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Menaces sur les défenseurs des droits humains

Numéro 2 Février 2011 par Dan Van Raemdonck

février 2011

Mili­ter pour les droits humains se paye par­fois au prix fort dans de trop nom­breux pays. Cela a cou­té la vie à Flo­ri­bert Che­beya en Répu­blique démo­cra­tique du Congo. Luis Guiller­mo Per­ez se voit, quant à lui, mena­cé par les ser­vices de ren­sei­gne­ment colom­biens… en Bel­gique. La vigi­lance et la soli­da­ri­té sont de mise pour les sou­te­nir dans leur lutte.

« On ne lutte pas en se cachant »

Benoît Van der Meerschen 

Notre petit pays, si prompt à faire la leçon sur le plan inter­na­tio­nal, est loin d’être exempt de cri­tiques. La suc­ces­sion de condam­na­tions inter­na­tio­nales concer­nant le non-res­pect des droits humains en Bel­gique en est la preuve. Mais ces pro­blèmes, réels et sérieux, ne doivent pas nous faire oublier à quel point, dans d’autres pays du monde, l’action même des « défen­seurs des droits de l’Homme » est en soi une source de dan­ger. Et la Ligue des droits de l’Homme (LDH), qui concentre son action de vigi­lance sur la Bel­gique, ne perd pas de vue la néces­saire soli­da­ri­té qui doit lier tous ceux qui, ici ou ailleurs, luttent pour la défense des droits humains.

Dans ce cadre, la mort de Flo­ri­bert Che­beya a été un véri­table trau­ma­tisme. Dans l’après-midi du 1er juin 2010, Flo­ri­bert Che­beya avait reçu un appel télé­pho­nique l’invitant à répondre à un ren­dez-vous sol­li­ci­té auprès de l’inspecteur géné­ral de la police natio­nale congo­laise, le géné­ral John Num­bi, véri­table bras droit du pré­sident Kabi­la depuis des années.

J’avais ren­con­tré le géné­ral Num­bi au prin­temps 2009 dans ses bureaux à Kin­sha­sa. Lors de notre dis­cus­sion, il s’était vio­lem­ment empor­té lorsque j’avais pro­non­cé le nom de Flo­ri­bert Che­beya et évo­qué les pro­blèmes (menaces, har­cè­le­ment, déten­tion arbi­traire…) que ce der­nier ren­con­trait au quo­ti­dien dans son action.

Accom­pa­gné de Fidèle Baza­na, son chauf­feur de l’Organisation congo­laise de défense des droits humains, « Voix des sans-voix », M. Che­beya s’est ren­du dans ces mêmes bureaux vers 17 heures. Ils n’ont plus don­né signe de vie à par­tir de ce moment. Très vite, l’inquiétude a été là. J’ai vu et relayé, dès le matin du 2 juin, l’appel urgent lan­cé par l’Observatoire des défen­seurs des droits de l’homme. Quelques heures plus tard, la nou­velle tom­bait : son corps avait été retrou­vé sans vie par la police à bord de sa voi­ture sur une route à la sor­tie de Kin­sha­sa. Dans une mise en scène sor­dide et humi­liante. Fidèle Baza­na, lui, est encore aujourd’hui por­té disparu.

Floribert Chebeya : un engagement

Flo­ri­bert Che­beya était un mili­tant des droits de l’Homme incon­tour­nable en Répu­blique démo­cra­tique du Congo. Il l’était déjà au temps du Zaïre du maré­chal Mobu­tu. Depuis si long­temps et de façon si pré­gnante que son enga­ge­ment sem­blait se confondre avec sa vie entière.

J’ai vu Flo­ri­bert Che­beya tant de fois. À Kin­sha­sa comme à Bruxelles. Pour évo­quer tou­jours les mêmes thèmes, pour entendre, tou­jours avec le même débit, tou­jours les mêmes indi­gna­tions et pré­oc­cu­pa­tions. Comme un disque rayé mal­gré son actualité.

Mais je le connais­sais sans le connaitre, Flo­ri­bert Che­beya ne lais­sant que peu d’occasions de décou­vrir l’homme der­rière le mili­tant. Avec lui, pas de Pri­mus ou Skoll en ter­rasse à la Cité pour refaire le monde ou, plus modes­te­ment, le Congo. Il était tout à sa tâche. Exclusivement.

Je n’étais donc pas un intime. Je n’oserai pas dire non plus un com­pa­gnon de lutte tel­le­ment les enjeux étaient clai­re­ment dif­fé­rents pour lui et moi. À Bruxelles, on irrite tout au plus. À Kin-la-belle, on tue.

En 2009, Flo­ri­bert Che­beya avait déjà payé un lourd tri­but à son enga­ge­ment. Le 15 mars 2009, la syner­gie des ONG de la socié­té civile congo­laise avait orga­ni­sé une confé­rence de presse dans les bureaux du Renadhoc1. Cette confé­rence avait pour objec­tif d’annoncer la tenue d’une marche paci­fique pour dénon­cer « le péril pesant sur la nou­velle démo­cra­tie à la suite des vio­la­tions de la Consti­tu­tion et du règle­ment inté­rieur de l’Assemblée nationale ».

À la fin de la confé­rence, les bureaux ont été encer­clés par des agents de l’Agence natio­nale de ren­sei­gne­ments (ANR), accom­pa­gnés de poli­ciers. Les agents ont pas­sé à tabac plu­sieurs per­sonnes et ont sai­si de l’argent, des ordi­na­teurs et des dos­siers. Flo­ri­bert Che­beya et d’autres ont été bru­ta­le­ment appré­hen­dés — sans man­dat d’arrêt — et conduits dans les locaux de l’ANR.

Flo­ri­bert Che­beya m’avait racon­té ce tra­jet : « L’agent rou­lait à tom­beau ouvert, tenant d’une main un révol­ver qu’il bra­quait sur les véhi­cules venant en sens inverse, à la grande stu­pé­fac­tion des pas­sants ter­ro­ri­sés, rap­pe­lant ain­si la classe d’intouchables au-des­sus de la loi du temps du maré­chal Mobutu. »

Comme pour n’importe quel témoin inter­ro­gé dans le cadre de la rédac­tion d’un rap­port de la Fédé­ra­tion inter­na­tio­nale des Ligues des droits de l’Homme (FIDH), je lui ai deman­dé si nous pou­vions nom­mé­ment le citer. Il m’a regar­dé, à la fois incré­dule et gogue­nard avant d’asséner : « Mais Benoît, on ne lutte pas en se cachant. »

Flo­ri­bert ne s’est pas caché. Il en est mort.

Ses funé­railles ont été un moment de recueille­ment, tris­tesse, colère et peur à la fois. Famille, amis, mili­tants, com­pa­gnons de route, par­te­naires ; tous — même les bour­reaux, acte ultime d’intimidation — se sont suc­cé­dé de longues heures durant devant sa dépouille. Avec, pour beau­coup, des ques­tions quant à leur enga­ge­ment. Car si même Flo­ri­bert Che­beya a pu être assas­si­né, qui est encore en sécurité ?

L’obstination du témoignage

Le sort de Flo­ri­bert me han­te­ra encore long­temps. Il nous rap­pelle aus­si cet impé­ra­tif devoir de soli­da­ri­té qui doit, tous, nous ani­mer. Au-delà des fron­tières. Pour qu’un meurtre pareil ne puisse plus arriver.

En février 2002, per­du à Doli­sie, petite ville du Congo-Braz­za­ville à côté de la fron­tière avec l’Angola, j’avais ren­con­tré des mili­tants d’organisations locales ravis de ren­con­trer une délé­ga­tion de la FIDH. Dans une petite salle bon­dée, l’un d’entre eux s’était levé pour, sim­ple­ment, me remer­cier de ma pré­sence. Il avait alors ajou­té : « La der­nière fois que nous avons eu des troubles, je me suis enfui et j’ai pris votre der­nier rap­port avec moi. Et je me suis sen­ti moins seul. » Sim­ple­ment parce que quelqu’un, ailleurs, sur la scène inter­na­tio­nale, témoi­gnait de ce que lui, au quo­ti­dien, vivait dans sa chair. Et le simple fait de se sen­tir moins seul était suf­fi­sant pour lui per­mettre de ne pas aban­don­ner, de ne pas céder.

Les vio­la­tions des droits humains se nour­rissent avant tout du silence, par­fois le nôtre. À nous de ne jamais l’oublier.

Où la Colombie délocalise ses violations des droits fondamentaux…

Dan Van Raemdonck

En octobre 2010, la chambre d’accusation de l’Assemblée natio­nale colom­bienne a ouvert une enquête contre l’ex-président de la Répu­blique, Álva­ro Uribe Vélez, pour la com­mis­sion d’actes illé­gaux sous sa direc­tion par le DAS (Dépar­te­ment admi­nis­tra­tif de sécu­ri­té), l’un des ser­vices de ren­sei­gne­ment colom­biens. D’autres pro­cé­dures judi­ciaires à l’encontre de fonc­tion­naires du DAS sont éga­le­ment en cours, notam­ment contre l’un des direc­teurs du DAS, pour homi­cide aggra­vé de syn­di­ca­listes. En outre, de nom­breuses per­sonnes ont été espion­nées, stig­ma­ti­sées, dis­cré­di­tées, mena­cées et per­sé­cu­tées par le DAS. Par­mi elles, des juges de la Cour suprême colom­bienne, des défen­seurs des droits humains, des jour­na­listes, des syn­di­ca­listes, des oppo­sants poli­tiques et des membres d’ONG.

Dans le cadre de ces pro­cé­dures, les docu­ments internes décou­verts par la jus­tice colom­bienne ont révé­lé que le DAS menait aus­si des acti­vi­tés sur le ter­ri­toire euro­péen, l’opération Euro­pa, dont le but était de dis­cré­di­ter les ins­ti­tu­tions et per­sonnes visées : le sys­tème juri­dique euro­péen, la sous-com­mis­sion des droits de l’homme du Par­le­ment euro­péen et le bureau de la haute-com­mis­saire aux droits de l’homme des Nations unies. Plu­sieurs gou­ver­ne­ments ain­si que diverses ONG et par­ti­cu­liers, euro­péens ou colom­biens éta­blis en Europe, ont été tou­chés par les actions du DAS.

Le 19 octobre 2010, six asso­cia­tions (par­mi les­quelles la FIDH) et cer­taines vic­times d’espionnage par le DAS ont dépo­sé plainte avec consti­tu­tion de par­tie civile auprès de la jus­tice belge. Ces orga­ni­sa­tions, et des indi­vi­dus qui tra­vaillent ou ont tra­vaillé pour elles, ont été vic­times de menaces, ain­si que d’écoutes télé­pho­niques, d’interceptions de cour­riers et cour­riels, et de cam­brio­lage en vue de sous­traire des fichiers infor­ma­tiques. Elles estiment que ces actions sont consti­tu­tives de dif­fa­ma­tion, d’espionnage et d’intimidation, et entravent le bon fonc­tion­ne­ment de la démo­cra­tie en Colom­bie et en Europe. Les plai­gnants sus­pectent aus­si le DAS d’avoir orga­ni­sé un cam­brio­lage au domi­cile en Bel­gique de Luis Guiller­mo Per­ez, secré­taire géné­ral de la FIDH, et d’être à l’origine des menaces de mort reçues par ce der­nier contre sa famille. Étant don­né qu’il s’agit d’atteintes graves aux droits fon­da­men­taux en Bel­gique, la LDH a déci­dé d’apporter son sou­tien aux plai­gnants et demande au gou­ver­ne­ment belge d’user dans ce dos­sier de son droit d’injonction positive.

Dans la mesure où il semble que les ser­vices de ren­sei­gne­ment colom­biens ne dis­po­saient pas d’autorisation de la part de leurs homo­logues belges (ce qui devra être démon­tré…) pour agir sur le ter­ri­toire belge, les plai­gnants demandent que la jus­tice belge enquête, iden­ti­fie et pour­suive les res­pon­sables de ces délits. Ils sou­haitent éga­le­ment que les auto­ri­tés judi­ciaires et poli­tiques belges pro­tègent les victimes.

L’arme de la calomnie

Dans ce contexte, il y a éga­le­ment de quoi être par­ti­cu­liè­re­ment pré­oc­cu­pé par l’actuelle cam­pagne de dif­fa­ma­tion en Colom­bie contre le Cajar (le Colec­ti­vo de Abo­ga­dos José Alvear Restre­po, membre colom­bien de la FIDH) et la FIDH à tra­vers, entre autres, la publi­ca­tion d’informations calom­nieuses (notam­ment, sur des liens entre la FIDH, la gué­rilla et le tra­fic de drogue) sur le site inter­net de Per­io­dis­mo sin Fronteras.

Autre sujet de pré­oc­cu­pa­tion, la déci­sion du pré­sident San­tos de main­te­nir M. Felipe Muñoz à la direc­tion du DAS, alors que c’est sous son auto­ri­té que, dans le cadre d’une cam­pagne dif­fa­ma­toire à l’encontre de la FIDH, le DAS avait livré l’année der­nière une infor­ma­tion, publiée dans la presse, qui pré­sen­tait la Fédé­ra­tion comme fai­sant par­tie de la « diplo­ma­tie inter­na­tio­nale des FARC ». De la même façon, M. Muñoz a accep­té de pour­suivre l’espionnage contre le secré­taire géné­ral de la FIDH ain­si que contre la Cour suprême de jus­tice et des membres de l’opposition. Le Cajar a reçu der­niè­re­ment, d’une source digne de foi, une infor­ma­tion concer­nant la pos­sible pré­pa­ra­tion d’un atten­tat contre la vie d’un de ses membres. Selon la source, les ser­vices de ren­sei­gne­ment mili­taires seraient impliqués.

Le nou­veau pré­sident San­tos a décla­ré que, sous son man­dat, per­sonne ne serait per­sé­cu­té ou stig­ma­ti­sé en rai­son de ses idées poli­tiques. Il reste à espé­rer que ces décla­ra­tions seront sui­vies d’effets et que l’engagement des défen­seurs des droits humains contre l’impunité ne sera plus per­çu comme une « guerre poli­tique ou juridique ».

  1. Réseau regrou­pant une qua­ran­taine d’ONG congo­laises de défense des droits humains dont la Ligue des élec­teurs, l’Asadho, la Voix des sans-voix pour les droits de l’homme.

Dan Van Raemdonck


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