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Palmyre : sous les palmiers, la rage

Numéro 5 - 2015 par Pascal Fenaux

juillet 2015

L’émotion avec laquelle la « com­mu­nau­té inter­na­tio­nale » a réagi à la prise de Pal­myre par l’État isla­mique, fin mai 2015, relève d’un eth­no­cen­trisme pav­lo­vien éprou­vé. Quand il s’agit du Moyen-Orient, dans leur grande majo­ri­té, les diri­geants poli­tiques, les intel­lec­tuels auto­pro­cla­més et les mili­tants euro­péens, de gauche comme de droite, n’ont que faire des « musul­mans » ou des « Arabes » de […]

Billet d’humeur

L’émotion avec laquelle la « com­mu­nau­té inter­na­tio­nale » a réagi à la prise de Pal­myre par l’État isla­mique, fin mai 2015, relève d’un eth­no­cen­trisme pav­lo­vien éprou­vé. Quand il s’agit du Moyen-Orient, dans leur grande majo­ri­té, les diri­geants poli­tiques, les intel­lec­tuels auto­pro­cla­més et les mili­tants euro­péens, de gauche comme de droite, n’ont que faire des « musul­mans » ou des « Arabes » de chair et de sang. Ce qui par­vient à les mobi­li­ser comme un seul homme, c’est la pré­ser­va­tion du patri­moine antique et, sur­tout, antéis­la­mique et pré-arabe. « Leur » sang, « leurs » pierres, « les Arabes » peuvent se les gar­der. Du moment qu’on ne touche pas à « notre » sang et à « nos » pierres.

Le 21 mai 2015, en s’emparant de la cité syrienne mil­lé­naire de Pal­myre, l’État isla­mique sor­tait de leur las­si­tude tout ce que l’Occident chré­tien compte de fai­seurs d’opinion, de pleu­reuses pro­fes­sion­nelles et d’archéologues, pour cer­tains paten­tés par le régime baa­siste syrien. Diable, c’est qu’il était ques­tion d’une ville non seule­ment stra­té­gique, mais aus­si d’un site archéo­lo­gique témoi­gnant des civi­li­sa­tions pré­is­la­miques qui s’y sont suc­cé­dé : les Cana­néens, les Hébreux, les Ara­méens, les Assy­riens, les Grecs, les Romains, les Perses et enfin les Byzantins.

Com­ment ne pas être frap­pé par le fait que, dans les comptes ren­dus et repor­tages consa­crés à cette nou­velle et dra­ma­tique conquête de l’État isla­mique, le legs archéo­lo­gique ara­bo-isla­mique de Pal­myre ne fut que rare­ment évo­qué. Près de qua­torze siècles de civi­li­sa­tions ommeyade, abbas­side, ayyou­bide, mam­louke et otto­mane furent ain­si pas­sés par pertes et pro­fits. Cette céci­té par­tielle n’a pas de quoi sur­prendre dès lors que, sous nos lati­tudes, qua­si­ment per­sonne ne connait que le nom grec de Pal­myre et non sa déno­mi­na­tion autoch­tone, un topo­nyme sémi­tique res­té pra­ti­que­ment inchan­gé durant quatre mil­lé­naires : Tad­môr en cana­néen (hébreu et phé­ni­cien), Tad­môr­thâ en ara­méen et Tad­mor en arabe.

« Tad­mor… Tad­mor…» Pour des mil­lions de Syriens, la simple évo­ca­tion de ce nom fait fré­mir. Depuis l’arrivée au pou­voir du par­ti Baas en 1963 et sur­tout depuis la main­mise du clan Assad sur ce régime en 1971, Tad­mor est syno­nyme d’enfer sur terre. Située en plein désert, à l’écart des zones peu­plées de la plaine côtière, du rift syro-pales­ti­nien et de la fron­tière turque, Tad­mor abrite depuis un siècle une pri­son à l’origine construite par l’occupant fran­çais. Cette pri­son est deve­nue sous le régime baa­siste un com­plexe concen­tra­tion­naire où, depuis un demi-siècle, des dizaines de mil­liers de pri­son­niers poli­tiques ou sup­po­sés tels (com­mu­nistes, isla­mistes, natio­na­listes, mili­tants des droits de l’homme, etc.) ont été tor­tu­rés, sou­vent jusqu’à ce que mort s’ensuive, ou hâti­ve­ment exé­cu­tés, indi­vi­duel­le­ment ou mas­si­ve­ment. Tout cela à quelques enca­blures des sites archéo­lo­giques de « Pal­myre », cette des­ti­na­tion tou­ris­tique occi­den­tale de choix qui fut long­temps une manne de devises bien­ve­nue pour le régime baasiste.

L’apothéose de l’horreur fut atteinte le 27 juin 1980, au len­de­main d’une ten­ta­tive man­quée d’assassinat contre le pré­sident Hafez el-Assad. Des membres des uni­tés des « Bri­gades de défense1 » de Rifaat el-Assad, oncle de l’actuel pré­sident, inves­tirent le centre péni­ten­tiaire et y exé­cu­tèrent sans autre forme de pro­cès près d’un mil­lier de déte­nus. Fer­mé lors de l’accession au pou­voir de Bachar el-Assad en 2001 et l’éphémère « prin­temps de Damas », le camp de Tad­mor fut remis en ordre de marche dès le déclen­che­ment de la révolte syrienne en février 2011.

Ce n’est pas la pre­mière fois que, depuis le déclen­che­ment de la révolte syrienne, sa répres­sion indis­cri­mi­née par le régime baa­siste et la mon­tée en puis­sance de l’État isla­mique, les opi­nions occi­den­tales com­mu­nient col­lec­ti­ve­ment et média­ti­que­ment autour d’un lap­sus mor­bide : « Leur sang (arabe) ne vaut pas nos pierres. »

Le 24 juillet 2014, immé­dia­te­ment après avoir pris le contrôle de Mos­soul (l’antique Ninive), des mili­ciens de l’État isla­mique dyna­mi­taient le tom­beau du pro­phète Jonas. Depuis des siècles, ce sanc­tuaire isla­mique — comme beau­coup d’autres sanc­tuaires pro­phé­tiques du Crois­sant fer­tile, était consi­dé­ré comme le lieu de sépul­ture de l’un des douze Pro­phètes « mineurs » évo­qués conjoin­te­ment dans les socles litur­giques des trois mono­théismes abra­ha­miques : le judaïsme (Miq­ra), le chris­tia­nisme (Nou­veau Tes­ta­ment) et l’islam (Coran). Jusqu’à sa des­truc­tion par Daëch, le tom­beau de Jonas fut ain­si une des­ti­na­tion de pèle­ri­nage pour tout ce que le Moyen-Orient compte de groupes eth­no-confes­sion­nels. Les Arabes musul­mans (sun­nites et chiites) venaient se recueillir au Qabr un-Nabî Yûnes. Les Arabes chré­tiens se recueillaient devant le Qabr un-Nabî Yûnân. Les Kurdes (sun­nites et chiites) visi­taient le Gor‑ē Pêxember‑ē Yûnus. Les Ara­méens (assy­ro-chal­déens) venaient voir le Qavrå’ de-Nviyå Yônān. Les Turcs azé­ris (sun­nites et chiites) accé­daient au Yunus Peyğamber’ın Qabrı. Enfin, les Juifs (ara­bo­phones du sud ira­kien et ara­méo­phones du Kur­dis­tan) avaient le droit de se recueillir devant le Qever Yônāh ha-Navî.

Jusqu’à pré­sent, les Euro­péens se sont davan­tage mon­trés concer­nés et cho­qués par une vio­lence « dae­chiste » métho­di­que­ment, cyni­que­ment et lucra­ti­ve­ment mise en scène à l’encontre des anti­qui­tés et des mino­ri­tés orien­tales (non arabes et non musul­manes) que par la vio­lence froide, mas­sive, mais ô com­bien dis­crète et propre-sur-soi déployée par le régime baa­siste syrien à l’encontre de ses oppo­sants, quels qu’ils soient.

Depuis plus de quatre ans, la « machine de mort indus­trielle » du régime des Assad s’est plei­ne­ment mobi­li­sée contre ses propres citoyens, mais aus­si contre leur héri­tage cultu­rel (que l’on songe au sort de villes patri­mo­niales comme Alep, Hama et Homs) arabe et non arabe, isla­mique et non isla­mique, etc. C’est ain­si que, dans une large indif­fé­rence, l’armée baa­siste a pu détruire de façon pré­mé­di­tée des tré­sors de l’architecture isla­mique aus­si émi­nents que le mina­ret de la mos­quée des Omeyyades à Alep (datant du XIe siècle) ou celui de la mos­quée al-Oma­ri à Der’a. Le 22 juin 2015, quelques semaines après la prise média­ti­sée de Palmyre/Tadmor par les mili­ciens de l’État isla­mique, des héli­co­ptères du régime baa­siste lar­guaient, de façon tout aus­si pré­mé­di­tée, des barils bour­rés de TNT et de fer­raille sur le cara­van­sé­rail otto­man de Maa­rat al-Nu’mân qui abri­tait depuis cinq siècles le musée des Mosaïques, autre joyau archi­tec­tu­ral et patri­moine maté­riel de l’humanité.

En Syrie, après quatre années d’un cycle de révolte popu­laire non armée, de répres­sion indis­cri­mi­née et mas­sive, d’insurrection armée, de guerre civile et d’ingérence étran­gère (Hez­bol­lah, Iran, jiha­distes sun­nites, pétro­mo­narques du Golfe, etc.), le bilan est gla­çant : 210.000 morts (dont 75.000 civils), 130.000 « dis­pa­rus » (englou­tis dans les fosses baa­sistes), 5 mil­lions de dépla­cés à l’intérieur de la Syrie et 3,5 mil­lions de réfu­giés hors des fron­tières syriennes… Pour rap­pel, en 2011, la popu­la­tion syrienne était esti­mée à quelque 23 mil­lions de personnes.

Les Arabes et les musul­mans ne sont pas les der­niers à vivre un cal­vaire sous le joug du régime baa­siste et de l’État isla­mique. Mais en outre, main dans la main, ces « machines de guerre » conjuguent leurs efforts pour anni­hi­ler ce qu’il reste encore d’un Moyen-Orient mul­ti­sé­cu­laire, mul­tieth­nique et mul­ti­con­fes­sion­nel. Certes, ce Moyen-Orient était loin d’être idyl­lique, mais il avait au moins le mérite d’être une réa­li­té cultu­relle. Le mérite d’exister. Tout simplement.

En ara­sant des sites his­to­riques immé­mo­riaux, en détrui­sant toute trace d’un pas­sé plu­riel (bien que sou­vent conflic­tuel) et en assas­si­nant qui­conque incarne le plu­ra­lisme, la mémoire, les droits civiques et la jus­tice, ces deux mons­truo­si­tés « poli­tiques » sont en passe d’éradiquer tout germe d’avenir pour le monde ara­bo-musul­man et ses minorités.

L’Europe a connu un pro­ces­sus sui­ci­daire simi­laire durant les Croi­sades, les guerres confes­sion­nelles (1566 – 1648), les deux guerres mon­diales et les guerres you­go­slaves. Mais, nos socié­tés « éclai­rées » et « post­mo­dernes », souf­frant mani­fes­te­ment d’un pro­blème de sur­di­té, font rimer His­toire avec amné­sie plu­tôt qu’avec mémoire.

La grande majo­ri­té de nos diri­geants euro­péens, de nos « intel­lec­tuels » et de nos mili­tants « anti-impé­ria­listes » (d’extrême droite comme d’extrême gauche) n’ont que faire de « musul­mans » et d’«Arabes » de chair et de sang. Sauf quand il s’agit de Pales­ti­niens érein­tés par qua­rante-huit ans d’occupation et de colo­ni­sa­tion israé­liennes ou entas­sés depuis six décen­nies dans des camps de réfu­giés dans les ter­ri­toires pales­ti­niens occu­pés par Israël ou dans des pays voi­sins comme… la Syrie.

Pour­quoi donc l’opinion publique occi­den­tale devrait-elle se sou­cier de vieilles pierres « isla­miques » ou « arabes » ? Poser la ques­tion, c’est y répondre.

1er juillet 2015

Ver­sion actua­li­sée d’un article mis en ligne le 22 mai 2015 dans l’eMois.

  1. Celles-là même qui allaient par­ti­ci­per au mas­sacre de Hama en février 1982, mas­sacre dont le bilan est esti­mé à un mini­mum de 20000 morts par Robert Fisk, un jour­na­liste bri­tan­nique pour­tant peu sus­pect d’hostilité envers le régime baasiste.

Pascal Fenaux


Auteur

Pascal Fenaux est membre du comité de rédaction de La Revue nouvelle depuis 1992. Sociologue, il a poursuivi des études en langues orientales (arabe et hébreu). Il est spécialiste de la question israélo-palestinienne, ainsi que de la question linguistique et communautaire en Belgique. Journaliste indépendant, il est également «vigie» (veille presse, sélection et traduction) à l’hebdomadaire Courrier international (Paris) depuis 2000. Il y traite et y traduit la presse «régionale» juive (hébréophone et anglophone) et arabe (anglophone), ainsi que la presse «hors-zone» (anglophone, yiddishophone, néerlandophone et afrikaansophone).