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Ode aux grands anxieux

Numéro 3 – 2020 - anxiété Covid-19 pandémie peur par Derek Moss

avril 2020

J’ai écrit ce billet d’humour sur la situa­tion actuelle — le monde entier bruisse de la crainte du coro­na­vi­rus — car elle m’effraie tant que c’est l’unique moyen que j’ai trou­vé pour atté­nuer l’angoisse. Au moins, pour une fois, je ne suis pas le seul à pani­quer. Cela pour­rait me ras­su­rer. Mais, non. Comme une éponge, j’ai absor­bé cette peur […]

Dossier

J’ai écrit ce billet d’humour sur la situa­tion actuelle — le monde entier bruisse de la crainte du coro­na­vi­rus — car elle m’effraie tant que c’est l’unique moyen que j’ai trou­vé pour atté­nuer l’angoisse. Au moins, pour une fois, je ne suis pas le seul à pani­quer. Cela pour­rait me ras­su­rer. Mais, non. Comme une éponge, j’ai absor­bé cette peur glo­ba­li­sée, je l’ai lais­sé m’envahir de la tête à l’estomac en pas­sant par les mol­lets, sans résis­ter, et je me demande désor­mais com­ment faire pour main­te­nir le cap avec ma san­té men­tale déjà fra­gile. Alors, parce que par civisme, il faut par­fois témoi­gner d’un peu d’optimisme, m’est venue l’idée de scri­bouiller cette ode bien­veillante aux grands anxieux, ces vision­naires à la mine flé­trie par des années de luci­di­té ima­gi­na­tive débor­dante, mais peut-être les seuls des­ti­nés à sur­vivre, avec les cafards, à un futur apocalyptique.

En cette période de crise sani­taire due au Covid-19, le grand anxieux peut deve­nir un modèle, une idole, un paran­gon, ou bien un ami idéal.

Le pan­to­phobe, lit­té­ra­le­ment celui qui a peur de tout, sort peu de chez lui. En temps nor­mal, faire de simples courses ali­men­taires requiert, pour lui, un effort consi­dé­rable. Une fois hors de son cocon domes­tique, sa vue se trouble. Son cœur s’emballe. Sa poi­trine se res­serre. Ses mains deviennent moites. Ses poils se hérissent. Autant dire qu’Amazon, Deli­ve­roo, toutes les autres pla­te­formes d’achat en ligne, mais éga­le­ment Skype et les tech­no­lo­gies digi­tales sont une aubaine pour un anxieux comme lui (même s’il déteste la son­ne­rie intru­sive du télé­phone). Mon vieil ami, le Dr Jean Suca­lacq, un super angois­sé clas­sé dans la caté­go­rie « poi­trine lourde », ne sort jamais à l’extérieur, au grand jamais, sans avoir préa­la­ble­ment gobé un cachet d’une ben­zo­dia­zé­pine cor­sée. Je l’ai contac­té ce matin par Skype : « Vous savez, mon cher Derek, je vis en auto­qua­ran­taine depuis fort longtemps ! »

Le très anxieux est sou­vent un hypo­con­driaque. Tout ce qui est incon­trô­lable réveille en lui un ima­gi­naire du pire. Une dou­leur à la gorge mène iné­luc­ta­ble­ment au can­cer du larynx. Les radio­gra­phies pres­crites, loin de le ras­su­rer, mènent au risque de sur­ex­po­si­tion aux rayons X et, elles aus­si, au crabe. Le pauvre hère sur­saute à la simple vue d’une blouse blanche, même quand il n’est pas dans un contexte médi­cal. Autant dire que le gel hydro­al­coo­lique et les masques chi­rur­gi­caux, il connait, et depuis son plus jeune âge !

Pas de voyages, non plus. Le grand anxieux abhorre les moyens de trans­port. Mon amie, Denise Gum­furd, cham­pionne natio­nale d’hyperventilation, se sou­vien­dra à vie d’un vol Paris-Nurem­berg, l’une des rares fois où elle s’est infli­gé de péné­trer dans ce cer­cueil fusant à dix-mille mètres au-des­sus de nos têtes. Entre la fer­me­ture de la porte et la démons­tra­tion des consignes de sécu­ri­té en pas­sant par le « Thé ? Café ? » des hôtesses, elle s’est trans­for­mée en un vol­can de tachy­car­die prêt à explo­ser au milieu des pas­sa­gers. Elle a aus­si­tôt ava­lé une boite entière de Xanax ain­si que toutes les liqueurs à por­tée de main. Évi­dem­ment, elle ne s’est pas réveillée après l’atterrissage et les ste­wards ont dû la débar­quer sur un bran­card. « Plus jamais ça ! », s’est-elle excla­mée à son arri­vée à Nuremberg.

La vie sociale du grand anxieux est extrê­me­ment limi­tée. Le « social dis­tan­cing », c’est son éthos. Les gens lui font peur. Face à l’autre, en une seconde, sur­gissent le ver­tige, la tom­bée dans l’abime et l’insupportable échauf­fe­ment des sens. Il ne peut pas sou­te­nir le regard direct des autres et, devant eux, il a sou­vent l’impression de se méta­mor­pho­ser en une boule dans la gorge géante. Pas de par­te­naire humain dans sa vie non plus. À l’idée de fusion­ner avec quelqu’un, il choi­sit la soli­tude. Le très anxieux aime certes les ani­maux, mais pas les chiens sans laisse ni les oiseaux dans le ciel ni les pan­go­lins chi­nois, et ne par­lons pas des insectes grouillants qui lui rap­pellent, à son insu, la scène pri­mi­tive de papa et maman en train de s’apparier dans la chambre à côté.

Bref, le grand angois­sé anti­cipe des catas­trophes mul­tiples qui se lovent, insi­dieu­se­ment, dans les tout petits détails de son exis­tence. Pour lui, le monde est satu­ré de signes mena­çants et contra­dic­toires dans leur inter­pré­ta­tion. Des légions de « et si…» colo­nisent son cer­veau à l’infini. Même seul chez lui (depuis tou­jours), gan­té (depuis le SRAS en 2002), mas­qué (depuis l’épidémie d’Ebola de 2013) et retran­ché ces der­nières semaines der­rière un mur de PQ et des kilos de pâtes sans glu­ten (il a fait le bilan aller­go­lo­gique, il est into­lé­rant, lui!) accu­mu­lés au fil des années (il n’a pas atten­du la der­nière minute, lui!), il est convain­cu d’être por­teur du coro­na­vi­rus. Autant dire qu’il est pro­ba­ble­ment, mais est-ce prou­vés­cien­ti­fi­que­ment, un trans­met­teur viral faible. Il pour­rait être une icône, ou votre ami, voire un confi­dent en période de crise sani­taire, mais je pense que vous l’effrayez déjà trop. Recu­lez, je vous prie ! Gar­dez vos distances !

Derek Moss


Auteur

anthropologue