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On engage experts… en démocratie
Ce dossier est le second panneau d’un diptyque consacré à la démocratie, aux problèmes auxquels elle est aujourd’hui confrontée et à la manière dont elle pourrait s’approfondir en leur faisant face. Chacun à sa manière, le populisme et l’expertise remettent en cause l’idée même de démocratie qui est celle du pouvoir de tous, placés sur pied d’égalité. Pour […]
Ce dossier est le second panneau d’un diptyque consacré à la démocratie, aux problèmes auxquels elle est aujourd’hui confrontée et à la manière dont elle pourrait s’approfondir en leur faisant face. Chacun à sa manière, le populisme et l’expertise remettent en cause l’idée même de démocratie qui est celle du pouvoir de tous, placés sur pied d’égalité. Pour le populisme, le peuple sait ce qui est bon pour lui, mais, loin de se prendre lui-même en charge, il abandonne sa responsabilité à un leadeur charismatique censé l’incarner parfaitement. Pour l’expertise, le peuple ignore ce qui est bon pour lui, sa conduite doit donc être prise en charge par des experts, seuls capables de concevoir des politiques rationnelles. Deux formes inversées d’élitisme en somme car, dans les deux cas, le peuple est, complaisamment ou non, incapable de s’assumer et se retrouve dépourvu de son statut de détenteur central et final du pouvoir.
Dans l’article de fond qui ouvre le dossier, Albert Bastenier poursuit et approfondit d’abord la question de la démocratie dans le contexte actuel. Il montre comment, en dépit de leurs différences, certaines pensées contemporaines de poids, comme celles d’Alain Finkielkraut, Jean-Claude Milner, Jean-Pierre Lebrun et Marcel Gauchet partagent une remise en cause de la capacité du peuple d’interpréter correctement la situation et d’exercer raisonnablement la maitrise de son propre destin. Décelant mille et une difficultés à l’exercice de la démocratie, ils en quittent le chemin. Par conservatisme ou par fatalisme. Pour trouver ce chemin, point de méthode Coué ; il faut examiner la nature exacte des problèmes que posent le populisme et l’expertise, et explorer, à partir de là, les perspectives propres à redynamiser la démocratie. Ce mois-ci, c’est donc le tour de l’expertise.
Il ne s’agit évidemment pas de contester globalement et sans nuances l’utilité des experts, mais, compte tenu de l’importance prise aujourd’hui par l’expertise dans tous les domaines, de s’interroger sur la nature des connaissances et propositions que les experts produisent, sur les limites de leur rôle et de leur compétence, sur les articulations nécessaires entre leurs savoirs et les savoirs multiples et pratiques des citoyens, sur l’orientation que leur poids imprime à la société et, en fin de compte, sur les problèmes posés à la démocratie.
Bastenier montre la prédominance, dans l’expertise telle qu’elle se pratique actuellement, d’une logique économique et technicienne. Son diagnostic s’appuie à la fois sur les travaux de plusieurs auteurs et sur deux phénomènes concrets d’importance majeure. Le premier est le remplacement des politiques à la tête de gouvernements européens par des experts, certes très compétents, mais qui entretiennent des relations étroites avec les puissances économiques et notamment financières, consacrant ainsi une confusion problématique entre l’expertise, le politique et l’économique. Le second est la prolifération des think tanks et l’accroissement de leur influence, consacrant une confusion problématique entre la gestion rationnelle et technique, d’une part, et la décision politique, d’autre part.
Bastenier donne corps et approfondit son analyse dans un second texte consacré à l’influent think tank Itinera. À partir de l’analyse d’un dossier que l’officine consacre à l’intégration des immigrés, il montre que les propositions avancées ne constituent qu’une caution pseudo-scientifique au discours de la droite européenne sur ces questions. Et que, par conséquent et contrairement à ce que le think tank proclame, il n’est ni réellement autonome ni capable d’apporter des solutions novatrices.
Cela fait quelques siècles déjà que, dans nos pays, la démocratie et le capitalisme forment un couple uni. Comment séparer les conjoints mais sans condamner pour autant le marché, facteur indispensable de modernisation ? L’emprise de l’économique sur le social met en effet la démocratie en péril. L’État n’étant pas, dans cette affaire, une institution neutre, mais bien une arène où s’affrontent des puissances politiques de forces inégales, Albert Bastenier préconise l’élaboration et la mise en œuvre de nouvelles procédures démocratiques participatives. Bref, il manquerait surtout des experts… en démocratie. Qui, par définition de l’expertise, seraient capables de penser et analyser en vue d’une efficacité concrète.
La question de l’indépendance des experts vis-à-vis des entreprises privées et des grandes institutions publiques, et celle de la transparence des autorités dans la composition des groupes consultés par l’État se sont notamment posées dans la gestion de la grippe A(H1N1) en 2009. Nicolas Rossignol et François Thoreau le montrent bien dans un texte où ils analysent le rôle de l’État dans cette crise. S’il est difficile de critiquer la logique de prévention — et non de précaution comme cela a été erronément proclamé — retenue par les pouvoirs publics face à la grippe, cette expérience montre la nécessité d’adopter à l’avenir quelques « bonnes pratiques » de gestion des crises, notamment précisément en matière d’indépendance des experts et de transparence.
De plus en plus nombreux sont les problèmes où les dimensions scientifiques, techniques et politiques sont étroitement imbriquées au point de ne plus pouvoir être clairement distinguées. Ce phénomène, que Bruno Latour a appelé la « prolifération des hybrides », marque les limites de l’expertise strictement scientifique et suscite de plus en plus de controverses. Dans un second texte, à l’appui de plusieurs exemples, François Thoreau montre que celles-ci doivent être vues non comme des obstacles, mais au contraire comme des conditions pour la bonne marche de la société en matière scientifique et technique. Tirer tout le profit des controverses nécessite des dispositifs participatifs efficaces et donc dument institués où savoirs pratiques des acteurs et savoirs scientifiques des experts peuvent et doivent se confronter. S’appuyant sur des auteurs comme Callon, Lascoumes et Barthe, François Thoreau rejoint ici les perspectives prônées par Albert Bastenier qui conditionne l’avenir de la démocratie à de tels dispositifs capables de développer une « intelligence collective ».
Pour clôturer ce dossier, ce double dossier en réalité, John Pitseys relance la discussion théorique. Tout en se ralliant à la conception de la démocratie défendue par Bastenier dont il rappelle brièvement les idées maitresses, il soulève différents points de débat. Pitseys souligne d’abord que le discours contemporain de l’expertise ne se réduit pas à une approche économique causale, mais intègre les idées d’interdisciplinarité et prône la gouvernance par réseau. À partir de là notamment, il pose la question clé de la légitimité de la décision politique aujourd’hui. Cette légitimité repose-t-elle sur les procédures, au sens large, mises en œuvre pour décider ou sur la capacité des décisions à contribuer au bien commun ? Située dans cette discussion, la thèse selon laquelle l’expertise est aux mains de l’idéologie libérale est réinterrogée.