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Où le lecteur s’aperçoit que la transparence peut être une illusion d’optique
Notre époque n’a que la transparence à la bouche : il faut voir dans les comptes, sous les vêtements, dans les corps, dans les méninges…, rien ne peut plus légitimement arrêter les regards, quelle est donc cette société qui voit comme suspects le secret, l’intimité, la réserve, la confidentialité et la pudeur ? Celle, sans doute, d’un réseau qui se voudrait parfaitement décloisonné et fondé sur l’échange total et parfaitement limpide d’informations. Celle d’un réseau dans lequel les violences se cacheraient derrière la transparence.
Il en coute trop cher pour briller dans le monde.
Combien je vais aimer ma retraite profonde !
Pour vivre heureux, vivons cachés »
Le grillon, J.-P. de Florian
Le roi des Belges a affirmé, dans son discours à l’occasion de la fête nationale, vouloir « faire usage publiquement, en toute transparence, de [sa] troisième prérogative : le droit de mettre en garde. » Le mot « transparence » était une fois de plus lâché, mot magique qui suscite l’approbation et semble avoir pour vertu de rendre désirable ce à quoi il est accolé.
Qui donc, aujourd’hui, oserait encore prendre la défense de l’occulte, du dissimulé, du voilé, du brumeux ou de l’opaque ? Qui penserait à se vanter de celer en son for intérieur ses pensées et opinions, de ne pas divulguer ses sentiments, de rester sur son quant à lui ? Qui serait assez téméraire pour ainsi braver les appels au dévoilement, à l’exposition, à l’étalage, à l’exhibition ? Pour reprendre le slogan affiché à la caisse de ma supérette de quartier : « Nous n’avons rien à cacher, vous non plus… Merci de présenter spontanément vos sacs à la caisse. » Le ton est donné, la transparence est un devoir.
Pourtant, nos ancêtres la goutaient peu. Pudeur et retenue étaient pour nos grands-parents des vertus, celles de l’honnête homme et de la femme « comme il faut ». L’on ne faisait pas plus étalage de ses sentiments que l’on n’exhibait son corps. La jupe au mollet, les tourments au confesseur, le corps au médecin : les secrets étaient bien gardés.
On laissait l’étalage des sentiments aux artistes, ces gens peu recommandables, aux rustres et aux pauvres, ces gens peu éduqués, restés proches de l’animal. Montrait-on son corps, l’on était femme de mauvaise vie, danseuse, prostituée, ou bien un sauvage, étranger à toute société et à toute civilisation. L’exhibition du corps était ainsi liée à une infériorité morale ou raciale.
On ne badinait pas davantage avec la confidentialité des patrimoines, le secret des affaires, la discrétion des négociations politiques. Certes, le marché nécessite une certaine transparence et la démocratie une forte dose de publicité, mais il s’agissait là d’exceptions, de contraintes, imposées dans un but précis, dans un contexte où la transparence était loin d’être la règle. Que l’on se rappelle les protestations qu’entraina, dans la première moitié du XXe siècle, le projet d’établissement d’un impôt sur les revenus et de la dénonciation d’une réincarnation de l’Inquisition dans l’État moderne.
Il ne s’agit pas ici de dire que la transparence est une invention récente, que nos ancêtres vivaient dans le noir de peur de se voir, que le corps fut découvert à la fin du XXSUPe/SUP siècle ou que le tapage et le bling bling nous sont propres. Il nous semble, plus exactement, que le discours normatif dominant, celui qui faisait consensus parmi les élites, était fondé sur l’idée que le dévoilement était plus suspect que le voilement et que la transparence ne s’imposait qu’à la condition d’une justification stricte.
Nous faisons ici l’hypothèse d’un renversement de perspective qui amène à considérer le caché comme suspect et condamnable, le montré comme vertueux. Se développe donc un discours nouveau, qui rencontre des résistances discursives et pratiques, certes, mais qui aboutit à une modification profonde de la façon dont nous considérons la question du regard et de ce qui doit y être soumis. C’est sur cette question de la normativité de la transparence que nous voudrions nous attarder ci-dessous, dans ce qui n’a d’autre ambition que d’être un début de réflexion.
Il nous semble que, d’entrée de jeu, nous ne pourrions trop insister sur le fait qu’il sera ici essentiellement question des discours et très peu des pratiques, que nous survolerons une série de phénomènes sociaux tentant de les éclairer de la lumière du concept de transparence sans prétendre en épuiser ainsi le sens et, enfin, qu’il n’est aucunement question pour nous de prendre position pour ou contre la transparence (si tant est que cette question ait un sens).
Le corps
Proscrite ou prescrite, la nudité n’est jamais innocente et la longueur des jupes des femmes est un sujet éminemment polémique1. Le corps est donc concerné au premier chef par la question de la transparence. Or, force est de constater que la nudité s’expose tous azimuts. Elle le fait bien entendu dans la publicité et la pornographie, plus que jamais omniprésentes, sous la forme de corps épilés, lissés, « photoshopés » ou exposés comme viande à l’étal d’un boucher. La notion de pudeur semble balayée dans son principe même, comme s’il était inconcevable que l’exposition du corps nu puisse poser problème, comme s’il n’était plus de voilement légitime. Même le personnel politique, dont le corps ne fut pas, jusqu’il y a peu, l’objet d’un grand intérêt, s’expose dans les médias. De Nicolas Sarkozy se mettant en scène torse nu en canoë — et dont les poignées d’amour furent complaisamment gommées par Paris Match — au corps d’Elio Di Rupo, exhibé à l’occasion de l’inauguration de la nouvelle piscine de Mons2, les politiques nous signifient qu’ils n’ont rien à nous cacher. Comme si cacher son corps revenait à donner prise à la suspicion.
Ces signes que nous croisons tous les jours ne doivent pas nous faire oublier que le corps exposé est, le plus souvent, celui de la femme et, de surcroit, un corps parfait. L’on voit plus rarement le corps de l’homme et, pour ainsi dire jamais celui des laids, difformes et handicapés au regard des critères actuels. La nudité surexposée à laquelle nous sommes confrontés est donc bien un discours qui, s’il nous vend l’idée d’une transparence absolue, ne correspond pas à une pratique de dénudement.
La valorisation du corps montré s’accompagne logiquement d’une méfiance à l’égard du corps caché. La femme qui dissimule ses formes ne serait-elle pas victime d’un complexe ? Ainsi, l’émission de M6 subtilement intitulée « Belle toute nue » met en scène le corps (nu et habillé) de femmes en surpoids, se prévalant de la beauté de tous les corps (de femmes), même gros. Tous les corps peuvent et doivent être montrés, la pudeur est une conséquence d’un malêtre, la laideur est le résultat d’une incapacité à se valoriser aux yeux de l’autre3. Car il faut préciser qu’un styliste accompagne les candidates et leur apprend les techniques de la présentation du corps au regard de l’autre, il est là pour nous rappeler que le règne de la transparence n’est pas celui du n’importe quoi.
Le discours ne porte donc pas uniquement sur la possibilité de montrer tout corps, mais aussi sur la responsabilité de ceux qui cachent le leur, dans une dénégation de toute détermination collective du montrable. Rien n’est immontrable en soi, il suffit d’oser et de se donner la peine de montrer de manière adéquate. Un glissement s’opère de la monstration à la mise en scène.
Si le corps caché indique le malaise personnel, il peut aussi signaler la violence. Ainsi en va-t-il du corps de la femme voilée. Il est à cet égard intéressant que, dans les débats, la possibilité d’un « libre » choix de la femme soit presque systématiquement écartée. Le corps voilé est, par essence, un corps sous contrainte, au pire de l’homme brutalisant la femme, au mieux, d’une norme sociale inique. Naturellement, le corps libre est nu et son voilement ne peut être une pudeur découlant d’une morale privée qui n’aurait pas à se justifier publiquement si la distinction entre public et privé tenait encore. L’exigence de transparence semble donc avoir inversé le rapport au corps des femmes : si, longtemps, on s’est offusqué de tout raccourcissement, aujourd’hui, c’est rallonger les vêtements qui éveille la suspicion4.
Mais le corps voilé n’est pas seulement victime, il peut aussi être coupable. La pénalisation du voile sous prétexte d’identification et donc de sécurité publique nous offre une transition rêvée vers la progression des dispositifs techniques destinés à s’affranchir de l’opacité de notre vêture. C’est ainsi que sont progressivement installés dans les aéroports, des scanners permettant de voir le corps des passagers au travers de leurs vêtements, en ce compris leurs organes génitaux. La question de la nudité est évacuée par l’argument de l’anonymat du procédé : les agents de contrôle sont dans une autre pièce et ne peuvent voir les personnes qui passent dans l’appareil, pas plus qu’ils n’ont accès à leurs informations d’identité. La pudeur est ainsi forclose : la nudité anonyme n’en relève pas. Le voilement des corps est donc ici suspect au titre qu’il pourrait être un paravent pour le crime. Vertueuse transparence qui nous protège du pire : le terrorisme.
Victime — d’un malêtre ou d’une violence — ou bien dangereux, le corps voilé n’est plus en odeur de sainteté. À contrario, voilà le corps nu valorisé. Mais le problème n’est que déplacé, la peau, la boite crânienne, l’utérus ne sont-ils pas terriblement opaques ? Il se fait que le désir de transparence a rencontré un ensemble de techniques de pointe : celles qui sous-tendent l’imagerie médicale. Bien entendu, la radiographie existe depuis bien longtemps, mais il faut relever, d’une part, les progrès considérables accomplis ces dernières années (scanner, tomographie par émission de positrons, résonance magnétique nucléaire, échographie, etc.) et, d’autre part, l’enthousiasme extraordinaire des médias et du public pour les avancées dans ce domaine, y compris hors de toute thérapeutique. Tout est en place pour que les lieux les plus mystérieux (et donc les plus sacrés) du corps humain soient envahis par le regard. L’exemple le plus banal est bien entendu celui de l’échographie prénatale. Au départ, instrument de diagnostic médical donnant une image lisible par les seuls initiés, elle s’est muée en un outil d’introspection pour des parents qui scrutent sur une image en trois dimensions et en couleurs artificielles la ressemblance du rejeton avec son grand frère. Le mystère de la procréation, le suspens autour du nombre de membres du nourrisson et de son sexe ont fait place à une information pléthorique qui dépasse largement les besoins médicaux, à tel point que certains gynécologues pratiquent des échographies sans intérêt médical, pour satisfaire des patients qui viennent voir leur enfant et non consulter un médecin. Des services non médicaux se développent par ailleurs, qui offrent à leurs clients d’ouvrir une fenêtre sur leur enfant à venir5. Certes, trois échographies sont médicalement justifiées au cours d’une grossesse, mais le désir de voir à l’intérieur a pris possession de ce qui n’est désormais plus (seulement) une technique d’imagerie médicale.
La boite crânienne subit un sort similaire à celui de l’utérus du fait de la progression d’une imagerie cérébrale à la résolution temporelle et dimensionnelle en progrès constant. Le résultat obtenu n’est qu’une moyenne ? Il ne donne pas accès au cerveau en action ? Qu’importe ! Il colle tellement bien à notre volonté omniscopique que nous y voyons l’esprit à l’œuvre. Le rêve d’un organe de la pensée parfaitement transparent à l’examinateur, si ce n’est à lui-même, n’a jamais paru si accessible. Comprendre la pensée, la lire, détecter les pathologies, traquer l’anormalité et le mensonge : le fantasme de la transparence de l’esprit gagne notre société. Ainsi la France est-elle sur le point de se doter d’une loi de bioéthique qui prévoirait que « les techniques d’imagerie cérébrale ne peuvent être employées qu’à des fins médicales ou de recherche scientifique, ou dans le cadre d’expertises judiciaires6 ». Se profile, derrière cette disposition, un détecteur de pensées capable, non seulement de repérer la signature du mensonge, mais aussi de violer le silence auquel a droit tout individu. On imagine déjà une réactivation du débat autour du détecteur de mensonges, sur la base du principe qui veut que celui qui n’a rien à cacher n’a rien à en craindre.
Voilà donc le corps dévoilé, puis lui-même rendu transparent, exposé, scruté. La beauté est sans doute intérieure, mais l’intériorité contemporaine surprend par son littéralisme. Celui qui se cache est opprimé, complexé ou criminel. Ce qui n’apparait pas à nos yeux relève de la maladie, du mensonge ou de l’inavouable.
Ce que l’on nomme communément vie privée
Comme nous venons de le voir, la transparence du corps peut déboucher sur le rêve d’une transparence de l’esprit. Il n’est cependant pas besoin de procéder à une tomographie par émission de positrons pour accéder aux pensées d’autrui, on peut, plus simplement, l’inviter à les dévoiler.
Il nous semble que c’est une voie particulièrement exploitée aujourd’hui. Une plongée dans la littérature du bienêtre indique à quel point nous sommes loin de l’antique impératif de stoïcisme face aux difficultés de la vie. « Aimer et se le dire », « Parle-moi… j’ai des choses à te dire », « Papa, Maman, écoutez-moi vraiment », « T’es toi quand tu parles » sont ainsi quelques titres de Jacques Salomé, un des chantres du bonheur par la logorrhée. Il convient donc désormais d’ouvrir son cœur, de vider son sac, de se confier, d’être transparent sur ses pensées et ses sentiments, en un mot, d’être sincère et authentique. La clé de notre bonheur serait donc la transparence au regard de l’autre, quand elle fut, longtemps, la capacité à se contraindre à garder sa place en silence, quoi qu’il en coute. On notera que cette valorisation de la transparence est reprise par l’État lorsqu’il cherche à promouvoir la médiation, notamment en matière familiale. « Échanger », s’expliquer, faire connaitre ses sentiments et ses besoins seraient la clé d’une résolution pleine et efficace des conflits. Il n’est pas jusqu’à la matière pénale qui ne soit touchée par cette justice du déballage, systématiquement opposée à la justice classique, fondée sur une discussion et une application de normes préexistantes et exogènes.
Cet impératif de transparence se donne encore à voir sur les plateaux de télévision, lorsqu’il s’agit d’exposer ses pensées les plus intimes au cours d’émissions qui promettent le bonheur au prix de l’exhibition. L’intimité des corps n’est donc pas seule en cause et l’inconvenance autrefois évidente de confidences sur ses préférences sexuelles, ses déboires familiaux, ses peines de cœur, ses grandes et petites bassesses semble s’être évaporée. À tel point que des émissions comme « Pascal, le grand frère » ou « Super Nanny », sous un nom se référant à l’intimité des relations familiales, proposent à chacun le privilège d’étaler sur la place publique le pire de ce qui se passe chez lui7… C’est bien entendu tout le mouvement dit de la téléréalité qui est placé sous le signe de l’exhibition, souvent au nom d’une transparence, gage de sincérité et promesse de secours. Que ce signe dissimule la mise en scène est une évidence, mais l’impératif exprimé est bien celui de la transparence.
D’une manière bien plus large et plus banale, la vie privée de tous s’expose sur les réseaux sociaux. Le symbole en est bien entendu Facebook qui permet à n’importe qui de partager de mauvaises photos de vacances, des vidéos, des adresses de sites internet, des considérations politiques, philosophiques, esthétiques ou autres avec un inextricable mélange d’amis, de relations professionnelles et de simples connaissances. Facebook lui-même a succédé à l’ère des blogs, dont bon nombre étaient des carnets intimes publics… Ce que l’on peut lire sous l’angle d’un estompement de la limite entre les sphères publique et privée est aussi une grande entreprise de dévoilement. La transparence est devenue naturelle et les jeunes gens, nés à l’internet avec Facebook, apprennent qui flirte, qui est déprimé, qui part en vacances et qui a mangé quoi par son biais. Il est loin le temps où l’on rédigeait des vies de saints pour l’édification des gens ordinaires, aujourd’hui, toutes les vies sont bonnes à étaler au grand jour. En retour, les menus épisodes de la vie quotidienne ou les grands et banals drames de la vie humaine semblent ne plus prendre sens que par leur exposition et au travers des échos que celle-ci rencontre dans le réseau tissé au sein du web 2.0.
Il ne faudrait pourtant pas croire que l’exigence de transparence ne pèse que sur les faibles et les relégués. Sous le nom de pipolisation8, l’exposition de la vie privée des politiques, longtemps taboue sur le continent européen, ne cesse de progresser9. En témoignent les mises en scène à répétition autour de la vie privée du président Nicolas Sarkozy (divorce, mariage surprise avec un mannequin, grossesse dudit mannequin à l’approche des présidentielles de 2012) et la réplique de sa concurrente potentielle, Martine Aubry, présentant son mari à la presse ; elle qui se faisait jusqu’alors une vertu de préserver sa vie privée du regard de ses électeurs10. Plus près de nous, on se souviendra de la série d’articles dans La Libre Belgique intitulée « Nos hommes politiques recto/verso » qui nous promettait un accès à leur vie privée11. Il semble qu’il faille désormais en passer par un renoncement à l’intimité pour mériter sa place au sommet de l’État.
La pudeur ne désigne pas qu’un rapport au corps, mais, d’une manière plus large, la relation à l’intime et sa préservation du regard d’autrui. L’exigence de transparence semble en passe de lui faire un sort.
La gestion des affaires publiques
La question de la vie privée des politiques nous offre une transition vers la vie politique au sens propre du terme et, d’une manière plus large, vers la gestion des affaires publiques. C’est un truisme : la mise sur pied des démocraties modernes au long du XIXe siècle s’est accompagnée de la progression d’une certaine transparence, essentiellement sous la forme de mesures de publicité. Publication des normes à portée générale et des décisions individuelles (comme les nominations), publicité des débats aux assemblées, des motivations et du contenu des jugements, des audiences de justice : une transparence organisée — et circonscrite — fut mise en place dès les débuts. Ce mouvement s’accompagna du développement d’une presse libre, élément essentiel du déroulement public de la vie politique : débats, prises de position, oppositions, initiatives de la société civile empruntèrent ce canal pour accéder au débat public. La transparence, sous une certaine forme, ne date donc pas d’hier en démocratie.
Il est cependant remarquable qu’elle progressa très considérablement au cours des dernières décennies. Qu’il s’agisse d’imposer la motivation des actes administratifs — même discrétionnaires —, d’obliger la publication des mandats occupés par les élus, de leurs dépenses électorales ou de l’état de leur patrimoine, les institutions et le personnel politique ont été soumis à un impératif de dévoilement de ce qui, auparavant, était perçu comme relevant du privé ou des privilèges du pouvoir. L’ambition était à la fois de mettre fin à certaines dérives et de regagner la confiance de la population.
Par ailleurs, l’activité des politiques est monitorée en permanence, sous la forme de statistiques de présences aux assemblées, de dépôt de propositions de lois, d’interpellations, etc. Des bilans de l’activité parlementaire peuvent être dressés, comme celui récemment publié par les quotidiens du groupe SudPresse12. C’en est fini de la tranquillité du parlementaire presse-bouton (du moins sous sa forme classique), de l’éternel absent et de celui qui se cachait au fond de la classe, près du radiateur. Que l’on n’en conclue pas pour autant que le parlementaire sous monitoring est une conquête démocratique.
Plus marquante en termes de transparence est l’exposition volontaire du personnel politique par le biais de l’internet et des réseaux sociaux. Facebook et Twitter sont des « lieux » où se croisent citoyens, blogueurs, journalistes, associations, robots spammeurs, sociétés commerciales… et politiques. Ces derniers y montrent notamment la décision politique en train de se prendre — ou de ne pas se prendre. On se souvient du « alea jacta est » tweeté le 22 avril 2010 par Vincent Van Quickenborne (@vincentVQ13) au sortir du bureau de l’OpenVLD qui décida du sort du gouvernement Leterme Ier. On connait moins les prises de positions de Els Ampe (@ElsAmpe), la célèbre météo de Didier Reynders (@dreynders), les défenses de sa politique communale par Jean-Michel Javaux (@jmjavaux) ou les prises de positions d’Elio Di Rupo (@eliodirupo). S’y mêlent des considérations purement politiques et d’autres, plus ou moins privées, si bien que ce qui est une réponse à une demande de transparence politique en est aussi une à une exigence de visibilité de la vie privée. Il en va de même pour les pages Facebook qui sont devenues un instrument important de communication entre l’homme politique et les citoyens.
Il est devenu nécessaire d’assurer une présence dans l’archipel du web 2.0, ce qui implique de produire des communications, la monnaie d’échange locale. Or, qui dit communication dit contenu (même minimal), puisé dans la vie professionnelle et/ou privée des protagonistes. Bien entendu, cette transparence est de plus en plus organisée et gérée par des professionnels et rien ne permet d’assurer que c’est bien Elio Di Rupo qui parle par la bouche (le clavier) de @eliodirupo.
La transparence, un mouvement généralisé ?
Le point commun des phénomènes que nous venons de décrire nous semble tenir dans le développement de l’idée qu’à l’opacité, il faut préférer la transparence. Sous réserve d’exception, tout doit donc être accessible au regard. C’est l’exact inverse de la position antérieure qui accordait la primauté à la dissimulation.
Nous n’avons bien entendu pas fait le tour du mouvement de progression et de promotion de la transparence. Nous avons par exemple laissé de côté les questions économiques et financières. Il nous semble pourtant qu’elles sont soumises aux mêmes pressions. Qu’il nous soit cependant permis d’y trouver un contrexemple. Car la transparence n’est pas sans désavantages et n’est pas du gout de tout le monde. Elle rencontre donc bien entendu des oppositions.
Songeons à la question du secret bancaire et au maintien de paradis fiscaux d’une opacité presque totale au cœur même de l’Europe. Des discours défendant l’opacité subsistent donc, qui légitiment le maintien de zones cachées dans un marché pourtant marqué par l’image de la transparence et de la libre circulation de l’information, moteurs de l’autorégulation.
De la même manière, le domaine industriel, avec ses secrets de fabrication, reste largement opaque. Ainsi, alors même que les sous-traitants sont sommés de travailler en toute transparence — notamment au regard du respect de normes éthiques et environnementales —, les commanditaires s’inquiètent de la diffusion de leurs secrets, susceptibles, entre autres, d’alimenter le marché de la contrefaçon. En cette matière, la stratégie commerciale et industrielle d’Apple, essentiellement autour de ce qu’on appelle maintenant les iDevices (iPad, iPhone, iPod), parait un cas d’école. L’absence de communication sur les produits à venir, les règles de confidentialité internes et les rapports très règlementés avec les sous-traitants sont une manière à la fois de préserver des données secrètes, mais aussi de faire naitre un buzz par l’intermédiaire de milliers de chasseurs de scoops, d’espions en tous genres et d’experts en nouvelles technologies rivalisant de prédictions sur ce que seront les prochaines générations d’appareils électroniques.
Si l’on revient aux questions de vie privée, il est marquant qu’en ces heures de grand déballage, l’on n’a jamais autant parlé de la protection de la vie privée. À mesure que grandit la capacité à ficher, à collecter les informations, à pénétrer l’intimité de chacun, se développent des arsenaux de protection, qui vont de la création d’une Commission de protection de la vie privée, au développement de paramètres de confidentialité pointus sur Facebook14 ou à la mise au point de systèmes de sécurité informatiques destinés à protéger les données sensibles engrangées par mille-et-un gestionnaires de services en ligne (Google, Facebook, Twitter, PayPal, DropBox, iCloud, etc.). Les données engrangées dans les centres de données liés à ces services sont en effet aujourd’hui bien plus convoitées que l’or de Fort Knox. La préservation d’une certaine opacité produit des zones à haute valeur ajoutée auxquelles on n’accède que contre espèces sonnantes et trébuchantes. La transparence n’a pas que des vertus, pour l’économie.
La résistance à la transparence ne se fait pas pour autant uniquement de manière frontale, elle peut également prendre la forme de la mise en scène. La nudité qui s’affiche partout clame que le corps est beau et doit être montré, alors même qu’elle n’est le plus souvent que la fabrication d’une illusion de transparence. Un exemple particulièrement intéressant est celui du film The Change Up, dans lequel Olivia Wilde joue une scène poitrine dénudée. Rien de bien particulier à cela, sauf que l’actrice, sans doute pour des raisons de pudeur, a joué avec des cache-seins masquant ses mamelons. Trop visibles au montage, ils seront couverts par des mamelons en images de synthèse… mamelons choisis par l’actrice elle-même en fonction de leur ressemblance avec les originaux… Le monde entier pourra donc admirer la poitrine d’Olivia Wilde parée d’images de synthèse plus vraies que nature, masquant les caches qui dissimulaient ses mamelons. Les jeux de pudeur et de transparence s’emmêlent ici de manière inextricable et interrogent les catégories de la pudeur et du dévoilement.
À la transparence répond donc le trompe‑l’œil, lequel pose la question de la sincérité. Question d’autant plus lancinante que la transparence ouvre sur une régression infinie. Il est toujours possible de montrer plus, plus complètement ; la transparence d’un obstacle nous en révèle d’autres, à l’opacité desquels il convient de s’attaquer. Et si, en fin de compte, tout devient transparent, tout est invisible et rien ne peut plus être vu. Que voir, en effet, dans un monde où tout serait devenu transparent ?
Il en résulte un nouveau doute hyperbolique, un « mal de la transparence » qui s’incarne aujourd’hui dans le complotisme que l’on voit fleurir à tout propos et qui renouvèle le genre traditionnel de la méfiance à l’égard des élites. De l’alunissage d’Armstrong à la mort d’Oussama Ben Laden, en passant par les Twin Towers et l’avion du Pentagone, tout est vu comme le produit potentiel d’un mensonge s’appuyant sur des trompe‑l’œil. La limpidité que l’on attend de la profusion des images est un leurre — rien d’étonnant — et l’on en déduit que l’on nous ment plutôt que de se rappeler que la vue n’est qu’un point de vue. La prétention à la transparence contient les ferments de son propre échec.
Pourquoi la transparence ?
La question du dévoilement et la critique de la dissimulation ne sont pas neuves. Que l’on songe à ce que furent les Lumières, à la science triomphant des ténèbres, à la dénonciation de l’occulte des superstitions et à la valorisation de la limpidité des discours fondés en raison. Il nous semble pourtant que le discours transparentiste actuellement à l’œuvre fait de la transparence la règle et étend son emprise loin des questions publiques, deux évolutions qui signent l’originalité du mouvement actuellement à l’œuvre.
Mais qu’est-ce qui fait que l’on attribue si aisément une valeur positive au dévoilement, lors même que notre culture a, des siècles durant, entretenu une méfiance insigne à son égard ? Risquons-nous à émettre une hypothèse, celle d’une nécessité de la transparence dans une société qui se vit comme réticulaire et qui valorise, dans ce cadre, la labilité des connexions. Il nous semble en effet vivre dans une société qui se lit et se prescrit au travers de la figure du réseau15. L’impératif qui y domine est celui d’une mobilité maximale : le réseau idéal favorise les connexions et les déconnexions entre ses nœuds, permet un changement instantané de position (géographique, philosophique, politique, professionnelle, etc.), encourage les déplacements géographiques, promeut les échanges et le syncrétisme (culturel, religieux, linguistique, etc.)… La société placée sous le signe du réseau est dès lors particulièrement mouvante et les positions et attachements des individus y sont critiquement instables.
Il convient donc d’être disponible pour toute sollicitation intéressante. Or, dans cet environnement de labilité, où tout doit pouvoir se renégocier en permanence, où la rapidité de réaction est cruciale et où l’on ne peut se fier à des normes préétablies, seule la transparence permet d’assurer une quelconque prévisibilité aux échanges. Il faut donc tout dire, tout montrer : être transparent au regard d’autrui. Préventivement. L’on peut ainsi faire l’hypothèse que la transparence est une exigence corrélée à la baisse de la prévisibilité des relations. Devenant norme, emportant les convictions, elle peut désormais vivre sa propre vie, s’imposer lors même qu’elle est inutile, voire même contreproductive. Qui nous garantit en effet que la transparence paie toujours ?
Cette hypothèse ouvre sur de nombreuses questions : quels sont les jeux de pouvoir que la transparence permet, en fonction des capacités de chacun à cacher, à feindre et à lire dans le jeu d’autrui ? Quelles sont les pratiques de transparence effective ? Quels sont les domaines dans lesquels subsiste une opacité légitimée ? Le discours transparentiste a‑t-il eu raison de toute pudeur ?
À ce propos, nous voudrions clore ce texte en lançant une dernière idée. Ne pourrait-on soutenir que la pudeur a fait place, en tant que norme, à une nouvelle forme d’impératif social de la monstration, portant sur les formes plutôt que sur les objets ? La question ne serait plus « que montrer ? », mais bien « comment montrer ? ». Notre monde invisibilise ce qui dérange, poignées d’amour du président de la République, peau d’orange des mannequins, pauvres, vieux, toxicomanes et autres entorses au rêve collectif d’une société réticulaire aux échanges parfaitement fluides et satisfaisants. Le scandale n’est dès lors plus de montrer, mais de mal le faire. L’on peut se montrer vieux si l’on se révèle dans la posture du sénior actif, plein de projets, productif et heureux de son état. On peut se dévoiler handicapé, mais sous l’apparence de la « personne handicapée » qui refuse la fatalité d’une réduction à son état, qui reste sur la brèche, qui prouve que le bonheur est toujours possible et que le monde s’ouvre à tous. On peut se consacrer au personal branding sur Twitter, mais selon des modalités de mise en scène particulières16. Tout est montrable, à condition d’y mettre les formes. Ce pourrait être là une nouvelle forme de normativité de la monstration.
- Nous renvoyons à ce propos à l’exposition qui s’est récemment tenue à la Villa Empain sous le titre « Pudeurs et colères de femmes », et qui interrogeait l’exposition du corps aux regards. Voir G. Duplat, « Paradoxe : le voile choque plus que le nu ! », www.lalibre.be/…/paradoxe-le-voile-choque-plus-que-le-nu.html.
- N. Baygert, « Le corps glorieux d’Elio », La Libre Belgique, 30 mars 2011, www.lalibre.be/debats/opinions/article/651704/le-corps-glorieux-daelio.html. Songeons aussi à la polémique sur le gommage numérique des « poignées d’amour » du président Sarkozy photographié torse nu en vacances.
- Voyez à ce sujet D. Marx, « Belle toute moche », MadmoiZelle.com, www.madmoizelle.com/belle-toute-moche-52244.
- À ce propos, on lira avec intérêt la chronique de François De Smet qui, lui, voit dans le voile intégral le signe d’une névrose de pureté reposant sur un rejet de l’autre, comme indigne de porter les yeux sur le corps de la femme voilée. Fr. De Smet, « Le voile intégral : la névrose de la pureté », RTBF Info, 26 avril 2011, www.rtbf.be/info/chroniques/chronique_voile-integral-la-nevrose-de-la-purete?id=6005603.
- « Une vraie joie, voir son bébé en 3D était abstrait pour moi, mais une fois devant lui on est forcément touché », témoignage publié sur un site commercial d’échographies, www.echolife3d.com/echographie-3d-temoignages.html.
- C. Klingler, « Les neurosciences entrent dans la loi », La Recherche, n° 453, juin 2011, p. 84. Nous soulignons.
- Ces émissions diffusées sur M6 sont très modérées à côté d’El cirujano (Le chirurgien), diffusé sur la chaine espagnole Cuatro, qui met en scène des recours à des chirurgiens esthétiques, allant jusqu’à filmer une labioplastie, chirurgie esthétique de la vulve. Cette émission n’est d’ailleurs pas sans interroger l’incursion du regard dans le corps lui-même, ouvert pour l’occasion. On notera, sur la même chaine, l’arrivée prochaine de La academia del sexo, sorte de Star Academy des relations sexuelles au sein d’un couple.
- De l’anglais « people » au sens de célébrité.
- À ce sujet, voir dans ce numéro la contribution d’Arnaud Cambier.
- Martine Aubry « a toujours protégé son intimité mais, au moment de rencontrer les Français, elle nous ouvre son jardin secret », comme l’affirme Paris Match, qui a été choisi comme vecteur de la campagne de communication. S. Santini, « Martine et Jean-Louis entrent en lice », Paris Match, 20 juillet 2011, www.parismatch.com/Actu-Match/Politique/Actu/Martine-Aubry-et-Jean-Louis-Brochen-entrent-en-lice-315931/.
- www.lalibre.be/dossier.phtml?id=10&folder_id=509.
- X., « Qu’ont fait nos députés depuis un an de gouvernement en affaires courantes ? », Sudpresse.be, 25 juillet 2011, www.sudpresse.be/politique/2011 – 07-25/qu-ont-fait-nos-deputes-depuis-un-an-de-gouvernement-en-affaires-
courantes-890066.shtml. - Les mentions sous la forme «@pseudo » sont les pseudonymes qui servent d’identification sur Twitter. Les « fils » Twitter sont publics et accessibles sur l’internet à l’adresse http://twitter.com/pseudo. Ne sont pas directement accessibles, les messages privés que les twittos peuvent s’envoyer directement.
- À tel point que certaines pages sont vides pour qui n’a pas montré patte blanche.
- Ce qui ne signifie bien entendu pas qu’elle soit organisée conformément au prescrit qu’elle énonce elle-même.
- Voyez ces conseils des comportements à éviter pour conserver son crédit sur Twitter : Denis Roditi, « 10 erreurs à éviter sur Twitter », diateino.com, 2 juin 2011, www.diateino.com/blog/2011/06/02/10-erreurs-a-eviter-sur-twitter/ ; Christophe Dovetta, « Quelles sont les erreurs à éviter sur Twitter ? », blog de Christophe Dovetta, 13 mars 2010, www.business-sur-internet.net/articles-marketing-internet/351-quelles-sont-les-erreurs-a-eviter-sur-twitter.html.