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Paradis perdu
Ma vie ne tient plus qu’à un filet de bave de crapaud, qui malheureusement n’atteint jamais les étoiles. Aux étoiles je suis pourtant promis, je serai peut-être l’une d’elles, qui sait. Lorsque je serai mort pour de bon. C’est bien un filet liquide qui me lie d’un trait tremblant au lavabo dans lequel je viens de […]
Ma vie ne tient plus qu’à un filet de bave de crapaud, qui malheureusement n’atteint jamais les étoiles. Aux étoiles je suis pourtant promis, je serai peut-être l’une d’elles, qui sait. Lorsque je serai mort pour de bon.
C’est bien un filet liquide qui me lie d’un trait tremblant au lavabo dans lequel je viens de cracher une fois encore. Il y a un peu moins de sang cette fois. J’extrais un mouchoir de ma poche pour le passer sur mes lèvres. J’insiste sur les commissures. Je dois être net, comme si rien ne s’était produit. Je sais, je sais, je ne suis pourtant qu’une ombre en ce lieu, ignorée de tous, mais je me dois d’apparaitre propre à l’éventuel regard.
Propre, je rigole doucement. Mon long glissement vers la marge a rongé mes vêtements d’usure et de crasse.
Je ne suis qu’une pauvre cloche, même si mes yeux de l’en-dedans me voient encore comme le fringant jeune homme que j’étais hier. La puissante honnêteté du miroir de cette toilette publique ne laisse toutefois aucun doute. Clochard, clochard !
J’en ai assez vu, je sors. Le hall de gare m’aspire et je joins mes pas à ceux de navetteurs en foule. Trois euros en poche, comptés et recomptés. Bien trop peu pour prendre ce billet et partir là où je veux être.
Il y a trop longtemps que je reporte mon envol et que je reste collé — debout, assis, couché — aux dalles noires de ce déambulatoire profane.
La vie me quitte et je veux quitter cet endroit pour cet ailleurs que je connais si bien. Ce lieu sublime dont mon globe pourtant égaré a gardé le souvenir précis.
C’est un jardin extraordinaire comme le chante un certain fou. Un endroit que les poètes ont dû célébrer. Les Finzi-Contini auraient d’ailleurs pu, connaisseurs, le contempler avec le même ravissement que moi.
Je suis Philippe de Basse-Terre, fils du comte Edmond et de Coralie van Wessel. Mon arbre généalogique est ramifié, et ses racines profondes. Ancrées dans cette terre que j’aime, là-bas au bout des rails de chemin de fer.
Mon titre pour un titre de transport. Cette pensée m’arrache un sourire amer. Impécunieux sans espoir immédiat d’une meilleure fortune, je prendrai donc ce train en maraude. Débraillé comme je suis, je serai repéré à coup sûr. Tant pis. Je pousserai ma bille le plus loin possible. Je veux dire, le plus près possible du paradis.
Le panneau qui trône dans la grande salle où je pénètre enfin indique que le direct quittera le quai dans quelques minutes. Je presse le pas, je ne le raterai pas. « Last call », dernier appel !
Le chef de quai siffle le grand départ alors que je monte dans le premier wagon qui se présente à moi au sortir de cet escalier dont chaque marche a compté double. Hors d’haleine, prêt à cracher mes poumons une nouvelle fois, j’échappe de justesse à la fermeture des portes. La tête me tourne, je m’appuie sur la paroi de plastique d’une main moite.
Je comptais rester debout pour être plus mobile en cas de vérification des tickets. Mais je ne tiens plus, il me faut m’assoir. J’avise une place restée libre et y pose en un coup mon séant. Je souffle un peu non loin de ceux qui voyagent avec moi et que ma brusque irruption a fait sursauter. À moins que ce soit mon redoutable aspect qui les ait fait tressaillir ainsi.
Passé ce moment de saisissement, je sens mes muscles tendus à se rompre se relâcher. Mon esprit lui aussi prend le large.
Un bac à sable me revient des jours anciens. J’y suis seul sous le regard distrait de maman. Je ne dois pas être très vieux. Mon râteau orange trace des sillons « zen » dans le sable humide de rosée. Le soleil est encore masqué par la tonnelle de lierre et n’a pas eu le temps de sécher la zone. Une vierge en plâtre dans son alcôve voisine baisse les yeux avec tendresse sur mes jeux d’enfant. Ses bras maternels sont ouverts sur l’univers qu’elle embrasse. Elle est criblée d’impacts de balles. Les soldats impies qui ont occupé l’endroit lors de la dernière guerre en avaient fait une cible de choix.
Mes petites autos ont les roues enrobées de sable pour avoir parcouru le tracé que je viens de réaliser. Au bout de la piste, un modeste trou dans lequel elles viennent s’échouer.
Un soupçon de vent vient faire frémir les feuilles de lierre qui s’entrecroisent au-dessus de moi. C’est une bien belle journée. Je tourne la tête vers l’étang tout proche qui reçoit en pluie les rayons du soleil. De paisibles nénufars contrastent d’un vert profond avec les étoiles de lumière qui dansent à la surface des eaux.
Quelle heure peut-il bien être ? Le clocher de l’église voisine n’a pas encore égrené son chapelet de coups veloutés. Mon estomac pourtant rempli de belles tranches de pain beurrées, nappées d’une confiture de fruits rouges, me rappelle toutefois qu’il est bientôt l’heure. Nous irons sous peu prendre le déjeuner dans la grande salle à manger au lustre immense où je suis convié à m’assoir avec les grands. Une tarte aux pommes sera le point d’orgue de ces agapes familiales. J’ai vu mon grand-père, Jos van Wessel, la déposer ce matin à la cuisine. Le pâtissier maitrise son art et la salive me coule déjà dans la gorge rien que d’y penser.
Le train prend de la vitesse et s’élance à travers la campagne. Mon voisin direct est un « triso » en bleu de travail « roti-rotant » sa bière en boite. Ces éructations tranchent dans le vif de ma rêverie.
La réalité du compartiment revient en force. Mes pensées atterrissent. Mes yeux se focalisent à nouveau. Une bande de jeunes discute bruyamment à quelques sièges de là. L’un d’eux parle plus distinctement que ses camarades. « Ces pompes, mec, c’est ça k’est hooligan ». Quelle drôle d’expression. Un homme de ma génération aurait peut-être dit « extra » ou « d’enfer ».
L’enfer, l’envers du paradis. Il faut que je rejoigne ce dernier. Que mon regard devenu louche se pose à nouveau sur les courbes et les perspectives à l’anglaise de ce parc tant aimé. Le voyage durera et les images du passé me rattrapent comme pour tromper mon attente.
Sur le perron du jardin d’hiver, dans la douceur du soir, ma sœur Catherine et moi jetons du haut de nos jeunes années quelques noms d’oiseaux vers le ciel. « Crotte de bique alors », « merde pour de bon », « macédoine de popo là-bas » désignant du doigt en riant la trouée entre les hêtres au bout de laquelle, dans le lointain, l’astre s’apprête à se coucher.
Nos vêtements de nuit couverts par un peignoir en peluche nous protègent de la fraicheur qui tombe sur le domaine. Nos éclats de voix sont interrompus brusquement par maman qui, se pliant à notre hauteur, nous fait, d’un geste, regarder vers la boucle de l’étang. « Un héron », souffle-t-elle. En effet, un volatile de haute taille, quasi préhistorique, se tient immobile au bord de l’eau. « C’est si rare d’en croiser un », poursuit-elle toujours chuchotant comme pour ne pas effrayer notre visiteur improbable, pourtant à bonne distance.
L’arrière-grand-mère, Rachel Haak, nous rejoint, un châle violet sur les épaules. Elle se retire dans ses appartements et vient nous souhaiter la bonne nuit. Elle a sur le visage un étrange bouton brunâtre qui me fascine. Je souhaite qu’elle nous embrasse pour pouvoir le toucher. Dieu sait ce qui en sortira sous la pression de mes doigts. Est-il aussi par hasard la commande d’une manœuvre particulière ? Pètera-t-elle si j’appuie dessus ?
Le bisou n’est d’ailleurs pas de mise avec l’aïeule élevée dans un pensionnat d’Angleterre. Nous ne sommes pas très « embrassants », a‑t-elle coutume de répéter. Un geste tendre de la main suffira. Alors qu’elle tourne le dos, papa vient nous chercher pour nous mettre au lit.
Une porte glisse au bout du wagon. « Contrôle des tickets », annonce une voix blasée. Le moment redouté est arrivé. Philou, mon filou, te voilà frais et bon pour descendre à la prochaine station. Terminus.
Le cliquetis de la poinçonneuse se rapproche. Le voilà déjà. Les larmes me montent aux yeux et c’est, pitoyable, je le regarde fixement. Je lui présente alors mes deux mains vides en forme d’aveu. Il hoche la tête, soupire et lâche la parole de délivrance : « c’est bon pour cette fois ». Le charme étrange que dégage l’être dépenaillé que je suis aurait-il opéré ?
Trêve de spéculations, le voyage continue, voilà l’essentiel.
Je ne vois même pas le regard réprobateur et méprisant de la dame au chien qui me fait face, c’est le paysage défilant à toute vitesse qui m’inspire et me pousse à reprendre le fil de mon songe éveillé.
Me revoilà encore quelques années en arrière. Je suis maintenant jeune homme, enfin un adolescent presque boutonneux. J’ai un cahier de dessin entre les mains et je tente de saisir d’un trait encore malhabile l’essence même de ce qui se présente à moi. Le parc est ouvert, comme aéré, par trois longues perspectives. L’une d’elles se perd dans les champs, la seconde atterrit sur une immense pelouse façonnée par les contours de la pièce d’eau, la dernière nous permet d’apercevoir le verger par-delà le petit pont de pierre.
J’ai une boite de couleurs sur le guéridon en métal à ma droite et un pot d’eau dans lequel trempent mes pinceaux. La technique de l’aquarelle est périlleuse. Aurais-je suffisamment de talent ou, à défaut, d’indulgence ? Le sujet est pourtant somptueux, magnifié par le soleil au zénith. L’herbe est jaunie par son ardeur impitoyable. Les grands arbres se rient, quant à eux, des rayons avec lesquels leurs vertes feuilles jouent à cachecache.
Le tilleul qui me fait face à quelque cent mètres et qui abrite en son sein la balançoire de notre enfance embaume puissamment. Je suis comme envouté, rendu bête avec mon petit crayon suspendu au bout de mes doigts.
Une voix familière dissipe les brumes enchantées de mon cerveau. Ma grand-mère, Élisabeth Martin, se tient en effet derrière moi. « Que fais-tu, cher garçon ? », dit-elle doucement. Sur le même ton, je lui réponds en me levant de ma chaise de bois peint : « Je tente de dessiner le jardin ».
« Ton arrière-grand-père, Gustave, mon cher père, avait lui aussi posé son chevalet ici même. Il doit encore exister une de ses toiles qui ont le jardin pour thème. » La passion que la majesté du lieu inspire est donc héréditaire. D’autres avant moi l’ont aussi tant aimé.
Les idées se bousculent et succèdent en saccades les unes aux autres. Je revois alors toujours le jeune homme que j’étais plongé au cœur d’un hiver comme on en vit peu. Je chemine sur le sentier de gravier gelé avec ma cousine Astrid. Nous devisons gaillardement. Je reste toutefois attentif à ce qui m’entoure tant l’air vif qui me fait quelques fois baisser le nez dans mon écharpe m’invite à plus d’acuité visuelle. La nature est en sommeil profond et rêve de printemps. Les tortuosités des arbres se détachent de manière éclatante. Leurs hautes branches noires masquent souvent l’azur, impeccable de clarté. L’étang est, lui, prisonnier d’une épaisse couche de glace sur laquelle nous patinons allègrement ma chère cousine et moi, main dans la main.
Mon cœur est en hiver lui aussi et la chaleur tropicale qui règne dans ce train ne le réchauffera pas. Il fondra toutefois lorsque je serai enfin là face à lui. Lui que je n’ai plus revu depuis que cet Américain l’a racheté, il y a déjà bien longtemps. Je revois le moment de prendre congé de mon paradis, les poings serrés jusqu’au sang, pleurant à peine caché par le catalpa. Plus loin, l’oncle Alain tire du piano du jardin d’hiver une mélodie que je n’oublierai plus jamais. La mélancolie de l’air vaguement jazzy épouse alors parfaitement la mienne.
Le visage de cet usurpateur étranger est au reste devenu flou. Que le diable l’emporte.
J’arrive enfin, la gare, la destination. Le train s’arrête pour laisser descendre les quelques rares voyageurs qui regagnent leurs pénates. La démarche peu assurée, je m’extrais péniblement de la rame pour me diriger vers la sortie.
Le quai, voilà la terre ferme, celle qui jouxte la mienne d’un petit kilomètre. Quelle entrée vais-je choisir pour reposer, en fraude, le pied sur celle-ci ? Celle de l’usine de mon grand-père avec son entrée monumentale, celle, plus modeste, du petit bosquet des amoureux ?
L’air frais du soir qui balaie le quai me revigore et j’avance un peu. Le soleil se couche, l’endroit de mes délices sera somptueux. Le ciel irisé surplombant le parc, quelle merveille à venir.
Mes pas me guident vers la salle des pas perdus. Je pousse la grande porte en jetant dans la manœuvre ce qui me reste de forces. Je chancèle. Je tombe une première fois. Deux costauds me relèvent. Je tousse violemment et crache le sang.
J’échappe à mes deux porteurs d’un coup de reins. Non, il n’est pas trop tard. Je titube, frénétique. Ma vue se brouille. Ma tête, j’ai mal. Dieu, j’ai mal. Je m’effondre sur la dalle froide. Pas maintenant, pitié, encore un moment. Je veux le hurler, mais plus aucun souffle ne viendra.
Cette lumière pourtant, cette lumière, serait-ce alors possible…