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Papiers pour tous ou tous sans papiers !

Numéro 1 - 2017 par Collectif Migrations et Luttes sociales

janvier 2017

L’année 2015 – 2016 fut une année pour le moins agi­tée pour ceux et celles qui prêtent atten­tion à la thé­ma­tique migra­toire, et de sur­croit à la mobi­li­sa­tion de migrants en vue d’obtenir un titre de séjour en Bel­gique. L’accord du gou­ver­ne­ment Michel rédui­sait déjà à peau de cha­grin les chances d’obtenir une grande cam­pagne de régu­la­ri­sa­tion tant reven­di­quée par […]

Dossier

L’année 2015 – 2016 fut une année pour le moins agi­tée pour ceux et celles qui prêtent atten­tion à la thé­ma­tique migra­toire, et de sur­croit à la mobi­li­sa­tion de migrants en vue d’obtenir un titre de séjour en Bel­gique. L’accord du gou­ver­ne­ment Michel rédui­sait déjà à peau de cha­grin les chances d’obtenir une grande cam­pagne de régu­la­ri­sa­tion tant reven­di­quée par les col­lec­tifs de migrants et les asso­cia­tions qui les sou­tiennent. Seule la pro­cé­dure de la demande d’asile, dont les moda­li­tés et les droits atte­nants sont conte­nus dans la Conven­tion inter­na­tio­nale de Genève, devait désor­mais per­mettre d’être léga­li­sé en Bel­gique. Mais ce fut sans comp­ter avec la « crise des réfu­giés » à l’été 2015, muée rapi­de­ment en « crise euro­péenne de l’accueil » qui, conju­guée à la res­tric­tion des places en centres ouverts et la len­teur mani­feste de l’administration de l’Office des étran­gers à trai­ter les quo­tas, déjà sous-éva­lués, de dos­siers des familles syriennes, ne leur lais­sant d’autre choix que de cam­per au parc Maxi­mi­lien durant de longues semaines. Sur fond d’attentats dji­ha­distes et d’état d’urgence, la droi­ti­sa­tion de l’échiquier poli­tique a ouvert les portes à un immonde mar­chan­dage avec un État turc en pleine dérive auto­ri­taire, désor­mais éri­gé au rang de garant exter­na­li­sé de la bonne étan­chéi­té des fron­tières de Schen­gen. Ren­dez-vous man­qué avec l’Histoire pour une Europe en panne de pro­jets, deve­nue en quelques décen­nies le champ de flo­rai­son de mou­ve­ments et de par­tis réac­tion­naires, dont les dis­cours et pra­tiques de repli sur soi font pla­ner une ombre de plus en plus opaque sur les idées d’universalisme qui avaient fait autre­fois sa vertu. 

C’est pour ten­ter de résis­ter à ce contexte de dur­cis­se­ment en matière migra­toire que s’est mis sur pied le groupe Migra­tions et luttes sociales (MLS) qui ras­semble, sur fond de sou­tien aux mobi­li­sa­tions sociales de migrants, des cher­cheuses et des cher­cheurs issus de plu­sieurs dis­ci­plines des sciences humaines (socio­lo­gie, anthro­po­lo­gie, science poli­tique, phi­lo­so­phie, droit), des membres d’associations et des mili­tants de ce que Johan­na Siméant avait appe­lé « la cause des sans-papiers1 ». L’objectif pre­mier de ce groupe de réflexion, for­mé à l’occasion de la jour­née d’étude épo­nyme en juin 20142, est de par­ve­nir à pro­duire un contre-dis­cours à même d’appuyer les contre-conduites qui ont cours dans les mou­ve­ments de mobi­li­sa­tion de migrants. Cette ini­tia­tive nait d’un constat éprou­vé de longue date dans les mou­ve­ments de mobi­li­sa­tion pour les droits des migrants en Bel­gique : ces luttes sont prises dans une urgence conti­nue et récur­rente qui laisse in fine très peu d’espace pour faire un retour réflexif sur ces expé­riences. MLS entend être une occa­sion de co-construire un espace de média­tion et de reprise entre les acteurs hété­ro­gènes qui y sont impli­qués. Il s’agit d’expérimenter — sans gage de réus­site — une forme d’intelligence col­lec­tive autour des ques­tions sou­le­vées au sein des luttes des migrants, d’ouvrir des pistes, pour per­mettre un par­tage des pra­tiques, des expé­riences et des inven­tions qui ont cours dans ces mou­ve­ments-là. Dès lors, de par sa com­po­si­tion hété­ro­clite, MLS tente éga­le­ment de pen­ser les moda­li­tés de l’articulation entre les sphères aca­dé­miques et mili­tantes autour des ques­tions migra­toires et de réflé­chir aux moyens pour par­ve­nir à envi­sa­ger ces deux sphères, non pas comme des vases clos s’excluant l’un l’autre, mais comme des espaces d’échanges fruc­tueux, où chaque par­tie intègre les élé­ments de l’autre sus­cep­tibles de favo­ri­ser une mon­tée en puis­sance commune. 

La for­mule adop­tée cette année pour ces échanges fut celle de l’organisation d’un cycle de sémi­naires qui voyaient entrer en dia­logue un‑e chercheur/se de milieu aca­dé­mique et un‑e militant‑e, avec ou sans papiers, de la cause des migrants. Le dia­logue était sys­té­ma­ti­que­ment sui­vi d’un échange avec le public. Le pré­sent dos­sier a pour ambi­tion d’offrir une syn­thèse des dis­cus­sions col­lec­tives ayant pris pied au sein de l’organisation du cycle de sémi­naires Migra­tions et luttes sociales (2015 – 2016)3 et de pro­lon­ger la discussion. 

Ce dos­sier est com­po­sé de deux parties. 

La pre­mière par­tie pré­sen­te­ra les élé­ments théo­riques ser­vant de cadre aux ana­lyses de la seconde par­tie. Les enjeux liés aux migra­tions et les défis aux­quels font face les migrants dans leur com­bat pour la régu­la­ri­sa­tion doivent, en effet, être ana­ly­sés sur la base des mesures que prend le pays d’accueil pour régu­ler (ou repous­ser) les migra­tions. Dans cette pers­pec­tive, l’État joue un rôle pri­mor­dial dans la construc­tion sociale de l’étranger — du migrant — en struc­tu­rant le cadre légal et extra­lé­gal dans lequel se meuvent les acteurs. Sai­sir ce cadre signi­fie se don­ner les moyens de dépas­ser la pen­sée d’État qui fige les caté­go­ries et les pos­si­bi­li­tés pour se créer un cadre nou­veau, plus incluant. 

Mar­tin Deleixhe avan­ce­ra que la réponse au défi poli­tique posé par les réac­tion­naires popu­listes ne peut pas­ser par la seule défense de l’État de droit et qu’elle implique de recou­vrer la tra­di­tion de l’hospitalité, non pas seule­ment en tant qu’idéal nor­ma­tif, mais aus­si en tant que pra­tique poli­tique, dans la ten­sion qui tenaille les États démo­cra­tiques entre leur besoin de fron­tières et leur désir de les trans­gres­ser. Denis Pie­ret et You­ri Lou Ver­ton­gen consi­dè­re­ront la notion de fron­tière comme « lieu de ren­contre dia­lec­tique » entre le prin­cipe d’hospitalité et celui d’illégalisation. La fron­tière, en tant que mem­brane semi-per­méable, et selon l’usage que les États décident d’en faire, peut en effet appa­raitre autant comme un outil de « pas­sage », que comme un dis­po­si­tif « d’empêchement ». Les deux auteurs mon­tre­ront dès lors que la fron­tière fait face à un appa­rent para­doxe entre, d’une part, une inci­ta­tion per­ma­nente et géné­ra­li­sée à la mobi­li­té, une ten­dance à l’ouverture des fron­tières et, d’autre part, la mul­ti­pli­ca­tion des murs, des mesures de lutte contre l’immigration clan­des­tine et la mili­ta­ri­sa­tion des fron­tières. Enfin, Nou­re­dinne Arbane et Andrew Cros­by revien­dront sur la manière dont les États tendent à mar­gi­na­li­ser les étran­gers. Ils mon­tre­ront que cette mar­gi­na­li­sa­tion s’effectue à tra­vers deux ten­dances com­plé­men­taires. La pre­mière est celle qui opère une dis­tinc­tion entre « bons » et « mau­vais » migrants — moti­vée par une sus­pi­cion que les « mau­vais soient majo­ri­taires ». Cette ten­dance rend illé­gi­time et cri­mi­na­lise. La deuxième ten­dance élève l’État en acteur huma­ni­taire inter­ve­nant pour aider les per­sonnes vul­né­rables, à condi­tion somme toute que celles-ci puissent expli­ci­te­ment prou­ver leur vul­né­ra­bi­li­té. Nous ver­rons que cette rai­son huma­ni­taire légi­time le rôle de l’État, main­tient la sus­pi­cion envers des « faux vul­né­rables » et ren­force donc l’illégitimation du migrant, que pour­tant elle pré­tend soutenir. 

La seconde par­tie du dos­sier sera consa­crée aux acteurs des poli­tiques migra­toires et à leur manière de se confron­ter aux enjeux men­tion­nés dans le cadre théo­rique. Trois types d’acteurs seront abordés. 

Pre­miè­re­ment, les ins­ti­tu­tions éta­tiques. Car­la Mas­cia et Lau­ra Odas­so revien­dront sur les poli­tiques de regrou­pe­ment fami­lial en croi­sant dif­fé­rents ter­rains de recherche. Les deux auteures mon­tre­ront que la figure du juge appa­rait pro­gres­si­ve­ment cen­trale dans la mise en œuvre de la poli­tique migra­toire. Les dif­fé­rents acteurs ont des attentes et adoptent cer­taines pos­tures — par­fois stra­té­giques — vis-à-vis de la juris­pru­dence. Là où le deman­deur attend du tri­bu­nal qu’il soit le garant in fine de la défense de ses droits, l’administration, pour sa part, attend de la juris­pru­dence qu’elle (ré)précise le droit qu’elles doivent appli­quer. Tant les familles, les asso­cia­tions et les admi­nis­tra­tions recourent au droit. Ceci amène les auteures à consi­dé­rer le droit comme une res­source ayant un carac­tère polysémique. 

De leur côté, Mama­dou Bah et Aurore Ver­my­len ana­ly­se­ront, à par­tir l’expérience située de Mama­dou Bah, le pro­cé­dé de « l’interview » dans les demandes d’asile en Bel­gique et en Grèce. Ils mon­tre­ront que si ce pro­cé­dé — aus­si ver­rouillé qu’incontournable dans le par­cours d’un deman­deur d’asile pour l’octroi du sta­tut de réfu­gié — se veut être un outil de véri­fi­ca­tion de la véra­ci­té des témoi­gnages des migrants au moment de leur demande d’asile, il s’avère être davan­tage une machine qui pro­duit des « faux réfu­giés », à tra­vers une pra­tique de l’entretien envi­sa­gé sur la base d’une pré­somp­tion de men­songe des per­sonnes deman­deuses d’asile.

Deuxiè­me­ment, les acteurs asso­cia­tifs. Gré­go­ry Mau­zé se pen­che­ra sur les pers­pec­tives qu’offre la réflexion autour de la liber­té de cir­cu­la­tion et d’installation, telle qu’elle s’impose pro­gres­si­ve­ment dans le champ aca­dé­mique et mili­tant, pour les forces aspi­rant à la trans­for­ma­tion sociale. Il en ana­ly­se­ra le poten­tiel éman­ci­pa­teur, mais éga­le­ment les impen­sés et les zones d’ombre.

Enfin, la troi­sième par­tie se concen­tre­ra sur les acteurs migrants. Jacinthe Maz­zoc­chet­ti et Mar­tin Van­der Elst se pen­che­ront, sous la forme d’un dia­logue, et à par­tir du contexte mécon­nu de l’ile de Malte, sur les pro­ces­sus de résis­tance aux formes de racisme d’État. L’occasion pour ces deux auteurs de reve­nir éga­le­ment sur cer­tains écueils propres à la recherche eth­no­gra­phique, comme celui de l’implication du cher­cheur sur le ter­rain dans lequel il inter­vient. Enfin, Anna­li­sa Len­da­ro et Ali­zée Dau­chy ana­ly­se­ront les mobi­li­sa­tions de migrant.e.s naufragé.e.s de l’ile ita­lienne de Lam­pe­du­sa, en Médi­ter­ran­née. Elles mon­tre­ront plus lar­ge­ment com­ment ce que d’aucuns nomment le « modèle Lam­pe­du­sa » par­ti­cipe à terme à la légi­ti­ma­tion de poli­tiques publiques qui, sous cou­vert d’aide huma­ni­taire, en viennent à mili­ta­ri­ser l’espace ter­restre et mari­time aux abords de l’ile.

Ce dos­sier entend donc cir­cons­crire cer­taines des dimen­sions théo­riques (hos­pi­ta­li­té – fron­tière – pen­sée d’État) et acto­rielles (État – asso­cia­tions – migrants) qui sous-tendent la com­pré­hen­sion glo­bale — et beau­coup plus com­plexe — des enjeux sou­le­vés par les migra­tions et leur ges­tion. Nous ver­rons que ces dif­fé­rentes dimen­sions ne doivent pas for­cé­ment être abor­dées comme des caté­go­ries étanches. Il s’agit, au contraire, de rendre compte de leurs mul­tiples poro­si­tés et de leurs inter­actions, for­cées ou nécessaires.

  1. J. Siméant, La cause des sans-papiers, Paris, Presses de Scien­ce­Po, 1998.
  2. La jour­née d’étude avait fait l’objet d’un dos­sier spé­cial dans La Revue nou­velle, « Migra­tions et luttes sociales », juin-juillet 2014.
  3. Vous trou­ve­rez toutes les infor­ma­tions du cycle 2015 – 2016 des sémi­naires Migra­tions et luttes sociales (MLS) sur le site www.migrationsetluttessociales.wordpress.com. L’occasion pour nous de remer­cier cha­leu­reu­se­ment toutes celles et ceux sans qui ce cycle n’aurait pas été pos­sible, à com­men­cer par les inter­ve­nant-e‑s et dis­cu­tant-e‑s, ain­si que les dif­fé­rentes ins­ti­tu­tions qui nous ont héber­gés cette année. Nous tenons éga­le­ment à remer­cier vive­ment toute l’équipe de Sans-PapiersTV (www.sanspapiers.be) grâce à laquelle nous pou­vons dif­fu­ser les vidéos de nos sémi­naires. Notons, enfin, que le cycle MLS 2016 – 2017 est bel et bien lan­cé, et qu’il est recon­nu cette année par l’École doc­to­rale thé­ma­tique en sciences sociales.

Collectif Migrations et Luttes sociales


Auteur

« Migrations et luttes sociales » est un groupe de réflexions qui centre son attention sur les questions migratoires abordées à travers le prisme de la mobilisation sociale des migrants et de leurs soutiens. La tentative de ce groupe est de pouvoir devenir un relais entre chercheurs académiques, acteurs de terrain et migrants en lutte en vue d'intensifier la lutte des « sans-papiers ». Mais également, plus largement, entre avec et sans papiers. « Migrations et luttes sociales » se veut être un « programme de recherche » autant qu'un « programme de lutte ».