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Nous sommes le « people »

Numéro 10 Octobre 2003 par Théo Hachez

octobre 2003

Plu­tôt connu jusque-là pour ses per­for­mances mus­clées, un acteur sur le retour se fait élire triom­pha­le­ment gou­ver­neur de Cali­for­nie. Avant de s’é­pui­ser dans l’in­si­gni­fiance ou de s’en­ga­ger dans de nou­velles sur­en­chères, la télé­réa­li­té s’est bana­li­sée, tan­dis qu’une fraiche ministre de vingt-huit ans, Freya Van den Bossche, se voit trai­tée (fil­mée, pho­to­gra­phiée, inter­viewée) comme une star […]

Plu­tôt connu jusque-là pour ses per­for­mances mus­clées, un acteur sur le retour se fait élire triom­pha­le­ment gou­ver­neur de Cali­for­nie. Avant de s’é­pui­ser dans l’in­si­gni­fiance ou de s’en­ga­ger dans de nou­velles sur­en­chères, la télé­réa­li­té s’est bana­li­sée, tan­dis qu’une fraiche ministre de vingt-huit ans, Freya Van den Bossche, se voit trai­tée (fil­mée, pho­to­gra­phiée, inter­viewée) comme une star émer­gente issue de cette nou­velle télé­vi­sion. Se pré­sen­tant pour la pre­mière fois aux suf­frages de ses conci­toyens aux der­nières élec­tions, Marc Wil­mots, ex-joueur de foot­ball, a récol­té un score qui ferait envie à nombre de ses nou­veaux col­lègues sénateurs.

Outre l’in­quié­tude sourde qu’ils éveillent, ces quelques échan­tillons de l’ac­tua­li­té récente expriment une double ten­dance qui semble s’ap­pro­fon­dir. D’une part, les médias, et en par­ti­cu­lier la télé­vi­sion, s’im­posent désor­mais comme déte­nant un qua­si-mono­pole sur la consti­tu­tion de la noto­rié­té. D’autre part, cette der­nière fonc­tionne de plus en plus comme un capi­tal per­son­nel, une valeur pure­ment abs­traite sus­cep­tible donc d’être réin­ves­tie avec pro­fit dans n’im­porte quel domaine de la vie sociale. Pour la socié­té média­tique, les points d’au­dience accu­mu­lés valent une recon­nais­sance uni­ver­selle qui, habi­le­ment gérée, donne accès à des posi­tions elles-mêmes ren­tables du point de vue de la célé­bri­té, du pou­voir ou de l’argent. Ou des trois.

Cer­tains pré­cé­dents, néces­sai­re­ment célèbres, comme celui de Ronald Rea­gan, rela­ti­visent évi­dem­ment la nou­veau­té de ces phé­no­mènes. Au reste, n’est-il pas natu­rel que les médias, qui donnent consis­tance à l’es­pace public, pro­duisent de la noto­rié­té comme les pom­miers des pommes ?

Mais ce qui effraie d’a­bord, c’est que l’ex­po­si­tion média­tique s’au­to­rise de moins en moins d’une légi­ti­mi­té exté­rieure ou anté­rieure aux médias eux-mêmes. Naguère encore, on était mis en vedette parce qu’on avait fait quelque chose avant de pas­ser à la télé­vi­sion ou de faire cou­ler l’encre des édi­to­riaux. Et cette pré­sence média­tique était limi­tée à une cer­taine per­ti­nence : les foot­bal­leurs comme les scien­ti­fiques inter­ve­naient dans leur champ de com­pé­tence. Aujourd’­hui, on n’en est plus à dénon­cer le fait que les cri­tères de « média­gé­nie » (telle ou tel « passe » mieux que tel autre) ont peu à peu pris le pas sur une éva­lua­tion propre à leur domaine d’ac­ti­vi­té. La télé­réa­li­té, dans la ver­sion du Loft, par exemple, donne à voir que plus aucun autre pré­texte n’est néces­saire à la média­ti­sa­tion que la média­ti­sa­tion elle-même. Le même exemple fait appré­hen­der que la noto­rié­té qui en résulte pro­duit une « valeur » immé­dia­te­ment ins­tru­men­ta­li­sée comme sup­port pro­mo­tion­nel, qu’il s’a­gisse d’au­to­pro­mo­tion­ner la chaine qui l’a pro­duite ou de vendre du sham­pooing, de la chan­son­nette ou une automobile…

Aus­si bien, l’in­dus­trie du diver­tis­se­ment ne limite-t-elle pas son influence au temps qu’on lui consacre ou aux plai­sirs futiles qu’elle pro­cure. Et ce n’est pas seule­ment parce que son emprise nom­bri­liste se lit dans la place qu’elle se taille au sein de l’in­for­ma­tion quo­ti­dienne au détri­ment de l’at­ten­tion por­tée au reste du monde, c’est sur­tout parce qu’en impo­sant ses for­mats et ses visages, elle tend à ter­nir, à bou­le­ver­ser voire à per­ver­tir toute for­ma­tion de valeur dans d’autres champs d’ac­ti­vi­té sociale. Que vaut une bonne cause aujourd’­hui si elle n’est por­tée par une per­son­na­li­té qui dis­pose d’un ticket d’en­trée média­tique ? Com­ment ne pas voir que ladite per­son­na­li­té se ser­vi­ra de ce sou­tien gra­tuit comme caution ?

Une fois acquise, la maxi­mi­sa­tion du ren­de­ment de ce capi­tal qu’est la noto­rié­té média­tique est une ten­ta­tion puis­sante, notam­ment par sa recon­ver­sion dans le champ poli­tique. Car elle ne fait pas seule­ment croire à tel consti­tu­tion­na­liste qu’il est le meilleur dans son domaine (parce que, pas­sant plus sou­vent que ses col­lègues à la télé­vi­sion, il est recon­nu du grand nombre, qui le consi­dère en effet comme tel), elle lui fait éga­le­ment croire à un des­tin poli­tique auquel son visage et sa voix, fami­liers de l’au­di­mat, four­nissent effec­ti­ve­ment un accès pri­vi­lé­gié. Il est vrai que la dif­fé­rence entre Marc Wil­mots, Arnold Schwar­ze­neg­ger et Fran­cis Del­pe­rée ne tient pas seule­ment dans l’é­chec du der­nier à se faire élire ou dans les argu­ments plus mus­clés que les deux der­niers avaient à faire valoir.

Comme le papier buvard, le monde poli­tique se montre par­ti­cu­liè­re­ment per­méable à la noto­rié­té média­tique. L’u­sage que font les élec­teurs de leur droit de vote devient un signe mani­feste (un signe de plus) de sa très faible légi­ti­mi­té spé­ci­fique. En offrant leur suf­frage en action de grâce à leurs idoles et aux rêves qu’elles leur four­nissent, ils ne font pas que rati­fier les sanc­tions de la média­gé­nie, ils offrent aux appa­reils poli­tiques les pro­thèses que leur han­di­cap de cré­di­bi­li­té et leur impuis­sance exigent : des marionnettes.

L’Oc­ci­dent est deve­nu un immense salon de thé vir­tuel han­té par les fan­tômes de son nar­cis­sisme, ces gloires ren­tières d’une célé­bri­té plus ou moins locale et futile qui le dis­traient à peine d’un ennui abyssal.

Théo Hachez


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