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Nucléaire : c’est par où la sortie ?

Numéro 5 - 2016 par Julien Vandeburie

août 2016

L’encre était à peine sèche — la loi de sor­tie du nucléaire fut publiée au Moni­teur belge le 31 jan­vier 2003 — qu’on dis­cu­tait déjà de son bien-fon­­dé. Mesure phare de la coa­li­tion arc-en-ciel regrou­pant éco­lo­gistes, libé­raux et socia­listes, le texte fut ardem­ment dis­cu­té (le rap­port final des débats fait 229 pages). Pour être tout à fait exact, il ne s’agissait […]

Le Mois

L’encre était à peine sèche — la loi de sor­tie du nucléaire fut publiée au Moni­teur belge le 31 jan­vier 2003 — qu’on dis­cu­tait déjà de son bien-fon­dé. Mesure phare de la coa­li­tion arc-en-ciel regrou­pant éco­lo­gistes, libé­raux et socia­listes, le texte fut ardem­ment dis­cu­té (le rap­port final des débats fait 229 pages). Pour être tout à fait exact, il ne s’agissait que de l’électricité qui repré­sente un peu plus de 20% de l’énergie consom­mée en Bel­gique. La confu­sion était sciem­ment entre­te­nue par les inter­lo­cu­teurs par­tie pre­nante du dos­sier. Dès le gou­ver­ne­ment Vio­lette (sur­nom de la coa­li­tion libé­rale-socia­liste de 2003 à 2007), les vel­léi­tés de remise en ques­tion se fai­saient de plus en plus nom­breuses. Les libé­raux n’avaient jamais caché leur volon­té de mettre fin à ce qu’ils appe­laient une « héré­sie ». En 2004, le ministre fédé­ral de l’Énergie de l’époque, Marc Ver­wil­ghen (VLD), annon­çait une nou­velle étude sur les besoins en élec­tri­ci­té en Bel­gique1.

Cepen­dant, aucune modi­fi­ca­tion de la loi de sor­tie du nucléaire ne sera votée sous cette législature.

La suite est tout aus­si confuse. En octobre 2009, le ministre fédé­ral de l’Énergie — Paul Magnette (PS) — signa un pro­to­cole d’accord sur la pro­lon­ga­tion des trois plus anciens réac­teurs du pays (Doel 1 et 2, et Tihange 1)2. Le pro­to­cole devien­dra caduc à la chute du gou­ver­ne­ment en 2010. Le même Paul Magnette décla­ra en mai 2011 : « Doel 1 et 2 peuvent fer­mer. » En juin 2011, inter­ro­gé sur la sug­ges­tion de la Com­mis­sion (fédé­rale) de régu­la­tion de l’électricité et du gaz (Creg) de repor­ter la sor­tie du nucléaire en Bel­gique d’un ou deux ans, Paul Magnette a jugé qu’il s’agirait là de la « pire des solu­tions ». En juillet 2012, son suc­ces­seur, Mel­chior Wathe­let (CDH), por­ta un plan qui « ne se contente pas de sor­tir du nucléaire, mais com­porte des pers­pec­tives d’avenir avec des inves­tis­se­ments dans le gaz, ce qui doit assu­rer la flexi­bi­li­té pour per­mettre le déve­lop­pe­ment du renouvelable ».

On appro­chait alors de 2015, et le gou­ver­ne­ment déci­da de ne pas pro­lon­ger les jumeaux de Doel 1 et 2, réac­teurs de plus petite capa­ci­té. On crut la sor­tie du nucléaire enfin enga­gée, mais, en novembre 2014, la nou­velle ministre fédé­rale de l’Énergie, Marie-Chris­tine Mar­ghem (MR), décla­rait que « Celui qui pré­tend aujourd’hui que notre pays peut se pas­ser de l’énergie nucléaire à moyen ou même à long terme, ment. Ou n’est pas réa­liste ». Moins de deux semaines plus tard, elle pré­ci­sait tou­te­fois qu’il n’était « Pas ques­tion de remettre en cause la sor­tie du nucléaire en 2025 », posi­tion confir­mée en juin 2015 : « Ce gou­ver­ne­ment se conforme à la sor­tie du nucléaire en 2025 ». Est-ce un scé­na­rio réa­liste alors qu’une des pre­mières déci­sions du gou­ver­ne­ment en la matière a été de pro­lon­ger pour dix ans les réac­teurs de Doel 1 et 2 ?

La perversité du calendrier

À la lec­ture du calen­drier de sor­tie du nucléaire (figure 1), il appa­rait évident que le scé­na­rio actuel ne per­met­tra pas une fer­me­ture sereine des réac­teurs actuel­le­ment en ser­vice. Ceux-ci repré­sentent près de 40% de nos capa­ci­tés de pro­duc­tion, mais, vu leur faible flexi­bi­li­té, ils par­ti­cipent à la pro­duc­tion de manière qua­si inin­ter­rom­pue — bien que la Com­mis­sion euro­péenne l’estime « aléa­toire » — et satis­font plus de 50% de la consom­ma­tion d’électricité.

L’examen du sché­ma pro­po­sé par le gou­ver­ne­ment fédé­ral actuel illustre bien la dif­fi­cul­té que la Bel­gique ren­con­tre­ra en 2025 pour fer­mer cinq des sept réac­teurs opé­ra­tion­nels aujourd’hui.

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La faute à qui ?

Il a sou­vent été repro­ché aux éco­lo­gistes d’avoir fait adop­ter une loi de sor­tie du nucléaire sans avoir pré­vu les capa­ci­tés de rem­pla­ce­ment3. Il est vrai qu’à la loi de 2003 ne cor­res­pon­dait pas un texte rela­tif au déve­lop­pe­ment des éner­gies alter­na­tives, pour plu­sieurs rai­sons qui ont trait à la fois à l’évolution des règle­men­ta­tions du sec­teur de la pro­duc­tion d’électricité et à la répar­ti­tion des com­pé­tences en matière d’énergie en Belgique.

Le cadre règle­men­taire de la pro­duc­tion d’électricité en Belgique

Jusqu’à sa libé­ra­li­sa­tion en 2003, la pro­duc­tion d’électricité — bien qu’essentiellement aux mains du sec­teur pri­vé — était enca­drée par le Comi­té de contrôle de l’électricité et du gaz (CCEG)4. Cela pre­nait la forme d’un plan d’équipement et d’approvisionnement5. La libé­ra­li­sa­tion modi­fie­ra les stra­té­gies de pro­duc­teurs qui, dans un pre­mier temps, mul­ti­plie­ront les pro­jets de nou­velles uni­tés de pro­duc­tion, à tout le moins jusqu’en 2009. Trois évè­ne­ments influen­ce­ront for­te­ment ce scé­na­rio par la suite. D’abord, la crise éco­no­mique et la sta­bi­li­sa­tion puis la baisse des prix de gros de l’électricité. Ensuite, les pre­miers accords ou annonces d’accords concer­nant la pro­lon­ga­tion du nucléaire de la part du gou­ver­ne­ment fédé­ral. Enfin, le déve­lop­pe­ment des uni­tés de pro­duc­tion d’électricité d’origine renou­ve­lable qui, via les poli­tiques de sou­tien, entrai­ne­ront une forte baisse des prix et des périodes de fonc­tion­ne­ment d’autres uni­tés telles que les cen­trales fonc­tion­nant au gaz.

La répar­ti­tion des compétences

En matière d’énergie, les com­pé­tences sont répar­ties entre le niveau fédé­ral et les Régions, ce qui a pour effet qu’il ne suf­fit pas d’un plan ou d’une loi fédé­rale, mais qu’un consen­sus entre fédé­ral et Régions est néces­saire pour réfor­mer la pro­duc­tion élec­trique. Cela devrait prendre la forme juri­dique idéale d’un accord de coopé­ra­tion, mais aucun pro­jet n’a jamais vu le jour.

La sortie en 2025 ?

Entre 2022 et 2023, le parc nucléaire belge — soit près de 6.000 méga­watts de puis­sance ins­tal­lée — devrait fer­mer. Est-ce un scé­na­rio réa­liste ou même réalisable ?

Pro­lon­ga­tion annon­cée sous menace de blackout

Une fer­me­ture aus­si abrupte sera plus que pro­ba­ble­ment remise en cause avec les mêmes argu­ments que pré­cé­dem­ment, c’est-à-dire la menace d’une rup­ture de l’approvisionnement en élec­tri­ci­té, par­ti­cu­liè­re­ment en hiver. Les plus anciens réac­teurs ayant reçu l’autorisation de fonc­tion­ner dix ans de plus (soit de 2015 à 2025), il est pos­sible que la sor­tie du nucléaire soit en fait déca­lée, avec une pro­lon­ga­tion géné­ra­li­sée de dix ans (soit une fer­me­ture éta­lée entre 2025 et 2035 au lieu de 2015 – 2025).

Incer­ti­tudes quant au sché­ma actuel

Mal­gré le res­pect d’un agen­da approu­vé par l’Agence fédé­rale de contrôle nucléaire, les tra­vaux néces­saires à la pro­lon­ga­tion du réac­teur n° 1 de Tihange ne seront entiè­re­ment accom­plis qu’en 2019. Les défauts dus aux « micro­fis­sures » repé­rées dans les cuves des réac­teurs de Doel 3 et Tihange 2 ont long­temps mis à l’arrêt ces uni­tés. Leur évo­lu­tion sera atten­ti­ve­ment sur­veillée. Pour­rait-on décem­ment envi­sa­ger une pro­lon­ga­tion sup­plé­men­taire quand les pays voi­sins s’en inquiètent publi­que­ment ? Enfin, les dif­fi­cul­tés aux­quelles seront confron­tés les réac­teurs de Doel 1 et 2 pour res­pec­ter les futures normes sis­miques augurent peut-être d’une pro­lon­ga­tion écour­tée.

L’incertitude la plus grande réside dans les prix de vente sur le mar­ché de gros de l’électricité. En effet, si les cen­trales sont amor­ties depuis long­temps, il n’en reste pas moins que l’exploitant devra inves­tir pour pour­suivre l’exploitation de l’outil. Par ailleurs, bien qu’elle soit for­te­ment en baisse, une contri­bu­tion sur la rente nucléaire reste d’actualité. Cepen­dant, la prin­ci­pale menace réside dans le finan­ce­ment des pro­vi­sions pour le déman­tè­le­ment et la ges­tion des com­bus­tibles irradiés.

Le pas­sif nucléaire au cœur de la prolongation

Dans l’équation du main­tien et de la pro­lon­ga­tion d’un réac­teur nucléaire, il convient de ne pas oublier la marge néces­saire pour finan­cer ces pro­vi­sions. L’évolution récente de la situa­tion en la matière est plu­tôt inquié­tante. À la suite d’un nou­vel inven­taire des pas­sifs nucléaires et de nou­velles esti­ma­tions sur les couts de mise en dépôt et de déman­tè­le­ment des déchets, l’Organisme natio­nal des déchets radio­ac­tifs et des matières fis­siles enri­chies (Ondraf) a sou­hai­té aug­men­ter les pro­vi­sions gérées par la SA Syna­tom6. Hélas, la Com­mis­sion des pro­vi­sions nucléaires7 n’a pas accé­dé à cette demande. Si la fer­me­ture anti­ci­pée des cen­trales nucléaires de Doel 3 et Tihange 2 venait à être confir­mée, il convien­drait de revoir rapi­de­ment non seule­ment le mode de finan­ce­ment des pro­vi­sions des­ti­nées à la ges­tion de leurs déchets nucléaires, mais aus­si le mode de finan­ce­ment des pro­vi­sions des­ti­nées au déman­tè­le­ment des ins­tal­la­tions confiées à Syna­tom. La loi du 11 avril 2003 créant Syna­tom ne couvre que le scé­na­rio d’exploitation pré­vu alors qu’elle devrait inté­grer des scé­na­rios de cir­cons­tances excep­tion­nelles, à savoir des scé­na­rios d’arrêt anti­ci­pé de ces centrales.

Par ailleurs, si dans ses pro­chains inven­taires, l’Ondraf rééva­lue for­te­ment à la hausse les couts de ges­tion du pas­sif nucléaire des cen­trales, une situa­tion inédite risque de se pro­duire, en cas de main­tien de prix bas de l’électricité. Est-ce que l’exploitant vou­dra encore exploi­ter ses uni­tés si leur ren­ta­bi­li­té n’est plus assu­rée ? Si pas, qui finan­ce­ra les pro­vi­sions nucléaires ?

Les décla­ra­tions récentes des res­pon­sables d’Engie-Electrabel laissent augu­rer d’un trans­fert de res­pon­sa­bi­li­té : « Notre inten­tion de faire entrer des action­naires locaux dans Elec­tra­bel est claire » (Isa­belle Kocher, L’Écho, 10 mai 2016). En cas d’insuffisance des pro­vi­sions nucléaires, le risque est très éle­vé que les autres action­naires locaux (publics?) soient mis à contribution.

En guise de conclusion provisoire

Toutes ces valses-hési­ta­tions auront eu au moins un béné­fi­ciaire : Engie-Elec­tra­bel. L’entreprise a obte­nu la pro­lon­ga­tion de ses outils les plus ren­tables, la révi­sion à la baisse des pré­lè­ve­ments de la rente nucléaire et une grande force de négo­cia­tion à l’approche de la période 2022 – 2025 lorsque le calen­drier de sor­tie du nucléaire fera à nou­veau la une de l’actualité.

Du moins si de nou­veaux élé­ments ne viennent pas encore per­tur­ber le sché­ma actuel de sor­tie… pour lequel aucun plan digne de ce nom n’existe. Certes, il est ques­tion d’un pacte éner­gé­tique en pré­pa­ra­tion depuis plus d’an. Vu les pré­cé­dents, il serait oppor­tun qu’il soit adop­té sans trop tar­der, sous peine d’être taxé des mêmes défauts qu’une cer­taine loi de 2003.

  1. Ce sera l’étude Com­mis­sion Éner­gie 2030, fina­le­ment publiée en 2007 et for­te­ment contes­tée par la socié­té civile.
  2. La Bel­gique compte deux cen­trales nucléaires (Doel et Tihange) qui pos­sèdent res­pec­ti­ve­ment 4 et 3 réacteurs.
  3. Ces der­niers ont publié par après plu­sieurs scé­na­rios de sor­tie du nucléaire.
  4. Le Comi­té de contrôle était le fruit d’un accord entre les orga­ni­sa­tions sociales inter­pro­fes­sion­nelles, la Fédé­ra­tion des entre­prises de Bel­gique ain­si que les entre­prises et orga­nismes du sec­teur. Des repré­sen­tants des gou­ver­ne­ments fédé­ral et régio­naux étaient habi­li­tés à assis­ter à ses réunions. Le Comi­té de contrôle éla­bo­rait des recom­man­da­tions : pour être valables, elles devaient rece­voir l’approbation de toutes les par­ties signa­taires. Il com­por­tait dès lors une cer­taine forme d’autorégulation. Par­mi les recom­man­da­tions impor­tantes, citons celles rela­tives aux délais d’amortissement. (Il s’agit des recom­man­da­tions CC(e) 719 du 19 jan­vier 1969 ; CC(e) 1410 du 11 avril 1984 ; CC(e) 89/20 du 31 mai 1989 ; CC(e) 93/10 du 7 avril 1993 ; CC(e) 93/11 du 7 avril 1993 ; CC 97/17 du 29 jan­vier 1997 et CC(e) 2002/27 du 6 novembre 2002.) Les règles comp­tables en vigueur au sein de la CCEG pré­voyaient notam­ment un délai d’amortissement de vingt ans pour les cen­trales nucléaires et les cen­trales à char­bon. Source : Creg (2009), Étude rela­tive à « l’échec de la for­ma­tion des prix sur le mar­ché belge libé­ra­li­sé de l’électricité et les élé­ments à son ori­gine », Étude 811, 26 jan­vier 2009.
  5. Pour en savoir plus : Phi­lippe Devuyst (2011), « L’organisation du sec­teur du gaz et de l’électricité et la place de la concer­ta­tion sociale : par­cours his­to­rique et pers­pec­tives », Points de repères n° 39, Équipes populaires.
  6. Les pro­vi­sions nucléaires ont été mises dans une filiale d’Electrabel, Syna­tom, dans laquelle l’État belge dis­pose d’une « Gol­den Share », lui don­nant cer­tains droits spé­ci­fiques. Syna­tom a le droit de prê­ter des fonds repré­sen­ta­tifs de la contre­va­leur d’une par­tie de ces pro­vi­sions entre autres à Elec­tra­bel, dans les limites et selon les moda­li­tés de contrôle pré­vues dans la loi. La condi­tion la plus impor­tante est qu’Electrabel dis­pose d’un « rating » éle­vé, puisqu’il lui garan­tit de dis­po­ser d’une bonne san­té éco­no­mique et financière.
  7. La Com­mis­sion des pro­vi­sions nucléaires sur­veille l’affectation des pro­vi­sions par la socié­té de pro­vi­sion­ne­ment nucléaire. [Elle dis­pose d’une com­pé­tence d’avis et de contrôle en ce qui concerne la consti­tu­tion et la ges­tion des pro­vi­sions pour le déman­tè­le­ment des cen­trales nucléaires et pour la ges­tion des matières fis­siles irradiées.

Julien Vandeburie


Auteur

docteur en sciences, expert des politiques énergie/climat depuis près de dix ans, il a participé à plusieurs sommets internationaux (COP, GIEC) ou négociations intra-belges (VIe réforme de l’Etat)