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Par-delà nature et culture, de Philippe Descola
[||] [|«La nature n’existe pas comme une sphère de réalités autonomes pour tous les peuples, et ce doit être la tâche de l’anthropologie que de comprendre pourquoi et comment tant de gens rangent dans l’humanité bien des êtres que nous appelons naturels, mais aussi pourquoi et comment il nous a paru nécessaire à nous d’exclure ces […]
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[|«La nature n’existe pas comme une sphère de réalités autonomes pour tous les peuples, et ce doit être la tâche de l’anthropologie que de comprendre pourquoi et comment
tant de gens rangent dans l’humanité bien des êtres que nous appelons naturels, mais aussi pourquoi et comment il nous a paru nécessaire à nous d’exclure ces entités de notre destinée commune. »
Ph. Descola, Leçon inaugurale au Collège de France, 2001|]
La possibilité même d’un ouvrage comme Par-delà nature et culture1 serait tributaire et révélatrice, comme le souligne son auteur dans son avant-propos, des interrogations qui commenceraient à lézarder l’édifice dualiste structurant notre vision du monde. Depuis un ou deux siècles, l’Occident moderne rattache les humains aux non-humains par des continuités matérielles et les en sépare par l’aptitude culturelle, l’opposition de la nature à la culture constituant le soubassement de notre ontologie. Si l’ouvrage de Descola vise à nous en démontrer la relativité — le naturalisme des modernes n’étant qu’une des manières possibles d’identifier et de classer les existants —, cela ne signifie pas pour autant que nous en soyons sortis ni qu’il le faille. Au demeurant, avant d’aborder cette question, il est peut-être utile de comprendre dans quoi nous sommes entrés et à partir de quels fondements nous produisons une « nature » inconnue sous d’autres latitudes ontologiques.
« Des personnes comme nous »
Dans le prologue de son très beau récit ethnographique2 placé sous les auspices d’une citation de Rousseau — « Les particuliers ont beau aller et venir, il semble que la philosophie ne voyage point » — Philippe Descola retrace le fil de sa vocation alors qu’il languit dans la bourgade équatorienne de Puyo, à la lisière de la forêt amazonienne. Au départ de sa décision d’abandonner ses camarades normaliens, il mentionne l’insatisfaction ressentie devant « l’exégèse philosophique et la soumission exclusive au travail de la théorie pure » et le désir concomitant de « s’enfoncer dans les ténèbres de l’empirisme », afin de « rendre raison aux faits de sociétés ». L’occasion lui sera bientôt donnée de plonger au cœur de ces ténèbres, un avion des Forces aériennes équatoriennes l’emportant vers un poste militaire, situé à quelques jours de marche des premières terres Jivaros.
Il y travaillera plusieurs années auprès des Achuar, tribu du groupe Jivaro établie en haute Amazonie, et s’immergera dans un univers de représentations et de pratiques aux antipodes de notre vision moderne de la nature3. Ses hôtes, en effet, attribuent une intériorité semblable à celle des humains à la plupart des créatures qui peuplent la forêt amazonienne. Si les corps et, plus largement, les supports physiques des existants de ce monde (animaux, végétaux) sont pour eux hétérogènes, ils sont, par contre, dotés d’une intériorité similaire à celle des humains, ces derniers constituant le « gabarit de référence ». Dans la jungle où vivent les Achuar, autour des essarts où ils ont construit leur maison, côtoient leurs animaux apprivoisés et élèvent leurs légumes comme des enfants, il n’y a pas de « nature », mais un monde bruissant de présences familières, avec lesquelles les humains entretiennent des rapports sociaux.
Comme le lui confie un Achuar : « Les singes laineux, les toucans, les singes hurleurs, tous ceux que nous tuons pour manger, ce sont des personnes comme nous […] Nous devons respecter ceux que nous tuons dans la forêt car ils sont pour nous comme des parents par alliance. Ils vivent entre eux avec leur propre parentèle ; ils ne font pas les choses au hasard ; ils se parlent entre eux ; ils écoutent ce que nous disons ; ils s’épousent comme il convient. » Quant au manioc, à l’instar de diverses plantes cultivées par les femmes autour des maisons, il est doté d’une âme et mène une « vie de famille tout à fait orthodoxe ». Situation qui n’est pas sans poser des défis singuliers, inconnus à nos yeux car, comme le résume un chamane à l’anthropologue : « Le plus grand péril de l’existence vient du fait que la nourriture des hommes est tout entière faite d’âmes. » La consommation des vivants non humains constitue dès lors une forme de cannibalisme (« tous ceux que nous tuons pour manger, ce sont des personnes comme nous ») aussi redoutable que ce que nous désignons sous ce terme. L’anthropophagie ne devrait donc, en toute logique, n’être qu’une variante de la consommation des animaux et des végétaux.
Quittant les données collectées sur son terrain ethnographique, Descola constate qu’une cosmologie similaire, voire nettement plus extensive dans son attribution d’une intériorité aux existants non humains, est présente dans de nombreuses parties du monde. Cela non seulement dans les régions forestières des basses terres de l’Amérique du Sud, mais également dans les régions subarctiques de l’Amérique du Nord et de Sibérie orientale. S’agirait-il de la diffusion d’un modèle cosmologique au sein de peuples partageant une origine géographique identique ? La présence d’une vision semblable dans la forêt tropicale d’Asie du Sud-Est, en Calédonie et dans d’autres régions du monde, notamment au Japon, contredit l’hypothèse diffusionniste.
Cette cosmologie, pour laquelle l’anthropologue utilise le nom d’animisme en lui donnant une définition structurale précise, s’oppose de manière symétrique à celle des modernes occidentaux, qu’il qualifiera de naturalisme. En effet, alors que les modernes conçoivent une continuité physique entre les existants et une discontinuité des intériorités — les humains étant présumés les seuls pourvus de cette capacité —, ceux qui partagent la cosmologie des Achuar perçoivent une continuité des intériorités et une discontinuité des substrats physiques.
Grammaires et usages du monde
L’opposition très contrastée entre animisme et naturalisme, longuement analysée dans les premiers chapitres de son livre, conduira Descola à rendre compte de l’immense variété des modes d’identification et de relations qui s’établissent entre existants, par le repérage de « schèmes intégrateurs » qui en constituent les soubassements intériorisés. Foisonnement dont le corpus ethnographique, mobilisé avec une érudition impressionnante, vient tout autant souligner la diversité qu’étayer patiemment son regroupement dans une typologie à quatre cases, constituant le cœur de l’ouvrage. En somme, pour demeurer dans la métaphore végétale, l’anthropologue réduit la jungle luxuriante des cosmologies humaines à un jardin qui, dans un espace miniature et simplifié, réunit les principales figures de la représentation du monde. Son ambition ne sera pas moins que de refonder l’anthropologie sur une base moniste car, dès son origine, celle-ci a fait reposer son objet sur le dualisme nature-culture, trouvant sa source dans une cosmologie qui est loin d’être universelle. Le naturalisme n’est, en effet, qu’un cas particulier dans « la grammaire des ontologies ».
La structure logique du jardin descolien, sur le versant de l’identification des êtres qui peuplent l’environnement des hommes, est fondée dans un premier temps sur deux propriétés qui seraient universellement perçues et distinguées par les humains : l’intériorité et la physicalité. Ce dualisme universel, selon Descola, est le socle à partir duquel vont être pensés différents modes de continuité et de discontinuité entre les hommes et les autres existants. En d’autres mots, les cosmologies spécifient des objets du monde en leur imputant ou en leur déniant une intériorité et une physicalité analogue à celle que nous attribuons à nous-mêmes. Arrêtons-nous un instant sur ces éléments dont la combinaison produira la matrice des ontologies.
Par intériorité, Descola entend une gamme de propriétés « reconnues par tous les humains » et correspondant à ce que nous appelons l’âme, la conscience ou l’esprit : intentionnalité, réflexivité, affects, aptitude à signifier ou à rêver. Il s’agit de caractéristiques internes à l’être, éventuellement séparables de son enveloppe corporelle, et qui ne sont décelables que par leurs effets. La physicalité, écrit Descola, est la « forme extérieure », la substance, les processus physiologiques, voire le tempérament ou la façon d’agir dans le monde. Ce n’est donc pas la simple matérialité des corps organiques (animaux, plantes) ou abiotiques (objets, esprits), mais, précise Descola dans un énoncé qui peut sembler paradoxal, « l’ensemble des expressions visibles et tangibles que prennent les dispositions propres à une entité quelconque lorsque celles-ci sont réputées résulter des caractéristiques morphologiques et physiologiques intrinsèques à cette entité ». En d’autres mots, la physicalité est l’extériorité perceptible des caractéristiques matérielles intrinsèques d’un existant.
Le socle des cosmologies ou ontologies est dès lors construit sur la base de quatre universaux : la distinction des deux modalités de l’être (intériorité et physicalité), l’attribution de ces deux modalités par tous les humains à eux-mêmes4, la construction d’une « grammaire du monde » à partir de l’attribution ou non de ces modalités aux autres existants, la perception d’une continuité ou d’une discontinuité entre les êtres sur la base de cette attribution. Ces schèmes d’identification ne concernent pas que la perception et la connaissance du cosmos ; ils déterminent également des modalités d’«usages du monde » et les pratiques qui en découlent, notamment à travers les modes de relations entre les êtres qui sont compatibles ou incompatibles avec ces représentations.
Les archipels cosmologiques
La construction des ontologies se fera sur la base de l’attribution, par les humains à leur environnement, d’une intériorité et d’une physicalité plus ou moins semblable à celle qu’ils se reconnaissent. Comme nous l’avons vu, l’animisme prête aux non-humains l’intériorité des humains, mais les en différencie par le corps. À l’inverse, le naturalisme des Modernes nous rattache aux non-humains par une continuité matérielle et nous en distingue par l’intériorité.
Toutes les ontologies ne rentrent cependant pas dans ce cadre, certaines soulignant au contraire la continuité à la fois matérielle et morale entre des classes d’humains et de non-humains, dérivés tous deux d’un type commun (les « Êtres du rêve » chez les aborigènes australiens). Descola leur donnera le nom de totémisme, après avoir redéfini cette notion par rapport à son usage courant en anthropologie. Une autre ontologie, caractérisant nombre de grandes civilisations prémodernes (Chine, civilisations précolombiennes, Inde, civilisations africaines, Europe prémoderne), perçoit au contraire le cosmos comme peuplé d’entités qui se distinguent à la fois sur le plan de la physicalité et de l’intériorité. Le monde est dès lors constitué d’une myriade d’êtres discontinus sur les deux plans, ce qui nécessite en retour une forte hiérarchisation des entités, une « grande chaine de l’être » qui fasse tenir le monde ensemble. L’anthropologue nommera cette ontologie analogisme, car les éléments discontinus y sont souvent reliés par des réseaux de correspondances et d’analogies (macrocosme et microcosme en Chine, théorie des signatures en Europe médiévale).
Ces cosmologies structurellement différenciées ont un impact sur les pratiques, notamment les manières de percevoir et de représenter le monde. L’ouvrage publié à l’occasion de l’exposition « La fabrique des images » au musée du quai Branly à Paris (de février 2010 à juillet 2011) illustre ces diverses « manières de voir, manières de figurer » qui découlent des quatre cosmologies. Divisé en quatre parties articulant textes et iconographie afférente, il nous présente, selon le même ordre de succession que celui adopté dans Par-delà nature et culture, le « monde animé » de l’animisme, le « monde objectif » du naturalisme, le « monde subdivisé » du totémisme et le « monde enchevêtré » de l’analogisme. Ce livre, splendidement illustré et savamment commenté par plusieurs auteurs, permet de pénétrer de manière plus sensitive dans la diversité des cosmologies à travers l’incarnation concrète de leur production d’images et d’autres artéfacts.
Ressemblance des intériorités Différence des physicalités |
Animisme (relativisme naturel, universalisme culturel) |
Totémisme (relativisme culturel plus relativisme naturel) |
Ressemblance des intériorités Ressemblance des physicalités |
Différence des intériorités Ressemblance des physicalités |
Naturalisme (relativisme culturel, universalisme naturel) |
Analogisme (universalisme naturel plus universalisme culturel) |
Différence des intériorités Différence des physicalités |
Le tableau ci-dessus synthétise les différentes ontologies dégagées par Descola.
Deux malentendus sont à éviter au regard de ce tableau. D’abord, les schèmes ontologiques ne correspondent pas à des « civilisations » ou à des « sociétés ». Ces dernières, caractérisées par des traits culturels5 relativement stables et le sentiment d’une identité partagée, peuvent se déployer sur plusieurs ontologies, voire connaitre des sous-ensembles hétérogènes ou mixtes à une même période. L’Europe et la Chine, par exemple, ont connu une longue période de type analogique, à laquelle a succédé une cosmologie naturaliste. Inversement, des sociétés partageant une ontologie identique, comme les ethnies animistes d’Amazonie, se distinguent totalement sur d’autres points (la langue, le système de parenté, la mythologie, le mode de relations qui prévaut entre les existants). Les cosmologies sont des « archipels » composés de nombreuses iles et ilots.
Par ailleurs, malgré les apparences, Descola souligne qu’il s’agit, dans sa typologie, de schèmes d’identification qui ne préjugent aucunement de leur succession temporelle. Son souci est de repérer des structures, pas de tracer une évolution. Il n’affirme dès lors nullement que les sociétés humaines suivent un parcours évolutif de l’animisme vers le naturalisme, en passant par le totémisme et l’analogisme. La question de la transformation des ontologies — auxquelles il attribue une très forte stabilité dans le temps, car « l’ontologie est résistante » — n’est pas traitée dans ce livre, sauf de manière incidente (et comme indice de la prévalence des structures) à travers le thème de la domestication des animaux.
Relation de similitude entre termes équivalents
Symétrie | Échange |
Asymétrie négative | Prédation |
Asymétrie positive | Don |
Relation de connexité entre termes non équivalents
Production | Connexité génétique |
Protection | Connexité spatiale |
Transmission | Connexité temporelle |
Des identifications aux relations
Mais avant d’aborder la question plus spécifique des relations « homme-nature » dans ces ontologies, il convient de préciser les grands schèmes relationnels dégagés par Descola, car c’est leur combinaison au sein des ontologies qui va permettre des registres de pratiques, des « usages du monde » à l’encontre des existants non humains, notamment. L’anthropologue se contentera de distinguer deux grandes familles de schèmes relationnels, selon que « autrui y est considéré comme équivalent ou non à moi sur le plan ontologique » et que « les rapports noués avec lui sont réciproques ou non ». L’échange, la prédation, le don sont des relations potentiellement réciproques entre des termes qui se ressemblent, alors que la production, la protection et la transmission sont fondées « sur la connexité entre des termes non équivalents ». Le producteur est logiquement antécédent à son produit, le protecteur surplombe le protégé, le transmetteur précède l’héritier. Ces divers éléments sont réunis dans une figure qui permet d’avoir une vue d’ensemble sur ces grands schèmes relationnels.
Si cette typologie « n’a d’autre prétention que de regrouper quelques structures élémentaires constitutives de la variabilité des manières d’intervenir dans le monde », son auteur n’en souligne pas moins que la plupart des autres modes de relation « peuvent être ramenés soit à la complémentarité d’une des relations ici considérées, soit à l’une de ses dimensions ». Il s’agit d’actions inhérentes à « l’évolution phylogénétique des primates sociaux que tous les humains mettent en pratique ». Descola examine ensuite les compatibilités et incompatibilités de ces schèmes relationnels avec les quatre ontologies dégagées plus haut.
La « Nature » à l’épreuve de l’anthropologie
Que devient la relation « homme-nature » dans ces diverses ontologies, chacune de ses modalités étant compatible ou non avec des types de relations spécifiques entre humains et non-humains ? Les humains de sociétés animistes attribuent une intériorité aux existants que nous rangeons dans la « nature ». Il n’y a dès lors pas de « nature » pour eux, mais bien une pluralité d’êtres matériellement distincts et « culturellement » semblables. Comme l’anthropologue l’écrivait dans Les lances du crépuscule, les Indiens ne sont pas « proches de la nature », car « pour être proche de la nature, encore faut-il que la nature soit, exceptionnelle disposition dont seuls les modernes se sont trouvés capables…» Les relations avec les non-humains relèvent dès lors du même registre que celui structurant les relations des hommes entre eux, cela selon d’innombrables modalités variant en fonction du type d’existant concerné et des caractéristiques du collectif humain impliqué.
Descola constate, par exemple, que la domestication6 des animaux est impossible dans les sociétés animistes, dans la mesure où elle implique un schème relationnel hiérarchisé entre des termes non équivalents, ce qui n’est pas compatible avec le type ontologique qui implique des relations de similitude entre termes « équistatutaires ». Les femmes achuar ne « produisent » pas les plantes qu’elles cultivent, mais ont avec elles un commerce de personne à personne, tout comme les hommes avec les animaux qu’ils chassent. La prédation, l’échange ou le don sont les seuls, selon le type de combinaison mise en œuvre par des groupes humains singuliers, à pouvoir organiser les relations entre humains et non-humains dans des « sociétés7 » animistes.
Du côté du totémisme, l’opposition nature-culture n’est pas plus opérante, des classes d’humains et de non-humains constituant un collectif hybride malgré la diversité des apparences. Les groupes totémiques sont en effet des collectifs où les humains et divers non-humains sont distribués conjointement, contrairement à l’animisme où ils sont distribués séparément. Il n’y a que des personnes-achuar dans la tribu achuar et que des personne-pécari dans la tribu pécari, alors que le groupe totémique du cacatoès réunit, outre les cacatoès, des hommes, des pélicans, des moustiques, des baleines… Par conséquent, non seulement les hommes du totémisme ne conçoivent pas un domaine naturel distinct de celui des hommes, mais ils se pensent comme une émanation conjointe, avec des non-humains, d’essences (les « Êtres du rêve ») qui se sont incarnées dans diverses classes d’existants membres du même groupe totémique.
L’analogisme, avec sa conception d’entités séparées et hiérarchisées sur le plan matériel et spirituel (y compris au sein des humains, notamment par des stratifications étanches comme les castes ou les « états ») dans la « grande chaine de l’être », est compatible avec certaines relations de connexité entre termes non équivalents. La protection, par exemple, y constitue un mode de relation possible, ce qui permet le développement de l’agriculture et la domestication des animaux, ces derniers devenant tributaires des hommes pour leur alimentation et leur reproduction. De la même manière, certains humains (femmes, enfants, domestiques, esclaves) feront l’objet d’un « traitement pastoral » dont on trouve un puissant écho dans le christianisme. La relation à la nature n’y a cependant pas la même teneur ontologique que chez les modernes, les existants non humains pouvant être dotés d’une « part d’âme », comme en témoignent notamment les procès d’animaux au Moyen-Âge.
Quant au naturalisme des modernes, dont Descola affirme qu’il a « inventé la nature », rappelons qu’il n’attribue d’intériorité qu’aux seuls humains qui se distinguent entre eux par la variété des expressions culturelles de cette même intériorité. Tous les autres existants constituent par conséquent la « nature », avec laquelle les humains partagent une continuité matérielle, mais à laquelle ils sont moralement supérieurs, étant les « vice-rois de la Création ».
Protection de la nature et diversité cosmologique
Comme le souligne Descola dans Par-delà nature et culture, c’est au XIXe siècle que la frontière entre l’espace sauvage et l’espace domestique connait une vigueur nouvelle en Occident, plus ample que l’antique distinction romaine entre ager et silva. La nature vierge y fait l’objet d’une valorisation morale et esthétique qui débouchera notamment sur la création du premier parc naturel aux États-Unis, celui de Yellowstone.
Comme le rappelle l’anthropologue dans un texte récent8, « À qui appartient la nature ? », « Yellowstone est souvent présenté comme ayant été vide d’Indiens lors de sa fondation, la légende officielle voulant que ces derniers aient éprouvé une peur superstitieuse des nombreux geysers qui font la réputation du parc. Or, non seulement il n’en est rien, ces geysers ayant souvent servi de cadre à des rituels saisonniers, mais en outre un groupe d’environ quatre-cents Tukadika, une branche des Shoshone du nord, résidait de façon permanente dans le périmètre du parc et en fut déporté manu militari dix ans après sa création vers la réserve de Wind River, épisode peu glorieux que les brochures du National Park Service se gardent bien de mentionner ».
Ce conflit inaugural entre aménageurs nationaux et populations locales se reproduira un peu partout dans le monde, tantôt entre des représentants de cosmologies différentes (Indiens et fonctionnaires fédéraux, Masai et promoteurs touristiques, Lacandons et écologistes), tantôt entre populations rurales et élites urbaines. De nombreuses zones riches en biodiversité se situant dans des régions où vivent des communautés humaines qui ne partagent pas l’ontologie naturaliste des écologistes et des institutions internationales, les conflits d’usage des espaces se doublent bien souvent d’une « querelle cosmologique ». Ce que formule Descola en une phrase lapidaire : « Vous viviez jadis en symbiose avec la nature, dit-on aux Indiens d’Amazonie, mais maintenant que vous avez des tronçonneuses, il faut que l’on vous enseigne à ne plus toucher à vos forêts devenues patrimoine mondial du fait de leur taux élevé de biodiversité. »
Le défi consiste à construire un « universalisme relatif » et une éthique qui débouchent sur des règles d’usage du monde auxquelles « chacun pourrait souscrire sans faire violence aux valeurs dans lesquelles il a été élevé ». En d’autres mots, des espaces pourraient faire l’objet, par exemple, d’une préservation de type animiste, c’est-à-dire en « légitimant la protection d’un environnement particulier par le fait que les espèces sauvages y sont traitées par les populations locales comme des personnes » — souvent chassées, mais en respectant des précautions rituelles. Cela n’empêcherait nullement d’y joindre « des justifications de type naturaliste portées par des acteurs lointains », du moment qu’elles n’aillent pas à l’encontre de la logique des acteurs proches. La protection de la « nature » s’y doublerait d’une implication des populations non naturalistes, par le respect et la mobilisation de leur cosmologie.
Jardin à la française, jardin japonais
Le lecteur qui a la patience et le gout de lire attentivement les six-cents pages du livre ne peut qu’être impressionné par l’éblouissante érudition de l’anthropologue, mais également séduit par l’ancrage de sa démonstration dans l’expérience princeps de son séjour auprès des Achuar. Immersion dans le monde vécu des autres qui l’a éloigné des spéculations philosophiques de ses camarades normaliens pour, confiait-il ironiquement dans Les lances du crépuscule, « s’enfoncer dans les ténèbres de l’empirisme » et « rendre raison aux faits de sociétés ». Par le truchement d’une écriture riche et précise et sans jargon inutile, Philipe Descola reconstitue pas à pas la construction de sa typologie à quatre cases qui vient, en quelque sorte, mettre de l’ordre dans le foisonnement des représentations du monde.
La symétrie et les oppositions terme à terme transforment le broussaillement des cosmologies humaines en un ensemble bien ordonné, un peu comme son compatriote Jacques Lacan avait transformé le freudisme austro-hongrois en « jardin à la française » — un aménagement géométrique du végétal que l’homme contemple du haut de sa terrasse, triomphe de l’ordre sur le désordre, de la séparation ontologique de la sphère humaine et de la nature. Par ailleurs, il nous montre combien les structures symboliques profondes, les mécanismes cognitifs constitutifs des « grammaires du monde », organisent la perception, la représentation et l’action des hommes sur leur environnement et, bien entendu, sur eux-mêmes et leurs semblables. Mais, il nous indique également que ces structures exercent une emprise telle que ce sont les transformations des cosmologies qui constituent une énigme, que Descola se garde d’aborder dans cet ouvrage qui ne pouvait, il est vrai, en contenir davantage.
Le jardin japonais, que l’auteur évoque dans Par-delà nature et culture sur la base des travaux d’Augustin Berque, répond, lui, à une tout autre logique que le jardin « à la française ». Il n’est pas symétrique et représente le cosmos dans sa diversité foisonnante, malgré la taille minutieuse dont ses éléments végétaux ou minéraux font l’objet pour faire « plus vrai que nature ». Par ailleurs, il cultive le manque et la dissimulation, emprunte des paysages, fausse les perspectives, travaille les roches et les graviers « selon ce qu’ils demandent », s’offre à la contemplation sensible plus qu’à la cognition. Il est une interface entre la nature habitée9 par les divinités et les humains, ces derniers invités à percevoir, à travers lui, l’identité commune qui les dépasse et les associe. Comme l’écrit A. Berque, il « conduit l’homme à la nature et la fait parler à travers lui ». Que le lecteur nous pardonne cette simple évocation pour indiquer que les structures profondes ont la vie dure, y compris, sans doute, chez ceux qui les exhument.
- Gallimard, coll. « Bibliothèque des sciences humaines », 2005. Une première version de cette recension a paru dans le dossier « Philo de la nature », Etopia, n°7, mai 2010.
- Les lances du crépuscule. Relations Jivaros, haute Amazonie, Plon, coll. « Terre humaine », 1993.
- L’auteur remercie les Achuar en tout premier lieu dans sa postface de Par-delà nature et culture : « Les Indiens Achuar […] m’ont fourni l’impulsion initiale qui m’a conduit à mettre en doute les certitudes que j’entretenais auparavant […] C’est en fréquentant les Achuar que mes interrogations prirent corps et c’est à eux que va ma gratitude pour cet éveil. » Il rend également hommage à ceux qui ont « bouleversé ses évidences » dans sa leçon inaugurale au Collège de France.
- C’est bien parce que tout humain se perçoit de manière universelle comme « une unité mixte d’intériorité et de physicalité » qu’il peut « reconnaitre ou dénier à autrui des caractères distinctifs dérivés des siens propres ». L’homme constitue dès lors le « gabarit de référence ».
- Au sens où nous l’entendons dans notre cosmologie.
- Qu’il ne faut pas confondre avec l’apprivoisement, qui n’implique pas de relation de protection découlant de la dépendance des animaux domestiques se reproduisant en captivité.
- Nous plaçons le terme entre guillemets car, d’un point de vue animiste, tous les existants forment des collectifs à l’image des humains et ont dès lors une vie sociale. En outre, des humains peuvent également faire partie d’autres collectifs. Un chamane peut avoir un jaguar comme père adoptif.
- Texte paru dans La vie des idées, 21 janvier 2008.
- L’animisme est encore très présent au Japon. On peut le percevoir dans des productions contemporaines, comme les dessins animés de Miyazaki, (Princesse Mononoké, Le voyage de Chihiro…) ou dans des livres récents comme celui de Yoko Tawada, auteure nipponne vivant en Allemagne : « À Hambourg, mon premier animal domestique fut un rat noir. Ce rat avait des mains et un visage. Mais il suffit que j’écrive “la main d’un rat” pour qu’on me relègue dans le genre de la littérature pour enfants. Comment parler de la main d’un rat sans être banni de la culture des adultes ? » Dans Yoko Tawada, Journal des jours tremblants, Verdier, 2012.