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On ne connait pas le dossier

Numéro 9 Septembre 2012 par Joëlle Kwaschin

septembre 2012

Les crimes pour les­quels Michelle Mar­tin a été condam­née la rendent par­ti­cu­liè­re­ment anti­pa­thique, et il est com­pré­hen­sible de n’éprouver ni pitié ni com­mi­sé­ra­tion. Pour autant, faut-il abdi­quer toute rai­son et se lais­ser enva­hir par l’émotion ? Il en va de la jus­tice comme de l’enseignement : cha­cun est un ministre en puis­sance qui détient les quelques recettes simples […]

Les crimes pour les­quels Michelle Mar­tin a été condam­née la rendent par­ti­cu­liè­re­ment anti­pa­thique, et il est com­pré­hen­sible de n’éprouver ni pitié ni com­mi­sé­ra­tion. Pour autant, faut-il abdi­quer toute rai­son et se lais­ser enva­hir par l’émotion ? Il en va de la jus­tice comme de l’enseignement : cha­cun est un ministre en puis­sance qui détient les quelques recettes simples qui suf­fisent à dis­soudre les pro­blèmes à tel point que l’on se demande pour­quoi les poli­tiques n’agissent pas. Si l’on se fie aux cour­riers des lec­teurs, sites et forums, et à cer­tains slo­gans de la marche du 19 aout, c’est parce que les juges sont pour­ris, que les lois sont mal faites, que la jus­tice se fait et se rend au détri­ment des victimes…

Les petites filles et les jeunes femmes qui ont été vic­times de Marc Dutroux et de Michelle Mar­tin n’en finissent pas de mou­rir : elles sont pri­vées de tous les bon­heurs, grands ou petits, dépos­sé­dées de tout ave­nir, et la dou­leur de leurs proches est infi­nie. Le jamais et le pour tou­jours marquent le temps des vic­times, mais le temps de la jus­tice est autre, les peines aux­quelles sont condam­nés les auteurs ont un terme et, un jour, elles pren­dront fin.

Comme le dit Sabine Dar­denne avec son habi­tuelle intel­li­gence, la libé­ra­tion de Mar­tin devait inter­ve­nir un jour ou l’autre, parce que la loi pré­voit la pos­si­bi­li­té que le tri­bu­nal d’application des peines, après avoir véri­fié les condi­tions, en décide ain­si. On sait depuis le pro­cès qu’après avoir pur­gé la moi­tié de sa peine, elle pou­vait éven­tuel­le­ment être mise en liber­té condi­tion­nelle par le tri­bu­nal d’application des peines, consé­quence de l’affaire Dutroux et ins­tau­ré en 2007. Les jurés en avaient été avi­sés lors du pro­cès d’assises.

La déci­sion du tri­bu­nal d’application des peines pro­voque, chez les uns, le désar­roi, sus­cite nombre d’interrogations sur le fonc­tion­ne­ment concret de la jus­tice, pour d’autres, elle est per­çue comme scan­da­leuse. En démo­cra­tie, se poser des ques­tions est sain et légi­time ; en revanche, ceux qui étouffent de haine, se déclarent en faveur de la peine de mort, de la tor­ture, du pilo­ri… veulent en réa­li­té inver­ser le cours du temps et refaire le pro­cès dont le ver­dict ne les satis­fait pas. Or ce dont le tri­bu­nal d’application des peines avait à juger était la libé­ra­tion condi­tion­nelle de Michelle Mar­tin, ce qui ne peut s’apparenter de quelque manière que ce soit à un pro­cès bis.

Ce qui est ici frap­pant est l’omniprésence de la rumeur, ce plus vieux média du monde, comme le dit Jean-Noël Kap­fe­rer, véhi­cu­lée par cer­tains qui n’en sortent pas gran­dis. L’un dis­tille les révé­la­tions d’un cou­sin de Mar­tin, qui n’a plus contact avec elle depuis 2004, mais affirme qu’elle ne mani­feste aucun remords, que les cla­risses de Malonne sont en contact avec elle depuis long­temps, qu’elles ont accep­té de sto­cker des objets appar­te­nant à l’héritage de sa mère que Michelle Mar­tin a refu­sé au pro­fit de ses enfants… De leur côté, cer­tains avo­cats des vic­times se répandent avec bien peu de réserve et de déontologie.

Ain­si que toute loi, la loi sur la libé­ra­tion condi­tion­nelle peut faire l’objet d’une éva­lua­tion par le Par­le­ment et être modi­fiée, mais comme le dit Gino Rus­so, « on pré­fère les gens qui pleurent à ceux qui réflé­chissent », on est chaque fois prêt à se lais­ser domi­ner par l’émotion, à envi­sa­ger de nou­velles lois, à modi­fier les exis­tantes à tra­vers et à tort au gré de faits divers dra­ma­tiques. Quelques odieuses agres­sions d’homosexuels, et voi­là le conseil des ministres qui prend l’initiative. « Les peines maxi­mums concer­nant la vio­lence ins­pi­rée par la dis­cri­mi­na­tion et le racisme seront aggra­vées. Le gou­ver­ne­ment a approu­vé à cet effet un avant-pro­jet de loi lors du conseil des ministres. Cela avait déjà été le cas avec les peines mini­mums en 2007 » (conseil des ministres du 20 juillet). De manière géné­rale, les lois existent pour répri­mer ce qui doit l’être, il suf­fit de les appli­quer, et la « rage légis­la­trice » non seule­ment n’apporte rien, mais opa­ci­fie la légis­la­tion. On ne peut pas bâtir un appa­reil légis­la­tif qui doit pou­voir s’appliquer à tous, nous com­pris, en se fon­dant sur des crimes exceptionnels.

Le constat n’est pas neuf, Mon­taigne déplo­rant déjà dans les Essais l’inflation légis­la­tive, affir­mant que les « lois les plus dési­rables sont les plus rares, plus simples et plus géné­rales et non celles qui reposent sur les mil­liers d’évènements choi­sis et enre­gis­trés ». Aux lois de cir­cons­tances, il faut pré­fé­rer la constance de la loi et les prin­cipes qui fondent le droit qui veulent que la jus­tice n’est pas la ven­geance, comme le fait avec per­ti­nence remar­quer Annick Hovine dans son édi­to de La Libre Bel­gique du 20 aout. La jus­tice est un tiers qui ins­ti­tue une média­tion entre auteur et vic­time, et évite la confron­ta­tion brutale.

Si les moti­va­tions des mar­cheurs blancs sont, comme le montrent les enquêtes socio­lo­giques, diverses, les vic­times par­tagent une condi­tion com­mune qu’elles peuvent affron­ter de manière dif­fé­rente et dont per­sonne n’a à juger. Il n’y a pas de bonnes et de mau­vaises vic­times, mais les exemples que donnent cer­taines peuvent contri­buer à la réflexion. Jean-Pierre Mal­men­dier, mort en mars 2011, avait choi­si d’entamer un long par­cours de dépas­se­ment de la haine qu’il éprou­vait pour les assas­sins de sa fille et de l’ami de celle-ci en les ren­con­trant en pri­son. Ce che­mi­ne­ment l’a conduit à défendre la média­tion extra­ju­diaire et la jus­tice res­tau­ra­trice aux côtés d’un ex-déte­nu deve­nu édu­ca­teur, Jean-Marc Mahy. Dans un beau récit, Anne-Marie Pirard raconte en paral­lèle ces vies bri­sées et recons­truites1.

Il suf­fit d’aller de temps en temps faire un tour sur les forums de jour­naux et de maga­zines par­fois de qua­li­té pour être frap­pés par la haine qui exsude, quel que soit d’ailleurs le sujet trai­té. On ne connait pas le dos­sier, mais on mani­feste à Malonne, on graf­fite les murs du couvent et sur­tout, on vomit sa rage et son impuis­sance. Quelle réserve de hargne pos­sèdent tous ces braves gens — ils ne feraient pas de mal à une mouche, n’est-ce pas — qui savent tout, qui ont tout com­pris et sur­tout, comme le monde est simple, qui s’engueulent les uns les autres sur les forums, per­sua­dés qu’ainsi ils sou­tiennent les victimes.

Au fond, la démo­cra­tie qui nous rend tous égaux est une bien belle chose pour une rai­son qui en découle, c’est de nous dépos­sé­der tous tant que nous sommes de tout pou­voir. Notre capa­ci­té de nui­sance s’en trouve sin­gu­liè­re­ment amoindrie.

  1. Après le meurtre, revivre, Jean-Marc Mahy et Jean-Pierre Mal­men­dier, témoi­gnages recueillis par Anne-Marie Pirard, Cou­leurs livres.

Joëlle Kwaschin


Auteur

Licenciée en philosophie