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Paradoxes d’une solidarité internationale postindustrielle
Dans le monde de la solidarité internationale, l’industrie n’a pas bonne presse. Lorsqu’elle est évoquée, c’est généralement pour figurer dans la colonne des maux du développement, en tant que source de problèmes sociaux et environnementaux en tout genre. On la trouve plus rarement dans celle des bénéfices du développement, en tant que source de revenus, […]
Dans le monde de la solidarité internationale, l’industrie n’a pas bonne presse. Lorsqu’elle est évoquée, c’est généralement pour figurer dans la colonne des maux du développement, en tant que source de problèmes sociaux et environnementaux en tout genre. On la trouve plus rarement dans celle des bénéfices du développement, en tant que source de revenus, d’emplois ou de recettes fiscales. L’association des notions d’«industrie » et de « Sud » renvoie généralement dans cet imaginaire aux exemples repoussoirs des usines d’assemblage (les maquiladoras) du Mexique ou de l’industrie du textile en Asie du Sud sur laquelle l’effondrement du Rana Plaza à Dacca, Bangladesh, a jeté une lumière crue. L’industrie au Sud, c’est fatalement le capitalisme sauvage au détriment des populations locales.
Vision victimaire du développement
Cette grille de lecture soupçonneuse, nous sommes nombreux à la partager parmi les ONG altermondialistes. Mais n’avons-nous pas tendance à oublier ce qu’elle doit à notre imaginaire politique et à ses mutations ? C’est que l’idée d’industrie au Sud concentre contre elle plusieurs discours critiques qui façonnent conjointement la vision du monde des ONG progressistes. L’industrie au Sud, c’est d’abord, dans la tradition de gauche, un lieu d’exploitation de l’homme par l’homme, d’autant plus cruel que le droit du travail y est quasi inexistant et que la présence de régimes autoritaires et d’une armée de réserve industrielle sapent le mouvement syndical. L’industrie au Sud, c’est ensuite le lieu de la « sous-traitance en périphérie », le symbole de la surexploitation de la main‑d’œuvre des pays pauvres par le capitalisme du « centre », pour le plus grand bonheur des actionnaires et des consommateurs des pays riches1. L’industrie du Sud, c’est aussi de plus en plus, dans notre perception, une menace grandissante pour l’environnement global, une production potentielle de gaz à effet de serre dont les émetteurs ne semblent pas bien conscients des conséquences pour l’ensemble de l’humanité et en particulier pour les plus faibles qui se trouvent justement parmi eux.
Enfin et surtout, l’industrie renvoie à un modèle de développement qui a montré toutes ses limites et dont nous ne partageons pas, ou plutôt plus, la philosophie : le modèle « modernisateur », pour reprendre l’expression de Guy Bajoit, qui projette une voie unilinéaire vers le bonheur collectif régie par le rationalisme technique et la production à grande échelle. Dans la foulée de l’écologie politique, nous sommes de plus en plus réceptifs, depuis une vingtaine d’années, aux théories de « l’après-développement »2, à la dénonciation de « l’occidentalisation du monde »3 à l’œuvre derrière les programmes visant à améliorer la productivité et les capacités de consommation des sociétés du Sud. La place des « victimes du développement »4 (victimes des grands barrages, des mines à ciel ouvert, des accidents industriels, des accaparements de terre, du réchauffement climatique) a dès lors pris une place grandissante dans nos discours et nos actions, notamment sous la forme d’un recours exclusif au langage des droits humains, au point de supplanter la question des conditions et des acteurs du développement.
N’est-ce pas là notre contribution à l’idéologie humanitaire et à sa vision compassionnelle d’un Sud en souffrance, vision aveugle aux stratégies de subsistance « réellement existantes » et aux rapports de force entre groupes sociaux et nations qui déterminent les conditions d’existence ?
Double biais local et rural
Quant aux acteurs du développement, nous les envisageons désormais uniquement sous le prisme de la communauté locale. Avec une préférence pour les zones rurales, l’agriculture « familiale », la production « paysanne », l’«agroécologie », se taillent la part du lion quand il s’agit d’avancer des « alternatives » au développement dominant, alors que dans plusieurs pays le nombre d’ouvriers agricoles rattrape celui des petits producteurs, ou que ces derniers dépendent tout autant de leur travail saisonnier dans les grandes plantations que de leur propre exploitation pour joindre les deux bouts. Sans compter le fait que les paysans comme les ouvriers agricoles aspirent, pour une bonne part d’entre eux, à échapper à leur condition rurale. Une tendance sociologique lourde sur laquelle les politiques de soutien à la petite agriculture ou d’équipement des villages ont peu de prise, quand elles ne contribuent pas elles-mêmes à l’exode vers les mégapoles5.
Les deux tiers de la population mondiale vivront en ville d’ici 20506. Les alternatives économiques à l’endroit de la population urbaine pauvre, majoritairement jeune et (sur-)vivant d’expédients, ont nettement moins de place dans l’offre de soutien comme dans le plaidoyer de nos ONG progressistes. Il y a bien sûr l’appui à l’économie sociale et solidaire et le commerce équitable avec des unités de production garantissant une rémunération correcte à leurs employés. Des initiatives constructives, mais dont on a peine à croire qu’elles iront plus loin que des ilots de travail décent dans l’océan de l’informel. Il y a parallèlement les campagnes contre les abus sociaux de toutes sortes commis aux frontières de la mondialisation du textile. Pas ou peu de propositions en revanche pour la constitution ou la reconstitution d’un tissu industriel national, pour le développement d’activités de transformation des matières premières par exemple, potentiellement capables de résorber une partie de ce chômage de masse.
Industrie, où es-tu ?
Cette absence est compréhensible quand on sait ce que le monde de l’industrie nous inspire à nous, militants altermondialistes. Elle se révèle néanmoins paradoxale dès lors que nous partageons simultanément le constat suivant lequel les économies basées sur l’extraction et l’exportation de matières premières, majoritaires au Sud, ont peu à offrir aux populations concernées. La « malédiction des ressources naturelles » est un phénomène aujourd’hui bien connu : la part importante d’une ou de quelques ressources naturelles dans la production nationale favorise les dérives autoritaires, les conflits autour de la captation et de la distribution de la rente, l’inflation, la faillite des autres secteurs d’activité, les dégradations environnementales, etc.7 Par ailleurs le fait de ne pas valoriser les matières premières localement prive ces pays des étapes des processus de production qui présentent davantage de valeur ajoutée et génèrent des biens transformés dont les marchés sont moins volatils, donc potentiellement des recettes fiscales plus stables pour financer les politiques publiques, notamment sociales.
Les gouvernements progressistes d’Amérique du Sud ont beaucoup discouru sur ce défi de la diversification, mais bien peu réalisé. Les excédents budgétaires liés au renchérissement des matières premières n’ont pas été réorientés vers le développement de nouveaux secteurs d’activité. Au contraire, cette manne a découragé les exécutifs à impulser les réformes nécessaires à une transformation des matrices productives et engendré un mouvement de reprimarisation du continent. Au crépuscule du cycle des gauches gouvernementales, l’économie du continent repose toujours plus sur le modèle extractiviste8.
Cette absence de l’enjeu industriel apparait d’autant plus paradoxale que l’une des principales conséquences de la mondialisation néolibérale en Amérique latine et en Afrique est justement le déclin des industries nationales. Les ajustements structurels n’ont pas seulement réduit les budgets consacrés au social, ce que nous n’avons eu cesse de dénoncer, ils ont produit une foule de nouveaux pauvres en condamnant des entreprises publiques dont l’efficacité économique était sans doute discutable, mais dont la fonction sociale était certaine à travers les dizaines de milliers d’emplois stables qu’elles fournissaient9. De fait, cette partie du monde connait depuis trente ans un phénomène de « désindustrialisation précoce », en termes de valeur ajoutée comme d’emplois dont les sources ne sont pas à tant à chercher du côté du progrès technologique (automatisation, etc.), comme c’est le cas pour la désindustrialisation au Nord, que dans la libéralisation commerciale et l’exposition à des économies plus compétitives, notamment d’Asie de l’Est10.
On peut également interroger l’absence de l’enjeu industriel à l’aune de l’importance historique qu’il a eu pour les pays Fraichement décolonisés. Sans verser dans la nostalgie des « industries industrialisantes », souvenons-nous que la revendication d’un « Nouvel ordre économique international » leur permettant de sortir de leur condition prolétaire de fournisseur de matières premières aux ex-métropoles a été au cœur du mouvement politique des nations du « Tiers-monde ». C’est notamment la raison d’être initiale de la Cnuced, créée en 1964 à l’initiative des pays du Sud. Cet objectif a disparu des écrans radars au début des années 1980, avec l’échec des stratégies d’industrialisation par substitution des importations, la crise de la dette, puis l’injonction néolibérale à se recentrer sur ses avantages comparatifs naturels11.
Mais il réémerge avec le tournant du millénaire, à la Cnuced et dans le cadre des négociations commerciales et climatiques notamment, où de nouvelles coalitions de pays du Sud cherchent à se protéger des disciplines et contraintes internationales qui hypothèqueraient leur développement économique futur12. La volonté existe, parmi certains représentants du Sud, de conserver, ou de retrouver, la maitrise des modalités de leur intégration à l’économie mondiale en vue de la rendre compatible avec des stratégies de développement politiquement définies à l’échelle nationale13. Il s’agit notamment de se ménager la possibilité de soutenir et protéger des industries naissantes, comme l’ont fait les pays occidentaux puis les dragons asiatiques. Et d’envisager la question environnementale selon le principe des responsabilités « communes mais différenciées », de manière à ce que les économies du Sud ne soient pas déclassées du fait de l’indispensable ajustement écologique mondial14.
Échapper à la simplicité involontaire
Ces considérations produiront chez beaucoup de militants d’ONG l’impression d’un combat d’arrière-garde. Nuançons-les donc un peu. Notre propos ne consiste pas à affirmer que l’industrialisation sauvera le Sud, ce qui serait effectivement un bond de cinquante ans en arrière au moins, mais qu’à certaines conditions, internes et externes à ces pays, elle fait peut-être davantage partie du cocktail de solutions que ce que nous ne l’envisageons traditionnellement, imprégnés que nous sommes d’un imaginaire postindustriel que nous projetons sur le reste du monde. Du reste, vouloir imposer aux autres nos valeurs occidentales, en matière de droit à la différence ou d’égalité de genre, tout en les préservant de la société industrielle n’est-il pas le dernier avatar de l’occidentalisation du monde15 ? Alors que précisément, les majorités au Sud louchent sur nos standards matériels, mais se méfient de nos spécificités culturelles.
Parmi les conditions externes au développement des activités de transformation figure le démantèlement des accords commerciaux et d’investissement les plus néfastes au maintien des marges de manœuvre politique. Les ONG devraient peut-être davantage en faire un sujet et rompre avec la logique libérale qui sous-tend ces accords, au lieu de s’évertuer à les barder de normes sociales et environnementales qui renforcent leur dimension intrusive et, involontairement, consolident les positions commerciales des pays riches. Sur le plan interne, l’existence d’un volontarisme politique avisé en matière de développement d’un appareil productif est la plus déterminante des conditions, loin devant les avantages comparatifs. De ce côté, soyons lucides, les logiques rentières et oligarchiques sont fermement ancrées parmi les élites des pays dépendants de leurs matières premières. Seuls des mouvements sociaux et politiques profonds pourront, à terme, créer les conditions permettant aux majorités d’échapper à la simplicité involontaire.
- Cetri, « Sous-traitance en périphérie. Pratique économique et rapport social d’exploitation », Alternatives Sud, Louvain-la-Neuve/Paris, Syllepse, 1999.
- Rahnema M., Bawtree V., The post-development reader, Londres, Zedbooks, 1997.
- Latouche S., L’Occidentalisation du monde. Essai sur la signification, la portée et les limites de l’uniformisation planétaire, Paris, La Découverte, 1989.
- Seabrook J., Victims of Development. Resistance and alternatives, Londres, Verso, 1993.
- En revanche la présence d’une grande entreprise « non liée à l’agriculture » réduirait de 50 % la tentation de quitter les villes secondaires pour les grandes villes, dans un pays comme le Burkina Faso, et entrainerait même un mouvement de retour des grandes villes. Beauchemin Chr. et Schoumaker Br., « Migration to cities in Burkina Faso : Does the Level of Development in Sending. Areas Matter ? », World Development, vol. 33, n° 7, 2005, cités par Coopman P., « Réhabilitation de l’agriculture : les écueils potentiels », La Revue nouvelle, 2011 – 1.
- Cetri, Explosion urbaine et mondialisation, Alternatives Sud, Louvain-la-Neuve/Paris, Syllepse, 2007.
- Carbonnier G., « Comment conjurer la malédiction des ressources naturelles ? », Annuaire suisse de politique de développement, 26 – 2, 2007.
- Duterme B., « Amérique latine : des pouvoirs et des luttes », Alternatives Sud, Louvain-la-Neuve/Paris, Syllepse, 2017.
- Notons la priorité que nos campagnes d’ONG accordent au rétablissement des politiques sociales comme la protection sociale, l’éducation, la santé, l’assainissement de base, l’accès à l’eau, bref à « la lutte contre la pauvreté », par rapport à celui du rétablissement d’activités productives créatrices d’emplois et pouvant contribuer au financement des services sociaux.
- Rodrik D., Premature deindustrialization (Working Paper 20935), National Bureau of Economic Research, février, 2015.
- Defraigne J.-Chr., « La reconfiguration industrielle globale et la crise mondiale », L’Esprit du Temps/Outre-Terre, n° 46, 2016/1.
- Cetri, « Coalitions d’États du Sud. Retour de l’esprit de Bandung », Alternatives Sud, Louvain-la-Neuve/Paris, Syllepse, 2007.
- Zacharie A., Mondialisation : qui gagne et qui perd ? Essai sur l’économie politique du développement, Bruxelles/Lormont, La Muette/Bord de l’eau, 2013.
- Cetri, « Économie verte, marchandiser la planète pour la sauver ? », Alternatives Sud, Louvain-la-Neuve/Paris, Syllepse, 2013.
- On pourrait même aller plus loin et déceler des relents coloniaux à cet anti-industrialisme sélectif, quand on sait combien les métropoles avaient à cœur de limiter l’industrialisation de leurs possessions, pour maintenir leur fonction de débouchés de leur propre production manufacturière et y éviter la formation de groupes sociaux revendicatifs.