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« Out of private life »

Numéro 11/12 novembre/décembre 2014 par Charlotte Maisin

novembre 2014

Mal­gré le pro­grès, les hommes n’ont jamais por­té, accou­ché, ni allai­té un enfant. C’est aux femmes que revient le rôle d’être mère. Avec le pro­grès, les femmes ont pu s’accomplir autre­ment que comme des mères, elles sortent de leurs foyers, gagnent leur vie, s’investissent dans la socié­té, ce sont des tra­vailleuses. Avec ou sans progrès, […]

Mal­gré le pro­grès, les hommes n’ont jamais por­té, accou­ché, ni allai­té un enfant. C’est aux femmes que revient le rôle d’être mère. Avec le pro­grès, les femmes ont pu s’accomplir autre­ment que comme des mères, elles sortent de leurs foyers, gagnent leur vie, s’investissent dans la socié­té, ce sont des tra­vailleuses. Avec ou sans pro­grès, les femmes ont tou­jours été des femmes en recherche d’une vie affec­tive, amou­reuse, sexuelle et per­son­nelle pas trop déce­vante. Si, en plus de tout cela, vous ajou­tez un zeste d’idéologie et de convic­tions qui consistent à ne pas trop pol­luer, avoir un bou­lot qui « fait sens », trans­mettre des valeurs d’humour, res­pect et ouver­ture à vos enfants, vous êtes mal bar­rée. Toutes ces facettes pour un seul et même per­son­nage… Per­son­nage réel ou de fiction ?

« La femme par­faite est une connasse », « La super­wo­man n’existe pas»… Depuis une dizaine d’années, le mes­sage est mar­te­lé : la femme à mille bras qui réus­sit tout n’est pas un per­son­nage réel ou humain. C’est un robot, c’est une tech­no­lo­gie. Ne croyez pas à la femme par­faite ! Ceci signi­fie que toutes les femmes ont leurs zones d’ombre et que, parce que nous n’avons pas le choix, nous cache­rions ces failles quelque part, à l’abri des regards des autres…

Si nous sommes toutes faillibles, si nous sommes toutes impar­faites, c’est qu’une facette du per­son­nage fic­tif en fait les frais. D’après la psy­cho­lo­gie cou­rante, il fau­drait l’accepter, il fau­drait « lâcher prise ». D’accord, lâchons du lest. Quels sont les choix qui s’ouvrent à nous ? Côté tra­vail, cela impli­que­rait de bos­ser « juste un peu moins bien sans s’en inquié­ter », de s’échapper du bou­lot à 15 heures en rigo­lant sous cape, de pré­tex­ter régu­liè­re­ment en toute bonne conscience quelques jours de mala­die pour par­ve­nir à souf­fler et consa­crer un peu plus de temps à tout le reste : ses enfants, son homme, sa vie de femme.

De mon côté, c’est raté. « Moins bien faire mon bou­lot » en tant qu’indépendante, ça consiste à aller poin­ter au chô­mage. D’accord, on res­te­ra femme-tra­vailleuse. Voyons ce qui reste. Côté « mère », com­ment faire ? Je pour­rais bien expli­quer à mon fils de deux ans qu’à par­tir d’aujourd’hui, il va prendre son sou­per chez les voi­sins. Ou démon­trer, à coup de dis­cours socio­lo­gi­sants au fœtus dans mon ventre, que s’il conti­nue à vou­loir sor­tir à 28 semaines de gros­sesse, ça va être par­ti­cu­liè­re­ment embê­tant pour l’organisation fami­liale. J’ai l’impression que ça ne va pas être simple. Que le mes­sage risque de ne pas être enten­du. Encore raté. Voyons le der­nier rôle du per­son­nage, celui de femme. Bien, rien ne m’empêche de créer une réponse auto­ma­tique « Out of pri­vate life » sur mon adresse mail per­son­nelle, de ne plus répondre aux coups de fil des copines et sur­tout, d’arrêter d’investir et de tra­vailler, au quo­ti­dien, une vie de couple somme toute fatigante.

En bref : la grève des (rares) blanches en ter­rasse, des bisous et du sexe. J’en connais un qui va appré­cier. Déjà qu’il se plaint. Pas la force d’assumer cette grève qui fonce sur l’autoroute du divorce et de la soli­tude, j’y renonce d’avance. Encore raté. En plus de tout ceci, je n’ai ni l’envie ni le temps de m’inscrire aux cours de médi­ta­tion en pleine conscience, yoga ou tai-chi vive­ment recom­man­dés par les revues de déve­lop­pe­ment per­son­nel pour « apprendre à lâcher prise ». Bref, échec du « lâchez prise » sur toute la ligne.

Que reste-t-il ? Accep­ter qu’une seule per­sonne — humaine — ne suf­fise pas pour gagner sur tous les fronts. Bref, trou­ver un moyen de se dédou­bler. Au bou­lot, j’ai déjà régu­liè­re­ment pen­sé à enga­ger un res­pon­sable com’ pour entre­te­nir mon réseau, une secré­taire pour gérer l’administratif et le finan­cier et, de temps à autre, un rédac­teur-fan­tôme pour écrire — à ma place — quelques papiers bien tor­chés quand je suis en panne d’inspiration. Côté mère, le coup de la « nou­nou » à domi­cile, c’est très ten­tant. Enfin, sur­tout si elle s’occupe de faire les courses, pré­pa­rer les repas, gérer la les­sive de A à Z, coudre et pendre les rideaux, fixer les éta­gères, ran­ger et laver la mai­son. Je garde les câlins et les courses de petites voi­tures avec mes bébés. Côté « vie de femme », je ne suis pas contre le fait de lâcher du lest face à une cer­taine idéo­lo­gie mal pla­cée de la femme unique, qui consis­te­rait à accep­ter une poly­ga­mie orga­ni­sée per­met­tant de réga­ler un peu plus sou­vent mon homme grâce aux faveurs d’une femme appé­tis­sante, joyeuse, entre­pre­nante. Mal­heu­reu­se­ment, un employé, une nou­nou ou une call girl à domi­cile, c’est hors bud­get. Et en plus, je suis contre l’esclavage. Encore raté.

Grand bien me fasse, d’autres ont déjà réflé­chi avant moi à ce pro­blème à prio­ri inso­luble. Je pense, par exemple, à cette chère petite pomme qu’on appelle Apple. La tech­no­lo­gie m’a com­prise ! Elle vient à la mai­son résoudre mes sou­cis ! Pour me faci­li­ter une vie somme toute com­pli­quée, elle me pro­pose un agen­da en ligne et par­ta­gé, une mul­ti­tude d’applications cen­sées faci­li­ter le rem­plis­sage du fri­go, le paie­ment des fac­tures, ma com­mu­ni­ca­tion pro­fes­sion­nelle vers l’extérieur, mes tra­jets à vélo, bus, voi­ture, tram ou pous­sette, mon sui­vi de gros­sesse, mes choix de musique et de bouquins…

Bref, tout le grand bor­del qu’est ma vie a une expli­ca­tion simple et ration­nelle : ma vie est com­pli­quée parce que je n’ai pas d’iPhone. Aaaaaah, il fal­lait me le dire plus tôt. Pas de chance, je suis née du côté de celles qui haïssent leur télé­phone por­table, qui perdent trois fois par jour leur char­geur, qui n’éprouvent aucun inté­rêt pour les appli­ca­tions en ligne, qui relèvent leurs mails par devoir. Je suis de celles qui savent per­ti­nem­ment bien que la tech­no­lo­gie ne leur faci­lite pas la vie, elle la leur com­plique, elle ajoute une contrainte, un sou­ci, celui de char­ger la bat­te­rie de son télé­phone, d’éviter de l’oublier quelque part, de payer une fac­ture sup­plé­men­taire en ligne. Non, je le répète, abso­lu­ment convain­cue : la tech­no­lo­gie ne m’aide pas et ne m’aidera pas, je suis une nos­tal­gique du télé­phone fixe et de ce temps où on n’était pas joi­gnable en forêt, sur son vélo, à une table de café. Cette réponse indi­vi­duelle à un pro­blème col­lec­tif n’est pas juste, pas adé­quate. Zut, j’ai reje­té la main ten­due de la socié­té. Je n’ai qu’à m’en prendre qu’à moi-même…

J’ai pour­tant une autre idée. À pro­blème col­lec­tif, seule une réponse col­lec­tive a un sens. Je plaide pour rien de moins qu’une meilleure orga­ni­sa­tion de la vie en socié­té qui consis­te­rait en une meilleure répar­ti­tion du temps de tra­vail entre tous (parce que per­sonne n’est irrem­pla­çable) assor­tie d’un lavage du cer­veau mas­cu­lin lui clouant dans la tête l’idée que l’homme est au moins aus­si utile et effi­cace pour la socié­té quand il passe un jour par semaine à la mai­son plu­tôt qu’au bureau ; une adé­qua­tion entre le temps des adultes et le temps des enfants, sachant que nous sommes plus forts, plus grands, plus armés que nos reje­tons et que c’est à nous — et non à eux — à s’adapter à leur rythme de vie afin d’éviter de créer une géné­ra­tion de robots, emplis de failles qu’ils s’évertueront à cacher, comme nous le fai­sons, jusqu’à un point cri­tique de non-retour.

Parce que je ne suis pas assez cou­ra­geuse pour aller m’exiler dans un vil­lage éco­lo­gique et alter­na­tif en Ardèche (et que la cam­pagne en hiver me fout le cafard), parce que je consi­dère que je ne suis pas à même de trou­ver seule des solu­tions à ce pro­blème, parce que les solu­tions de type « ayez un smart­phone » qu’on me pro­pose ne me conviennent pas, j’attends une réponse poli­tique, j’ai des idées — que d’autres défendent bien mieux que moi — à leur sou­mettre. La poli­tique a un devoir, celui de se pen­cher sur ces ques­tions et de trou­ver des solutions.

Je suis une femme à mille bras qui demande une réponse col­lec­tive et d’ordre poli­tique à un pro­blème très concret et abso­lu­ment cru­cial, celui d’éviter de finir divor­cée, sous anti­dé­pres­seurs et dans un cours col­lec­tif de tai-chi.

Charlotte Maisin


Auteur

Charlotte Maisin est membre de la cellule recherch’action de la Fédération des services sociaux