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Où va l’Ukraine ?
« Okraïna », la « terre des confins ». Sa dénomination même pose d’emblée l’Ukraine dans un rapport particulier à l’espace et à la manière dont cet espace s’est constitué à travers le temps. Sous la pression des invasions mongoles (XIIe siècle), le déplacement du pouvoir vers le Nord-Est (Vladimir, Souzdal, Novgorod et finalement Moscou) à partir du XIIIe siècle a progressivement marginalisé les […]
« Okraïna », la « terre des confins ». Sa dénomination même pose d’emblée l’Ukraine dans un rapport particulier à l’espace et à la manière dont cet espace s’est constitué à travers le temps. Sous la pression des invasions mongoles (XIIe siècle), le déplacement du pouvoir vers le Nord-Est (Vladimir, Souzdal, Novgorod et finalement Moscou) à partir du XIIIe siècle a progressivement marginalisé les territoires de l’ancienne Rus de Kiev. C’est là que s’enracine un conflit d’interprétation historiographique toujours pendant aujourd’hui : la principauté de Kiev, fondatrice de l’Ukraine ou berceau de la Russie et « mère des villes russes » ? Sa position de frontière occidentale de la Russie moscovite a en tout cas fini par lui léguer son nom.
Pendant les siècles qui ont suivi l’effondrement de Kiev, l’espace ukrainien se retrouve sous l’autorité de différents États dont il constitue alors les marches : Russie, Pologne, Lituanie, Autriche-Hongrie et Empire ottoman (Odessa et la Crimée). Son territoire actuel n’a été totalement constitué qu’en 1954, lorsque Khrouchtchev décide de transférer la presqu’ile de Crimée à la République socialiste soviétique d’Ukraine, à l’occasion du trois centième anniversaire du traité de Pereyaslav (qui noue l’alliance des cosaques ukrainiens avec la Russie). Les régions occidentales, quant à elles, ne sont intégrées que peu de temps auparavant, dans la tourmente de la Seconde Guerre mondiale et des annexions effectuées par Staline au détriment de la Pologne (Galicie orientale), de la Tchécoslovaquie (Transcarpatie) et de la Roumanie (Bucovine du Nord).
Cette variété de destins historiques explique en grande partie la diversité régionale de l’Ukraine et de ses vingt-quatre oblast (régions) — auxquelles s’ajoutent la République autonome de Crimée et deux villes à statut spécial : Kiev et Sebastopol. Les fractures internes à la société ukrainienne sont autant économiques que socioculturelles, linguistiques et religieuses. Elles ont plus d’une fois nourri de sérieuses dissensions et questions sur l’unité nationale après l’indépendance de 1991. Outre l’épineuse question de la Crimée et de la flotte de la mer Noire, qui faillit dégénérer en conflit ouvert avec la Fédération de Russie, de fortes tensions se sont manifestées entre les riches régions industrielles de l’Est (Donetsk, Kharkov et bassin du Donbass, Dniepropetrovsk, Zaporoje…) et du Sud (Odessa, Nikolaev…) orthodoxes et russophones, et les régions occidentales, plus pauvres, gréco-catholiques et rurales, où le sentiment national ukrainien est particulièrement vivace. Dernier épisode en date : celui de la Révolution orange dans laquelle certains voyaient un prélude à la scission du pays… Non seulement il n’y a pas eu de scission, mais les dernières élections parlementaires de mars 2006 ont finalement débouché sur un compromis qui, tout instable et insatisfaisant soit-il, est révélateur de la complexité ukrainienne.
Il serait par trop simpliste de répondre à la question « Où va l’Ukraine ? » à partir d’un schéma binaire : vers l’Est tiré par la nostalgie postsoviétique de russophones qui seraient « immanquablement prorusses » ou vers l’Ouest démocratique auquel aspirent ses populations « pro-occidentales » et ukrainophones. Comme le montre l’ouvrage collectif dirigé par Gilles Lepesant, L’Ukraine dans la nouvelle Europe1, les appartenances régionales et les pratiques linguistiques ou religieuses n’ont pas mécaniquement déterminé les votes lors des élections présidentielles qui ont déclenché la Révolution orange. Ces « identités » sont bien plus mêlées que ce qu’en proposent les clichés hâtifs et peut-être l’Ukraine s’achemine-t-elle vers la constitution d’une « identité de frontière » (Gilles Lepesant) en phase avec son histoire et sa position géographique.
Le jeu politique intérieur comme régional est finalement plus diversifié et ouvert que ce que n’en donne à penser l’affrontement des intérêts des différents protagonistes en présence. Loin d’un huis clos avec la Russie, l’Ukraine s’insère dans une géopolitique aux multiples acteurs : Moscou évidemment, mais aussi Washington et les capitales des différents pays européens. Comme l’a démontré, si besoin en était, la crise gazière de l’hiver 2005 – 2006, les rapports de force économiques, militaires et politiques entre ces États sont prépondérants. Ils expliquent en grande partie les différences de positionnement de l’Union européenne et de l’Otan : l’absence d’horizon d’attente pour une intégration de l’Ukraine dans l’Union européenne alors que l’Otan lui a ouvert ses portes. Mais du même coup, ces ajustements entre les uns et les autres offrent aussi à l’Ukraine une marge de manœuvre pour, au-delà des instrumentalisations dont elle est l’objet, tenter de s’affirmer comme un « nouvel acteur du jeu international », comme le postule Anne de Tinguy en titre de l’un de ses ouvrages2. Le scénario d’un « État tampon » à la souveraineté limitée aussi bien par la Russie que l’Occident n’est pas plus écrit que la perspective d’un équilibre dynamique entre de multiples pôles dans lequel l’Ukraine, si elle était ancrée dans l’Union, jouerait le rôle de « pivot géopolitique ».
Malgré cette prégnance de la scène internationale, les mouvements internes à l’Ukraine relèvent d’une logique propre. Ainsi, il serait absurde de penser la Révolution orange comme le simple fruit d’un « complot occidental », piloté par des fondations américaines. Cette révolution, même si elle a été soutenue par certains oligarques, procède d’une réaction populaire face à un système corrompu. La volonté la mieux partagée au sein de la population est de rompre avec le « modèle » politique symbolisé par les clans oligarchiques issus de la nomenklatura soviétique, qui ont bâti leur puissance sur les privatisations. L’enjeu central en Ukraine est bien celui de la construction d’un État de droit. C’est aussi dans cette aspiration que s’inscrit le désir d’Europe du peuple ukrainien. À bien des égards, la société civile en Ukraine est, comme le souligne justement Annie Daubenton3, « en avance sur le pouvoir ». Si une fracture s’est révélée en Ukraine, c’est moins celle qui verrait radicalement s’affronter l’Est et l’Ouest, mais bien avant tout celle qui oppose cette société civile à ses dirigeants. Cette fracture s’est dangereusement vue confirmée par les échecs de la coalition « orange » et les retournements d’alliance récents. La crise de la construction européenne se révèle dans toute sa profondeur quand on voit l’Union devenue incapable de soutenir significativement une société dans son effort pour la rejoindre. Attendra-t-on que les sirènes de Washington finissent par complètement couvrir l’appel du projet européen, comme cela s’est répété un peu partout en Europe centrale et orientale ?
Comme le constate le voyageur qui prend la peine de s’immerger dans le pays, l’Ukraine bouge sur les plans culturel, économique, politique. Ses citoyens aspirent à rompre avec des difficultés sociales, parfois extrêmes, autrement qu’en quittant le pays. Se défaire des clichés misérabilistes sur l’Ukraine, c’est aussi se placer à une juste distance de son histoire tragique. Le XXe siècle a vu la population d’Ukraine décimée par les pogromes, la répression soviétique, la famine de 1932 – 1933, l’invasion nazie, le judéocide ; plus récemment, le pays a été profondément marqué par la catastrophe de Tchernobyl. Mais l’Ukraine aspire à un autre avenir et, dans l’immédiat, aimerait voir dans l’image qu’on lui renvoie un reflet plus juste de son potentiel comme de ses difficultés. Ce dossier, par les différents angles d’approche qui s’y côtoient, souhaite y contribuer, en donnant, notamment, la parole à un chercheur ukrainien, Mykola Riabtchouk, la transmission d’un regard de l’intérieur nous semblant fondamentale.
- Sous la direction de Gilles Lepesant, L’Ukraine dans la nouvelle Europe, CNRS Éditions, coll. « Espaces et milieux », Paris, 2005.
- Sous la direction d’Anne de Tinguy, L’Ukraine, nouvel acteur du jeu international, Bruylant, Bruxelles, 2000.
- Annie Daubenton, « Société civile en Ukraine : les vigiles de la démocratie », dans L’Ukraine, nouvel acteur du jeu international, op. cit., p. 283 – 302.