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Opinion publique allemande, entre indifférence et tentation référendaire ?

Numéro 1 janvier 2014 par Christophe Majastre

janvier 2014

La rela­tive indif­fé­rence des Alle­mands à l’égard de l’Europe révèle en par­tie une nor­ma­li­sa­tion : un dis­cours natio­nal, occul­té en rai­son du pas­sé nazi, peut de nou­veau être tenu et se conjugue à une cri­tique radi­cale du manque de démo­cra­tie des ins­ti­tu­tions euro­péennes. Cet appel à la sou­ve­rai­ne­té popu­laire s’exprime para­doxa­le­ment en dehors de la sphère repré­sen­ta­tive et consti­tue une mau­vaise nou­velle pour l’Union qui devra trou­ver la manière de réin­ven­ter une forme d’intégration politique.

Récem­ment, le chef de l’opposition par­le­men­taire en Grande-Bre­tagne cri­ti­quait l’insistance de la majo­ri­té conser­va­trice à fixer la date d’un réfé­ren­dum sur l’appartenance à l’Union euro­péenne comme une « manœuvre de diver­sion », per­met­tant au Pre­mier ministre de mini­mi­ser l’attention de l’opinion publique sur les « vrais pro­blèmes ». L’éditorialiste du quo­ti­dien de gauche, The Guar­dian, saluait cette atti­tude en fai­sant remar­quer qu’il était plus utile de consa­crer le temps du débat par­le­men­taire à dis­cu­ter des maux pro­fonds qui affectent le pays plu­tôt que d’une Union euro­péenne somme toute loin­taine, dans un pays qui ne fait pas par­tie de l’Eurozone1. À l’inverse, en Alle­magne, l’éclipse rela­tive de l’enjeu euro­péen lors de la cam­pagne pour les élec­tions légis­la­tives de sep­tembre der­nier n’a pas man­qué de sus­ci­ter des com­men­taires inquiets — qu’ils émanent de cor­res­pon­dants étran­gers ou d’éditorialistes allemands.

Ces deux exemples illus­trent les ingré­dients du mélange qui semble consti­tuer l’attitude par défaut des opi­nions publiques natio­nales envers l’Union euro­péenne : d’un côté, l’indifférence et, de l’autre, la ten­ta­tion plé­bis­ci­taire. Mais ils témoignent éga­le­ment des diverses attentes, infor­mées par un cer­tain nombre de croyances impli­cites, que nous pro­je­tons sur ces États. Si l’indifférence inquiète en Alle­magne, alors qu’elle peut être consi­dé­rée comme salu­taire au Royaume-Uni, c’est parce que nous consi­dé­rons que l’adhésion de l’Allemagne au pro­jet euro­péen — à l’opposé du Royaume-Uni — par­ti­cipe à la défi­ni­tion même de son iden­ti­té. L’indifférence alle­mande envers l’UE ne peut s’interpréter, de ce point de vue, que comme un éloi­gne­ment. C’est le point de vue, entre autres, de Jür­gen Haber­mas pour qui la « nou­velle indif­fé­rence » des élites alle­mandes envers l’Europe est le signe d’un « retour à la nation », amor­cée depuis la réuni­fi­ca­tion2. Tou­te­fois, cette indif­fé­rence appa­rait à pre­mière vue moins délé­tère que l’entêtement sou­ve­rai­niste d’une par­tie de la classe poli­tique bri­tan­nique ou que la mon­tée de par­tis popu­listes et anti­eu­ro­péens dans d’autres États membres. On peut d’ailleurs se deman­der si elle ne serait pas une ver­sion édul­co­rée des dif­fé­rents ava­tars de l’euroscepticisme. Les évo­lu­tions récentes de l’attitude des élites alle­mandes envers l’Europe par­ti­ci­pe­raient ain­si d’une « nor­ma­li­sa­tion » de l’espace poli­tique alle­mand, accom­pa­gnant l’effacement pro­gres­sif des tabous qui le struc­tu­raient depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale.

Retour de la nation

Dans ce qui suit, nous pro­po­sons de mon­trer com­ment l’enjeu euro­péen a pu être mobi­li­sé ces der­nières années, dans l’objectif d’une réaf­fir­ma­tion de la sou­ve­rai­ne­té popu­laire de la part des poli­tiques, mais aus­si de mili­tants et d’intellectuels. Dans ce sens, l’enjeu euro­péen est deve­nu insé­pa­rable d’enjeux plus larges qui touchent aux condi­tions mêmes de l’exercice démo­cra­tique. On peut donc éga­le­ment par­ler d’une nor­ma­li­sa­tion de l’espace poli­tique alle­mand dans le sens où celui-ci, à l’instar du Royaume-Uni ou de la France, voit l’émergence d’un dis­cours « natio­nal-civique3 » cri­tique de l’Europe. Ce dis­cours a des ori­gines plus anciennes que les récentes crises de l’UE. Cepen­dant, ces crises ont sans aucun doute contri­bué à lui confé­rer un regain de légi­ti­mi­té. Nous inter­ro­ge­rons donc les causes immé­diates ou plus struc­tu­relles de l’émergence d’un tel discours.

La thèse d’une nor­ma­li­sa­tion de l’espace poli­tique alle­mand consiste, de façon géné­rale, à affir­mer que l’héritage his­to­rique de l’Allemagne en par­ti­cu­lier l’expérience du nazisme, perd de sa force struc­tu­rante. Le tabou atta­ché à l’idée de nation alle­mande dis­pa­rai­trait pro­gres­si­ve­ment. La réuni­fi­ca­tion, qui fait à nou­veau cor­res­pondre les fron­tières de l’État et de la nation alle­mande, mar­que­rait en par­ti­cu­lier une étape cru­ciale dans une recon­quête de la réfé­rence nationale.

Il importe de pré­ci­ser à quel niveau se joue ce « retour à la nation ». La rela­tion à l’intégration euro­péenne consti­tue ici une pre­mière dimen­sion à ana­ly­ser. Ain­si, l’engagement incon­di­tion­nel des élites alle­mandes dans le pro­jet euro­péen s’explique-t-il tra­di­tion­nel­le­ment par la sin­gu­la­ri­té de l’histoire alle­mande. L’impossibilité, après l’expérience du nazisme, d’assumer la réfé­rence à une appar­te­nance natio­nale qui avait mené à la catas­trophe explique l’adhésion au pro­jet euro­péen : l’appartenance natio­nale ne pou­vait se jus­ti­fier que dans la mesure où elle était appri­voi­sée par un enga­ge­ment éthique envers le pro­jet euro­péen et ses objec­tifs de paix. Appar­te­nance natio­nale et adhé­sion au pro­jet euro­péen se trou­vaient ain­si dans une rela­tion de condi­tion­na­li­té réci­proque plu­tôt que de tension.

Remise en cause de l’adhésion européenne

Cette image, long­temps domi­nante, connait aujourd’hui de nom­breuses remises en cause. D’une part, un rap­port « uti­li­ta­riste » à l’intégration euro­péenne sous-tend cer­tains dis­cours poli­tiques, en par­ti­cu­lier de la CSU bava­roise et du par­ti ouver­te­ment « anti-euro » Alter­na­tive für Deut­schland, met­tant en avant la néces­si­té pour l’Allemagne de pré­ser­ver ses inté­rêts dans sa contri­bu­tion au dépas­se­ment de la crise. Au début de la crise grecque, les posi­tions de la chan­ce­lière alle­mande, Ange­la Mer­kel, se sont éga­le­ment éloi­gnées de l’engagement éthique à l’égard du pro­jet euro­péen. D’autre part, depuis le célèbre arrêt sur le trai­té de Maas­tricht de la Cour consti­tu­tion­nelle de Karls­ruhe, une ten­sion entre l’intégration euro­péenne et l’exercice de la démo­cra­tie dans le cadre natio­nal se fait jour. L’argument de l’absence de contrôle démo­cra­tique sur les déci­sions prises au niveau euro­péen, comme nous le ver­rons plus bas, a ain­si été mobi­li­sé de façon récur­rente lors des divers évè­ne­ments liés à la crise finan­cière, par des mili­tants de droite comme de gauche.

La deuxième dimen­sion d’analyse est celle des moda­li­tés ins­ti­tu­tion­nelles d’exercice de la démo­cra­tie. Le sys­tème poli­tique de la Répu­blique fédé­rale se carac­té­rise sur­tout par les limites qu’il ins­taure dans l’exercice de la démo­cra­tie, ce der­nier étant tou­jours soup­çon­né de pou­voir être cor­rom­pu et mani­pu­lé. Par­mi ces limites se trouve la défi­ni­tion exclu­sive de la démo­cra­tie dans les termes d’une démo­cra­tie repré­sen­ta­tive. L’impossibilité d’un réfé­ren­dum au niveau fédé­ral consti­tue ain­si un des nom­breux héri­tages de la période de rédac­tion de la Loi fon­da­men­tale ou Consti­tu­tion de la Répu­blique fédé­rale d’Allemagne en 1949, pen­sée avant tout comme un méca­nisme de défense contre le totalitarisme.

L’instauration de la pos­si­bi­li­té d’un réfé­ren­dum signi­fie­rait donc un autre signe d’un retour à la « nor­ma­li­té » pour la démo­cra­tie alle­mande. Cette ques­tion est sys­té­ma­ti­que­ment liée à celle de l’intégration euro­péenne. Les appels à l’instauration d’un réfé­ren­dum sur les grands enjeux euro­péens, à « deman­der au peuple ce qu’il pense » ont ain­si été nom­breux, en par­ti­cu­lier lors des plaintes dépo­sées auprès de la Cour consti­tu­tion­nelle contre le Pacte fis­cal euro­péen et le Méca­nisme de sta­bi­li­té. L’introduction d’une pos­si­bi­li­té de réfé­ren­dum a même fait l’objet d’un accord entre la CSU et le SPD lors des négo­cia­tions pour un accord de coa­li­tion, avant d’être reje­tée par la CDU, le par­ti d’Angela Mer­kel. D’une cer­taine manière, le fait que le der­nier accord de coa­li­tion n’ait fina­le­ment pas pré­vu d’instaurer la pos­si­bi­li­té d’un réfé­ren­dum au niveau natio­nal témoi­gne­rait d’une nor­ma­li­sa­tion poli­tique inache­vée : cette forme d’exercice de la sou­ve­rai­ne­té popu­laire reste encore — mais pour com­bien de temps ? — un tabou politique.

Où est le peuple européen ?

On peut donc voir émer­ger une ten­dance à lier la cri­tique de l’Europe à la ques­tion des moda­li­tés de l’exercice de la démo­cra­tie. Cette ten­dance se mani­feste depuis plu­sieurs années par des recours concer­nant l’UE dépo­sés auprès de la Cour consti­tu­tion­nelle fédé­rale. De manière para­doxale, cette ins­ti­tu­tion apo­li­tique et non repré­sen­ta­tive a, par son action, joué un rôle majeur dans l’affirmation d’un dis­cours cri­tique sur l’intégration euro­péenne. Aujourd’hui, ce dis­cours, bien qu’il ne soit repris que mar­gi­na­le­ment par les grands par­tis, semble tou­te­fois s’affirmer. Outre le cas, déjà évo­qué, du par­ti « anti-euro », Alter­na­tive für Deut­schland, qui a connu un échec rela­tif aux élec­tions fédé­rales de 2013, la mobi­li­sa­tion contre le Pacte fis­cal et le Méca­nisme de sta­bi­li­té euro­péen en 2012 l’illustre éga­le­ment. Cette mobi­li­sa­tion, qui a abou­ti à l’introduction de trois plaintes dis­tinctes auprès de la Cour consti­tu­tion­nelle, a été por­tée sépa­ré­ment par un dépu­té de la CSU, Peter Gau­wei­ler, par le groupe par­le­men­taire du par­ti de gauche Die Linke et par une ex-ministre SPD de la Jus­tice, Her­ta Daü­bler-Gme­lin, au nom de l’association Mehr Demo­kra­tie. Cette der­nière ini­tia­tive, basant son argu­men­ta­tion sur la néces­si­té d’un réfé­ren­dum, a ras­sem­blé 37 000 signa­tures de citoyens, for­mant, par là, la mobi­li­sa­tion la plus impor­tante dans l’histoire de la Répu­blique fédé­rale. Ceci illustre, d’une part, le rela­tif suc­cès que ce type de dis­cours ren­contre dans le débat public, et, d’autre part, le rôle sin­gu­lier joué par la Cour consti­tu­tion­nelle dans la repré­sen­ta­tion poli­tique, en l’absence de pro­cé­dures de démo­cra­tie directe. Les juges de la Cour consti­tu­tion­nelle ont ain­si contri­bué eux-mêmes, à l’instar d’une par­tie du monde judi­ciaire, à la défi­ni­tion d’un dis­cours « national-civique ».

Un retour sur le trai­té de Maas­tricht et sur le célèbre juge­ment de la Cour de Karls­ruhe s’impose à ce stade de notre argu­men­ta­tion. L’arrêt ren­du par la Cour consti­tu­tion­nelle de Karls­ruhe le 12 octobre 1993 marque un jalon dans l’histoire de la rela­tion de la Répu­blique fédé­rale alle­mande à l’intégration euro­péenne. En effet, pour la pre­mière fois, une auto­ri­té offi­cielle désigne l’intégration euro­péenne comme une menace poten­tielle pour les pro­ces­sus démo­cra­tiques dans le cadre natio­nal. Si la mise en lumière de ce conflit consti­tue une rup­ture par rap­port à l’adhésion incon­di­tion­nelle au pro­jet euro­péen, ce sont sur­tout les concep­tions nor­ma­tives qui sous-tendent l’arrêt de la Cour qui ont fait l’objet de com­men­taires cri­tiques de la part de pen­seurs proeu­ro­péens, tels que Joseph J. Wei­ler4.

Pour syn­thé­ti­ser suc­cinc­te­ment le débat, les juges du deuxième Sénat de la Cour consti­tu­tion­nelle étaient appe­lés à sta­tuer sur la com­pa­ti­bi­li­té de l’expansion des com­pé­tences de l’UE avec la Loi fon­da­men­tale. La thèse défen­due dans l’arrêt de la Cour, pas­sée à la pos­té­ri­té comme la thèse du « no-demos », est que l’UE ne pou­vait être lieu de la for­ma­tion d’une volon­té démo­cra­tique en l’absence d’un peuple euro­péen. Ce peuple, à son tour, se trouve défi­ni par un cri­tère assez impré­cis d’« homogénéité ».

Cette réfé­rence à une « homo­gé­néi­té » comme cri­tère pour une com­mu­nau­té poli­tique dans la défi­ni­tion de la démo­cra­tie a, en effet, un carac­tère très pro­blé­ma­tique. Selon Wei­ler, les juges font réfé­rence à une homo­gé­néi­té cultu­relle, défi­nis­sant ain­si le peuple en tant qu’unité cultu­relle, eth­nos plu­tôt que demos. Bien qu’il ne soit pas expli­ci­te­ment cité, Carl Schmitt fait figure d’inspirateur de cette défi­ni­tion orga­nique de la démocratie.

Le rôle du droit public

Les fac­teurs intel­lec­tuels qui ont contri­bué à l’émergence de ce dis­cours sont mul­tiples. Les prin­ci­paux doivent, sans aucun doute, être recher­chés dans la sphère aca­dé­mique du droit public. Les juges, à l’origine du juge­ment, sont majo­ri­tai­re­ment issus d’une tra­di­tion dis­ci­pli­naire spé­ci­fique, la Staats­rechts­lehre, qu’on peut tra­duire lit­té­ra­le­ment comme la science du droit éta­tique, faute d’équivalent fran­co­phone réel­le­ment satis­fai­sant. Ain­si, Paul Kir­ch­hof, géné­ra­le­ment consi­dé­ré comme le prin­ci­pal contri­bu­teur de l’arrêt, appar­tient-il à une géné­ra­tion d’académiques qui ont contri­bué, depuis le début des années 1980, à la réémer­gence de cette dis­ci­pline en met­tant au centre de leur rai­son­ne­ment juri­dique la caté­go­rie de l’État. À la dif­fé­rence d’autres champs dis­ci­pli­naires du droit, la réfé­rence à la pen­sée de Carl Schmitt y est res­tée très pré­sente depuis la fin de la Seconde Guerre mon­diale. Par ailleurs, on retrouve un cer­tain nombre de juristes issus de cette tra­di­tion dis­ci­pli­naire par­mi les cri­tiques de l’UE : tel Karl-Albrecht Schacht­sch­nei­der, qui a par­ti­ci­pé à tous les recours intro­duits contre les trai­tés euro­péens depuis Maastricht.

Plus lar­ge­ment, il faut mettre ce dis­cours de réaf­fir­ma­tion de la sou­ve­rai­ne­té popu­laire en paral­lèle avec les posi­tions « natio­nales-civiques », défen­dues au même moment par cer­tains intel­lec­tuels fran­çais, comme l’a étu­dié Jus­tine Lacroix5. Selon Lacroix, cette posi­tion, au contraire de celle des tenants d’une inté­gra­tion « post-natio­nale », nie la pos­si­bi­li­té d’un décou­plage entre com­mu­nau­té morale ou his­to­rique et com­mu­nau­té poli­tique6. La forme de l’État-nation est, selon ces auteurs, la seule à pou­voir assu­rer l’autonomie civique du self-govern­ment.

Autre­ment dit, les tenants de cette posi­tion argüent que l’exercice démo­cra­tique pré­sup­pose l’existence d’une com­mu­nau­té cultu­relle et limitent la pos­si­bi­li­té de l’autonomie civique à la sphère natio­nale. Cette posi­tion rejoint celle expri­mée lors de l’arrêt de Maas­tricht, qui a été réaf­fir­mée depuis à tra­vers les dif­fé­rents juge­ments de la Cour (sur le trai­té de Lis­bonne entre autres), et encore en 2012. Cette oppo­si­tion de prin­cipe n’a pas empê­ché la Cour de confir­mer la confor­mi­té à la Loi fon­da­men­tale de tous les trai­tés euro­péens. Cepen­dant, elle a pu, dans une large mesure, ser­vir à légi­ti­mer cette posi­tion qui trouve un écho encore rela­tif, mais crois­sant dans l’espace poli­tique allemand.

Les cri­tiques de l’UE qui ont émer­gé ces der­nières années en Alle­magne s’inscrivent dans cette exi­gence d’une auto­no­mie civique qui ne s’exercerait qu’à tra­vers le cadre natio­nal. Il fait peu de doute que la nou­velle légi­ti­mi­té de ce dis­cours répond à l’évolution géné­rale de l’espace poli­tique alle­mand vers une recon­quête de la réfé­rence à la nation. La manière dont la crise finan­cière a été gérée au niveau euro­péen pour­rait éga­le­ment expli­quer un cer­tain regain d’attractivité pour ce dis­cours. En effet, les dis­cours offi­ciels des gou­ver­ne­ments euro­péens, qui pré­sen­taient les mesures de lutte contre la crise comme néces­saires et sans alter­na­tive, ont ren­for­cé la per­cep­tion d’un niveau supra­na­tio­nal qui serait non seule­ment non démo­cra­tique, mais aus­si non politique. 

Ce qu’il s’agirait de pré­ser­ver dans l’État-nation, ce ne serait plus seule­ment la démo­cra­tie, mais sur­tout la pos­si­bi­li­té d’envisager une mul­ti­pli­ci­té d’alternatives. Plus que la réfé­rence à la démo­cra­tie, c’est, sans doute, cette notion du poli­tique comme espace d’alternatives qui per­met à ce dis­cours d’être mobi­li­sé tant par la droite — comme avec le par­ti AFD — que par la gauche. On peut, cepen­dant, objec­ter que l’opposition entre un niveau euro­péen tech­no­cra­tique et un niveau natio­nal poli­tique dans les dis­cours publics est bien plus ancienne que la récente crise finan­cière7. Si la ges­tion récente de la crise finan­cière peut expli­quer le suc­cès rela­tif d’un tel dis­cours, les causes devraient plu­tôt en être recher­chées dans des pro­ces­sus de long terme de trans­for­ma­tion des modes de gou­ver­ne­ment. Dans un cer­tain sens, l’émergence de la reven­di­ca­tion de la sou­ve­rai­ne­té popu­laire accré­dite l’idée d’une rup­ture struc­tu­relle, et non plus acci­den­telle, entre les pro­ces­sus de déci­sion supra­na­tio­naux et les normes de la par­ti­ci­pa­tion poli­tique inté­grées par les dif­fé­rentes popu­la­tions européennes.

L’idée que l’intégration euro­péenne a été conçue, dès le départ, contre l’exercice auto­nome d’une volon­té démo­cra­tique et serait, par consé­quent, fon­da­men­ta­le­ment viciée dans son rap­port au poli­tique, ne se retrouve plus seule­ment chez quelques intel­lec­tuels fran­çais ou cer­tains pro­fes­seurs de droit alle­mand ; elle com­mence à acqué­rir une légi­ti­mi­té dans les sciences sociales, en par­ti­cu­lier anglo-saxonnes8. Il n’est donc pas éton­nant, dans ces condi­tions, que l’on cherche à rou­vrir les impasses de la sou­ve­rai­ne­té natio­nale. Si l’on peut aujourd’hui par­ler d’une nor­ma­li­sa­tion de la rela­tion de l’Allemagne à l’Europe, c’est dans la mesure où l’espace poli­tique alle­mand, à l’image des autres États euro­péens, est tra­ver­sé par une ten­dance cri­tique de l’UE appe­lant à la réaf­fir­ma­tion d’une sou­ve­rai­ne­té popu­laire. Les moda­li­tés sous les­quelles cette ten­dance s’exprime res­tent, en revanche, dans une large mesure ori­gi­nales, voire à cer­tains égards para­doxales. Cette ten­dance s’est mani­fes­tée avant tout en dehors de la sphère repré­sen­ta­tive, à tra­vers le dis­cours de cer­taines élites intel­lec­tuelles, en par­ti­cu­lier dans la sphère judi­ciaire. Ces évo­lu­tions ne sont pas une bonne nou­velle pour l’Europe : celle-ci doit réin­ven­ter une forme d’intégration poli­tique si elle ne veut pas voir ses pro­messes échouer.

  1. « The wrong conver­sa­tion », The Guar­dian, 9 novembre 2013.
  2. Jür­gen Haber­mas, « Wir brau­chen Euro­pa ! Die neue Hart­lei­big­keit : Ist uns die gemein­same Zukunft schon gleichgül­tig gewor­den ? », Die Zeit, 8 octobre 2012, en ligne www.zeit.de/2010/21/Europa-Habermas.
  3. Voir infra pour la défi­ni­tion de ce terme.
  4. J. H. H. Wei­ler, « The State ”über alles”, Demos, Telos and the Ger­man Maas­tricht Deci­sion », 1995, en ligne http://bit.ly/1kXJb0q.
  5. Jus­tine Lacroix, La pen­sée fran­çaise à l’épreuve de l’Europe, Gras­set, 2008.
  6. Jus­tine Lacroix, Paul Magnette, « Théo­rie poli­tique », dans C. Belot et al. (dir.), Science poli­tique de l’Union euro­péenne, Eco­no­mi­ca, 2008, p. 5 – 23.
  7. Clau­dia Schrag Stern­berg, The Struggle for EU Legi­ti­ma­cy. Public Contes­ta­tion, 1950 – 2005, Pal­grave Mac­Mil­lan, 2013.
  8. Chris­to­pher Bicker­ton, Euro­pean inte­gra­tion. From nation-states to mem­ber-states, Oxford Uni­ver­si­ty Press, 2012.

Christophe Majastre


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