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« Out of private life »
Malgré le progrès, les hommes n’ont jamais porté, accouché, ni allaité un enfant. C’est aux femmes que revient le rôle d’être mère. Avec le progrès, les femmes ont pu s’accomplir autrement que comme des mères, elles sortent de leurs foyers, gagnent leur vie, s’investissent dans la société, ce sont des travailleuses. Avec ou sans progrès, […]
Malgré le progrès, les hommes n’ont jamais porté, accouché, ni allaité un enfant. C’est aux femmes que revient le rôle d’être mère. Avec le progrès, les femmes ont pu s’accomplir autrement que comme des mères, elles sortent de leurs foyers, gagnent leur vie, s’investissent dans la société, ce sont des travailleuses. Avec ou sans progrès, les femmes ont toujours été des femmes en recherche d’une vie affective, amoureuse, sexuelle et personnelle pas trop décevante. Si, en plus de tout cela, vous ajoutez un zeste d’idéologie et de convictions qui consistent à ne pas trop polluer, avoir un boulot qui « fait sens », transmettre des valeurs d’humour, respect et ouverture à vos enfants, vous êtes mal barrée. Toutes ces facettes pour un seul et même personnage… Personnage réel ou de fiction ?
« La femme parfaite est une connasse », « La superwoman n’existe pas»… Depuis une dizaine d’années, le message est martelé : la femme à mille bras qui réussit tout n’est pas un personnage réel ou humain. C’est un robot, c’est une technologie. Ne croyez pas à la femme parfaite ! Ceci signifie que toutes les femmes ont leurs zones d’ombre et que, parce que nous n’avons pas le choix, nous cacherions ces failles quelque part, à l’abri des regards des autres…
Si nous sommes toutes faillibles, si nous sommes toutes imparfaites, c’est qu’une facette du personnage fictif en fait les frais. D’après la psychologie courante, il faudrait l’accepter, il faudrait « lâcher prise ». D’accord, lâchons du lest. Quels sont les choix qui s’ouvrent à nous ? Côté travail, cela impliquerait de bosser « juste un peu moins bien sans s’en inquiéter », de s’échapper du boulot à 15 heures en rigolant sous cape, de prétexter régulièrement en toute bonne conscience quelques jours de maladie pour parvenir à souffler et consacrer un peu plus de temps à tout le reste : ses enfants, son homme, sa vie de femme.
De mon côté, c’est raté. « Moins bien faire mon boulot » en tant qu’indépendante, ça consiste à aller pointer au chômage. D’accord, on restera femme-travailleuse. Voyons ce qui reste. Côté « mère », comment faire ? Je pourrais bien expliquer à mon fils de deux ans qu’à partir d’aujourd’hui, il va prendre son souper chez les voisins. Ou démontrer, à coup de discours sociologisants au fœtus dans mon ventre, que s’il continue à vouloir sortir à 28 semaines de grossesse, ça va être particulièrement embêtant pour l’organisation familiale. J’ai l’impression que ça ne va pas être simple. Que le message risque de ne pas être entendu. Encore raté. Voyons le dernier rôle du personnage, celui de femme. Bien, rien ne m’empêche de créer une réponse automatique « Out of private life » sur mon adresse mail personnelle, de ne plus répondre aux coups de fil des copines et surtout, d’arrêter d’investir et de travailler, au quotidien, une vie de couple somme toute fatigante.
En bref : la grève des (rares) blanches en terrasse, des bisous et du sexe. J’en connais un qui va apprécier. Déjà qu’il se plaint. Pas la force d’assumer cette grève qui fonce sur l’autoroute du divorce et de la solitude, j’y renonce d’avance. Encore raté. En plus de tout ceci, je n’ai ni l’envie ni le temps de m’inscrire aux cours de méditation en pleine conscience, yoga ou tai-chi vivement recommandés par les revues de développement personnel pour « apprendre à lâcher prise ». Bref, échec du « lâchez prise » sur toute la ligne.
Que reste-t-il ? Accepter qu’une seule personne — humaine — ne suffise pas pour gagner sur tous les fronts. Bref, trouver un moyen de se dédoubler. Au boulot, j’ai déjà régulièrement pensé à engager un responsable com’ pour entretenir mon réseau, une secrétaire pour gérer l’administratif et le financier et, de temps à autre, un rédacteur-fantôme pour écrire — à ma place — quelques papiers bien torchés quand je suis en panne d’inspiration. Côté mère, le coup de la « nounou » à domicile, c’est très tentant. Enfin, surtout si elle s’occupe de faire les courses, préparer les repas, gérer la lessive de A à Z, coudre et pendre les rideaux, fixer les étagères, ranger et laver la maison. Je garde les câlins et les courses de petites voitures avec mes bébés. Côté « vie de femme », je ne suis pas contre le fait de lâcher du lest face à une certaine idéologie mal placée de la femme unique, qui consisterait à accepter une polygamie organisée permettant de régaler un peu plus souvent mon homme grâce aux faveurs d’une femme appétissante, joyeuse, entreprenante. Malheureusement, un employé, une nounou ou une call girl à domicile, c’est hors budget. Et en plus, je suis contre l’esclavage. Encore raté.
Grand bien me fasse, d’autres ont déjà réfléchi avant moi à ce problème à priori insoluble. Je pense, par exemple, à cette chère petite pomme qu’on appelle Apple. La technologie m’a comprise ! Elle vient à la maison résoudre mes soucis ! Pour me faciliter une vie somme toute compliquée, elle me propose un agenda en ligne et partagé, une multitude d’applications censées faciliter le remplissage du frigo, le paiement des factures, ma communication professionnelle vers l’extérieur, mes trajets à vélo, bus, voiture, tram ou poussette, mon suivi de grossesse, mes choix de musique et de bouquins…
Bref, tout le grand bordel qu’est ma vie a une explication simple et rationnelle : ma vie est compliquée parce que je n’ai pas d’iPhone. Aaaaaah, il fallait me le dire plus tôt. Pas de chance, je suis née du côté de celles qui haïssent leur téléphone portable, qui perdent trois fois par jour leur chargeur, qui n’éprouvent aucun intérêt pour les applications en ligne, qui relèvent leurs mails par devoir. Je suis de celles qui savent pertinemment bien que la technologie ne leur facilite pas la vie, elle la leur complique, elle ajoute une contrainte, un souci, celui de charger la batterie de son téléphone, d’éviter de l’oublier quelque part, de payer une facture supplémentaire en ligne. Non, je le répète, absolument convaincue : la technologie ne m’aide pas et ne m’aidera pas, je suis une nostalgique du téléphone fixe et de ce temps où on n’était pas joignable en forêt, sur son vélo, à une table de café. Cette réponse individuelle à un problème collectif n’est pas juste, pas adéquate. Zut, j’ai rejeté la main tendue de la société. Je n’ai qu’à m’en prendre qu’à moi-même…
J’ai pourtant une autre idée. À problème collectif, seule une réponse collective a un sens. Je plaide pour rien de moins qu’une meilleure organisation de la vie en société qui consisterait en une meilleure répartition du temps de travail entre tous (parce que personne n’est irremplaçable) assortie d’un lavage du cerveau masculin lui clouant dans la tête l’idée que l’homme est au moins aussi utile et efficace pour la société quand il passe un jour par semaine à la maison plutôt qu’au bureau ; une adéquation entre le temps des adultes et le temps des enfants, sachant que nous sommes plus forts, plus grands, plus armés que nos rejetons et que c’est à nous — et non à eux — à s’adapter à leur rythme de vie afin d’éviter de créer une génération de robots, emplis de failles qu’ils s’évertueront à cacher, comme nous le faisons, jusqu’à un point critique de non-retour.
Parce que je ne suis pas assez courageuse pour aller m’exiler dans un village écologique et alternatif en Ardèche (et que la campagne en hiver me fout le cafard), parce que je considère que je ne suis pas à même de trouver seule des solutions à ce problème, parce que les solutions de type « ayez un smartphone » qu’on me propose ne me conviennent pas, j’attends une réponse politique, j’ai des idées — que d’autres défendent bien mieux que moi — à leur soumettre. La politique a un devoir, celui de se pencher sur ces questions et de trouver des solutions.
Je suis une femme à mille bras qui demande une réponse collective et d’ordre politique à un problème très concret et absolument crucial, celui d’éviter de finir divorcée, sous antidépresseurs et dans un cours collectif de tai-chi.