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Par-delà nature et culture, de Philippe Descola

Numéro 07/8 Juillet-Août 2012 par Bernard De Backer

juillet 2012

[||]   [|«La nature n’existe pas comme une sphère de réa­li­tés auto­nomes pour tous les peuples, et ce doit être la tâche de l’an­thro­po­lo­gie que de com­prendre pour­quoi et com­ment tant de gens rangent dans l’hu­ma­ni­té bien des êtres que nous appe­lons natu­rels, mais aus­si pour­quoi et com­ment il nous a paru néces­saire à nous d’ex­clure ces […]

Un livre

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[|«La nature n’existe pas comme une sphère de réa­li­tés auto­nomes pour tous les peuples, et ce doit être la tâche de l’an­thro­po­lo­gie que de com­prendre pour­quoi et comment
tant de gens rangent dans l’hu­ma­ni­té bien des êtres que nous appe­lons natu­rels, mais aus­si pour­quoi et com­ment il nous a paru néces­saire à nous d’ex­clure ces enti­tés de notre des­ti­née commune. »

Ph. Des­co­la, Leçon inau­gu­rale au Col­lège de France, 2001|]

 

La pos­si­bi­li­té même d’un ouvrage comme Par-delà nature et culture1 serait tri­bu­taire et révé­la­trice, comme le sou­ligne son auteur dans son avant-pro­pos, des inter­ro­ga­tions qui com­men­ce­raient à lézar­der l’édifice dua­liste struc­tu­rant notre vision du monde. Depuis un ou deux siècles, l’Occident moderne rat­tache les humains aux non-humains par des conti­nui­tés maté­rielles et les en sépare par l’aptitude cultu­relle, l’opposition de la nature à la culture consti­tuant le sou­bas­se­ment de notre onto­lo­gie. Si l’ouvrage de Des­co­la vise à nous en démon­trer la rela­ti­vi­té — le natu­ra­lisme des modernes n’étant qu’une des manières pos­sibles d’identifier et de clas­ser les exis­tants —, cela ne signi­fie pas pour autant que nous en soyons sor­tis ni qu’il le faille. Au demeu­rant, avant d’aborder cette ques­tion, il est peut-être utile de com­prendre dans quoi nous sommes entrés et à par­tir de quels fon­de­ments nous pro­dui­sons une « nature » incon­nue sous d’autres lati­tudes ontologiques.

« Des personnes comme nous »

Dans le pro­logue de son très beau récit eth­no­gra­phique2 pla­cé sous les aus­pices d’une cita­tion de Rous­seau — « Les par­ti­cu­liers ont beau aller et venir, il semble que la phi­lo­so­phie ne voyage point » — Phi­lippe Des­co­la retrace le fil de sa voca­tion alors qu’il lan­guit dans la bour­gade équa­to­rienne de Puyo, à la lisière de la forêt ama­zo­nienne. Au départ de sa déci­sion d’abandonner ses cama­rades nor­ma­liens, il men­tionne l’insatisfaction res­sen­tie devant « l’exégèse phi­lo­so­phique et la sou­mis­sion exclu­sive au tra­vail de la théo­rie pure » et le désir conco­mi­tant de « s’enfoncer dans les ténèbres de l’empirisme », afin de « rendre rai­son aux faits de socié­tés ». L’occasion lui sera bien­tôt don­née de plon­ger au cœur de ces ténèbres, un avion des Forces aériennes équa­to­riennes l’emportant vers un poste mili­taire, situé à quelques jours de marche des pre­mières terres Jivaros.

Il y tra­vaille­ra plu­sieurs années auprès des Achuar, tri­bu du groupe Jiva­ro éta­blie en haute Ama­zo­nie, et s’immergera dans un uni­vers de repré­sen­ta­tions et de pra­tiques aux anti­podes de notre vision moderne de la nature3. Ses hôtes, en effet, attri­buent une inté­rio­ri­té sem­blable à celle des humains à la plu­part des créa­tures qui peuplent la forêt ama­zo­nienne. Si les corps et, plus lar­ge­ment, les sup­ports phy­siques des exis­tants de ce monde (ani­maux, végé­taux) sont pour eux hété­ro­gènes, ils sont, par contre, dotés d’une inté­rio­ri­té simi­laire à celle des humains, ces der­niers consti­tuant le « gaba­rit de réfé­rence ». Dans la jungle où vivent les Achuar, autour des essarts où ils ont construit leur mai­son, côtoient leurs ani­maux appri­voi­sés et élèvent leurs légumes comme des enfants, il n’y a pas de « nature », mais un monde bruis­sant de pré­sences fami­lières, avec les­quelles les humains entre­tiennent des rap­ports sociaux.

Comme le lui confie un Achuar : « Les singes lai­neux, les tou­cans, les singes hur­leurs, tous ceux que nous tuons pour man­ger, ce sont des per­sonnes comme nous […] Nous devons res­pec­ter ceux que nous tuons dans la forêt car ils sont pour nous comme des parents par alliance. Ils vivent entre eux avec leur propre paren­tèle ; ils ne font pas les choses au hasard ; ils se parlent entre eux ; ils écoutent ce que nous disons ; ils s’épousent comme il convient. » Quant au manioc, à l’instar de diverses plantes culti­vées par les femmes autour des mai­sons, il est doté d’une âme et mène une « vie de famille tout à fait ortho­doxe ». Situa­tion qui n’est pas sans poser des défis sin­gu­liers, incon­nus à nos yeux car, comme le résume un cha­mane à l’anthropologue : « Le plus grand péril de l’existence vient du fait que la nour­ri­ture des hommes est tout entière faite d’âmes. » La consom­ma­tion des vivants non humains consti­tue dès lors une forme de can­ni­ba­lisme (« tous ceux que nous tuons pour man­ger, ce sont des per­sonnes comme nous ») aus­si redou­table que ce que nous dési­gnons sous ce terme. L’anthropophagie ne devrait donc, en toute logique, n’être qu’une variante de la consom­ma­tion des ani­maux et des végétaux.

Quit­tant les don­nées col­lec­tées sur son ter­rain eth­no­gra­phique, Des­co­la constate qu’une cos­mo­lo­gie simi­laire, voire net­te­ment plus exten­sive dans son attri­bu­tion d’une inté­rio­ri­té aux exis­tants non humains, est pré­sente dans de nom­breuses par­ties du monde. Cela non seule­ment dans les régions fores­tières des basses terres de l’Amérique du Sud, mais éga­le­ment dans les régions sub­arc­tiques de l’Amérique du Nord et de Sibé­rie orien­tale. S’agirait-il de la dif­fu­sion d’un modèle cos­mo­lo­gique au sein de peuples par­ta­geant une ori­gine géo­gra­phique iden­tique ? La pré­sence d’une vision sem­blable dans la forêt tro­pi­cale d’Asie du Sud-Est, en Calé­do­nie et dans d’autres régions du monde, notam­ment au Japon, contre­dit l’hypothèse diffusionniste.

Cette cos­mo­lo­gie, pour laquelle l’anthropologue uti­lise le nom d’ani­misme en lui don­nant une défi­ni­tion struc­tu­rale pré­cise, s’oppose de manière symé­trique à celle des modernes occi­den­taux, qu’il qua­li­fie­ra de natu­ra­lisme. En effet, alors que les modernes conçoivent une conti­nui­té phy­sique entre les exis­tants et une dis­con­ti­nui­té des inté­rio­ri­tés — les humains étant pré­su­més les seuls pour­vus de cette capa­ci­té —, ceux qui par­tagent la cos­mo­lo­gie des Achuar per­çoivent une conti­nui­té des inté­rio­ri­tés et une dis­con­ti­nui­té des sub­strats physiques.

Grammaires et usages du monde

L’opposition très contras­tée entre ani­misme et natu­ra­lisme, lon­gue­ment ana­ly­sée dans les pre­miers cha­pitres de son livre, condui­ra Des­co­la à rendre compte de l’immense varié­té des modes d’identification et de rela­tions qui s’établissent entre exis­tants, par le repé­rage de « schèmes inté­gra­teurs » qui en consti­tuent les sou­bas­se­ments inté­rio­ri­sés. Foi­son­ne­ment dont le cor­pus eth­no­gra­phique, mobi­li­sé avec une éru­di­tion impres­sion­nante, vient tout autant sou­li­gner la diver­si­té qu’étayer patiem­ment son regrou­pe­ment dans une typo­lo­gie à quatre cases, consti­tuant le cœur de l’ouvrage. En somme, pour demeu­rer dans la méta­phore végé­tale, l’anthropologue réduit la jungle luxu­riante des cos­mo­lo­gies humaines à un jar­din qui, dans un espace minia­ture et sim­pli­fié, réunit les prin­ci­pales figures de la repré­sen­ta­tion du monde. Son ambi­tion ne sera pas moins que de refon­der l’anthropologie sur une base moniste car, dès son ori­gine, celle-ci a fait repo­ser son objet sur le dua­lisme nature-culture, trou­vant sa source dans une cos­mo­lo­gie qui est loin d’être uni­ver­selle. Le natu­ra­lisme n’est, en effet, qu’un cas par­ti­cu­lier dans « la gram­maire des ontologies ».

La struc­ture logique du jar­din des­co­lien, sur le ver­sant de l’identification des êtres qui peuplent l’environnement des hommes, est fon­dée dans un pre­mier temps sur deux pro­prié­tés qui seraient uni­ver­sel­le­ment per­çues et dis­tin­guées par les humains : l’intériorité et la phy­si­ca­li­té. Ce dua­lisme uni­ver­sel, selon Des­co­la, est le socle à par­tir duquel vont être pen­sés dif­fé­rents modes de conti­nui­té et de dis­con­ti­nui­té entre les hommes et les autres exis­tants. En d’autres mots, les cos­mo­lo­gies spé­ci­fient des objets du monde en leur impu­tant ou en leur déniant une inté­rio­ri­té et une phy­si­ca­li­té ana­logue à celle que nous attri­buons à nous-mêmes. Arrê­tons-nous un ins­tant sur ces élé­ments dont la com­bi­nai­son pro­dui­ra la matrice des ontologies.

Par inté­rio­ri­té, Des­co­la entend une gamme de pro­prié­tés « recon­nues par tous les humains » et cor­res­pon­dant à ce que nous appe­lons l’âme, la conscience ou l’esprit : inten­tion­na­li­té, réflexi­vi­té, affects, apti­tude à signi­fier ou à rêver. Il s’agit de carac­té­ris­tiques internes à l’être, éven­tuel­le­ment sépa­rables de son enve­loppe cor­po­relle, et qui ne sont déce­lables que par leurs effets. La phy­si­ca­li­té, écrit Des­co­la, est la « forme exté­rieure », la sub­stance, les pro­ces­sus phy­sio­lo­giques, voire le tem­pé­ra­ment ou la façon d’agir dans le monde. Ce n’est donc pas la simple maté­ria­li­té des corps orga­niques (ani­maux, plantes) ou abio­tiques (objets, esprits), mais, pré­cise Des­co­la dans un énon­cé qui peut sem­bler para­doxal, « l’ensemble des expres­sions visibles et tan­gibles que prennent les dis­po­si­tions propres à une enti­té quel­conque lorsque celles-ci sont répu­tées résul­ter des carac­té­ris­tiques mor­pho­lo­giques et phy­sio­lo­giques intrin­sèques à cette enti­té ». En d’autres mots, la phy­si­ca­li­té est l’extériorité per­cep­tible des carac­té­ris­tiques maté­rielles intrin­sèques d’un existant.

Le socle des cos­mo­lo­gies ou onto­lo­gies est dès lors construit sur la base de quatre uni­ver­saux : la dis­tinc­tion des deux moda­li­tés de l’être (inté­rio­ri­té et phy­si­ca­li­té), l’attribution de ces deux moda­li­tés par tous les humains à eux-mêmes4, la construc­tion d’une « gram­maire du monde » à par­tir de l’attribution ou non de ces moda­li­tés aux autres exis­tants, la per­cep­tion d’une conti­nui­té ou d’une dis­con­ti­nui­té entre les êtres sur la base de cette attri­bu­tion. Ces schèmes d’identification ne concernent pas que la per­cep­tion et la connais­sance du cos­mos ; ils déter­minent éga­le­ment des moda­li­tés d’«usages du monde » et les pra­tiques qui en découlent, notam­ment à tra­vers les modes de rela­tions entre les êtres qui sont com­pa­tibles ou incom­pa­tibles avec ces représentations.

Les archipels cosmologiques

La construc­tion des onto­lo­gies se fera sur la base de l’attribution, par les humains à leur envi­ron­ne­ment, d’une inté­rio­ri­té et d’une phy­si­ca­li­té plus ou moins sem­blable à celle qu’ils se recon­naissent. Comme nous l’avons vu, l’animisme prête aux non-humains l’intériorité des humains, mais les en dif­fé­ren­cie par le corps. À l’inverse, le natu­ra­lisme des Modernes nous rat­tache aux non-humains par une conti­nui­té maté­rielle et nous en dis­tingue par l’intériorité.

Toutes les onto­lo­gies ne rentrent cepen­dant pas dans ce cadre, cer­taines sou­li­gnant au contraire la conti­nui­té à la fois maté­rielle et morale entre des classes d’humains et de non-humains, déri­vés tous deux d’un type com­mun (les « Êtres du rêve » chez les abo­ri­gènes aus­tra­liens). Des­co­la leur don­ne­ra le nom de toté­misme, après avoir redé­fi­ni cette notion par rap­port à son usage cou­rant en anthro­po­lo­gie. Une autre onto­lo­gie, carac­té­ri­sant nombre de grandes civi­li­sa­tions pré­mo­dernes (Chine, civi­li­sa­tions pré­co­lom­biennes, Inde, civi­li­sa­tions afri­caines, Europe pré­mo­derne), per­çoit au contraire le cos­mos comme peu­plé d’entités qui se dis­tinguent à la fois sur le plan de la phy­si­ca­li­té et de l’intériorité. Le monde est dès lors consti­tué d’une myriade d’êtres dis­con­ti­nus sur les deux plans, ce qui néces­site en retour une forte hié­rar­chi­sa­tion des enti­tés, une « grande chaine de l’être » qui fasse tenir le monde ensemble. L’anthropologue nom­me­ra cette onto­lo­gie ana­lo­gisme, car les élé­ments dis­con­ti­nus y sont sou­vent reliés par des réseaux de cor­res­pon­dances et d’analogies (macro­cosme et micro­cosme en Chine, théo­rie des signa­tures en Europe médiévale).

Ces cos­mo­lo­gies struc­tu­rel­le­ment dif­fé­ren­ciées ont un impact sur les pra­tiques, notam­ment les manières de per­ce­voir et de repré­sen­ter le monde. L’ouvrage publié à l’occasion de l’exposition « La fabrique des images » au musée du quai Bran­ly à Paris (de février 2010 à juillet 2011) illustre ces diverses « manières de voir, manières de figu­rer » qui découlent des quatre cos­mo­lo­gies. Divi­sé en quatre par­ties arti­cu­lant textes et ico­no­gra­phie affé­rente, il nous pré­sente, selon le même ordre de suc­ces­sion que celui adop­té dans Par-delà nature et culture, le « monde ani­mé » de l’animisme, le « monde objec­tif » du natu­ra­lisme, le « monde sub­di­vi­sé » du toté­misme et le « monde enche­vê­tré » de l’analogisme. Ce livre, splen­di­de­ment illus­tré et savam­ment com­men­té par plu­sieurs auteurs, per­met de péné­trer de manière plus sen­si­tive dans la diver­si­té des cos­mo­lo­gies à tra­vers l’incarnation concrète de leur pro­duc­tion d’images et d’autres artéfacts.

Res­sem­blance des intériorités
Dif­fé­rence des physicalités
Ani­misme
(rela­ti­visme natu­rel, uni­ver­sa­lisme culturel)
Toté­misme
(rela­ti­visme cultu­rel plus rela­ti­visme naturel)
Res­sem­blance des intériorités
Res­sem­blance des physicalités
Dif­fé­rence des intériorités
Res­sem­blance des physicalités
Natu­ra­lisme
(rela­ti­visme cultu­rel, uni­ver­sa­lisme naturel)
Ana­lo­gisme
(uni­ver­sa­lisme natu­rel plus uni­ver­sa­lisme culturel)
Dif­fé­rence des intériorités
Dif­fé­rence des physicalités

Le tableau ci-des­sus syn­thé­tise les dif­fé­rentes onto­lo­gies déga­gées par Descola.

Deux mal­en­ten­dus sont à évi­ter au regard de ce tableau. D’abord, les schèmes onto­lo­giques ne cor­res­pondent pas à des « civi­li­sa­tions » ou à des « socié­tés ». Ces der­nières, carac­té­ri­sées par des traits cultu­rels5 rela­ti­ve­ment stables et le sen­ti­ment d’une iden­ti­té par­ta­gée, peuvent se déployer sur plu­sieurs onto­lo­gies, voire connaitre des sous-ensembles hété­ro­gènes ou mixtes à une même période. L’Europe et la Chine, par exemple, ont connu une longue période de type ana­lo­gique, à laquelle a suc­cé­dé une cos­mo­lo­gie natu­ra­liste. Inver­se­ment, des socié­tés par­ta­geant une onto­lo­gie iden­tique, comme les eth­nies ani­mistes d’Amazonie, se dis­tinguent tota­le­ment sur d’autres points (la langue, le sys­tème de paren­té, la mytho­lo­gie, le mode de rela­tions qui pré­vaut entre les exis­tants). Les cos­mo­lo­gies sont des « archi­pels » com­po­sés de nom­breuses iles et ilots.

Par ailleurs, mal­gré les appa­rences, Des­co­la sou­ligne qu’il s’agit, dans sa typo­lo­gie, de schèmes d’identification qui ne pré­jugent aucu­ne­ment de leur suc­ces­sion tem­po­relle. Son sou­ci est de repé­rer des struc­tures, pas de tra­cer une évo­lu­tion. Il n’affirme dès lors nul­le­ment que les socié­tés humaines suivent un par­cours évo­lu­tif de l’animisme vers le natu­ra­lisme, en pas­sant par le toté­misme et l’analogisme. La ques­tion de la trans­for­ma­tion des onto­lo­gies — aux­quelles il attri­bue une très forte sta­bi­li­té dans le temps, car « l’ontologie est résis­tante » — n’est pas trai­tée dans ce livre, sauf de manière inci­dente (et comme indice de la pré­va­lence des struc­tures) à tra­vers le thème de la domes­ti­ca­tion des animaux.

Rela­tion de simi­li­tude entre termes équivalents

Symé­trie Échange
Asy­mé­trie négative Pré­da­tion
Asy­mé­trie positive Don

Rela­tion de connexi­té entre termes non équivalents

Pro­duc­tion Connexi­té génétique
Pro­tec­tion Connexi­té spatiale
Trans­mis­sion Connexi­té temporelle

Des identifications aux relations

Mais avant d’aborder la ques­tion plus spé­ci­fique des rela­tions « homme-nature » dans ces onto­lo­gies, il convient de pré­ci­ser les grands schèmes rela­tion­nels déga­gés par Des­co­la, car c’est leur com­bi­nai­son au sein des onto­lo­gies qui va per­mettre des registres de pra­tiques, des « usages du monde » à l’encontre des exis­tants non humains, notam­ment. L’anthropologue se conten­te­ra de dis­tin­guer deux grandes familles de schèmes rela­tion­nels, selon que « autrui y est consi­dé­ré comme équi­valent ou non à moi sur le plan onto­lo­gique » et que « les rap­ports noués avec lui sont réci­proques ou non ». L’échange, la pré­da­tion, le don sont des rela­tions poten­tiel­le­ment réci­proques entre des termes qui se res­semblent, alors que la pro­duc­tion, la pro­tec­tion et la trans­mis­sion sont fon­dées « sur la connexi­té entre des termes non équi­va­lents ». Le pro­duc­teur est logi­que­ment anté­cé­dent à son pro­duit, le pro­tec­teur sur­plombe le pro­té­gé, le trans­met­teur pré­cède l’héritier. Ces divers élé­ments sont réunis dans une figure qui per­met d’avoir une vue d’ensemble sur ces grands schèmes relationnels.

Si cette typo­lo­gie « n’a d’autre pré­ten­tion que de regrou­per quelques struc­tures élé­men­taires consti­tu­tives de la varia­bi­li­té des manières d’intervenir dans le monde », son auteur n’en sou­ligne pas moins que la plu­part des autres modes de rela­tion « peuvent être rame­nés soit à la com­plé­men­ta­ri­té d’une des rela­tions ici consi­dé­rées, soit à l’une de ses dimen­sions ». Il s’agit d’actions inhé­rentes à « l’évolution phy­lo­gé­né­tique des pri­mates sociaux que tous les humains mettent en pra­tique ». Des­co­la exa­mine ensuite les com­pa­ti­bi­li­tés et incom­pa­ti­bi­li­tés de ces schèmes rela­tion­nels avec les quatre onto­lo­gies déga­gées plus haut.

La « Nature » à l’épreuve de l’anthropologie

Que devient la rela­tion « homme-nature » dans ces diverses onto­lo­gies, cha­cune de ses moda­li­tés étant com­pa­tible ou non avec des types de rela­tions spé­ci­fiques entre humains et non-humains ? Les humains de socié­tés ani­mistes attri­buent une inté­rio­ri­té aux exis­tants que nous ran­geons dans la « nature ». Il n’y a dès lors pas de « nature » pour eux, mais bien une plu­ra­li­té d’êtres maté­riel­le­ment dis­tincts et « cultu­rel­le­ment » sem­blables. Comme l’anthropologue l’écrivait dans Les lances du cré­pus­cule, les Indiens ne sont pas « proches de la nature », car « pour être proche de la nature, encore faut-il que la nature soit, excep­tion­nelle dis­po­si­tion dont seuls les modernes se sont trou­vés capables…» Les rela­tions avec les non-humains relèvent dès lors du même registre que celui struc­tu­rant les rela­tions des hommes entre eux, cela selon d’innombrables moda­li­tés variant en fonc­tion du type d’existant concer­né et des carac­té­ris­tiques du col­lec­tif humain impliqué.

Des­co­la constate, par exemple, que la domes­ti­ca­tion6 des ani­maux est impos­sible dans les socié­tés ani­mistes, dans la mesure où elle implique un schème rela­tion­nel hié­rar­chi­sé entre des termes non équi­va­lents, ce qui n’est pas com­pa­tible avec le type onto­lo­gique qui implique des rela­tions de simi­li­tude entre termes « équi­statutaires ». Les femmes achuar ne « pro­duisent » pas les plantes qu’elles cultivent, mais ont avec elles un com­merce de per­sonne à per­sonne, tout comme les hommes avec les ani­maux qu’ils chassent. La pré­da­tion, l’échange ou le don sont les seuls, selon le type de com­bi­nai­son mise en œuvre par des groupes humains sin­gu­liers, à pou­voir orga­ni­ser les rela­tions entre humains et non-humains dans des « socié­tés7 » animistes.

Du côté du toté­misme, l’opposition nature-culture n’est pas plus opé­rante, des classes d’humains et de non-humains consti­tuant un col­lec­tif hybride mal­gré la diver­si­té des appa­rences. Les groupes toté­miques sont en effet des col­lec­tifs où les humains et divers non-humains sont dis­tri­bués conjoin­te­ment, contrai­re­ment à l’animisme où ils sont dis­tri­bués sépa­ré­ment. Il n’y a que des per­sonnes-achuar dans la tri­bu achuar et que des per­sonne-péca­ri dans la tri­bu péca­ri, alors que le groupe toté­mique du caca­toès réunit, outre les caca­toès, des hommes, des péli­cans, des mous­tiques, des baleines… Par consé­quent, non seule­ment les hommes du toté­misme ne conçoivent pas un domaine natu­rel dis­tinct de celui des hommes, mais ils se pensent comme une éma­na­tion conjointe, avec des non-humains, d’essences (les « Êtres du rêve ») qui se sont incar­nées dans diverses classes d’existants membres du même groupe totémique.

L’analogisme, avec sa concep­tion d’entités sépa­rées et hié­rar­chi­sées sur le plan maté­riel et spi­ri­tuel (y com­pris au sein des humains, notam­ment par des stra­ti­fi­ca­tions étanches comme les castes ou les « états ») dans la « grande chaine de l’être », est com­pa­tible avec cer­taines rela­tions de connexi­té entre termes non équi­va­lents. La pro­tec­tion, par exemple, y consti­tue un mode de rela­tion pos­sible, ce qui per­met le déve­lop­pe­ment de l’agriculture et la domes­ti­ca­tion des ani­maux, ces der­niers deve­nant tri­bu­taires des hommes pour leur ali­men­ta­tion et leur repro­duc­tion. De la même manière, cer­tains humains (femmes, enfants, domes­tiques, esclaves) feront l’objet d’un « trai­te­ment pas­to­ral » dont on trouve un puis­sant écho dans le chris­tia­nisme. La rela­tion à la nature n’y a cepen­dant pas la même teneur onto­lo­gique que chez les modernes, les exis­tants non humains pou­vant être dotés d’une « part d’âme », comme en témoignent notam­ment les pro­cès d’animaux au Moyen-Âge.

Quant au natu­ra­lisme des modernes, dont Des­co­la affirme qu’il a « inven­té la nature », rap­pe­lons qu’il n’attribue d’intériorité qu’aux seuls humains qui se dis­tinguent entre eux par la varié­té des expres­sions cultu­relles de cette même inté­rio­ri­té. Tous les autres exis­tants consti­tuent par consé­quent la « nature », avec laquelle les humains par­tagent une conti­nui­té maté­rielle, mais à laquelle ils sont mora­le­ment supé­rieurs, étant les « vice-rois de la Création ».

Protection de la nature et diversité cosmologique

Comme le sou­ligne Des­co­la dans Par-delà nature et culture, c’est au XIXe siècle que la fron­tière entre l’espace sau­vage et l’espace domes­tique connait une vigueur nou­velle en Occi­dent, plus ample que l’antique dis­tinc­tion romaine entre ager et sil­va. La nature vierge y fait l’objet d’une valo­ri­sa­tion morale et esthé­tique qui débou­che­ra notam­ment sur la créa­tion du pre­mier parc natu­rel aux États-Unis, celui de Yellowstone.

Comme le rap­pelle l’anthropologue dans un texte récent8, « À qui appar­tient la nature ? », « Yel­lows­tone est sou­vent pré­sen­té comme ayant été vide d’Indiens lors de sa fon­da­tion, la légende offi­cielle vou­lant que ces der­niers aient éprou­vé une peur super­sti­tieuse des nom­breux gey­sers qui font la répu­ta­tion du parc. Or, non seule­ment il n’en est rien, ces gey­sers ayant sou­vent ser­vi de cadre à des rituels sai­son­niers, mais en outre un groupe d’environ quatre-cents Tuka­di­ka, une branche des Sho­shone du nord, rési­dait de façon per­ma­nente dans le péri­mètre du parc et en fut dépor­té manu mili­ta­ri dix ans après sa créa­tion vers la réserve de Wind River, épi­sode peu glo­rieux que les bro­chures du Natio­nal Park Ser­vice se gardent bien de mentionner ».

Ce conflit inau­gu­ral entre amé­na­geurs natio­naux et popu­la­tions locales se repro­dui­ra un peu par­tout dans le monde, tan­tôt entre des repré­sen­tants de cos­mo­lo­gies dif­fé­rentes (Indiens et fonc­tion­naires fédé­raux, Masai et pro­mo­teurs tou­ris­tiques, Lacan­dons et éco­lo­gistes), tan­tôt entre popu­la­tions rurales et élites urbaines. De nom­breuses zones riches en bio­di­ver­si­té se situant dans des régions où vivent des com­mu­nau­tés humaines qui ne par­tagent pas l’ontologie natu­ra­liste des éco­lo­gistes et des ins­ti­tu­tions inter­na­tio­nales, les conflits d’usage des espaces se doublent bien sou­vent d’une « que­relle cos­mo­lo­gique ». Ce que for­mule Des­co­la en une phrase lapi­daire : « Vous viviez jadis en sym­biose avec la nature, dit-on aux Indiens d’Amazonie, mais main­te­nant que vous avez des tron­çon­neuses, il faut que l’on vous enseigne à ne plus tou­cher à vos forêts deve­nues patri­moine mon­dial du fait de leur taux éle­vé de biodiversité. »

Le défi consiste à construire un « uni­ver­sa­lisme rela­tif » et une éthique qui débouchent sur des règles d’usage du monde aux­quelles « cha­cun pour­rait sous­crire sans faire vio­lence aux valeurs dans les­quelles il a été éle­vé ». En d’autres mots, des espaces pour­raient faire l’objet, par exemple, d’une pré­ser­va­tion de type ani­miste, c’est-à-dire en « légi­ti­mant la pro­tec­tion d’un envi­ron­ne­ment par­ti­cu­lier par le fait que les espèces sau­vages y sont trai­tées par les popu­la­tions locales comme des per­sonnes » — sou­vent chas­sées, mais en res­pec­tant des pré­cau­tions rituelles. Cela n’empêcherait nul­le­ment d’y joindre « des jus­ti­fi­ca­tions de type natu­ra­liste por­tées par des acteurs loin­tains », du moment qu’elles n’aillent pas à l’encontre de la logique des acteurs proches. La pro­tec­tion de la « nature » s’y dou­ble­rait d’une impli­ca­tion des popu­la­tions non natu­ra­listes, par le res­pect et la mobi­li­sa­tion de leur cosmologie.

Jardin à la française, jardin japonais

Le lec­teur qui a la patience et le gout de lire atten­ti­ve­ment les six-cents pages du livre ne peut qu’être impres­sion­né par l’éblouissante éru­di­tion de l’anthropologue, mais éga­le­ment séduit par l’ancrage de sa démons­tra­tion dans l’expérience prin­ceps de son séjour auprès des Achuar. Immer­sion dans le monde vécu des autres qui l’a éloi­gné des spé­cu­la­tions phi­lo­so­phiques de ses cama­rades nor­ma­liens pour, confiait-il iro­ni­que­ment dans Les lances du cré­pus­cule, « s’enfoncer dans les ténèbres de l’empirisme » et « rendre rai­son aux faits de socié­tés ». Par le tru­che­ment d’une écri­ture riche et pré­cise et sans jar­gon inutile, Phi­lipe Des­co­la recons­ti­tue pas à pas la construc­tion de sa typo­lo­gie à quatre cases qui vient, en quelque sorte, mettre de l’ordre dans le foi­son­ne­ment des repré­sen­ta­tions du monde.

La symé­trie et les oppo­si­tions terme à terme trans­forment le brous­saille­ment des cos­mo­lo­gies humaines en un ensemble bien ordon­né, un peu comme son com­pa­triote Jacques Lacan avait trans­for­mé le freu­disme aus­tro-hon­grois en « jar­din à la fran­çaise » — un amé­na­ge­ment géo­mé­trique du végé­tal que l’homme contemple du haut de sa ter­rasse, triomphe de l’ordre sur le désordre, de la sépa­ra­tion onto­lo­gique de la sphère humaine et de la nature. Par ailleurs, il nous montre com­bien les struc­tures sym­bo­liques pro­fondes, les méca­nismes cog­ni­tifs consti­tu­tifs des « gram­maires du monde », orga­nisent la per­cep­tion, la repré­sen­ta­tion et l’action des hommes sur leur envi­ron­ne­ment et, bien enten­du, sur eux-mêmes et leurs sem­blables. Mais, il nous indique éga­le­ment que ces struc­tures exercent une emprise telle que ce sont les trans­for­ma­tions des cos­mo­lo­gies qui consti­tuent une énigme, que Des­co­la se garde d’aborder dans cet ouvrage qui ne pou­vait, il est vrai, en conte­nir davantage.

Le jar­din japo­nais, que l’auteur évoque dans Par-delà nature et culture sur la base des tra­vaux d’Augustin Berque, répond, lui, à une tout autre logique que le jar­din « à la fran­çaise ». Il n’est pas symé­trique et repré­sente le cos­mos dans sa diver­si­té foi­son­nante, mal­gré la taille minu­tieuse dont ses élé­ments végé­taux ou miné­raux font l’objet pour faire « plus vrai que nature ». Par ailleurs, il cultive le manque et la dis­si­mu­la­tion, emprunte des pay­sages, fausse les pers­pec­tives, tra­vaille les roches et les gra­viers « selon ce qu’ils demandent », s’offre à la contem­pla­tion sen­sible plus qu’à la cog­ni­tion. Il est une inter­face entre la nature habi­tée9 par les divi­ni­tés et les humains, ces der­niers invi­tés à per­ce­voir, à tra­vers lui, l’identité com­mune qui les dépasse et les asso­cie. Comme l’écrit A. Berque, il « conduit l’homme à la nature et la fait par­ler à tra­vers lui ». Que le lec­teur nous par­donne cette simple évo­ca­tion pour indi­quer que les struc­tures pro­fondes ont la vie dure, y com­pris, sans doute, chez ceux qui les exhument.

  1. Gal­li­mard, coll. « Biblio­thèque des sciences humaines », 2005. Une pre­mière ver­sion de cette recen­sion a paru dans le dos­sier « Phi­lo de la nature », Eto­pia, n°7, mai 2010.
  2. Les lances du cré­pus­cule. Rela­tions Jiva­ros, haute Ama­zo­nie, Plon, coll. « Terre humaine », 1993.
  3. L’auteur remer­cie les Achuar en tout pre­mier lieu dans sa post­face de Par-delà nature et culture : « Les Indiens Achuar […] m’ont four­ni l’impulsion ini­tiale qui m’a conduit à mettre en doute les cer­ti­tudes que j’entretenais aupa­ra­vant […] C’est en fré­quen­tant les Achuar que mes inter­ro­ga­tions prirent corps et c’est à eux que va ma gra­ti­tude pour cet éveil. » Il rend éga­le­ment hom­mage à ceux qui ont « bou­le­ver­sé ses évi­dences » dans sa leçon inau­gu­rale au Col­lège de France.
  4. C’est bien parce que tout humain se per­çoit de manière uni­ver­selle comme « une uni­té mixte d’intériorité et de phy­si­ca­li­té » qu’il peut « recon­naitre ou dénier à autrui des carac­tères dis­tinc­tifs déri­vés des siens propres ». L’homme consti­tue dès lors le « gaba­rit de référence ».
  5. Au sens où nous l’entendons dans notre cosmologie.
  6. Qu’il ne faut pas confondre avec l’apprivoisement, qui n’implique pas de rela­tion de pro­tec­tion décou­lant de la dépen­dance des ani­maux domes­tiques se repro­dui­sant en captivité.
  7. Nous pla­çons le terme entre guille­mets car, d’un point de vue ani­miste, tous les exis­tants forment des col­lec­tifs à l’image des humains et ont dès lors une vie sociale. En outre, des humains peuvent éga­le­ment faire par­tie d’autres col­lec­tifs. Un cha­mane peut avoir un jaguar comme père adoptif.
  8. Texte paru dans La vie des idées, 21 jan­vier 2008.
  9. L’animisme est encore très pré­sent au Japon. On peut le per­ce­voir dans des pro­duc­tions contem­po­raines, comme les des­sins ani­més de Miya­za­ki, (Prin­cesse Mono­no­ké, Le voyage de Chi­hi­ro…) ou dans des livres récents comme celui de Yoko Tawa­da, auteure nip­ponne vivant en Alle­magne : « À Ham­bourg, mon pre­mier ani­mal domes­tique fut un rat noir. Ce rat avait des mains et un visage. Mais il suf­fit que j’écrive “la main d’un rat” pour qu’on me relègue dans le genre de la lit­té­ra­ture pour enfants. Com­ment par­ler de la main d’un rat sans être ban­ni de la culture des adultes ? » Dans Yoko Tawa­da, Jour­nal des jours trem­blants, Ver­dier, 2012.

Bernard De Backer


Auteur

sociologue et chercheur