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Où va l’Ukraine ?

Numéro 10 Octobre 2006 - Ex-URSS par Donat Carlier

octobre 2006

« Okraï­na », la « terre des confins ». Sa déno­mi­na­tion même pose d’emblée l’U­kraine dans un rap­port par­ti­cu­lier à l’es­pace et à la manière dont cet espace s’est consti­tué à tra­vers le temps. Sous la pres­sion des inva­sions mon­goles (XIIe siècle), le dépla­ce­ment du pou­voir vers le Nord-Est (Vla­di­mir, Souz­dal, Nov­go­rod et fina­le­ment Mos­cou) à par­tir du XIIIe siècle a pro­gres­si­ve­ment mar­gi­na­li­sé les […]

« Okraï­na », la « terre des confins ». Sa déno­mi­na­tion même pose d’emblée l’U­kraine dans un rap­port par­ti­cu­lier à l’es­pace et à la manière dont cet espace s’est consti­tué à tra­vers le temps. Sous la pres­sion des inva­sions mon­goles (XIIe siècle), le dépla­ce­ment du pou­voir vers le Nord-Est (Vla­di­mir, Souz­dal, Nov­go­rod et fina­le­ment Mos­cou) à par­tir du XIIIe siècle a pro­gres­si­ve­ment mar­gi­na­li­sé les ter­ri­toires de l’an­cienne Rus de Kiev. C’est là que s’en­ra­cine un conflit d’in­ter­pré­ta­tion his­to­rio­gra­phique tou­jours pen­dant aujourd’­hui : la prin­ci­pau­té de Kiev, fon­da­trice de l’U­kraine ou ber­ceau de la Rus­sie et « mère des villes russes » ? Sa posi­tion de fron­tière occi­den­tale de la Rus­sie mos­co­vite a en tout cas fini par lui léguer son nom.

Pen­dant les siècles qui ont sui­vi l’ef­fon­dre­ment de Kiev, l’es­pace ukrai­nien se retrouve sous l’au­to­ri­té de dif­fé­rents États dont il consti­tue alors les marches : Rus­sie, Pologne, Litua­nie, Autriche-Hon­grie et Empire otto­man (Odes­sa et la Cri­mée). Son ter­ri­toire actuel n’a été tota­le­ment consti­tué qu’en 1954, lorsque Khroucht­chev décide de trans­fé­rer la pres­qu’ile de Cri­mée à la Répu­blique socia­liste sovié­tique d’U­kraine, à l’oc­ca­sion du trois cen­tième anni­ver­saire du trai­té de Per­eya­slav (qui noue l’al­liance des cosaques ukrai­niens avec la Rus­sie). Les régions occi­den­tales, quant à elles, ne sont inté­grées que peu de temps aupa­ra­vant, dans la tour­mente de la Seconde Guerre mon­diale et des annexions effec­tuées par Sta­line au détri­ment de la Pologne (Gali­cie orien­tale), de la Tché­co­slo­va­quie (Trans­car­pa­tie) et de la Rou­ma­nie (Buco­vine du Nord).

Cette varié­té de des­tins his­to­riques explique en grande par­tie la diver­si­té régio­nale de l’U­kraine et de ses vingt-quatre oblast (régions) — aux­quelles s’a­joutent la Répu­blique auto­nome de Cri­mée et deux villes à sta­tut spé­cial : Kiev et Sebas­to­pol. Les frac­tures internes à la socié­té ukrai­nienne sont autant éco­no­miques que socio­cul­tu­relles, lin­guis­tiques et reli­gieuses. Elles ont plus d’une fois nour­ri de sérieuses dis­sen­sions et ques­tions sur l’u­ni­té natio­nale après l’in­dé­pen­dance de 1991. Outre l’é­pi­neuse ques­tion de la Cri­mée et de la flotte de la mer Noire, qui faillit dégé­né­rer en conflit ouvert avec la Fédé­ra­tion de Rus­sie, de fortes ten­sions se sont mani­fes­tées entre les riches régions indus­trielles de l’Est (Donetsk, Khar­kov et bas­sin du Don­bass, Dnie­pro­pe­trovsk, Zapo­roje…) et du Sud (Odes­sa, Niko­laev…) ortho­doxes et rus­so­phones, et les régions occi­den­tales, plus pauvres, gré­co-catho­liques et rurales, où le sen­ti­ment natio­nal ukrai­nien est par­ti­cu­liè­re­ment vivace. Der­nier épi­sode en date : celui de la Révo­lu­tion orange dans laquelle cer­tains voyaient un pré­lude à la scis­sion du pays… Non seule­ment il n’y a pas eu de scis­sion, mais les der­nières élec­tions par­le­men­taires de mars 2006 ont fina­le­ment débou­ché sur un com­pro­mis qui, tout instable et insa­tis­fai­sant soit-il, est révé­la­teur de la com­plexi­té ukrainienne.

Il serait par trop sim­pliste de répondre à la ques­tion « Où va l’U­kraine ? » à par­tir d’un sché­ma binaire : vers l’Est tiré par la nos­tal­gie post­so­vié­tique de rus­so­phones qui seraient « imman­qua­ble­ment pro­russes » ou vers l’Ouest démo­cra­tique auquel aspirent ses popu­la­tions « pro-occi­den­tales » et ukrai­no­phones. Comme le montre l’ou­vrage col­lec­tif diri­gé par Gilles Lepe­sant, L’U­kraine dans la nou­velle Europe1, les appar­te­nances régio­nales et les pra­tiques lin­guis­tiques ou reli­gieuses n’ont pas méca­ni­que­ment déter­mi­né les votes lors des élec­tions pré­si­den­tielles qui ont déclen­ché la Révo­lu­tion orange. Ces « iden­ti­tés » sont bien plus mêlées que ce qu’en pro­posent les cli­chés hâtifs et peut-être l’U­kraine s’a­che­mine-t-elle vers la consti­tu­tion d’une « iden­ti­té de fron­tière » (Gilles Lepe­sant) en phase avec son his­toire et sa posi­tion géographique.

Le jeu poli­tique inté­rieur comme régio­nal est fina­le­ment plus diver­si­fié et ouvert que ce que n’en donne à pen­ser l’af­fron­te­ment des inté­rêts des dif­fé­rents pro­ta­go­nistes en pré­sence. Loin d’un huis clos avec la Rus­sie, l’U­kraine s’in­sère dans une géo­po­li­tique aux mul­tiples acteurs : Mos­cou évi­dem­ment, mais aus­si Washing­ton et les capi­tales des dif­fé­rents pays euro­péens. Comme l’a démon­tré, si besoin en était, la crise gazière de l’hi­ver 2005 – 2006, les rap­ports de force éco­no­miques, mili­taires et poli­tiques entre ces États sont pré­pon­dé­rants. Ils expliquent en grande par­tie les dif­fé­rences de posi­tion­ne­ment de l’U­nion euro­péenne et de l’O­tan : l’ab­sence d’ho­ri­zon d’at­tente pour une inté­gra­tion de l’U­kraine dans l’U­nion euro­péenne alors que l’O­tan lui a ouvert ses portes. Mais du même coup, ces ajus­te­ments entre les uns et les autres offrent aus­si à l’U­kraine une marge de manœuvre pour, au-delà des ins­tru­men­ta­li­sa­tions dont elle est l’ob­jet, ten­ter de s’af­fir­mer comme un « nou­vel acteur du jeu inter­na­tio­nal », comme le pos­tule Anne de Tin­guy en titre de l’un de ses ouvrages2. Le scé­na­rio d’un « État tam­pon » à la sou­ve­rai­ne­té limi­tée aus­si bien par la Rus­sie que l’Oc­ci­dent n’est pas plus écrit que la pers­pec­tive d’un équi­libre dyna­mique entre de mul­tiples pôles dans lequel l’U­kraine, si elle était ancrée dans l’U­nion, joue­rait le rôle de « pivot géopolitique ».

Mal­gré cette pré­gnance de la scène inter­na­tio­nale, les mou­ve­ments internes à l’U­kraine relèvent d’une logique propre. Ain­si, il serait absurde de pen­ser la Révo­lu­tion orange comme le simple fruit d’un « com­plot occi­den­tal », pilo­té par des fon­da­tions amé­ri­caines. Cette révo­lu­tion, même si elle a été sou­te­nue par cer­tains oli­garques, pro­cède d’une réac­tion popu­laire face à un sys­tème cor­rom­pu. La volon­té la mieux par­ta­gée au sein de la popu­la­tion est de rompre avec le « modèle » poli­tique sym­bo­li­sé par les clans oli­gar­chiques issus de la nomenk­la­tu­ra sovié­tique, qui ont bâti leur puis­sance sur les pri­va­ti­sa­tions. L’en­jeu cen­tral en Ukraine est bien celui de la construc­tion d’un État de droit. C’est aus­si dans cette aspi­ra­tion que s’ins­crit le désir d’Eu­rope du peuple ukrai­nien. À bien des égards, la socié­té civile en Ukraine est, comme le sou­ligne jus­te­ment Annie Dau­ben­ton3, « en avance sur le pou­voir ». Si une frac­ture s’est révé­lée en Ukraine, c’est moins celle qui ver­rait radi­ca­le­ment s’af­fron­ter l’Est et l’Ouest, mais bien avant tout celle qui oppose cette socié­té civile à ses diri­geants. Cette frac­ture s’est dan­ge­reu­se­ment vue confir­mée par les échecs de la coa­li­tion « orange » et les retour­ne­ments d’al­liance récents. La crise de la construc­tion euro­péenne se révèle dans toute sa pro­fon­deur quand on voit l’U­nion deve­nue inca­pable de sou­te­nir signi­fi­ca­ti­ve­ment une socié­té dans son effort pour la rejoindre. Atten­dra-t-on que les sirènes de Washing­ton finissent par com­plè­te­ment cou­vrir l’ap­pel du pro­jet euro­péen, comme cela s’est répé­té un peu par­tout en Europe cen­trale et orientale ?

Comme le constate le voya­geur qui prend la peine de s’im­mer­ger dans le pays, l’U­kraine bouge sur les plans cultu­rel, éco­no­mique, poli­tique. Ses citoyens aspirent à rompre avec des dif­fi­cul­tés sociales, par­fois extrêmes, autre­ment qu’en quit­tant le pays. Se défaire des cli­chés misé­ra­bi­listes sur l’U­kraine, c’est aus­si se pla­cer à une juste dis­tance de son his­toire tra­gique. Le XXe siècle a vu la popu­la­tion d’U­kraine déci­mée par les pogromes, la répres­sion sovié­tique, la famine de 1932 – 1933, l’in­va­sion nazie, le judéo­cide ; plus récem­ment, le pays a été pro­fon­dé­ment mar­qué par la catas­trophe de Tcher­no­byl. Mais l’U­kraine aspire à un autre ave­nir et, dans l’im­mé­diat, aime­rait voir dans l’i­mage qu’on lui ren­voie un reflet plus juste de son poten­tiel comme de ses dif­fi­cul­tés. Ce dos­sier, par les dif­fé­rents angles d’ap­proche qui s’y côtoient, sou­haite y contri­buer, en don­nant, notam­ment, la parole à un cher­cheur ukrai­nien, Myko­la Riabt­chouk, la trans­mis­sion d’un regard de l’in­té­rieur nous sem­blant fondamentale.

  1. Sous la direc­tion de Gilles Lepe­sant, L’U­kraine dans la nou­velle Europe, CNRS Édi­tions, coll. « Espaces et milieux », Paris, 2005.
  2. Sous la direc­tion d’Anne de Tin­guy, L’U­kraine, nou­vel acteur du jeu inter­na­tio­nal, Bruy­lant, Bruxelles, 2000.
  3. Annie Dau­ben­ton, « Socié­té civile en Ukraine : les vigiles de la démo­cra­tie », dans L’U­kraine, nou­vel acteur du jeu inter­na­tio­nal, op. cit., p. 283 – 302.

Donat Carlier


Auteur

Né en 1971 à Braine-le-Comte, Donat Carlier est membre du comité de rédaction de La Revue nouvelle depuis 1997. Actuellement Directeur du Consortium de validation des compétences, il a dirigé l’équipe du Bassin Enseignement Formation Emploi à Bruxelles, a conseillé Ministre bruxellois de l’économie, de l’emploi et de la formation ; et a également été journaliste, chercheur et enseignant. Titulaire d’un Master en sociologie et anthropologie, ses centres d’intérêts le portent vers la politique belge, et plus particulièrement l’histoire sociale, politique et institutionnelle de la construction du fédéralisme en Wallonie, à Bruxelles et en Flandre. Il a également écrit sur les domaines de l’éducation et du monde du travail. Il est plus généralement attentif aux évolutions actuelles de la société et du régime démocratiques.