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Nous ne désirerons pas sans fin
La marchandisation du désir permet de pallier l’effondrement du système capitaliste. Les algorithmes d’applications, comme Tinder et Freeletics, qui forme le « biotope numérique » d’un utilisateur, participent de ce mécanisme. Par leur entremise, c’est jusqu’à la recherche de liberté et d’amour qui sont mises au service de l’accumulation.
Durant l’hiver 1996, la chanteuse italienne Gala inondait les dancefloor des boites de nuit du Benelux avec un single au titre étonnant : Freed from desire. Elle y décrivait son compagnon en ces termes : « Want more and more, People just want more and more. Freedom and love, What he’s looking for. » En pleine explosion du secteur de la nuit, à la suite de la création de clubs devenus depuis lors mythiques (comme le Fuse, établi en 1994 dans la capitale bruxelloise) et de la démocratisation des stupéfiants de synthèse, dans un contexte de marasme économique, social et politique (avec notamment le début de l’affaire Dutroux, les plans d’économies drastiques dans l’enseignement, les querelles linguistiques à n’en plus finir…), la jeunesse s’agitait à un rythme effréné sur ces paroles vantant la liberté et l’amour, persuadée d’y trouver une échappatoire : au désir d’accumulation, il s’agissait de substituer un plaisir dans l’expérience la plus immédiate.
Le business des boites de nuit a depuis lors trouvé son prolongement dans ce que certains désignent comme le « Global Ibiza » ou la « brésilianisation du monde », et il se trouve aujourd’hui un certain nombre d’auteurs pour louer les mérites de cette « culture de la fête1 ». Le phénomène globalisé « d’industrialisation du plaisir2 » se traduisant par un nombre sans cesse croissant d’évènements de très grande ampleur rassemblant une jeunesse cherchant à se divertir par la consommation frénétique de biens culturels, de stupéfiants et de pratiques sexuelles apparait, par exemple, à Giuliano da Empoli comme le vecteur d’une forme de liberté jusque-là inédite et propre à une société ouverte. Liant le selfie et la culture Ibiza, Paul Magnette suggère également que le souci de soi que révèlent les deux tendances constitue jusqu’à un rempart contre le totalitarisme3.
Il y a pourtant derrière le « Global Ibiza » et la pratique du selfie un trait commun qui pourrait inquiéter les analystes de gauche — même les plus radicalement sociaux-démocrates — qui est la marchandisation du désir. Décrit par Raoul Vaneigem dans Nous qui désirons sans fin, le mécanisme de captation des désirs permet de pallier plus ou moins efficacement l’effondrement continu du capitalisme et de maintenir les profits en provoquant l’apparition de marchés (souvent de niche). L’idée est assez simple : il s’agit de substituer à des désirs générés par la « volonté de vivre » propre à l’être humain, l’appât pour des plaisirs codifiés, payables et échangeables, « séparés du vivant4 ». La recherche d’autonomie, d’amour, de sensualité peut être de la sorte « transmuée » en quête de biens et de services marchandisables, de la fourniture de drogues à la prostitution, permettant un profit aux dépens même de la « volonté de vivre ».
Ce que d’aucuns appellent « l’économie numérique » constitue en la matière un outil important : que ce soient les plateformes de partage, les applications de dating, les « apps » de « coaching bien-être » ou les portails d’achat en ligne. Nombre de ce qui semble des innovations liées à cette « nouvelle forme » économique reposent sur l’exacerbation et la captation du désir, de ce que Pascal nomme singulièrement dans sa relecture de Saint Augustin la « libido sentiendi », la tendance à satisfaire les plaisirs des sens. L’objectif de cet article est d’interroger l’effet de cette captation au travers des nombreux outils qui se déploient dans notre réalité désormais augmentée. Il se fonde en particulier sur l’analyse de deux applications : Tinder et Freelectics. L’analyse de Tinder reprend quelques éléments tirés d’une étude menée au premier semestre 2017 comprenant le dépouillement de 1500 profils et une dizaine d’entretiens compréhensifs. Celle qui concerne Freelectics reprend quelques bribes d’une enquête ethnographique mêlant observation participante et entretiens compréhensifs entamée en septembre 2016.
La biopolitique du swipe
Le propre de la plupart des applications pour smartphone est de réduire le hasard à son strict minimum, faisant en sorte que les « occurrences (menaçantes ou favorables) sont appelées à apparaitre non plus par l’entrelacs de causes insaisissables, mais par l’évaluation de leur plus juste adéquation robotisée5 ». En la matière, l’application de rencontre Tinder est un exemple des plus intéressants.
Tinder est une « app » pour smartphone qui permet à l’utilisateur de visualiser des photos de personnes en quête de partenaires et de marquer sur chacune, par un mouvement du pouce (swipe) vers la gauche, s’il « like » ces photos ou vers la droite s’il « nope », les photos en question ne provoquent rien. Une photo principale, ponctuée de l’âge et du prénom de la personne sert, dans la grande majorité des cas, à juger de la potentielle « compatibilité » avec l’autre et de poser une sanction sous forme de swipe. Avant de poser ce swipe, l’utilisateur peut cependant pousser son questionnement un peu plus loin, en compulsant un profil constitué de quelques photos supplémentaires, de centres d’intérêt récupérés sur Facebook et éventuellement d’une ligne de description. Il peut aussi identifier les amis Facebook communs.
Les profils qui apparaissent sont sélectionnés et présentés à l’usager par un algorithme qui tient compte de trois critères : la distance (les profils apparaissant en premier sont ceux d’utilisateurs dont les données de géolocalisation renseignées par leurs smartphones sont les plus proches de celles de l’usager), les liens Facebook éventuels (les profils mis en avant étant ceux avec qui l’utilisateur dispose de plus d’amis communs) et le fait que les autres utilisateurs aient ou non apposé un like sur son propre profil.
Une fois que deux utilisateurs se « like » mutuellement, ils peuvent entrer en discussion au travers d’une interface de messagerie et, éventuellement, concrétiser leur « match ». L’application encourage les deux utilisateurs à effectivement dialoguer au travers de petits messages « entrez en contact avec votre match », « tout le monde aime une personne attentionnée », « 100 % des relations commencent par un dialogue ».
Pour créer son profil, l’utilisateur est incité à se connecter via son compte Facebook, ce qui permet la récupération automatique d’une série de données susmentionnées (et, par effet retour, permet à Facebook d’identifier lesquels, parmi ses utilisateurs, ont également l’usage de Tinder). L’utilisateur peut alors ajouter ses photos et choisir soit manuellement la photo principale, qui s’affiche dans le premier écran apparaissant sur les smartphones des autres, soit en se fiant à un algorithme « SmartPhoto » par lequel l’application assure qu’il récoltera plus de like.
L’application Tinder, qui connait un succès important en termes de téléchargement depuis les plateformes officielles (Google Play Store, Apple App Store), entretient soigneusement le mystère sur l’évolution de son nombre d’utilisateurs, afin de protéger sa cote boursière. Le NL Times suggérait en janvier 2014, moins de deux ans après le lancement de l’application, qu’1,2 million de Néerlandais utilisaient l’application, soit 7 % de la population des Pays-Bas. De 22 à 38 % pour la population bruxelloise utiliseraient aujourd’hui l’application6. Les usagers sont très largement des jeunes (85 % d’utilisateurs ont entre 18 et 34 ans) si l’on en croit les déclarations de la porte-parole de la firme7.
Le propre de cette application est, on l’aura compris, de se fonder sur des images plus que sur tout autre contenu. Les utilisateurs sont ainsi amenés, pour maximiser leurs chances de rencontres, à jouer sur leurs photographies. Le « lifting identitaire8 » inhérent à la création d’un profil sur un site de rencontre se joue, dans ce cas-ci, sur un nombre extrêmement limité de moyens.
La plupart des utilisateurs (78 % sur un échantillon de 1500 profils) chargent des photographies de voyage ou de vacances et des selfies (67 %), présentant un profil souriant sur fond de paysage naturel (69 %). Il s’agit d’évoquer l’aventure par la présentation de soi. Finalement, les utilisateurs proposent une « identité narrative » au travers d’une seule image dont quelques signes suffisent à renvoyer à un récit. Alexa, utilisatrice quotidienne de l’application, indique ainsi : « Ce que tu dois trouver, c’est la “photo ultime”, celle qui donne un air un peu mystérieux, mais accessible à la fois. Tu dois éviter d’être trop distante et trop proche. Une photo de vacances à l’étranger, c’est bien : tu souris à tes amis et tu es loin en même temps. » Progressivement, par le jeu des like et des interactions avec l’application, la plupart des profils suivent cette tendance majoritaire, dans un processus de construction en miroir9.
Normalisation des corps
Au-delà de cette interaction « classique », l’application elle-même intervient au travers de l’algorithme « SmartPhoto », qui sélectionne pour l’utilisateur, la photographie le mettant le plus en valeur. Le fonctionnement est simple : chaque photo est dans une première phase alternativement testée, puis celle qui rencontre le plus de like est sélectionnée. Or SmartPhoto met en avant les photos qui se rapprochent le plus, forcément, des canons publicitaires. Jean-Philippe, qui utilise l’application tous les jours depuis deux ans, souligne de la sorte : « j’ai mis trois photos, l’une où j’avais vingt-six ans et puis deux plus actuelles, où j’ai trente-et-un ans. J’ai un peu plus de rides, un peu moins de cheveux et de muscles. Évidemment, c’est la photo ancienne qui a plu. »
Pour plaire au plus grand nombre, l’utilisateur est donc amené à présenter l’image la plus jeune, la plus lisse possible. Les hommes dont la musculature est apparente (mais non dénudée) obtiennent plus de like, de même les femmes affichant un tour de taille étroit et une poitrine rebondie récoltent les suffrages10. Tout l’y incite, dans la course aux « likes » qui semblent apparemment le moyen d’atteindre le plus grand nombre de contacts et donc de maximiser les rencontres. Or, à en croire la sociologie des relations amoureuses, la plupart des relations durables viendraient précisément du fait de trouver chez l’autre des éléments qui nous semblent sortir de l’ordinaire, des traits affirmés. L’inefficacité de Tinder pour ce qui concerne les rencontres durables, explicable par ce biais intrinsèque de l’application, n’empêche pas son succès même parmi les usagers qui recherchent plus qu’une simple aventure d’un soir.
Pour mieux comprendre ce succès, il faut pouvoir remettre Tinder en contexte. Tinder est en effet l’une des composantes d’un ensemble d’applications qui constituent le « biotope numérique » dans lequel évolue l’utilisateur. Or Tinder, à l’instar de l’absolue majorité des applications, interagit avec les autres applications par des échanges de données (qui assurent d’ailleurs une part cruciale des revenus de la firme), notamment dans le but de cibler progressivement les messages publicitaires. Ainsi, si Tinder ne confronte pas directement l’utilisateur à une publicité ciblée, elle alimente le ciblage proposé par Facebook. Thomas, un autre utilisateur régulier de Tinder, souligne ainsi : « j’ai remarqué que les publicités de mon fil Facebook commençaient de plus en plus à me proposer des conseils vestimentaires, des coachs sportifs et d’alimentation et, surtout, des conseillers en “séduction” et de retouche photo ». On perçoit ici une évolution importante : là où internet était un lieu où les utilisateurs pouvaient fragmenter et cloisonner leurs identités, les applications interconnectées doublées des technologies de captation de données in vivo (géolocalisation, rythme cardiaque ou contacts téléphoniques) impliquent que ces identités clivées se refondent en une seule « trace ».
Par ailleurs, les représentations de soi proposées sur Tinder sont sujettes à un double processus de normation et de normalisation11 : normation parce que les canons publicitaires constituent des repères donnés à priori de ce qui est désirable et normalisation parce que l’accumulation des interactions amène à l’émergence de normes qu’il s’agit absolument d’atteindre pour rester désirable. C’est selon nous la combinaison entre norme instituée primitivement et norme émergente qui constitue la clé de ce qu’il faut bien considérer comme une forme d’aliénation à l’application. Mieux encore, afin d’atteindre le corps idéal, dont l’affichage permet le succès quantifié en nombre de match Tinder, l’utilisateur est exposé sur tout un ensemble d’autres applications à une série de publicités l’enjoignant à se « prendre en main », à « atteindre enfin son potentiel ». Ainsi, Tinder s’inscrit dans un dispositif constitué d’un ensemble d’algorithmes interagissant dans le biotope virtuel de l’usager pour produire l’idéal individuel sur mesure auquel il doit et veut tenter de se conformer, la « trace » qu’il laisse dans ce biotope permettant aux autres utilisateurs de suivre soigneusement la poursuite de cet idéal.
Le corps idéal de l’être parfait
C’est dans ce cadre que la plupart des utilisateurs sont exposés aux publicités de l’application Freelectics. Il s’agit de publicités somme toute très classiques, montrant des photographies « avant — après » d’utilisateurs (réels ou supposés) de l’application de coaching sportif sur smartphone. Promettant des résultats exceptionnels en quinze semaines, l’application Freelectics se distingue cependant du programme de fitness traditionnel par deux éléments. D’une part, le programme est adapté à chacun par un coach virtuel, un algorithme qui, se fondant à la fois sur des programmes d’entrainement génériques et sur les données encodées par l’ensemble des utilisateurs, va proposer à chacun un programme hebdomadaire adapté à son profil. L’utilisateur peut donc, moyennant payement, recevoir une liste de séries d’exercices (allant de simples abdominaux ou pompes à des enchainements complexes) à réaliser en deux à cinq jours sur la semaine. Chaque série d’exercices doit soit être réalisée en un temps le plus bref possible, soit dans un temps contrôlé avec une précision la plus grande possible. L’utilisateur conclut la série en évaluant sur un curseur son degré d’effort (de trop fatigant à trop facile) et sa précision technique (de très mauvaise à excellente). Ces données sont transmises à la firme à la fin de la semaine et c’est sur cette base que l’algorithme définit un nouveau programme hebdomadaire.
D’autre part, l’application dispose d’une « communauté » d’utilisateurs actifs et l’application incite à l’implication dans cette communauté, en suggérant notamment à l’utilisateur de « partager ses efforts », à commenter les efforts des autres et à leur octroyer des « clap clap », des applaudissements, sur chacune des nouvelles de leur flux d’actualité. L’application allemande sélectionne parmi les usagers les plus actifs des « ambassadeurs » qui sont autant de figures exemplaires dont on peut suivre les réalisations physiques au travers de ce flux d’actualité, en s’y abonnant. La « transformation » promise par la publicité prend ici un sens très palpable, très concret, puisque les utilisateurs peuvent en être témoins au travers de ce flux. L’application ponctue d’ailleurs l’entrainement de conseils adressés dans la langue de l’utilisateur, et de phrases typiques au coaching : « Soyez confiant ! Regardez ce dont vous êtes capable ! Vous êtes devenu fort et inébranlable. Débarrassez-vous de vos limites mentales ! » peut-on, par exemple, lire après onze semaines d’utilisation. Les éléments de langage sont très vite incorporés par les utilisateurs qui adoptent le même ton dans les commentaires qu’ils se font les uns aux autres. Ils se définissent ainsi très vite comme « athlètes libres », cette étiquette étant mise en avant par l’application de manière très ambigüe : elle qualifie en effet à la fois la pratique (qui ne nécessite que très peu de matériel et peut donc avoir lieu dehors, ce qu’encourage le coach virtuel à grand renfort de messages motivationnels), mais aussi le fait de « s’affranchir de ses limites mentales ».
Les utilisateurs sont également incités à se prendre en photographie chaque semaine, pour « suivre leurs progrès », et à partager ces photos à la fois avec les autres et avec la firme qui met en ligne les transformations les plus « remarquables » sur son site internet afin « d’inspirer les autres ». Elle invite aussi ses utilisateurs à participer à des entrainements en groupe, qu’elle sponsorise. Ces Freeletics groups ressemblent à des clubs de sport classiques, mais contrairement aux associations sportives où le contrôle des performances par les autres s’arrête lorsqu’on quitte le terrain ou la salle de sport, ici le contrôle continue jusque chez soi, l’entrainement individuel étant partagé sur le flux d’actualité et permettant aux « athlètes libres » de continuer à interagir en quasi-permanence. Un utilisateur confirmé de Freelectics, que nous nommerons Frank, nous a ainsi indiqué passer au moins une heure chaque jour à suivre les progrès des autres de son groupe sur l’application : « Cela permet de voir si je fais mieux ou moins bien qu’eux ». Le principe de concurrence, qui est souvent très puissant dans les pratiques de musculation12, s’exprime ici très clairement : il s’agit, nous assure-t-il, « d’être au minimum aussi bon que les autres et, le plus possible, de les dépasser ».
Du corps comme signe au corps comme trace
Le travail du corps tel que Freelectics le propose dépasse le fait de produire ce corps-signe adapté par exemple aux formes des idéaux photographiques de Tinder. Il s’agit d’une transformation documentée de son corps et c’est bien la transformation qui est l’objet qui soude les utilisateurs de l’application. Il s’agit de prouver que l’on est capable de maitriser son corps au point d’en faire un projet que l’on exécute avec la plus grande régularité et de la manière la plus « efficiente » possible. Il s’agit bien d’un projet entrepreneurial de production permanente de soi que l’on met en œuvre le plus rationnellement possible. Dans ce cadre, les canons préexistants, notamment les photographies des utilisateurs « avant-après » qui incitent l’utilisateur à se « lancer », deviennent très vite secondaires au profit de la recherche permanente du dépassement des autres et de soi-même, suivant en cela un schéma générique propre au travail du corps13.
Ce qui frappe d’emblée dans les entretiens avec celles et ceux qui pratiquent Freelectics, c’est qu’ils insistent sur l’effet de cette application sur leur vie « en général », ils se sentent plus confiants, plus assertifs, plus autonomes. Ils se sentent aussi plus « libres », plus « heureux ». Comme le soulignent Carl Cederström et André Spicer, on ne peut comprendre cette impression générale sans tenir compte d’une forme de déplacement liée à l’individualisation du social et à la métamorphose du rapport aux institutions qui en résulte : « la création du monde meilleur n’est plus une affaire de délibération publique. C’est devenu une question de choix de vie personnels. Le profond cynisme que les gens éprouvent à l’égard des institutions va de pair avec l’illusion qu’ils pourront améliorer leur existence en changeant de mode de vie. Raison de plus pour qu’ils se décident à prendre les mesures qui s’imposent hic et nunc, en ciblant leur corps en priorité14 ».
Mais au-delà de ce mécanisme « d’individualisation de la recherche du bonheur », il y a une autre dimension importante : la « fluidification » du social va de pair avec une impression d’instabilité permanente. Dans ce cadre, comme les progrès sont constatables, la méthode étant efficace et l’habitude de documentation permettant de l’établir clairement, Freelectics permet de retrouver l’illusion d’un ancrage. À mesure que les muscles se dessinent, les utilisateurs voient effectivement advenir leur projet, ce qui donne sans aucun doute l’impression d’une maitrise sur soi. L’application, d’une certaine manière, permet une réappropriation de soi dans ce qui semble aux utilisateurs être leur projet personnel, comme si celui-ci avait été construit hors de toute influence.
Outre la présentation d’une image séduisante, la pratique intensive de l’activité physique diminue le stress et devient donc souvent nécessaire pour « tenir bon » dans les boulots qui en engendrent énormément. Il y a donc un double objet assez générique dans l’usage de cette application : le fait de « rester dans la course » et la « réappropriation de soi ». Au risque de poser une formule lapidaire, on pourrait suggérer que ce type d’application permet à l’aliénation induite par la généralisation du principe de concurrence, fondement du néolibéralisme, de devenir mieux supportable pour les individus par l’impression d’affranchissement des contraintes qu’elle permet et parce que concrètement, elle permet d’en tirer un certain profit.
La captation d’un désir d’échapper à des logiques de concurrence permet de mettre ce désir au service de la concurrence ou, pour reprendre des termes inspirés par Gala, de mettre la recherche de liberté et d’amour au service de l’accumulation. Ce retournement n’a rien d’étonnant pourtant : le projet de « se libérer du désir » chanté par Gala suppose la possibilité d’un affranchissement individuel. Or comme l’avait déjà clairement pointé Deleuze, l’individualisation technique permise par les entrelacs d’algorithmes corsète radicalement les individus en les isolant. Dès lors, l’enjeu, face à sa captation, est sans doute la réappropriation du désir au travers du collectif. Mais il y a urgence, car finalement ce dispositif risque de nous empêcher même de penser le désir autrement qu’en termes de like, de clap clap et de points sur des échelles.
Nous ne désirerons peut-être pas sans fin.
- G. da Empoli, Fuori controllo. Tra edonismo e paura : il nostro futuro brasiliano, Venise, Marsilio, 2005.
- Sur le cas spécifique d’Ibiza, voir Yves Michaud, Ibiza mon amour : Enquête sur l’industrialisation du plaisir, Paris, Robert Laffont, 2012.
- P. Magnette, La gauche ne meurt jamais, Bruxelles, Édition Luc Pire, 2015.
- R. Vaneigem, Nous qui désirons sans fin, Paris, Gallimard, 1998, p. 89 sq.
- E. Sadin, L’humanité augmentée. L’administration numérique du monde, Montreuil, l’Échappée, 2013, p. 170.
- Sondage fondé sur un échantillon aléatoire de 150 Bruxellois, pour un niveau de confiance de 95 %, réalisé par mail et formulaire en ligne en mars 2017.
- A. Massa, « How Tinder Gets Away With Charging People Over 30 Twice as Much », Bloomberg News, 3 mars 2015, https://lc.cx/wrz6 (consulté le 15 mai 2017)
- M. Parmentier, « Philosophie des sites de rencontres », dans Jean-Paul Fourmentraux (dir.), Identités numériques. Expressions et traçabilité, les essentiels d’Hermès, Paris, CNRS Éditions, 2015, p. 73.
- J.-Cl. Kauffman, L’invention de soi, une théorie de l’identité, Paris, Hachette, 2004, p. 68 sq.
- Ces tendances se basent sur les réponses d’un échantillon de 100 utilisateurs (50 femmes, 50 hommes).
- M. Foucault, Sécurité, territoire, population, cours au Collège de France (1978 – 1979), Paris, Le Seuil, 2004, pp. 58 – 65.
- D. Le Breton, Anthropologie du corps et modernité, Quadrige, Paris, Puf, 1990, p. 234.
- R. Maes, Retour sur l’hybride sexy, billet de blog, 27 juillet 2013.
- C. Cederström & A. Spicer, Le syndrome du bien-être, Montreuil, l’Échappée, 2016, p. 43 – 44.