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Paradis perdu

Numéro 2 – 2021 - 7. Italique fiction par Nicolas Acelin

mars 2021

Ma vie ne tient plus qu’à un filet de bave de cra­paud, qui mal­heu­reu­se­ment n’atteint jamais les étoiles. Aux étoiles je suis pour­tant pro­mis, je serai peut-être l’une d’elles, qui sait. Lorsque je serai mort pour de bon. C’est bien un filet liquide qui me lie d’un trait trem­blant au lava­bo dans lequel je viens de […]

Italique

Ma vie ne tient plus qu’à un filet de bave de cra­paud, qui mal­heu­reu­se­ment n’atteint jamais les étoiles. Aux étoiles je suis pour­tant pro­mis, je serai peut-être l’une d’elles, qui sait. Lorsque je serai mort pour de bon.

C’est bien un filet liquide qui me lie d’un trait trem­blant au lava­bo dans lequel je viens de cra­cher une fois encore. Il y a un peu moins de sang cette fois. J’extrais un mou­choir de ma poche pour le pas­ser sur mes lèvres. J’insiste sur les com­mis­sures. Je dois être net, comme si rien ne s’était pro­duit. Je sais, je sais, je ne suis pour­tant qu’une ombre en ce lieu, igno­rée de tous, mais je me dois d’apparaitre propre à l’éventuel regard.

Propre, je rigole dou­ce­ment. Mon long glis­se­ment vers la marge a ron­gé mes vête­ments d’usure et de crasse.

Je ne suis qu’une pauvre cloche, même si mes yeux de l’en-dedans me voient encore comme le frin­gant jeune homme que j’étais hier. La puis­sante hon­nê­te­té du miroir de cette toi­lette publique ne laisse tou­te­fois aucun doute. Clo­chard, clochard !

J’en ai assez vu, je sors. Le hall de gare m’aspire et je joins mes pas à ceux de navet­teurs en foule. Trois euros en poche, comp­tés et recomp­tés. Bien trop peu pour prendre ce billet et par­tir là où je veux être.

Il y a trop long­temps que je reporte mon envol et que je reste col­lé — debout, assis, cou­ché — aux dalles noires de ce déam­bu­la­toire profane.

La vie me quitte et je veux quit­ter cet endroit pour cet ailleurs que je connais si bien. Ce lieu sublime dont mon globe pour­tant éga­ré a gar­dé le sou­ve­nir précis.

C’est un jar­din extra­or­di­naire comme le chante un cer­tain fou. Un endroit que les poètes ont dû célé­brer. Les Fin­zi-Conti­ni auraient d’ailleurs pu, connais­seurs, le contem­pler avec le même ravis­se­ment que moi.

Je suis Phi­lippe de Basse-Terre, fils du comte Edmond et de Cora­lie van Wes­sel. Mon arbre généa­lo­gique est rami­fié, et ses racines pro­fondes. Ancrées dans cette terre que j’aime, là-bas au bout des rails de che­min de fer.

Mon titre pour un titre de trans­port. Cette pen­sée m’arrache un sou­rire amer. Impé­cu­nieux sans espoir immé­diat d’une meilleure for­tune, je pren­drai donc ce train en maraude. Débraillé comme je suis, je serai repé­ré à coup sûr. Tant pis. Je pous­se­rai ma bille le plus loin pos­sible. Je veux dire, le plus près pos­sible du paradis.

Le pan­neau qui trône dans la grande salle où je pénètre enfin indique que le direct quit­te­ra le quai dans quelques minutes. Je presse le pas, je ne le rate­rai pas. « Last call », der­nier appel !

Le chef de quai siffle le grand départ alors que je monte dans le pre­mier wagon qui se pré­sente à moi au sor­tir de cet esca­lier dont chaque marche a comp­té double. Hors d’haleine, prêt à cra­cher mes pou­mons une nou­velle fois, j’échappe de jus­tesse à la fer­me­ture des portes. La tête me tourne, je m’appuie sur la paroi de plas­tique d’une main moite.

Je comp­tais res­ter debout pour être plus mobile en cas de véri­fi­ca­tion des tickets. Mais je ne tiens plus, il me faut m’assoir. J’avise une place res­tée libre et y pose en un coup mon séant. Je souffle un peu non loin de ceux qui voyagent avec moi et que ma brusque irrup­tion a fait sur­sau­ter. À moins que ce soit mon redou­table aspect qui les ait fait tres­saillir ainsi.

Pas­sé ce moment de sai­sis­se­ment, je sens mes muscles ten­dus à se rompre se relâ­cher. Mon esprit lui aus­si prend le large.

Un bac à sable me revient des jours anciens. J’y suis seul sous le regard dis­trait de maman. Je ne dois pas être très vieux. Mon râteau orange trace des sillons « zen » dans le sable humide de rosée. Le soleil est encore mas­qué par la ton­nelle de lierre et n’a pas eu le temps de sécher la zone. Une vierge en plâtre dans son alcôve voi­sine baisse les yeux avec ten­dresse sur mes jeux d’enfant. Ses bras mater­nels sont ouverts sur l’univers qu’elle embrasse. Elle est cri­blée d’impacts de balles. Les sol­dats impies qui ont occu­pé l’endroit lors de la der­nière guerre en avaient fait une cible de choix.

Mes petites autos ont les roues enro­bées de sable pour avoir par­cou­ru le tra­cé que je viens de réa­li­ser. Au bout de la piste, un modeste trou dans lequel elles viennent s’échouer.

Un soup­çon de vent vient faire fré­mir les feuilles de lierre qui s’entrecroisent au-des­sus de moi. C’est une bien belle jour­née. Je tourne la tête vers l’étang tout proche qui reçoit en pluie les rayons du soleil. De pai­sibles nénu­fars contrastent d’un vert pro­fond avec les étoiles de lumière qui dansent à la sur­face des eaux.

Quelle heure peut-il bien être ? Le clo­cher de l’église voi­sine n’a pas encore égre­né son cha­pe­let de coups velou­tés. Mon esto­mac pour­tant rem­pli de belles tranches de pain beur­rées, nap­pées d’une confi­ture de fruits rouges, me rap­pelle tou­te­fois qu’il est bien­tôt l’heure. Nous irons sous peu prendre le déjeu­ner dans la grande salle à man­ger au lustre immense où je suis convié à m’assoir avec les grands. Une tarte aux pommes sera le point d’orgue de ces agapes fami­liales. J’ai vu mon grand-père, Jos van Wes­sel, la dépo­ser ce matin à la cui­sine. Le pâtis­sier mai­trise son art et la salive me coule déjà dans la gorge rien que d’y penser.

Le train prend de la vitesse et s’élance à tra­vers la cam­pagne. Mon voi­sin direct est un « tri­so » en bleu de tra­vail « roti-rotant » sa bière en boite. Ces éruc­ta­tions tranchent dans le vif de ma rêverie.

La réa­li­té du com­par­ti­ment revient en force. Mes pen­sées atter­rissent. Mes yeux se foca­lisent à nou­veau. Une bande de jeunes dis­cute bruyam­ment à quelques sièges de là. L’un d’eux parle plus dis­tinc­te­ment que ses cama­rades. « Ces pompes, mec, c’est ça k’est hoo­li­gan ». Quelle drôle d’expression. Un homme de ma géné­ra­tion aurait peut-être dit « extra » ou « d’enfer ».

L’enfer, l’envers du para­dis. Il faut que je rejoigne ce der­nier. Que mon regard deve­nu louche se pose à nou­veau sur les courbes et les pers­pec­tives à l’anglaise de ce parc tant aimé. Le voyage dure­ra et les images du pas­sé me rat­trapent comme pour trom­per mon attente.

Sur le per­ron du jar­din d’hiver, dans la dou­ceur du soir, ma sœur Cathe­rine et moi jetons du haut de nos jeunes années quelques noms d’oiseaux vers le ciel. « Crotte de bique alors », « merde pour de bon », « macé­doine de popo là-bas » dési­gnant du doigt en riant la trouée entre les hêtres au bout de laquelle, dans le loin­tain, l’astre s’apprête à se coucher.

Nos vête­ments de nuit cou­verts par un pei­gnoir en peluche nous pro­tègent de la frai­cheur qui tombe sur le domaine. Nos éclats de voix sont inter­rom­pus brus­que­ment par maman qui, se pliant à notre hau­teur, nous fait, d’un geste, regar­der vers la boucle de l’étang. « Un héron », souffle-t-elle. En effet, un vola­tile de haute taille, qua­si pré­his­to­rique, se tient immo­bile au bord de l’eau. « C’est si rare d’en croi­ser un », pour­suit-elle tou­jours chu­cho­tant comme pour ne pas effrayer notre visi­teur impro­bable, pour­tant à bonne distance.

L’arrière-grand-mère, Rachel Haak, nous rejoint, un châle vio­let sur les épaules. Elle se retire dans ses appar­te­ments et vient nous sou­hai­ter la bonne nuit. Elle a sur le visage un étrange bou­ton bru­nâtre qui me fas­cine. Je sou­haite qu’elle nous embrasse pour pou­voir le tou­cher. Dieu sait ce qui en sor­ti­ra sous la pres­sion de mes doigts. Est-il aus­si par hasard la com­mande d’une manœuvre par­ti­cu­lière ? Pète­ra-t-elle si j’appuie dessus ?

Le bisou n’est d’ailleurs pas de mise avec l’aïeule éle­vée dans un pen­sion­nat d’Angleterre. Nous ne sommes pas très « embras­sants », a‑t-elle cou­tume de répé­ter. Un geste tendre de la main suf­fi­ra. Alors qu’elle tourne le dos, papa vient nous cher­cher pour nous mettre au lit.

Une porte glisse au bout du wagon. « Contrôle des tickets », annonce une voix bla­sée. Le moment redou­té est arri­vé. Phi­lou, mon filou, te voi­là frais et bon pour des­cendre à la pro­chaine sta­tion. Terminus.

Le cli­que­tis de la poin­çon­neuse se rap­proche. Le voi­là déjà. Les larmes me montent aux yeux et c’est, pitoyable, je le regarde fixe­ment. Je lui pré­sente alors mes deux mains vides en forme d’aveu. Il hoche la tête, sou­pire et lâche la parole de déli­vrance : « c’est bon pour cette fois ». Le charme étrange que dégage l’être dépe­naillé que je suis aurait-il opéré ?

Trêve de spé­cu­la­tions, le voyage conti­nue, voi­là l’essentiel.

Je ne vois même pas le regard répro­ba­teur et mépri­sant de la dame au chien qui me fait face, c’est le pay­sage défi­lant à toute vitesse qui m’inspire et me pousse à reprendre le fil de mon songe éveillé.

Me revoi­là encore quelques années en arrière. Je suis main­te­nant jeune homme, enfin un ado­les­cent presque bou­ton­neux. J’ai un cahier de des­sin entre les mains et je tente de sai­sir d’un trait encore mal­ha­bile l’essence même de ce qui se pré­sente à moi. Le parc est ouvert, comme aéré, par trois longues pers­pec­tives. L’une d’elles se perd dans les champs, la seconde atter­rit sur une immense pelouse façon­née par les contours de la pièce d’eau, la der­nière nous per­met d’apercevoir le ver­ger par-delà le petit pont de pierre.

J’ai une boite de cou­leurs sur le gué­ri­don en métal à ma droite et un pot d’eau dans lequel trempent mes pin­ceaux. La tech­nique de l’aquarelle est périlleuse. Aurais-je suf­fi­sam­ment de talent ou, à défaut, d’indulgence ? Le sujet est pour­tant somp­tueux, magni­fié par le soleil au zénith. L’herbe est jau­nie par son ardeur impi­toyable. Les grands arbres se rient, quant à eux, des rayons avec les­quels leurs vertes feuilles jouent à cachecache.

Le tilleul qui me fait face à quelque cent mètres et qui abrite en son sein la balan­çoire de notre enfance embaume puis­sam­ment. Je suis comme envou­té, ren­du bête avec mon petit crayon sus­pen­du au bout de mes doigts.

Une voix fami­lière dis­sipe les brumes enchan­tées de mon cer­veau. Ma grand-mère, Éli­sa­beth Mar­tin, se tient en effet der­rière moi. « Que fais-tu, cher gar­çon ? », dit-elle dou­ce­ment. Sur le même ton, je lui réponds en me levant de ma chaise de bois peint : « Je tente de des­si­ner le jardin ».

« Ton arrière-grand-père, Gus­tave, mon cher père, avait lui aus­si posé son che­va­let ici même. Il doit encore exis­ter une de ses toiles qui ont le jar­din pour thème. » La pas­sion que la majes­té du lieu ins­pire est donc héré­di­taire. D’autres avant moi l’ont aus­si tant aimé.

Les idées se bous­culent et suc­cèdent en sac­cades les unes aux autres. Je revois alors tou­jours le jeune homme que j’étais plon­gé au cœur d’un hiver comme on en vit peu. Je che­mine sur le sen­tier de gra­vier gelé avec ma cou­sine Astrid. Nous devi­sons gaillar­de­ment. Je reste tou­te­fois atten­tif à ce qui m’entoure tant l’air vif qui me fait quelques fois bais­ser le nez dans mon écharpe m’invite à plus d’acuité visuelle. La nature est en som­meil pro­fond et rêve de prin­temps. Les tor­tuo­si­tés des arbres se détachent de manière écla­tante. Leurs hautes branches noires masquent sou­vent l’azur, impec­cable de clar­té. L’étang est, lui, pri­son­nier d’une épaisse couche de glace sur laquelle nous pati­nons allè­gre­ment ma chère cou­sine et moi, main dans la main.

Mon cœur est en hiver lui aus­si et la cha­leur tro­pi­cale qui règne dans ce train ne le réchauf­fe­ra pas. Il fon­dra tou­te­fois lorsque je serai enfin là face à lui. Lui que je n’ai plus revu depuis que cet Amé­ri­cain l’a rache­té, il y a déjà bien long­temps. Je revois le moment de prendre congé de mon para­dis, les poings ser­rés jusqu’au sang, pleu­rant à peine caché par le catal­pa. Plus loin, l’oncle Alain tire du pia­no du jar­din d’hiver une mélo­die que je n’oublierai plus jamais. La mélan­co­lie de l’air vague­ment jaz­zy épouse alors par­fai­te­ment la mienne.

Le visage de cet usur­pa­teur étran­ger est au reste deve­nu flou. Que le diable l’emporte.

J’arrive enfin, la gare, la des­ti­na­tion. Le train s’arrête pour lais­ser des­cendre les quelques rares voya­geurs qui regagnent leurs pénates. La démarche peu assu­rée, je m’extrais péni­ble­ment de la rame pour me diri­ger vers la sortie.

Le quai, voi­là la terre ferme, celle qui jouxte la mienne d’un petit kilo­mètre. Quelle entrée vais-je choi­sir pour repo­ser, en fraude, le pied sur celle-ci ? Celle de l’usine de mon grand-père avec son entrée monu­men­tale, celle, plus modeste, du petit bos­quet des amoureux ?

L’air frais du soir qui balaie le quai me revi­gore et j’avance un peu. Le soleil se couche, l’endroit de mes délices sera somp­tueux. Le ciel iri­sé sur­plom­bant le parc, quelle mer­veille à venir.

Mes pas me guident vers la salle des pas per­dus. Je pousse la grande porte en jetant dans la manœuvre ce qui me reste de forces. Je chan­cèle. Je tombe une pre­mière fois. Deux cos­tauds me relèvent. Je tousse vio­lem­ment et crache le sang.

J’échappe à mes deux por­teurs d’un coup de reins. Non, il n’est pas trop tard. Je titube, fré­né­tique. Ma vue se brouille. Ma tête, j’ai mal. Dieu, j’ai mal. Je m’effondre sur la dalle froide. Pas main­te­nant, pitié, encore un moment. Je veux le hur­ler, mais plus aucun souffle ne viendra.

Cette lumière pour­tant, cette lumière, serait-ce alors possible…

Nicolas Acelin


Auteur

licencié et agrégé en droit ainsi que diplômé en théologie. Il est passionné depuis l’enfance par l’univers de l’écrit