tourne tout autour des visi­teurs sur un écran à trois cent soixante degrés qui, à chaque révo­lu­tion de la sphère, tra­duit les don­nées migra­toires sous forme de cartes, de tra­jec­toires, d’informations chif­frées. Et il faut se ser­rer tous au centre de la salle pour suivre au mieux cette ani­ma­tion cap­ti­vante qui nous encercle. Pour cap­ter le flux de pixels en nombre égal aux vies humaines qui se déplacent et migrent au gré des conflits poli­tiques et des guerres, pour suivre le flux de l’argent qui va des pays émet­teurs aux pays récep­teurs et des remises d’épargne par cir­cu­la­tion de devises liée à l’exil en terre pro­mise, pour enre­gis­trer la somme des catas­trophes natu­relles, les villes sou­dai­ne­ment dis­pa­rues de l’écran car pro­mises à une pro­chaine inon­da­tion par élé­va­tion du niveau des mers…

Trou­blée, diverses ques­tions m’agitent en rafale. Mais pour­quoi donc Ray­mond Depar­don prend-t-il l’avion vers ces 10% de terres pré­ser­vées pour aller faire par­ler en plein écran des per­sonnes de leur para­dis qua­si per­du par la faute de quelques Occi­den­taux dont nous sommes ? Pour­quoi contracte-t-il lui-même les dis­tances, fai­sant là ce qu’il dénonce jus­te­ment ici ? Com­ment orga­nise-t-il par la prise de vue et un cadrage cal­cu­lés cette digni­té incar­née que dégagent tant le port du corps, de la voix que le regard des inter­viewés « mena­cés de dis­pa­raître » et leur long silence clô­tu­rant chaque ren­contre ? Et pour­quoi ne mani­pule-t-il pas de même façon « aimante » sa camé­ra dans son tour du monde lorsqu’il filme des Japo­nais aux sor­ties des métros et maga­sins cou­rant télé­phone por­table dégai­né, femmes fouillant leur sac à l’épaule comme accro­chées à ces objets qui paraissent leur don­ner tout à la fois conte­nance et sécu­ri­té, mais qui semblent leur faire perdre toute noblesse humaine ? Pour­quoi le flux des per­sonnes dans les pays « occi­den­taux » stables poli­ti­que­ment n’est-il pas repré­sen­té dans l’animation de Paul Viri­lio ? Pour­quoi les pauvres du « loin­tain » semblent-ils si beaux, si nobles et si par­lants sous les plans fixes et lents de la camé­ra de Depar­don ? Il m’est appa­ru qu’il y avait là, sous-jacent un dis­cours bien construit… Mais lequel ?

Culpabilité et impuissance

A la sor­tie, le pas ralen­ti, je marche pen­si­ve­ment. Quand tout à coup, à quelque pas de là, je recon­nais le lieu de tour­nage de la vidéo où l’on voit Viri­lio mar­cher en rue tout en scan­dant un dis­cours catas­tro­phique. Voi­ci la rue. C’est une impasse, dirait-on, dont le nom évo­ca­teur « Pas­sage d’Enfer » vint arti­cu­ler d’un seul coup mon trouble sous l’effet signi­fiant des noms Enfer et Pas­sage.

Faute de bien le repé­rer jusque-là, voi­là ce que cette chro­nique annon­cée de l’enfer sur terre, pour la terre, pour les der­niers vivants dignes de ce nom avait sus­ci­té en moi : l’angoisse d’être confron­tée à une impasse. Et je me suis réjouie qu’il n’y ait eu aucun enfant ce jour-là pour accueillir ce dis­cours alliant culpa­bi­li­té et mésestime.

Dans le film de Depar­don, un vieil Occi­tan semble lui res­sor­tir du tableau. Face à la camé­ra, d’un air phi­lo­sophe et taquin, il confie qu’il ne vou­drait tout de même pas reve­nir à la « brouette ». Il ne cultive pas la nos­tal­gie du temps pas­sé. Mais il parle plu­tôt du plai­sir de pra­ti­quer sa langue natale quand bien même il sait que d’autres ne la com­prennent pas. Il parle lui du « goût ». Il insiste sur le plai­sir de pra­ti­quer cette langue à plu­sieurs et se ques­tionne, toute rai­son gar­dée, sur l’évolution des choses. Cer­tai­ne­ment, il est de tous le plus vivant. Vivant au sens où il semble res­ter de l’avenir pour le monde qui va. Un espoir lié à ce vieil homme qui parle sans être dans le dis­cours ni de la plainte, ni de l’effroi. Au sor­tir de cette expo­si­tion, je me deman­dais ; que reste-il de pro­messe pour le vivant ? Quelle folie d’avoir enfan­té ! Et que dire aujourd’hui à nos enfants qui rêvent de deve­nir parents à leur tour… Faut-il les en dissuader ?

Le Ligueur des parents3 a trai­té dans l’un de ses articles de « l’espace et de ses crasses » à la suite de la col­li­sion de deux satel­lites, l’un russe et l’autre amé­ri­cain. L’illustration mon­trait les déchets en orbite autour de la pla­nète — ce que n’avait pas mon­tré l’exposition de la fon­da­tion Car­tier. L’autre article annon­çait la sor­tie pro­chaine du film de Yann Arthus-Ber­trand, Home, mais sous le titre accro­cheur de « Nous ris­quons tous de dis­pa­raître ». Nou­veau périple aérien pour cet autre pho­to­graphe autour de la pla­nète, mêmes objec­tifs : mettre l’écologie au cœur des consciences. Même moyen : inter­vie­wer des hommes et des femmes du loin­tain tout en voya­geant lui-même à la vitesse de l’éclair.

Que font les jeunes géné­ra­tions de toutes ces infor­ma­tions « objec­tives » qui leur sont ain­si assé­nées quo­ti­dien­ne­ment et à dose mas­sive depuis quelques années ? Com­ment croire à un demain pos­sible ? Com­ment gar­der le « goût » ? Com­ment être actif et res­pon­sable lorsqu’on est un enfant et que la tâche est pré­sen­tée par les adultes comme impos­sible : menace d’extinction de la langue, de la forêt, de popu­la­tions et cultures pré­ser­vées, inon­da­tion de cer­taines villes, aug­men­ta­tion des catas­trophes natu­relles. Que fait-on quand on leur assène que 50% des espèces de la terre pour­raient être per­dues en un laps de temps aus­si court que la durée de la vie d’un homme ? Un tel dis­cours catas­tro­phique ne pro­duit-il pas davan­tage de céci­té par déses­poir, invi­tant à « bien vivre tant qu’on est vivant puisque ce n’est plus pour long­temps » ? Mais ce dis­cours média­tique dépres­sif est-il des­ti­né aux jeunes géné­ra­tions ou à leurs aînés ? Car, comme le dit Yann Arthus-Ber­trand, n’est-ce pas plu­tôt aux parents et aux adultes qui entourent les enfants de don­ner l’exemple en modi­fiant leur comportement ?

Voler sur les ailes du désastre

En contre­point de cette expo­si­tion — en « contre­poids » fau­drait-il plu­tôt dire —, j’aurais aimé offrir à mes enfants le com­men­taire de Pas­cal Bru­ck­ner, « Les amis de la catas­trophe4 ». Son pro­pos donne à pen­ser la pente de la repen­tance qui colore le monde occi­den­tal et que viennent ali­men­ter les nou­velles catas­tro­phiques quo­ti­diennes. Il invite à vivre tant que nous sommes vivants tout en mobi­li­sant les volon­tés pour sor­tir de la spi­rale dépres­sive propre à l’Europe. Ain­si écrit-il : « Bref, pré­ser­vons-nous des forces tristes tapies en embus­cade dans nos têtes […] Il dépend de nous que cette crise dégé­nère en catas­trophe ou soit au contraire l’occasion d’un renou­veau : un chance fra­gile volant sur les ailes du désastre. »

Com­ment vivre avec ces menaces, com­ment ne pas être sai­si par la peur qui téta­nise ? Com­ment voler sur les ailes du désastre ? L’ancestrale peur du loup ali­mente le fait de jouer à avoir peur des loups. Il fau­drait aller relire l’un des albums illus­trés pour enfants de Gré­goire Solo­ta­reff (Lou­lou) qui dit si bien com­ment sur­git d’un seul coup la peur du loup dont on était pour­tant l’ami, le presque fami­lier ! Comme lorsque Depar­don donne parole à une Fran­çaise de Bre­tagne qui nous livre, dans cette langue incroyable qu’est le bre­ton, la peur sou­daine de la mer. La peur qui les a sai­sis, elle et ses proches, pour la toute pre­mière fois un jour de tem­pête effroyable, hors du com­mun, du jamais vu. Quand la terre ou l’élément natu­rel avec lequel on est en bon voi­si­nage devient tout à coup « autre », tel­le­ment autre, il en finit par être incom­pré­hen­sible. Sur­git alors la per­ma­nence d’une menace qui ne manque pas de sus­ci­ter déni ou désespoir.

Comme le vieil Occi­tan de Depar­don, je suis somme toute assez satis­faite d’être « bien née » puisque j’ai pu dérou­ler cette vie jusqu’ici sans avoir à trop craindre son anéan­tis­se­ment sou­dain par la trans­for­ma­tion radi­cale de mon envi­ron­ne­ment. Et puis éga­le­ment d’avoir pu gar­der assez de goût du risque pour conser­ver l’espoir bien vivant d’une géné­ra­tion sui­vante, avec les prises de res­pon­sa­bi­li­té et les actes concrets quo­ti­diens que cet espoir implique de façon urgente.

  1. « Quand la ville se rap­proche », Le Monde, 15 jan­vier 2009, p. 5.
  2. Pas­cale Gus­tin, Des dino­saures au pays du Net, avril 2006, coll. « Temps d’arrêt », Com­mu­nau­té fran­çaise de Bel­gique éditeur.
  3. Le Ligueur des parents, 4 mars 2009.
  4. Le Soir du 5 mars 2009, rubrique « Forum Contre-feux ».

Pascale Gustin


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