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Paroles de médecin
Mettre du rouge à lèvre. Ne pas se trouver moche. Sortir, marcher, entrer dans un bar. Retrouver des amis. Boire. Parler. Boire. Danser. Regarder un homme. Vraiment le voir. L’inviter à distance. L’observer progresser dans la foule. Sentir quelque chose monter en soi. Boire. Danser. Parler, un peu, seulement un peu, assez pour savoir l’essentiel. Danser. Décider de partir. Ne pas repartir seule. Ne pas rentrer directement chez soi. Se laisser submerger par une autre ivresse que celle due à l’alcool. Enregistrer un numéro de téléphone. Prendre un taxi. S’effondrer dans son lit. Dormir. Dormir.
Mettre du rouge à lèvre. Ne pas se trouver moche. Sortir, marcher, entrer dans un bar. Retrouver des amis. Boire. Parler. Boire. Danser. Regarder un homme. Vraiment le voir. L’inviter à distance. L’observer progresser dans la foule. Sentir quelque chose monter en soi. Boire. Danser. Parler, un peu, seulement un peu, assez pour savoir l’essentiel. Danser. Décider de partir. Ne pas repartir seule. Ne pas rentrer directement chez soi. Se laisser submerger par une autre ivresse que celle due à l’alcool. Enregistrer un numéro de téléphone. Prendre un taxi. S’effondrer dans son lit. Dormir. Dormir.
Travailler. Profiter de la vie. Voir des amis. Sortir. Travailler.
Être fatiguée. Ne pas dormir plus. Sortir. Voir des amis. Danser. Boire. Être fatiguée. Avoir mal au ventre. Boire un peu moins. Avoir toujours mal au ventre. Manger un peu moins. Aller mieux. Travailler. Sortir. Danser. Voir des amis. Boire moins. Manger encore moins. Être fatiguée. Perdre un peu de poids. Travailler. Sortir. S’occuper de sa famille. Danser moins. Être lasse. Penser à prendre rendez-vous chez le médecin. Oublier. Travailler. Voyager. Danser à nouveau malgré la fatigue. Avoir la tête qui tourne. Ne pas y penser. Donner son sang. Être épuisée. Dormir. Travailler. Manger un peu. Manger mal. Dormir. Travailler. Être exténuée. Prendre un rendez-vous pour un examen médical. Stresser sur le moment. Travailler. Voir des amis. Sortir. Moins boire. Moins manger. Avoir la tête qui tourne. Dormir. Travailler.
Se doucher. Prendre les transports en commun. Se présenter à l’examen. Attendre. Ne pas trop patienter. Se déshabiller. Passer dans une machine bruyante. Ne pas y passer le temps annoncé. Se rhabiller. Écouter. Ne pas comprendre. Ne pas pouvoir entendre. Partir. Ne plus pouvoir réfléchir. Se recentrer. Réfléchir. Prendre un autre rendez-vous. Repousser l’annonce. Paniquer. Se recentrer. Travailler. Ne pas dormir. Travailler. Ne pas dormir. Travailler. Aller au rendez-vous. Écouter le médecin. Entendre. Ne pas comprendre. Ne pas sentir. Ne pas palper. Ne pas imaginer. Ne pas penser. Ne pas.
Oublier.
***
Tu surgis dans le miroir, silhouette obsédante, anatomie irréconciliable. Tu te regardes. Tu ne peux plus éviter le face-à-face inquisiteur. Alors tu t’épluches, tu ne laisses rien entraver ton regard, tu te veux brut, à nu, à vif. Tu te vois. La lumière dessine des ombres sur tes aplats. Tu ne vois pas.
Tu ne comprends pas. Tu cherches, frénétiquement, convulsivement, éperdument. Tu caresses, vaine tentative pour tâter, sonder, examiner. Pas de croissance, d’excroissance : juste une décroissance. Tu t’attardes sur ce qui est, sur ce que tu as trop tardé à voir. Mais que tu ne vois pas. Tu cherches. Même les mots te sont étrangers. Les leurs, les tiens, ceux qui pourraient dire. Aucune conjonction ne permet d’unifier ton récit, de construire une voix. Tes mots ont disparu, ils ont brusquement été remplacés par la parole magique des médecins qui fait advenir. Qui fait devenir. Cette parole te révèle à toi-même. Cet extérieur dessine ton intérieur. Est-ce possible ?
Ton regard fouille toujours ton reflet comme tes mains aimeraient fouiller, triturer, manipuler, tout retourner là, à l’intérieur. Là si près, là inatteignable. Tu es tentée d’ouvrir, de disséquer. Tu veux perforer le corps objet que t’impose la glace. Tu rejettes cette image distordue par la pensée médicale, tu déchires cette surface qui t’indispose. Tu désires devenir pure tuyauterie, simple mécanique et pointer le défaut, le vice de construction. Tu aimerais tâter, redessiner la case manquante, circonscrire ce que tu n’as pu ni ressentir ni pressentir.
Seule, nue, le froid te pénètre. Tu te sens devenir fragile, cassable, fragmentable. C’est ce que tu voulais. Mais tu hésites, franchiras-tu les limites de ton enveloppe ? Tu renâcles devant la perte de sensation qu’engendre l’hypothermie : amoindrir des stimuli déjà imparfaits et abandonner tout contrôle n’est pas assez entreprenant. Tu veux être le maitre d’œuvre de ton futur et ne pas assister passivement à un devenir que ton corps choisit pour toi. Comme si tu n’avais pas ton mot à dire sur lui. Comme si tu n’étais qu’un hôte temporaire, dispensable. Tu te sens exclue de cette dépouille, de ce toi, de cette matérialité homogène. Tu veux retrouver le pouvoir de dire ton corps, de te dire.
Tu t’enfonces sous la douche, comme on chercherait à se noyer. Jet violent, bouillant, pour te réduire à néant. Le contraste de chaleur parviendra-t-il à te montrer ce que tu ne vois pas ? Tu aimerais pouvoir te peler, retirer lentement, délicatement, précautionneusement cette peau qui te cache la vue, qui t’obstrue le chemin jusqu’à la Chose qui te hante, qui t’habite, qui cohabite avec toi. Tu souhaiterais la déranger, la démanger, la déloger. Tu voudrais la voir glisser hors de toi, vapeur parmi les gouttes, ombre parmi les fluides, essence désamalgamée de la tienne.
Tes bras t’entourent en une solitaire étreinte. Tes mains se rejoignent derrière tes omoplates, derrière ton dos et cajolent le vide. Tu ne sais plus si le geste se veut consolateur ou coercitif. S’il t’enjoint de continuer à nourrir la Chose ou de l’étouffer dans un mouvement compulsif, s’il s’inquiète de toi ou s’adresse à elle. Tu es dédoublée, déroutée, désarçonnée, évidée : l’Autre t’occupe entièrement, t’a expulsée, t’a délogée. Tu es littéralement désincarnée : tu menais sans le savoir une existence détachée de ton corps, hors chair, hors sol. Tes sens forcément n’étaient plus opérants. Il a fallu des mots toutpuissants, des mots d’ailleurs, des mots de l’extérieur, pour révéler la supercherie de ton éviction.
Et tu n’en finis pas de t’étonner de la force de cette incantation médicinale qui a fait advenir une autre vie en toi, un Autre inconnu de toi. Tu cherches une faille véridique dans cette assertion clinique. Irrégularité de ta pensée. Irréconciliabilité de ton être pensé, vécu et dévoilé. Fêlure. Fissure. Tu te sens atteinte d’une faillinite aigüe, mais ça, le discours médical ne l’a pas détecté. Tu remarques l’ironie de la technique scientifique qui te dévoile des indésirables mais ne t’aide pas à te rassembler après le choc de l’incommunicable. La fluidité de l’eau opposée à la densité de ton véhicule échoue aussi à refaire de toi une entité, à te redonner un semblant de constance. Tu coupes l’eau et sors de la douche. Tu t’enveloppes dans un drap avec l’impression d’oublier une partie, mais la bonde est vide. Tu as peur de te frictionner : cela pourrait te fractionner. Tu ne sais plus quels gestes poser.
Blanc.
Vide.
***
Tu regardes le plafond, allongée sur ton lit, car la vision ne t’est d’aucun secours. Ta main parcourt ton ventre ainsi étiré, palpe tes côtes ensommeillées, ton nombril irrégulier, tes hanches escarpées. Où se cache l’Autre ? Fuit-il le passage de ta main ? Jusqu’où s’étend son empire ? Tu trembles de te découvrir en territoire ennemi. Tu l’imagines grossir et te remplir, occuper tout l’espace jusqu’à t’étouffer petit à petit. Tu as peur. Tu es fascinée. Tu hésites face à la tentation de lui abandonner le terrain. L’Autre n’a‑t-il pas déjà décidé à ta place ?
Mais tes yeux t’appartiennent encore et ils livrent ton désarroi inondable, dans un abandon qui te fait honte. Dans le silence de ta chambre, les larmes désagrègent ta face mais ne font advenir aucun soulagement. Tu continues, malgré tout, à couler et déborder, alors que le reste de ton corps se retire, s’anesthésie, devant l’indicible de ta situation. Tes mouvements rétrécissent et ton visage se fige dans un carcan de sel, résidu du séisme des mots médicaux. Dans le calme durement revenu, tu sens la rigidité de ta gorge, l’impossibilité d’articuler d’autres sons que des plaintes animales. Ton corps te souffle que si tu ne sais plus le dire, alors tu ne dois plus rien dire du tout. Tu te tais.
Rien ne vient.
Plus rien ne sort.
Tu ne veux plus bouger. Ton corps s’est animé d’un mouvement propre, insondable : tu le laisses se déployer, tu lui laisses le champ libre et les pots cassés. Tu réduis donc l’amplitude de tes respirations. Rejoindre l’impassibilité des gisants. Atteindre leur sérénité de marbre. Leur figement te parait être l’idéal à atteindre : ton immobilisme leurrera l’Autre, lui fera croire que tu as déserté, que tu n’es plus un hôte intéressant à parasiter. Que tu n’es plus. Et qu’il ne doit plus être. Tu suspends par toute la force de ta volonté les mouvements résiduels de la vie. Tu réduis jusqu’à tes battements de cils.
Tu ne sombres toutefois pas dans l’inconscience ensommeillée. Tu n’arrives pas à t’éteindre. Fixement, tes yeux ouverts te dévoilent le trouble de l’air, l’impossibilité du vide absolu. Elles sont partout, elles sont innombrables, ces indolences poussiéreuses qui encombrent la pantomime du quotidien. Tu te demandes combien d’entre elles seraient nécessaires à représenter l’Indésiré. Cette incommensurabilité t’inquiète, le rend trop matériel, trop présent, trop.
L’espace se remplit d’un coup de ces présences invisibles. Elles sont là, bien là, elles ne flottent plus aléatoirement, elles compriment ta poitrine, elles cherchent à s’épandre, à annexer tout l’espace, quitte à engloutir ton corps. Cette multitude tourbillonnante ne danse que pour mieux t’étourdir. Tu suffoques. L’immobilité est vite oubliée tant les spasmes de ton souffle se font violents. Tu cherches autant l’oxygène qu’à te ménager une cavité parmi ce sarcophage impalpable. Tu refais place au mouvement, à contrecorps. Brutalement.
Frontalement.
***
Voilà la rue. Je n’ai pas de direction, de sens, de but. Je ne suis que pur déplacement. Un pied après l’autre, rotations des articulations, contractions des muscles, appuis des os, mobilité du squelette. Mécaniquement parlant, tout roule. J’essaie, par le mouvement, de retrouver une certaine harmonie avec mon corps, de tirer un trait sur notre différend, de faire une trêve. Je cherche à l’écouter. Je respire profondément, j’allonge ma foulée, je fluidifie mon mouvement, j’assouplis le déplacement frénétique de mes bras.
Mes errances ne m’amènent nulle part. Je tourne en rond, dans un labyrinthe de chemins trop de fois empruntés, dans un dédale de rues connues mais innommées. Je suis une girouette folle, j’ai perdu le sud. La pensée m’est revenue mais désorganisée, chaotique, anarchique. Tout se bouscule, tout me bouscule. Ça virevolte en moi, je suis un orage sans ciel, un déluge sans terres à ravager, un carnage sans cadavre.
Mais mon errance me parle. Elle me dit mieux que mes mots, que ce corps, que mon immobilité ou que tout silence. Elle me révèle, elle dit mon ignorance de mes savoirs tus, mon inconscience des éléments tant de fois observés. Elle me souffle mon incompatibilité avec le monde, avec l’extérieur, avec l’intérieur, avec l’Autre. Elle m’insuffle la nécessité du choix : moi ou lui. Lui ou moi ? À défaut de le connaitre, puis-je me choisir ? La vie prime-t-elle sur la mort, la mort ne commence-t-elle pas toute vie ? Une décision est-elle radicalement différente de l’autre ou l’autre de l’une ? Je l’ignore, je ne sais rien. Mais je ne me rangerai pas… à une parole de médecin.