Skip to main content
logo
Lancer la vidéo

Orgueil, courage et cruauté

Numéro 05/6 Mai-Juin 1998 - Proche et Moyen-orient par Tikva Honig-Parnass

juillet 2008

Tik­va Honig-Par­nass ana­lyse la « Géné­ra­tion 48 » en plon­geant dans ses sou­ve­nirs per­son­nels. Mili­cienne du Pal­mah durant la guerre de 1948, elle com­mente une lettre envoyée à ses parents durant la conquête du « cor­ri­dor » de Jéru­sa­lem en octobre 1948. En écho à la défi­ni­tion don­née par le socio­logue Baroukh Kim­mer­ling, elle tente d’ex­pri­mer ce qu’é­taient les consé­quences pra­tiques de la socia­li­sa­tion d’une Juive dans un uni­vers ten­du vers la consti­tu­tion de l’Hé­breu nou­veau, le Sabra, des consé­quences pra­tiques maté­ria­li­sées durant la guerre menée contre les Palestiniens.

Dossier

Tra­duit de l’hé­breu par P. Fenaux.

Un an avant sa mort, en 1983, parce qu’elle « remet­tait de l’ordre dans ses affaires » et peut-être parce qu’elle sen­tait sa fin proche, ma mère me remit un grand sac plas­tique dans lequel elle avait conser­vé mes lettres depuis que j’a­vais quit­té la mai­son, à l’âge de seize ans, pour pour­suivre mes études au lycée de Bet Ha-Kerem, à Jéru­sa­lem. Une des pre­mières lettres que je sor­tis du sac datait du 30 octobre 1948, au plus fort de la guerre d’in­dé­pen­dance, alors que je ser­vais dans la bri­gade Harel du Pal­mah1. Avant d’a­bor­der le conte­nu de cette lettre, il est néces­saire que je m’at­tarde sur quelques détails de ma bio­gra­phie, des détails typiques de ce qu’il est conve­nu d’ap­pe­ler la « Géné­ra­tion 48 », cela afin de com­prendre dans quel état d’es­prit cette lettre avait été rédigée.

Le len­de­main de la pro­cla­ma­tion du vote des Nations unies recom­man­dant le par­tage d’E­retz-Israël, j’in­ter­rom­pis des études enta­mées un mois et demi aupa­ra­vant à l’U­ni­ver­si­té hébraïque de Jéru­sa­lem. Avec la fin de l’« année de tra­vail » au kib­boutz Ha-Hote­rim2, condi­tion néces­saire pour pour­suivre ses études après le lycée confor­mé­ment aux « Treize com­man­de­ments natio­naux », je m’empressai de m’en­rô­ler dans la bri­gade de Jéru­sa­lem de l’ar­mée de terre avec d’autres étu­diants, et ce alors que les cours se pour­sui­vaient, tout d’a­bord sur le cam­pus du mont Sco­pus, ensuite, lorsque l’ac­cès y fut fer­mé, au lycée de Reha­via. Je fis cela mal­gré l’op­po­si­tion de mes parents et en ver­tu d’une pro­fonde adhé­sion au sio­nisme et à ses diri­geants, une adhé­sion qui l’emportait sur toute consi­dé­ra­tion personnelle.

Deux mois plus tard, je m’en­ga­geais dans le Pal­mah, qui, à mes yeux, repré­sen­tait la fine fleur de la jeu­nesse juive. Je m’i­den­ti­fiais au mou­ve­ment tra­vailliste sio­niste qui diri­geait le Pal­mah et j’ad­mi­rais la figure du Sabra3, sa vision du monde, son style et son atti­tude. Comme beau­coup de gens de ma géné­ra­tion, j’é­tais fas­ci­née par les attri­buts exté­rieurs d’une gué­rilla qui pré­ten­dait lut­ter pour la liber­té de son peuple. Ces attri­buts per­met­taient de dis­si­mu­ler une fas­ci­na­tion pour une culture de la force et des valeurs mili­ta­ristes déjà for­te­ment ancrées. Ces attri­buts par­ti­ci­paient du mythe de l’« auto­dé­fense » dont s’e­nor­gueillis­sait le mou­ve­ment tra­vailliste, mythe selon lequel la force mili­taire déployée par le Pal­mah était des­ti­née à nous pro­té­ger de tous ceux qui conspi­raient contre les habi­tants inno­cents du pays. En s’af­fi­chant comme une « armée révo­lu­tion­naire » levée par des oppri­més et non comme le fruit du déve­lop­pe­ment d’une force mili­taire sur­équi­pée, le Pal­mah devait per­mettre de réa­li­ser le pro­jet sio­niste de conquête du pays et d’ex­pul­sion de ses habi­tants. C’é­tait une des mani­fes­ta­tions typiques de ce double lan­gage et de cette pen­sée orwel­lienne qui carac­té­ri­saient par­ti­cu­liè­re­ment nos « socia­listes », par­mi les­quels je comp­tais aus­si. Les deux années qui pré­cé­dèrent la guerre de 1948, l’ar­mée m’a­vait ain­si per­mis d’in­gur­gi­ter la lit­té­ra­ture mar­xiste dis­po­nible en hébreu — Marx, Engels, Lénine, Ple­kha­nov, Rosa Luxem­burg, etc. Com­ment s’é­ton­ner, vu la contra­dic­tion entre les valeurs uni­ver­selles du socia­lisme, d’une part, et les valeurs par­ti­cu­la­ristes du sio­nisme et du mou­ve­ment tra­vailliste, d’autre part, que j’ai eu besoin de me rac­cro­cher au mythe hypo­crite de l’« auto­dé­fense » (comme le dit elle­même la célèbre his­to­rienne sio­niste Ani­ta Sha­pi­ra4) ?

Une double déshumanisation

J’é­tais bien ce « sel de la terre », cette fille de la glo­rieuse Géné­ra­tion 48, quin­tes­sence du Sabra de notre mytho­lo­gie. C’é­tait une géné­ra­tion dans laquelle les parents, les édu­ca­teurs et les diri­geants, jus­qu’au plus brillant intel­lec­tuel israé­lien, voyaient le dia­mant le plus pur de l’en­tre­prise sio­niste. Sans doute était-ce le pro­duit le plus somp­tueux du sio­nisme, le fruit d’un génie social et cultu­rel5, qui l’a­vait trans­for­mé en l’ou­til le plus effi­cace pour réa­li­ser les objec­tifs sio­nistes. C’est sur ce « pla­teau d’argent » que devait naitre l’É­tat juif.

Long­temps après que, en termes idéo­lo­giques et poli­tiques, j’eusse appris à voir dans le sio­nisme une entre­prise colo­niale dont l’ob­jec­tif était, depuis le début, de créer un État juif exclu­sif sur tout le ter­ri­toire de la Pales­tine his­to­rique, et cela par la force et par l’ex­pul­sion du peuple pales­ti­nien6, j’é­tais res­tée pri­son­nière des mythes que conti­nuaient à entre­te­nir les élites socio­cul­tu­relles de l’É­tat. Avec émo­tion et nos­tal­gie, je me rap­pe­lais les dates phares de ma jeu­nesse, « l’in­no­cence de la jeu­nesse che­ve­lue et belle », les normes lâches et infor­melles qui carac­té­ri­saient les rap­ports sociaux de cette époque, et, par-des­sus tout, la cama­ra­de­rie et la fra­ter­ni­té des com­bat­tants qui se mariaient sous le dra­peau. Je fei­gnais d’i­gno­rer que tout cela était uni­que­ment des­ti­né à ceux qui étaient « comme nous » et que la cha­leur et l’hu­ma­ni­té qui étaient réser­vées à ceux « d’entre nous » n’é­taient que le revers d’une médaille faite d’a­lié­na­tion et de déshu­ma­ni­sa­tion de tout ce qui était « autre », les Juifs euro­péens « dia­spo­riques », les Orien­taux7 et sur­tout les Arabes palestiniens.

La lec­ture de cette lettre a été pour moi un révé­la­teur sen­sible et émo­tion­nel inouï de l’a­lié­na­tion idéo­lo­gique et poli­tique du sio­nisme, un sen­ti­ment qui n’a fait que se ren­for­cer depuis. La lec­ture de cette lettre a trans­for­mé l’i­mage per­son­nelle et morale que j’a­vais de moi et de ma géné­ra­tion, parce que cette lettre dévoile à quel point la mer­veilleuse Géné­ra­tion 48 était pré­pa­rée à refou­ler avec indi­gna­tion le concept de droits de l’homme comme valeur abso­lue et à accep­ter sa subor­di­na­tion aux « objec­tifs col­lec­tifs » (dans le jar­gon socio­lo­gique de l’é­cole d’Ei­sens­tadt), c’est-à-dire aux objec­tifs sio­nistes, et à la créa­tion de l’É­tat juif. La lettre révèle pro­gres­si­ve­ment le pro­ces­sus de déshu­ma­ni­sa­tion et d’in­fir­mi­té sen­ti­men­tale par lequel furent for­cés de pas­ser les gens de ma géné­ra­tion pour être en mesure d’ac­com­plir la mis­sion qui leur était confiée : la conquête du pays, l’ex­pul­sion de ses habi­tants pales­ti­niens, la confis­ca­tion de la plu­part de leurs terres pour les trans­for­mer en « terres d’É­tat », et l’im­po­si­tion d’un régime mili­taire à tous ceux qui étaient res­tés. Pen­dant dix-neuf ans, soit jus­qu’en 1966.

Ahmad Sharabati, Artouf, Palestine

La lettre dont il est ici ques­tion a été écrite dans les envi­rons d’Ar­touf, Beit Jimal et Zaka­ria, dont les habi­tants ont été expul­sés et sur les terres des­quels a été implan­té un vil­lage d’im­mi­grants rebap­ti­sé Zekha­ria8. La lettre a été rédi­gée quelques jours après la conquête de la région par les troupes du Pal­mah, dans la sta­tion-ser­vice de l’an­cien Artouf, sur du papier à lettre. Sur l’en-tête en arabe et en anglais, on peut lire : « Ahmad N. Sha­ra­ba­ti, direc­teur de la sta­tion-ser­vice d’Ar­touf, boite pos­tale 712, Jéru­sa­lem, Palestine. »

pict.jpg

Dans ma lettre, je ne fais aucu­ne­ment men­tion de l’o­ri­gine du papier à en-tête, comme s’il s’a­gis­sait d’un fait de pure rou­tine. Pour­tant, lorsque j’ar­ra­chais les unes après les autres les feuilles du bloc de papier à lettre trou­vé sur le bureau du patron de la sta­tion-ser­vice, j’au­rais dû être heur­tée par le mur­mure de ces mots. Je savais qu’un homme avait vécu et tra­vaillé ici, et qu’il avait été for­cé de s’en­fuir ou avait été expul­sé par les « frères héros de gloire » de mon unité.

Le dés­in­té­rêt abso­lu pour l’en­ne­mi comme être humain, l’in­dif­fé­rence et l’ab­sence de tout sen­ti­ment, ni joie maligne ni haine, tout cela était typique de la mise à dis­tance et du refou­le­ment de tout affect dont fai­sait preuve la Géné­ra­tion 48 envers les Arabes pales­ti­niens. Cette posi­tion était conforme à la per­cep­tion des Pales­ti­niens comme un « obs­tacle natu­rel » qu’il fal­lait trai­ter ration­nel­le­ment et sans haine et, au moment pro­pice, comme je le fai­sais avec ce papier à lettre, cueillir les fruits de son évic­tion. J’é­tais déjà experte dans ces acro­ba­ties consis­tant à faire abs­trac­tion de l’« obs­tacle ». Durant toute mon enfance à Hade­ra9, je voyais les femmes arabes qui arri­vaient des vil­lages envi­ron­nants s’as­soir sur les trot­toirs à l’en­trée du mar­ché de la colo­nie et essayer de vendre leurs fruits et leurs légumes. J’é­tais deve­nue une spé­cia­liste dans l’art de les évi­ter ou de les enjam­ber sans leur jeter un regard. Je n’ai pas le sou­ve­nir d’a­voir jamais enga­gé la moindre conver­sa­tion avec elles ou qu’elles aient jamais fait l’ob­jet de la moindre conver­sa­tion entre mes cama­rades. Quant aux noms de leurs vil­lages, je les connais­sais à peine. Ce n’é­tait pas une ques­tion de haine. Tout au plus une objec­ti­va­tion inté­grale de l’« enne­mi » qui per­met­tait de nous confor­ter dans l’illu­sion de notre supé­rio­ri­té morale.

L’Exil et la Conquête

Mais la contra­dic­tion interne entre notre repré­sen­ta­tion auto­jus­ti­fi­ca­trice et l’i­déo­lo­gie meur­trière d’une culture de force déjà enra­ci­née affleure à chaque ligne de cette lettre. Après la des­crip­tion de « la sain­te­té et [du] silence qui enve­loppent les mon­tagnes envi­ron­nantes conquises par nos sol­dats il y a quelques jours », l’é­vo­ca­tion des vil­lages qui « ont été vidés » de leurs habi­tants et le récit de ma ren­contre avec quelques familles arabes dans l’é­glise de Beit Jimal (sans même men­tion­ner Zaka­ria, le vil­lage voi­sin), je com­mence à me plaindre de ce que « le patri­moine des géné­ra­tions de l’Exil nous a affli­gés à un point tel que nous ne savons pas être des conquérants ».

Pré­ci­sé­ment, qu’au­rions-nous dû accom­plir comme « conqué­rants » et que nous n’a­vions pas fait ? Je n’en dis pas plus dans la lettre. Les soi­di­sant valeurs uni­ver­selles bran­dies par le mou­ve­ment tra­vailliste sio­niste m’empêchaient de pour­suivre cette ten­ta­tive modeste de réflexion et de dénon­cer direc­te­ment et expli­ci­te­ment les des­truc­tions, les expul­sions et les assas­si­nats d’A­rabes. Par ailleurs, je ne pou­vais pas igno­rer ce qui se cachait der­rière les termes « Nous ne savons pas être des conqué­rants ». J’ai bien dû l’af­fron­ter sans faux-fuyants, vu l’é­vo­ca­tion de mon aga­ce­ment contre d’« autres » Juifs sio­nistes, des non-sabras, qui avaient osé contes­ter « notre » morale sio­niste. Il y avait là des gens des Mahal10 qui avaient rejoint mon uni­té et qui fai­saient par­tie d’un gros contin­gent de sol­dats amé­ri­cains vété­rans de la Seconde Guerre mon­diale venus épau­ler le yishouv dans sa guerre. « Par­mi nos fan­tas­sins, il y a deux Amé­ri­cains qui sont arri­vés il y a à peine un mois et demi. Ce sont d’ex­cel­lents com­pa­gnons. Mais hier, quand ils ont vu tous les Arabes, les femmes et les enfants, reve­nir dans leurs vil­lages et deman­der du pain, ils se sont “émus de leur sort” et ils ont com­men­cé à crier que si l’É­tat juif n’a­vait pas les moyens d’as­su­rer la ges­tion éco­no­mique des ter­ri­toires conquis, cela ne ser­vait abso­lu­ment à rien de faire une guerre. Cela ne sert à rien de tuer des Arabes sans rai­son. Bref, cette Amé­rique, avec ses sio­nistes idéa­listes, me tape par­fois sur les nerfs. Toute leur atti­tude phi­lan­thro­pique envers la vie et le monde s’ex­prime aus­si dans leur atti­tude à l’é­gard du sio­nisme ain­si que, évi­dem­ment, à l’é­gard du pro­blème que j’é­voque ci-dessus. »

Ces mots à peine écrits, dans le même souffle, peut-être par peur de m’at­tar­der sur le sujet ou parce que j’ai très bien appris à ne pas poser de ques­tions, je m’empresse de trai­ter de choses de la vie de tous les jours, je demande des nou­velles de mon beau-frère Sha­lom, je parle de la che­mise que j’ai ache­tée lors de ma der­nière per­mis­sion à Jéru­sa­lem et je demande à ma mère de m’en­voyer des draps de rechange.

Il semble pour­tant que même le pas­sage à la rou­tine du quo­ti­dien ne me récon­ci­lie pas avec une bonne conscience ver­tueuse déran­gée par les deux « sio­nistes amé­ri­cains ». J’ai rapi­de­ment besoin d’en­fon­cer le clou, d’af­fir­mer mon atta­che­ment aux valeurs sio­nistes, de faire l’é­loge de ma soli­da­ri­té envers ceux qui se battent pour elles et de me rac­cro­cher au mythe de l’« auto­dé­fense ». Je conclus la lettre par ces lignes : « L’é­tat d’es­prit est excellent ici. Nous avons été rejoints par les gens qui viennent de mener de longs com­bats dans le Goush Etzyon. Après la chute du Goush, ils sont reve­nus ici avec le célèbre convoi. Ils bru­lent du désir de rédi­mer le Goush. Évi­dem­ment, la route du Néguev est déga­gée à par­tir d’i­ci et nous espé­rons tous qu’elle sera bien­tôt assu­rée.11 »

Typique de la Géné­ra­tion 48, plu­tôt que de me mon­trer indif­fé­rente au sort des femmes et des enfants pales­ti­niens qui demandent du pain, je fais preuve de moque­rie, d’in­so­lence et de colère à l’é­gard de ceux qui, pré­ci­sé­ment, osent témoi­gner de leur huma­ni­té, et à l’é­gard de leur refus de subor­don­ner les valeurs uni­ver­selles à l’ob­jec­tif de la créa­tion de l’É­tat juif. En outre, je m’empresse de les trai­ter de dégé­né­rés, de mol­las­sons et même de véri­tables immo­raux, vu ce qui est asso­cié aux termes « idéa­listes » et « phi­lan­thropes ». Évi­dem­ment, la cri­tique et la néga­tion de leur mora­li­té n’est pas per­son­nel­le­ment orien­tée contre les deux volon­taires, mais contre l’en­semble des « sio­nistes amé­ri­cains » qui, contrai­re­ment à « nous », sont des « idéa­listes », c’est-àdire déta­chés d’une réa­li­té qui impose l’ex­pul­sion et la famine. Ce sont en plus des phi­lan­thropes, c’est-à-dire que leur repré­sen­ta­tion du sio­nisme est repue et les pré­pare à jeter aux Arabes les miettes d’une table qui ne leur appar­tient pas et « sur notre compte »…

Bien enten­du, dans l’u­ni­vers intel­lec­tuel des gens de ma géné­ra­tion, il n’y avait pas de place pour la cri­tique du sio­nisme ou de ses diri­geants. À Hade­ra, dans une dis­ser­ta­tion qui avait reçu l’in­signe hon­neur d’être accro­chée aux murs de l’é­cole pri­maire et que j’a­vais apprise par coeur pour que cela rentre bien dans ma cer­velle, on pou­vait lire : « Nous semons et ils arrachent, nous plan­tons et ils bru­lent, nous construi­sons et ils détruisent. » Mais la simple ques­tion « pour­quoi ? », nous ne la posions jamais. C’est dire à quel point nous étions pré­pa­rés à ne pas pen­ser et à ne pas contes­ter. Nous avions appris à accep­ter de façon abso­lue qu’« ils » arra­chaient, bru­laient et détrui­saient, sim­ple­ment parce qu’ils étaient natu­rel­le­ment trop mau­vais, trop arrié­rés et trop incultes pour appré­cier la civi­li­sa­tion. Il n’y a que comme ça qu’il était pos­sible d’a­me­ner les gens de la Géné­ra­tion 48 à sacri­fier leur huma­ni­té pour affa­mer, expul­ser, déra­ci­ner et détruire.

Droits de l’Homme et construction nationale

Comme le démontre Zeev Stern­hell12, le cadre concep­tuel et idéo­lo­gique du sio­nisme était typique du natio­na­lisme orga­nique et tri­bal, ce natio­na­lisme « du sang et de la terre » qui s’é­tait déve­lop­pé en Europe comme l’an­ti­thèse du natio­na­lisme libé­ral ancré dans les prin­cipes des Lumières et de la Révo­lu­tion fran­çaise. Ce natio­na­lisme fon­dait l’ap­par­te­nance natio­nale non pas sur des normes poli­tiques, mais cultu­relles, eth­no-reli­gieuses, des normes per­çues comme reflé­tant une uni­té bio­lo­gique ou raciale. L’in­di­vi­du n’é­tait pas per­çu comme auto­nome ou comme ayant de la valeur en soi, mais comme par­tie inté­grante et sans choix d’une uni­té natio­nale à laquelle il fai­sait allé­geance totale. Le mou­ve­ment tra­vailliste sio­niste avait en outre ren­for­cé ce « natio­na­lisme orga­nique » d’un « socia­lisme natio­nal » (dans sa variante israé­lienne : le socia­lisme construc­ti­viste) qui exi­geait la subor­di­na­tion de toutes les reven­di­ca­tions sociales et des inté­rêts des ouvriers aux « enjeux natio­naux, en tête des­quels se trou­vaient les objec­tifs ultimes de conquête du pays par le tra­vail, voire, si ce n’é­tait pas pos­sible autre­ment, par la force ». Dans sa ver­sion défor­mée, le socia­lisme du mou­ve­ment sio­niste tra­vailliste englo­bait même dans ses « enjeux natio­naux » le déve­lop­pe­ment de l’é­co­no­mie capi­ta­liste de l’« État en marche13 » par l’en­rô­le­ment de la classe ouvrière.

Ces prin­cipes sont deve­nus cen­traux dans l’i­déo­lo­gie hégé­mo­nique de l’É­tat après sa fon­da­tion, une idéo­lo­gie dont s’e­nor­gueillis­saient les diri­geants du sio­nisme tra­vailliste et les gens de la Géné­ra­tion 48. Ils façonnent l’es­ta­blish­ment poli­ti­co-sécu­ri­taire et iden­ti­fient l’É­tat à ses organes de sécu­ri­té, par­ti­cu­liè­re­ment à un Sha­bak14 mis au-des­sus des lois, « carac­té­ris­tique cen­trale d’un État poli­cier, tout le contraire d’un État légal qui veille au res­pect des droits de l’homme », comme l’at­teste le juriste Moshé Neg­bi15. C’est ain­si que, dans un article inti­tu­lé « Pacte avec le diable », Dan Mar­ga­lit16 pou­vait clouer au pilo­ri tous ceux qui émet­taient de vives cri­tiques à l’en­contre du Sha­bak (à la suite d’un rap­port de Bet­ze­lem sur la tor­ture des pri­son­niers pales­ti­niens) en les trai­tant de « gau­chistes irres­pon­sables repré­sen­tant un dan­ger pour la sécu­ri­té de l’É­tat et la sur­vie phy­sique de ses habi­tants », ou accu­ser Nis­sim Kal­de­ron, qui avait décla­ré que « les droits de l’homme pri­maient les États et les régimes », d’« appe­ler à la vio­la­tion de la sou­ve­rai­ne­té de l’É­tat juif ». Une par­tie de cette idéo­lo­gie se trouve éga­le­ment dans le déve­lop­pe­ment de l’ap­proche orien­ta­liste raciste du sio­nisme envers les Arabes et de son appli­ca­tion envers les Orientaux.

Sur la pre­mière chaine de télé­vi­sion17, on a pu revoir des images de l’in­ti­fa­da qui mon­traient un jeune du kib­boutz Bet Keshet18, petit-fils d’un des valeu­reux héros de la Géné­ra­tion 48, rouer de coups de pierre les bras de deux Pales­ti­niens pour leur bri­ser les os, comme Rabin en avait don­né l’ordre. Tout sou­rire face à la camé­ra, il affir­mait que, « au nom de la sécu­ri­té » évi­dem­ment, s’il le fal­lait, il recom­men­ce­rait. Un membre plus âgé du kib­boutz, confir­mait par ailleurs qu’il était un « bon gar­çon ». Il faut pré­ci­ser que ce ner­vi sou­tient la « paix » et les accords d’Os­lo. Et pour­quoi pas ? Sur le fond, le pro­jet d’ac­cord défi­ni­tif accep­té par les deux grands par­tis israé­liens n’est rien d’autre que le pas­sage d’un modèle colo­nial à un autre. La pour­suite de la domi­na­tion israé­lienne garan­ti­ra les inté­rêts éco­no­miques et finan­ciers de ces mêmes couches de la bour­geoi­sie israé­lienne qui se recrutent prio­ri­tai­re­ment chez les des­cen­dants de la Géné­ra­tion 48. Ils sont les béné­fi­ciaires du miracle de l’« éco­no­mie libre » et les inter­lo­cu­teurs de la Banque mon­diale. La « paix » qu’ils sou­tiennent ne peut que léser les ouvriers et les déshé­ri­tés en Israël, c’est-à-dire essen­tiel­le­ment les Orien­taux et les Arabes. Ain­si, nous les voyons sou­te­nir de tout leur coeur l’i­déo­lo­gie de l’« État juif », une idéo­lo­gie qui garan­tit leur situa­tion pri­vi­lé­giée en per­pé­tuant la dis­cri­mi­na­tion légale à l’en­contre de la mino­ri­té arabe pales­ti­nienne, à l’in­té­rieur même des fron­tières israéliennes.

Dans les faits, comme l’af­firme Baroukh Kim­mer­ling19, le carac­tère fon­da­men­tal de l’É­tat d’Is­raël, c’est d’être une socié­té d’im­mi­grants impli­quée acti­ve­ment dans un pro­ces­sus de colo­ni­sa­tion, de se baser sur un ter­ri­toire qui ne lui appar­tient pas et de vivre par le glaive. Dans la culture poli­tique du nou­vel ordre mon­dial post-colo­nial, cet État est embar­ras­sé par la ques­tion de la légi­ti­mi­té de son exis­tence, et il doit expli­quer sans cesse, à soi-même et au monde entier, pour­quoi il a fait d’E­retz-Israël un enjeu de colonisation.

L’i­déo­lo­gie sio­niste se doit de gar­der la majo­ri­té de ces dimen­sions, sous peine de ne pou­voir jus­ti­fier le déni des droits humains et natio­naux des Pales­ti­niens, le pillage de leur terre et de leur eau, et la dis­cri­mi­na­tion dont ils font l’ob­jet dans les fron­tières de 1967 comme dans celles de 1948. Tout cela est incom­pa­tible avec l’empathie envers la souf­france de ceux qui subissent l’oc­cu­pa­tion et l’op­pres­sion. Ain­si devrait se pour­suivre la déshu­ma­ni­sa­tion de l’« enne­mi » pales­ti­nien et s’ap­pro­fon­dir la déshu­ma­ni­sa­tion même des ner­vis occu­pants, « qui conti­nue­ront à tirer et à pleu­rer, ou à pleu­rer et à allu­mer des cierges, ou à allu­mer des cierges et à retour­ner en reli­gion20 ». Ce modèle, la Géné­ra­tion 48 y a énor­mé­ment contribué.

  1. Acro­nyme de Ploug­got Mahatz (« Groupes de choc »). Milice créée par les diri­geants acti­vistes du mou­ve­ment tra­vailliste et de la gauche sio­niste. La bri­gade Harel opé­rait dans la région de Jérusalem.
  2. Kib­boutz fon­dé au début de 1948 sur le lit­to­ral du vil­lage pales­ti­nien Tirat Al-Kar­mil (éva­cué en juillet 1948).
  3. « Cac­tus ». Acro­nyme de Tzaïr-Bari-Raa­nan (« Jeune-Sain-Fort ») dési­gnant les Juifs nés en Palestine/Israël à l’ère du mou­ve­ment sioniste.
  4. His­to­rienne israé­lienne de l’an­cienne géné­ra­tion. Auteur de diverses études sur le sio­nisme tra­vailliste. Ha-Hali­kha al Kav Ha-Ofek (« Les yeux sur la ligne d’ho­ri­zon »), Am Oved, Tel-Aviv, 1989. Yehou­dim hada­shim, Yehou­dim yesha­nim (« Juifs nou­veaux, Juifs anciens »), Am Oved, Tel-Aviv, 1997.
  5. Baroukh Kim­mer­ling, « Ha-Tzab­ba­rim, dor holekh ve nikh­had » (« Les Sabras, géné­ra­tion per­due »), Ha’A­retz, 15 aout 1997. Cri­tique du livre du socio­logue Oz Almog, Ha-Tzab­bar (« Le Sabra »), Am Oved, Tel-Aviv, 1997. Voir aus­si la tra­duc­tion fran­çaise dans Espace Orient n° 25, Bruxelles, sep­tembre 1997.
  6. Nor­man G. Fin­kel­stein, Image and Réa­li­ty of the Israel-Pales­tine conflict, Ver­seau, Londres, 1995.
  7. Les Orien­taux, aus­si appe­lés Miz­ra­him, sont les Juifs israé­liens ori­gi­naires des États ara­bo-musul­mans et ayant émi­gré en masse dans les années cin­quante. Qua­si majo­ri­taires, ils n’en consti­tuent pas moins un groupe déclas­sé. Leur vote Likoud exprime une revanche per­ma­nente contre un appa­reil d’É­tat iden­ti­fié au Par­ti travailliste
  8. Ben­ny Mor­ris, The Birth of the Pales­ti­nian Refu­gee Pro­blem, 1947 – 1949, Cam­bridge Uni­ver­si­ty Press, Cam­bridge, 1988. Éga­le­ment Israel’s Bor­der Wars, 1949 – 1956, Cla­ren­don Press, Oxford, 1993. Les mil­le­cents habi­tants pales­ti­niens de Zaka­ria ont été expul­sés en deux temps, en octobre 1948 et, six mois après la fin de la guerre, en juin 1950. Le vil­lage pales­ti­nien d’Ar­touf a don­né son nom à la colo­nie rurale de Har Touv, laquelle est désor­mais une ville de déve­lop­pe­ment pour Juifs orien­taux dénom­mée Bet Shemesh.
  9. Ville juive fon­dée en 1890 sur les terres de Dou­maï­ra. Les vil­lages pales­ti­niens voi­sins étaient Doumaïra,
    Zala­fa, Man­shiya, Al-Bourj et Qei­sa­riya (Césa­rée).
  10. Acro­nyme de Mit­nad­vé houtz la-aretz, « Volon­taires de l’étranger ».
  11. Au plus fort de la guerre de 1948, le bloc de colo­nies du Goush Etzyon, entre Beth­léem et Hébron, se rend à l’ar­mée trans­jor­da­nienne. Situé en Cis­jor­da­nie, ce bloc sera recons­ti­tué après l’oc­cu­pa­tion consé­cu­tive à la guerre des Six Jours. Il est désor­mais pro­mis à l’an­nexion à Israël.
  12. Zeev Stern­hell, Binyan oum­ma o tik­koun hevra ? (« Construc­tion natio­nale ou réforme sociale ? »), Am Oved,
    Tel-Aviv, 1995. Ouvrage paru en adap­ta­tion fran­çaise sous le titre Aux ori­gines d’Is­raël. Entre nationalisme
    et socia­lisme
    , Fayard (col­lec­tion « L’es­pace du poli­tique »), Paris, 1996.
  13. Dans l’his­to­rio­gra­phie israé­lienne, l’« État en marche » (Ha-Medi­na ba-Derekh) désigne le yishouv, la communauté
    poli­tique des colons anté­rieure à l’É­tat en 1948.
  14. Acro­nyme de She­rout Bit­ta­hon Kla­li (« Ser­vice de sécu­ri­té géné­rale »), plus connu sous le nom de Shin- Bet.
  15. Moshé Neg­bi, Me’al la-hok. Mash­ber shil­ton ha-hok be-Isra’el (« Au-des­sus de la loi. Crise de l’É­tat de droit en Israël »), Am Oved, Tel-Aviv, 1987.
  16. Ha’A­retz, 19 sep­tembre 1971.
  17. Yoman, 11 décembre 1997.
  18. « Mai­son de l’Arc ». Pre­mière colo­nie, fon­dée en 1944, par le Pal­mah, sur les terres du vil­lage arabe Ein Mahil (intact), en Galilée.
  19. Baroukh Kim­mer­ling, « Lo demo­kra­tit ve-lo yehou­dit » (« Ni démo­cra­tique ni juif »), Ha’A­retz, 27 décembre 1996.
  20. Moshé Tzu­ker­man, Kol Ha’Ir, 11 décembre 1997.

Tikva Honig-Parnass


Auteur

T. Honig-Parnass est rédactrice en chef de News from Within, mensuel anglophone de l'Alternative Information Center ([A.I.C.->http://www.alternativenews.org/english/]).