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On engage experts… en démocratie

Numéro 10 Octobre 2012 par Luc Van Campenhoudt

octobre 2012

Ce dos­sier est le second pan­neau d’un dip­tyque consa­cré à la démo­cra­tie, aux pro­blèmes aux­quels elle est aujourd’­hui confron­tée et à la manière dont elle pour­rait s’ap­pro­fon­dir en leur fai­sant face. Cha­cun à sa manière, le popu­lisme et l’ex­per­tise remettent en cause l’i­dée même de démo­cra­tie qui est celle du pou­voir de tous, pla­cés sur pied d’é­ga­li­té. Pour […]

Ce dos­sier est le second pan­neau d’un dip­tyque consa­cré à la démo­cra­tie, aux pro­blèmes aux­quels elle est aujourd’­hui confron­tée et à la manière dont elle pour­rait s’ap­pro­fon­dir en leur fai­sant face. Cha­cun à sa manière, le popu­lisme et l’ex­per­tise remettent en cause l’i­dée même de démo­cra­tie qui est celle du pou­voir de tous, pla­cés sur pied d’é­ga­li­té. Pour le popu­lisme, le peuple sait ce qui est bon pour lui, mais, loin de se prendre lui-même en charge, il aban­donne sa res­pon­sa­bi­li­té à un lea­deur cha­ris­ma­tique cen­sé l’in­car­ner par­fai­te­ment. Pour l’ex­per­tise, le peuple ignore ce qui est bon pour lui, sa conduite doit donc être prise en charge par des experts, seuls capables de conce­voir des poli­tiques ration­nelles. Deux formes inver­sées d’é­li­tisme en somme car, dans les deux cas, le peuple est, com­plai­sam­ment ou non, inca­pable de s’as­su­mer et se retrouve dépour­vu de son sta­tut de déten­teur cen­tral et final du pouvoir.

Dans l’ar­ticle de fond qui ouvre le dos­sier, Albert Bas­te­nier pour­suit et appro­fon­dit d’a­bord la ques­tion de la démo­cra­tie dans le contexte actuel. Il montre com­ment, en dépit de leurs dif­fé­rences, cer­taines pen­sées contem­po­raines de poids, comme celles d’A­lain Fin­kiel­kraut, Jean-Claude Mil­ner, Jean-Pierre Lebrun et Mar­cel Gau­chet par­tagent une remise en cause de la capa­ci­té du peuple d’in­ter­pré­ter cor­rec­te­ment la situa­tion et d’exer­cer rai­son­na­ble­ment la mai­trise de son propre des­tin. Déce­lant mille et une dif­fi­cul­tés à l’exer­cice de la démo­cra­tie, ils en quittent le che­min. Par conser­va­tisme ou par fata­lisme. Pour trou­ver ce che­min, point de méthode Coué ; il faut exa­mi­ner la nature exacte des pro­blèmes que posent le popu­lisme et l’ex­per­tise, et explo­rer, à par­tir de là, les pers­pec­tives propres à redy­na­mi­ser la démo­cra­tie. Ce mois-ci, c’est donc le tour de l’expertise.

Il ne s’a­git évi­dem­ment pas de contes­ter glo­ba­le­ment et sans nuances l’u­ti­li­té des experts, mais, compte tenu de l’im­por­tance prise aujourd’­hui par l’ex­per­tise dans tous les domaines, de s’in­ter­ro­ger sur la nature des connais­sances et pro­po­si­tions que les experts pro­duisent, sur les limites de leur rôle et de leur com­pé­tence, sur les arti­cu­la­tions néces­saires entre leurs savoirs et les savoirs mul­tiples et pra­tiques des citoyens, sur l’o­rien­ta­tion que leur poids imprime à la socié­té et, en fin de compte, sur les pro­blèmes posés à la démocratie.

Bas­te­nier montre la pré­do­mi­nance, dans l’ex­per­tise telle qu’elle se pra­tique actuel­le­ment, d’une logique éco­no­mique et tech­ni­cienne. Son diag­nos­tic s’ap­puie à la fois sur les tra­vaux de plu­sieurs auteurs et sur deux phé­no­mènes concrets d’im­por­tance majeure. Le pre­mier est le rem­pla­ce­ment des poli­tiques à la tête de gou­ver­ne­ments euro­péens par des experts, certes très com­pé­tents, mais qui entre­tiennent des rela­tions étroites avec les puis­sances éco­no­miques et notam­ment finan­cières, consa­crant ain­si une confu­sion pro­blé­ma­tique entre l’ex­per­tise, le poli­tique et l’é­co­no­mique. Le second est la pro­li­fé­ra­tion des think tanks et l’ac­crois­se­ment de leur influence, consa­crant une confu­sion pro­blé­ma­tique entre la ges­tion ration­nelle et tech­nique, d’une part, et la déci­sion poli­tique, d’autre part.

Bas­te­nier donne corps et appro­fon­dit son ana­lyse dans un second texte consa­cré à l’in­fluent think tank Iti­ne­ra. À par­tir de l’a­na­lyse d’un dos­sier que l’of­fi­cine consacre à l’in­té­gra­tion des immi­grés, il montre que les pro­po­si­tions avan­cées ne consti­tuent qu’une cau­tion pseu­do-scien­ti­fique au dis­cours de la droite euro­péenne sur ces ques­tions. Et que, par consé­quent et contrai­re­ment à ce que le think tank pro­clame, il n’est ni réel­le­ment auto­nome ni capable d’ap­por­ter des solu­tions novatrices.

Cela fait quelques siècles déjà que, dans nos pays, la démo­cra­tie et le capi­ta­lisme forment un couple uni. Com­ment sépa­rer les conjoints mais sans condam­ner pour autant le mar­ché, fac­teur indis­pen­sable de moder­ni­sa­tion ? L’emprise de l’é­co­no­mique sur le social met en effet la démo­cra­tie en péril. L’É­tat n’é­tant pas, dans cette affaire, une ins­ti­tu­tion neutre, mais bien une arène où s’af­frontent des puis­sances poli­tiques de forces inégales, Albert Bas­te­nier pré­co­nise l’é­la­bo­ra­tion et la mise en œuvre de nou­velles pro­cé­dures démo­cra­tiques par­ti­ci­pa­tives. Bref, il man­que­rait sur­tout des experts… en démo­cra­tie. Qui, par défi­ni­tion de l’ex­per­tise, seraient capables de pen­ser et ana­ly­ser en vue d’une effi­ca­ci­té concrète.

La ques­tion de l’in­dé­pen­dance des experts vis-à-vis des entre­prises pri­vées et des grandes ins­ti­tu­tions publiques, et celle de la trans­pa­rence des auto­ri­tés dans la com­po­si­tion des groupes consul­tés par l’É­tat se sont notam­ment posées dans la ges­tion de la grippe A(H1N1) en 2009. Nico­las Ros­si­gnol et Fran­çois Tho­reau le montrent bien dans un texte où ils ana­lysent le rôle de l’É­tat dans cette crise. S’il est dif­fi­cile de cri­ti­quer la logique de pré­ven­tion — et non de pré­cau­tion comme cela a été erro­né­ment pro­cla­mé — rete­nue par les pou­voirs publics face à la grippe, cette expé­rience montre la néces­si­té d’a­dop­ter à l’a­ve­nir quelques «  bonnes pra­tiques  » de ges­tion des crises, notam­ment pré­ci­sé­ment en matière d’in­dé­pen­dance des experts et de transparence.

De plus en plus nom­breux sont les pro­blèmes où les dimen­sions scien­ti­fiques, tech­niques et poli­tiques sont étroi­te­ment imbri­quées au point de ne plus pou­voir être clai­re­ment dis­tin­guées. Ce phé­no­mène, que Bru­no Latour a appe­lé la «  pro­li­fé­ra­tion des hybrides  », marque les limites de l’ex­per­tise stric­te­ment scien­ti­fique et sus­cite de plus en plus de contro­verses. Dans un second texte, à l’ap­pui de plu­sieurs exemples, Fran­çois Tho­reau montre que celles-ci doivent être vues non comme des obs­tacles, mais au contraire comme des condi­tions pour la bonne marche de la socié­té en matière scien­ti­fique et tech­nique. Tirer tout le pro­fit des contro­verses néces­site des dis­po­si­tifs par­ti­ci­pa­tifs effi­caces et donc dument ins­ti­tués où savoirs pra­tiques des acteurs et savoirs scien­ti­fiques des experts peuvent et doivent se confron­ter. S’ap­puyant sur des auteurs comme Cal­lon, Las­coumes et Barthe, Fran­çois Tho­reau rejoint ici les pers­pec­tives prô­nées par Albert Bas­te­nier qui condi­tionne l’a­ve­nir de la démo­cra­tie à de tels dis­po­si­tifs capables de déve­lop­per une «  intel­li­gence collective ».

Pour clô­tu­rer ce dos­sier, ce double dos­sier en réa­li­té, John Pit­seys relance la dis­cus­sion théo­rique. Tout en se ral­liant à la concep­tion de la démo­cra­tie défen­due par Bas­te­nier dont il rap­pelle briè­ve­ment les idées mai­tresses, il sou­lève dif­fé­rents points de débat. Pit­seys sou­ligne d’a­bord que le dis­cours contem­po­rain de l’ex­per­tise ne se réduit pas à une approche éco­no­mique cau­sale, mais intègre les idées d’in­ter­dis­ci­pli­na­ri­té et prône la gou­ver­nance par réseau. À par­tir de là notam­ment, il pose la ques­tion clé de la légi­ti­mi­té de la déci­sion poli­tique aujourd’­hui. Cette légi­ti­mi­té repose-t-elle sur les pro­cé­dures, au sens large, mises en œuvre pour déci­der ou sur la capa­ci­té des déci­sions à contri­buer au bien com­mun ? Située dans cette dis­cus­sion, la thèse selon laquelle l’ex­per­tise est aux mains de l’i­déo­lo­gie libé­rale est réinterrogée.

Luc Van Campenhoudt


Auteur

Docteur en sociologie. Professeur émérite de l’Université Saint-Louis – Bruxelles et de l’Université catholique de Louvain. Principaux enseignements : sociologie générale, sociologie politique et méthodologie. Directeur du Centre d’études sociologiques de l’Université Saint-Louis durant une quinzaine d’années, jusqu’en 2006, il a dirigé ou codirigé une quarantaine de recherches, notamment sur l’enseignement, les effets des politiques sécuritaires, les comportements face au risque de contamination par le VIH et les transformations des frontières de la Justice pénale. Ces travaux ont fait l’objet de plusieurs dizaines d’articles publiés dans des revues scientifiques, de nombreux ouvrages, et de plusieurs invitations et chaires dans des universités belges et étrangères. À travers ces travaux, il s’est intéressé plus particulièrement ces dernières années aux problématiques des relations entre champs (par exemple la justice et la médecine), du pouvoir dans un système d’action dit « en réseau » et du malentendu. Dans le cadre de ces recherches il a notamment développé la « méthode d’analyse en groupe » (MAG) exposée dans son ouvrage La méthode d’analyse en groupe. Applications aux phénomènes sociaux, coécrit avec J.-M. Chaumont J. et A. Franssen (Paris, Dunod, 2005). Le plus connu de ses ouvrages, traduit en plusieurs langues, est le Manuel de recherche en sciences sociales, avec Jacques Marquet et Raymond Quivy (Paris, Dunod, 2017, 5e édition). De 2007 à 2013, il a été directeur de La Revue Nouvelle.