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Passage d’enfer…
Les 95% de la population mondiale sont concentrés sur 10% des terres de la planète. Mais seulement 10% des terres sont encore situées à plus de quarante-huit heures d’une grande ville. Le prix à payer pour être ainsi de plus en plus connecté, c’est la disparition de la nature sauvage. Une sélection de quatre-vingt cinq mille grandes […]
Les 95% de la population mondiale sont concentrés sur 10% des terres de la planète. Mais seulement 10% des terres sont encore situées à plus de quarante-huit heures d’une grande ville1. Le prix à payer pour être ainsi de plus en plus connecté, c’est la disparition de la nature sauvage. Une sélection de quatre-vingt cinq mille grandes villes et un relevé titanesque des réseaux routier et ferré, des rivières et du relief ont été passés dans une complexe moulinette informatique : la carte qui en résulte, réalisée par la Commission européenne, donne un aperçu sidérant du déclin des distances, la nouvelle définition de l’urbanisation étant ici fondée sur le temps de trajet qui sépare un point d’une grande ville.
Une telle contraction de la géographie marque évidemment l’évolution du paysage et accélère le phénomène de mondialisation. Les déplacements humains, sorte de « transportation » inédite dans l’histoire de l’humanité dont parle le paysagiste Gilles Clément, bousculent en effet l’équilibre des écosystèmes du fait de la mise en contact d’espèces tenues jusqu’ici à distance par des barrières naturelles que nos déplacements intempestifs brisent aujourd’hui. Paul Virilio parle également de cela dans ses travaux sur les liens entre évolution technologique et développement urbain. Sa théorie des accidents inévitables produits par toute nouvelle technologie, de même que ses idées sur la « pollution des distances » sont essentielles et à prendre en considération2.
L’exposition Terre natale, Ailleurs commence ici montée de concert par Raymond Depardon et Paul Virilio est présentée à la fondation Cartier pour l’art contemporain à Paris. Les films de Raymond Depardon y parlent bien de cette circulation qui met en contact des mondes autrefois séparés. Un premier film lui permet de donner la parole à des personnes en voie de disparaître ou vivant encore — mais plus pour longtemps, ce dont ce film est la preuve — en marge de la mondialisation. Elles parlent dans leur propre langue de leur enracinement et des menaces qui pèsent sur leur avenir. Puis en quatorze jours et sept escales, passant par Washington, Los Angeles, Honolulu, Tokyo, Hô Chi Minh-Ville, Singapour et le Cap, le réalisateur donne à voir dans un second montage sans parole ce rétrécissement des distances et la marque de la globalisation.
Ayant couru à cette exposition le pied léger, j’en suis sortie toute assombrie. Déprimée même… Le terme est-il assez fort ? Atterrée, plutôt. Dans son propos introductif de l’exposition, Paul Virilio écrit : « Avec Raymond Depardon, on se retrouvait sur la même question ; que reste-il du monde, de la terre natale, de l’histoire de la seule planète habitable aujourd’hui ? » Conviendrait alors mieux pour décrire mon état le mot « terrassée », joli mot en référence à la terre sous mes pieds même, dans ce pays si semblable qu’est la France et pourtant si différent de ma terre natale.
Des flots d’informations et des questions
Dans l’exposition, pas de chaise ou presque. Les visiteurs sont, selon les salles, debout ou assis à même la moquette, voire couchés, mais toujours sans contact les uns avec les autres. Dans la pénombre d’une grande salle, ils semblent en effet tous scotchés à la myriade d’écrans dévoilant des images d’archives provenant de journaux télévisés. Là debout dans cette cascade de sons et cette mosaïque d’images mises en musique par Virilio. Debout comme dans l’espace urbain qui ne tolère plus aujourd’hui les bancs publics — de crainte que les clochards et les indésirables s’y posent — et qui appelle ainsi à circuler sans pouvoir se poser.
Mais comment font donc les personnes âgées ? Ceux qui ne se portent plus guère sur leurs jambes : les souffrants, les genoux pleins d’arthrose. Pas de repos pour les mal-portants. Pas d’enfant non plus ce jour-là, mais peut-être était-ce jour scolaire. Étonnante tout de même cette absence des « petits » en fin d’après-midi dans ce silence quasi religieux. Sidérés. Mais étions-nous sidérés ? Regroupés les uns près des autres, sans une parole, sans un regard l’un pour l’autre, tentant de suivre le flot d’informations déversées sur écran géant. Car dans la quatrième et dernière salle, Virilio nous propose une cartographie inédite. Une sphère, la terre y tourne en format géant. Elle tourne tout autour des visiteurs sur un écran à trois cent soixante degrés qui, à chaque révolution de la sphère, traduit les données migratoires sous forme de cartes, de trajectoires, d’informations chiffrées. Et il faut se serrer tous au centre de la salle pour suivre au mieux cette animation captivante qui nous encercle. Pour capter le flux de pixels en nombre égal aux vies humaines qui se déplacent et migrent au gré des conflits politiques et des guerres, pour suivre le flux de l’argent qui va des pays émetteurs aux pays récepteurs et des remises d’épargne par circulation de devises liée à l’exil en terre promise, pour enregistrer la somme des catastrophes naturelles, les villes soudainement disparues de l’écran car promises à une prochaine inondation par élévation du niveau des mers…
Troublée, diverses questions m’agitent en rafale. Mais pourquoi donc Raymond Depardon prend-t-il l’avion vers ces 10% de terres préservées pour aller faire parler en plein écran des personnes de leur paradis quasi perdu par la faute de quelques Occidentaux dont nous sommes ? Pourquoi contracte-t-il lui-même les distances, faisant là ce qu’il dénonce justement ici ? Comment organise-t-il par la prise de vue et un cadrage calculés cette dignité incarnée que dégagent tant le port du corps, de la voix que le regard des interviewés « menacés de disparaître » et leur long silence clôturant chaque rencontre ? Et pourquoi ne manipule-t-il pas de même façon « aimante » sa caméra dans son tour du monde lorsqu’il filme des Japonais aux sorties des métros et magasins courant téléphone portable dégainé, femmes fouillant leur sac à l’épaule comme accrochées à ces objets qui paraissent leur donner tout à la fois contenance et sécurité, mais qui semblent leur faire perdre toute noblesse humaine ? Pourquoi le flux des personnes dans les pays « occidentaux » stables politiquement n’est-il pas représenté dans l’animation de Paul Virilio ? Pourquoi les pauvres du « lointain » semblent-ils si beaux, si nobles et si parlants sous les plans fixes et lents de la caméra de Depardon ? Il m’est apparu qu’il y avait là, sous-jacent un discours bien construit… Mais lequel ?
Culpabilité et impuissance
A la sortie, le pas ralenti, je marche pensivement. Quand tout à coup, à quelque pas de là, je reconnais le lieu de tournage de la vidéo où l’on voit Virilio marcher en rue tout en scandant un discours catastrophique. Voici la rue. C’est une impasse, dirait-on, dont le nom évocateur « Passage d’Enfer » vint articuler d’un seul coup mon trouble sous l’effet signifiant des noms Enfer et Passage.
Faute de bien le repérer jusque-là, voilà ce que cette chronique annoncée de l’enfer sur terre, pour la terre, pour les derniers vivants dignes de ce nom avait suscité en moi : l’angoisse d’être confrontée à une impasse. Et je me suis réjouie qu’il n’y ait eu aucun enfant ce jour-là pour accueillir ce discours alliant culpabilité et mésestime.
Dans le film de Depardon, un vieil Occitan semble lui ressortir du tableau. Face à la caméra, d’un air philosophe et taquin, il confie qu’il ne voudrait tout de même pas revenir à la « brouette ». Il ne cultive pas la nostalgie du temps passé. Mais il parle plutôt du plaisir de pratiquer sa langue natale quand bien même il sait que d’autres ne la comprennent pas. Il parle lui du « goût ». Il insiste sur le plaisir de pratiquer cette langue à plusieurs et se questionne, toute raison gardée, sur l’évolution des choses. Certainement, il est de tous le plus vivant. Vivant au sens où il semble rester de l’avenir pour le monde qui va. Un espoir lié à ce vieil homme qui parle sans être dans le discours ni de la plainte, ni de l’effroi. Au sortir de cette exposition, je me demandais ; que reste-il de promesse pour le vivant ? Quelle folie d’avoir enfanté ! Et que dire aujourd’hui à nos enfants qui rêvent de devenir parents à leur tour… Faut-il les en dissuader ?
Le Ligueur des parents3 a traité dans l’un de ses articles de « l’espace et de ses crasses » à la suite de la collision de deux satellites, l’un russe et l’autre américain. L’illustration montrait les déchets en orbite autour de la planète — ce que n’avait pas montré l’exposition de la fondation Cartier. L’autre article annonçait la sortie prochaine du film de Yann Arthus-Bertrand, Home, mais sous le titre accrocheur de « Nous risquons tous de disparaître ». Nouveau périple aérien pour cet autre photographe autour de la planète, mêmes objectifs : mettre l’écologie au cœur des consciences. Même moyen : interviewer des hommes et des femmes du lointain tout en voyageant lui-même à la vitesse de l’éclair.
Que font les jeunes générations de toutes ces informations « objectives » qui leur sont ainsi assénées quotidiennement et à dose massive depuis quelques années ? Comment croire à un demain possible ? Comment garder le « goût » ? Comment être actif et responsable lorsqu’on est un enfant et que la tâche est présentée par les adultes comme impossible : menace d’extinction de la langue, de la forêt, de populations et cultures préservées, inondation de certaines villes, augmentation des catastrophes naturelles. Que fait-on quand on leur assène que 50% des espèces de la terre pourraient être perdues en un laps de temps aussi court que la durée de la vie d’un homme ? Un tel discours catastrophique ne produit-il pas davantage de cécité par désespoir, invitant à « bien vivre tant qu’on est vivant puisque ce n’est plus pour longtemps » ? Mais ce discours médiatique dépressif est-il destiné aux jeunes générations ou à leurs aînés ? Car, comme le dit Yann Arthus-Bertrand, n’est-ce pas plutôt aux parents et aux adultes qui entourent les enfants de donner l’exemple en modifiant leur comportement ?
Voler sur les ailes du désastre
En contrepoint de cette exposition — en « contrepoids » faudrait-il plutôt dire —, j’aurais aimé offrir à mes enfants le commentaire de Pascal Bruckner, « Les amis de la catastrophe4 ». Son propos donne à penser la pente de la repentance qui colore le monde occidental et que viennent alimenter les nouvelles catastrophiques quotidiennes. Il invite à vivre tant que nous sommes vivants tout en mobilisant les volontés pour sortir de la spirale dépressive propre à l’Europe. Ainsi écrit-il : « Bref, préservons-nous des forces tristes tapies en embuscade dans nos têtes […] Il dépend de nous que cette crise dégénère en catastrophe ou soit au contraire l’occasion d’un renouveau : un chance fragile volant sur les ailes du désastre. »
Comment vivre avec ces menaces, comment ne pas être saisi par la peur qui tétanise ? Comment voler sur les ailes du désastre ? L’ancestrale peur du loup alimente le fait de jouer à avoir peur des loups. Il faudrait aller relire l’un des albums illustrés pour enfants de Grégoire Solotareff (Loulou) qui dit si bien comment surgit d’un seul coup la peur du loup dont on était pourtant l’ami, le presque familier ! Comme lorsque Depardon donne parole à une Française de Bretagne qui nous livre, dans cette langue incroyable qu’est le breton, la peur soudaine de la mer. La peur qui les a saisis, elle et ses proches, pour la toute première fois un jour de tempête effroyable, hors du commun, du jamais vu. Quand la terre ou l’élément naturel avec lequel on est en bon voisinage devient tout à coup « autre », tellement autre, il en finit par être incompréhensible. Surgit alors la permanence d’une menace qui ne manque pas de susciter déni ou désespoir.
Comme le vieil Occitan de Depardon, je suis somme toute assez satisfaite d’être « bien née » puisque j’ai pu dérouler cette vie jusqu’ici sans avoir à trop craindre son anéantissement soudain par la transformation radicale de mon environnement. Et puis également d’avoir pu garder assez de goût du risque pour conserver l’espoir bien vivant d’une génération suivante, avec les prises de responsabilité et les actes concrets quotidiens que cet espoir implique de façon urgente.
- « Quand la ville se rapproche », Le Monde, 15 janvier 2009, p. 5.
- Pascale Gustin, Des dinosaures au pays du Net, avril 2006, coll. « Temps d’arrêt », Communauté française de Belgique éditeur.
- Le Ligueur des parents, 4 mars 2009.
- Le Soir du 5 mars 2009, rubrique « Forum Contre-feux ».