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Nous ne désirerons pas sans fin

Numéro 4 - 2017 par Renaud Maes

mai 2017

La mar­chan­di­sa­tion du désir per­met de pal­lier l’effondrement du sys­tème capi­ta­liste. Les algo­rithmes d’applications, comme Tin­der et Free­le­tics, qui forme le « bio­tope numé­rique » d’un uti­li­sa­teur, par­ti­cipent de ce méca­nisme. Par leur entre­mise, c’est jusqu’à la recherche de liber­té et d’amour qui sont mises au ser­vice de l’accumulation.

Dossier

Durant l’hiver 1996, la chan­teuse ita­lienne Gala inon­dait les dan­ce­floor des boites de nuit du Bene­lux avec un single au titre éton­nant : Freed from desire. Elle y décri­vait son com­pa­gnon en ces termes : « Want more and more, People just want more and more. Free­dom and love, What he’s loo­king for. » En pleine explo­sion du sec­teur de la nuit, à la suite de la créa­tion de clubs deve­nus depuis lors mythiques (comme le Fuse, éta­bli en 1994 dans la capi­tale bruxel­loise) et de la démo­cra­ti­sa­tion des stu­pé­fiants de syn­thèse, dans un contexte de marasme éco­no­mique, social et poli­tique (avec notam­ment le début de l’affaire Dutroux, les plans d’économies dras­tiques dans l’enseignement, les que­relles lin­guis­tiques à n’en plus finir…), la jeu­nesse s’agitait à un rythme effré­né sur ces paroles van­tant la liber­té et l’amour, per­sua­dée d’y trou­ver une échap­pa­toire : au désir d’accumulation, il s’agissait de sub­sti­tuer un plai­sir dans l’expérience la plus immédiate.

Le busi­ness des boites de nuit a depuis lors trou­vé son pro­lon­ge­ment dans ce que cer­tains dési­gnent comme le « Glo­bal Ibi­za » ou la « bré­si­lia­ni­sa­tion du monde », et il se trouve aujourd’hui un cer­tain nombre d’auteurs pour louer les mérites de cette « culture de la fête1 ». Le phé­no­mène glo­ba­li­sé « d’industrialisation du plai­sir2 » se tra­dui­sant par un nombre sans cesse crois­sant d’évènements de très grande ampleur ras­sem­blant une jeu­nesse cher­chant à se diver­tir par la consom­ma­tion fré­né­tique de biens cultu­rels, de stu­pé­fiants et de pra­tiques sexuelles appa­rait, par exemple, à Giu­lia­no da Empo­li comme le vec­teur d’une forme de liber­té jusque-là inédite et propre à une socié­té ouverte. Liant le sel­fie et la culture Ibi­za, Paul Magnette sug­gère éga­le­ment que le sou­ci de soi que révèlent les deux ten­dances consti­tue jusqu’à un rem­part contre le tota­li­ta­risme3.

Il y a pour­tant der­rière le « Glo­bal Ibi­za » et la pra­tique du sel­fie un trait com­mun qui pour­rait inquié­ter les ana­lystes de gauche — même les plus radi­ca­le­ment sociaux-démo­crates — qui est la mar­chan­di­sa­tion du désir. Décrit par Raoul Vanei­gem dans Nous qui dési­rons sans fin, le méca­nisme de cap­ta­tion des dési­rs per­met de pal­lier plus ou moins effi­ca­ce­ment l’effondrement conti­nu du capi­ta­lisme et de main­te­nir les pro­fits en pro­vo­quant l’apparition de mar­chés (sou­vent de niche). L’idée est assez simple : il s’agit de sub­sti­tuer à des dési­rs géné­rés par la « volon­té de vivre » propre à l’être humain, l’appât pour des plai­sirs codi­fiés, payables et échan­geables, « sépa­rés du vivant4 ». La recherche d’autonomie, d’amour, de sen­sua­li­té peut être de la sorte « trans­muée » en quête de biens et de ser­vices mar­chan­di­sables, de la four­ni­ture de drogues à la pros­ti­tu­tion, per­met­tant un pro­fit aux dépens même de la « volon­té de vivre ».

Ce que d’aucuns appellent « l’économie numé­rique » consti­tue en la matière un outil impor­tant : que ce soient les pla­te­formes de par­tage, les appli­ca­tions de dating, les « apps » de « coa­ching bien-être » ou les por­tails d’achat en ligne. Nombre de ce qui semble des inno­va­tions liées à cette « nou­velle forme » éco­no­mique reposent sur l’exacerbation et la cap­ta­tion du désir, de ce que Pas­cal nomme sin­gu­liè­re­ment dans sa relec­ture de Saint Augus­tin la « libi­do sen­tien­di », la ten­dance à satis­faire les plai­sirs des sens. L’objectif de cet article est d’interroger l’effet de cette cap­ta­tion au tra­vers des nom­breux outils qui se déploient dans notre réa­li­té désor­mais aug­men­tée. Il se fonde en par­ti­cu­lier sur l’analyse de deux appli­ca­tions : Tin­der et Free­lec­tics. L’analyse de Tin­der reprend quelques élé­ments tirés d’une étude menée au pre­mier semestre 2017 com­pre­nant le dépouille­ment de 1500 pro­fils et une dizaine d’entretiens com­pré­hen­sifs. Celle qui concerne Free­lec­tics reprend quelques bribes d’une enquête eth­no­gra­phique mêlant obser­va­tion par­ti­ci­pante et entre­tiens com­pré­hen­sifs enta­mée en sep­tembre 2016.

La biopolitique du swipe

Le propre de la plu­part des appli­ca­tions pour smart­phone est de réduire le hasard à son strict mini­mum, fai­sant en sorte que les « occur­rences (mena­çantes ou favo­rables) sont appe­lées à appa­raitre non plus par l’entrelacs de causes insai­sis­sables, mais par l’évaluation de leur plus juste adé­qua­tion robo­ti­sée5 ». En la matière, l’application de ren­contre Tin­der est un exemple des plus intéressants.

Tin­der est une « app » pour smart­phone qui per­met à l’utilisateur de visua­li­ser des pho­tos de per­sonnes en quête de par­te­naires et de mar­quer sur cha­cune, par un mou­ve­ment du pouce (swipe) vers la gauche, s’il « like » ces pho­tos ou vers la droite s’il « nope », les pho­tos en ques­tion ne pro­voquent rien. Une pho­to prin­ci­pale, ponc­tuée de l’âge et du pré­nom de la per­sonne sert, dans la grande majo­ri­té des cas, à juger de la poten­tielle « com­pa­ti­bi­li­té » avec l’autre et de poser une sanc­tion sous forme de swipe. Avant de poser ce swipe, l’utilisateur peut cepen­dant pous­ser son ques­tion­ne­ment un peu plus loin, en com­pul­sant un pro­fil consti­tué de quelques pho­tos sup­plé­men­taires, de centres d’intérêt récu­pé­rés sur Face­book et éven­tuel­le­ment d’une ligne de des­crip­tion. Il peut aus­si iden­ti­fier les amis Face­book communs.

Les pro­fils qui appa­raissent sont sélec­tion­nés et pré­sen­tés à l’usager par un algo­rithme qui tient compte de trois cri­tères : la dis­tance (les pro­fils appa­rais­sant en pre­mier sont ceux d’utilisateurs dont les don­nées de géo­lo­ca­li­sa­tion ren­sei­gnées par leurs smart­phones sont les plus proches de celles de l’usager), les liens Face­book éven­tuels (les pro­fils mis en avant étant ceux avec qui l’utilisateur dis­pose de plus d’amis com­muns) et le fait que les autres uti­li­sa­teurs aient ou non appo­sé un like sur son propre profil.

Une fois que deux uti­li­sa­teurs se « like » mutuel­le­ment, ils peuvent entrer en dis­cus­sion au tra­vers d’une inter­face de mes­sa­ge­rie et, éven­tuel­le­ment, concré­ti­ser leur « match ». L’application encou­rage les deux uti­li­sa­teurs à effec­ti­ve­ment dia­lo­guer au tra­vers de petits mes­sages « entrez en contact avec votre match », « tout le monde aime une per­sonne atten­tion­née », « 100 % des rela­tions com­mencent par un dialogue ».

Pour créer son pro­fil, l’utilisateur est inci­té à se connec­ter via son compte Face­book, ce qui per­met la récu­pé­ra­tion auto­ma­tique d’une série de don­nées sus­men­tion­nées (et, par effet retour, per­met à Face­book d’identifier les­quels, par­mi ses uti­li­sa­teurs, ont éga­le­ment l’usage de Tin­der). L’utilisateur peut alors ajou­ter ses pho­tos et choi­sir soit manuel­le­ment la pho­to prin­ci­pale, qui s’affiche dans le pre­mier écran appa­rais­sant sur les smart­phones des autres, soit en se fiant à un algo­rithme « Smart­Pho­to » par lequel l’application assure qu’il récol­te­ra plus de like.

L’application Tin­der, qui connait un suc­cès impor­tant en termes de télé­char­ge­ment depuis les pla­te­formes offi­cielles (Google Play Store, Apple App Store), entre­tient soi­gneu­se­ment le mys­tère sur l’évolution de son nombre d’utilisateurs, afin de pro­té­ger sa cote bour­sière. Le NL Times sug­gé­rait en jan­vier 2014, moins de deux ans après le lan­ce­ment de l’application, qu’1,2 mil­lion de Néer­lan­dais uti­li­saient l’application, soit 7 % de la popu­la­tion des Pays-Bas. De 22 à 38 % pour la popu­la­tion bruxel­loise uti­li­se­raient aujourd’hui l’application6. Les usa­gers sont très lar­ge­ment des jeunes (85 % d’utilisateurs ont entre 18 et 34 ans) si l’on en croit les décla­ra­tions de la porte-parole de la firme7.

Le propre de cette appli­ca­tion est, on l’aura com­pris, de se fon­der sur des images plus que sur tout autre conte­nu. Les uti­li­sa­teurs sont ain­si ame­nés, pour maxi­mi­ser leurs chances de ren­contres, à jouer sur leurs pho­to­gra­phies. Le « lif­ting iden­ti­taire8 » inhé­rent à la créa­tion d’un pro­fil sur un site de ren­contre se joue, dans ce cas-ci, sur un nombre extrê­me­ment limi­té de moyens.

La plu­part des uti­li­sa­teurs (78 % sur un échan­tillon de 1500 pro­fils) chargent des pho­to­gra­phies de voyage ou de vacances et des sel­fies (67 %), pré­sen­tant un pro­fil sou­riant sur fond de pay­sage natu­rel (69 %). Il s’agit d’évoquer l’aventure par la pré­sen­ta­tion de soi. Fina­le­ment, les uti­li­sa­teurs pro­posent une « iden­ti­té nar­ra­tive » au tra­vers d’une seule image dont quelques signes suf­fisent à ren­voyer à un récit. Alexa, uti­li­sa­trice quo­ti­dienne de l’application, indique ain­si : « Ce que tu dois trou­ver, c’est la “pho­to ultime”, celle qui donne un air un peu mys­té­rieux, mais acces­sible à la fois. Tu dois évi­ter d’être trop dis­tante et trop proche. Une pho­to de vacances à l’étranger, c’est bien : tu sou­ris à tes amis et tu es loin en même temps. » Pro­gres­si­ve­ment, par le jeu des like et des inter­ac­tions avec l’application, la plu­part des pro­fils suivent cette ten­dance majo­ri­taire, dans un pro­ces­sus de construc­tion en miroir9.

Normalisation des corps

Au-delà de cette inter­ac­tion « clas­sique », l’application elle-même inter­vient au tra­vers de l’algorithme « Smart­Pho­to », qui sélec­tionne pour l’utilisateur, la pho­to­gra­phie le met­tant le plus en valeur. Le fonc­tion­ne­ment est simple : chaque pho­to est dans une pre­mière phase alter­na­ti­ve­ment tes­tée, puis celle qui ren­contre le plus de like est sélec­tion­née. Or Smart­Pho­to met en avant les pho­tos qui se rap­prochent le plus, for­cé­ment, des canons publi­ci­taires. Jean-Phi­lippe, qui uti­lise l’application tous les jours depuis deux ans, sou­ligne de la sorte : « j’ai mis trois pho­tos, l’une où j’avais vingt-six ans et puis deux plus actuelles, où j’ai trente-et-un ans. J’ai un peu plus de rides, un peu moins de che­veux et de muscles. Évi­dem­ment, c’est la pho­to ancienne qui a plu. »

Pour plaire au plus grand nombre, l’utilisateur est donc ame­né à pré­sen­ter l’image la plus jeune, la plus lisse pos­sible. Les hommes dont la mus­cu­la­ture est appa­rente (mais non dénu­dée) obtiennent plus de like, de même les femmes affi­chant un tour de taille étroit et une poi­trine rebon­die récoltent les suf­frages10. Tout l’y incite, dans la course aux « likes » qui semblent appa­rem­ment le moyen d’atteindre le plus grand nombre de contacts et donc de maxi­mi­ser les ren­contres. Or, à en croire la socio­lo­gie des rela­tions amou­reuses, la plu­part des rela­tions durables vien­draient pré­ci­sé­ment du fait de trou­ver chez l’autre des élé­ments qui nous semblent sor­tir de l’ordinaire, des traits affir­més. L’inefficacité de Tin­der pour ce qui concerne les ren­contres durables, expli­cable par ce biais intrin­sèque de l’application, n’empêche pas son suc­cès même par­mi les usa­gers qui recherchent plus qu’une simple aven­ture d’un soir.

Pour mieux com­prendre ce suc­cès, il faut pou­voir remettre Tin­der en contexte. Tin­der est en effet l’une des com­po­santes d’un ensemble d’applications qui consti­tuent le « bio­tope numé­rique » dans lequel évo­lue l’utilisateur. Or Tin­der, à l’instar de l’absolue majo­ri­té des appli­ca­tions, inter­agit avec les autres appli­ca­tions par des échanges de don­nées (qui assurent d’ailleurs une part cru­ciale des reve­nus de la firme), notam­ment dans le but de cibler pro­gres­si­ve­ment les mes­sages publi­ci­taires. Ain­si, si Tin­der ne confronte pas direc­te­ment l’utilisateur à une publi­ci­té ciblée, elle ali­mente le ciblage pro­po­sé par Face­book. Tho­mas, un autre uti­li­sa­teur régu­lier de Tin­der, sou­ligne ain­si : « j’ai remar­qué que les publi­ci­tés de mon fil Face­book com­men­çaient de plus en plus à me pro­po­ser des conseils ves­ti­men­taires, des coachs spor­tifs et d’alimentation et, sur­tout, des conseillers en “séduc­tion” et de retouche pho­to ». On per­çoit ici une évo­lu­tion impor­tante : là où inter­net était un lieu où les uti­li­sa­teurs pou­vaient frag­men­ter et cloi­son­ner leurs iden­ti­tés, les appli­ca­tions inter­con­nec­tées dou­blées des tech­no­lo­gies de cap­ta­tion de don­nées in vivo (géo­lo­ca­li­sa­tion, rythme car­diaque ou contacts télé­pho­niques) impliquent que ces iden­ti­tés cli­vées se refondent en une seule « trace ».

Par ailleurs, les repré­sen­ta­tions de soi pro­po­sées sur Tin­der sont sujettes à un double pro­ces­sus de nor­ma­tion et de nor­ma­li­sa­tion11 : nor­ma­tion parce que les canons publi­ci­taires consti­tuent des repères don­nés à prio­ri de ce qui est dési­rable et nor­ma­li­sa­tion parce que l’accumulation des inter­ac­tions amène à l’émergence de normes qu’il s’agit abso­lu­ment d’atteindre pour res­ter dési­rable. C’est selon nous la com­bi­nai­son entre norme ins­ti­tuée pri­mi­ti­ve­ment et norme émer­gente qui consti­tue la clé de ce qu’il faut bien consi­dé­rer comme une forme d’aliénation à l’application. Mieux encore, afin d’atteindre le corps idéal, dont l’affichage per­met le suc­cès quan­ti­fié en nombre de match Tin­der, l’utilisateur est expo­sé sur tout un ensemble d’autres appli­ca­tions à une série de publi­ci­tés l’enjoignant à se « prendre en main », à « atteindre enfin son poten­tiel ». Ain­si, Tin­der s’inscrit dans un dis­po­si­tif consti­tué d’un ensemble d’algorithmes inter­agis­sant dans le bio­tope vir­tuel de l’usager pour pro­duire l’idéal indi­vi­duel sur mesure auquel il doit et veut ten­ter de se confor­mer, la « trace » qu’il laisse dans ce bio­tope per­met­tant aux autres uti­li­sa­teurs de suivre soi­gneu­se­ment la pour­suite de cet idéal.

Le corps idéal de l’être parfait

C’est dans ce cadre que la plu­part des uti­li­sa­teurs sont expo­sés aux publi­ci­tés de l’application Free­lec­tics. Il s’agit de publi­ci­tés somme toute très clas­siques, mon­trant des pho­to­gra­phies « avant — après » d’utilisateurs (réels ou sup­po­sés) de l’application de coa­ching spor­tif sur smart­phone. Pro­met­tant des résul­tats excep­tion­nels en quinze semaines, l’application Free­lec­tics se dis­tingue cepen­dant du pro­gramme de fit­ness tra­di­tion­nel par deux élé­ments. D’une part, le pro­gramme est adap­té à cha­cun par un coach vir­tuel, un algo­rithme qui, se fon­dant à la fois sur des pro­grammes d’entrainement géné­riques et sur les don­nées enco­dées par l’ensemble des uti­li­sa­teurs, va pro­po­ser à cha­cun un pro­gramme heb­do­ma­daire adap­té à son pro­fil. L’utilisateur peut donc, moyen­nant paye­ment, rece­voir une liste de séries d’exercices (allant de simples abdo­mi­naux ou pompes à des enchai­ne­ments com­plexes) à réa­li­ser en deux à cinq jours sur la semaine. Chaque série d’exercices doit soit être réa­li­sée en un temps le plus bref pos­sible, soit dans un temps contrô­lé avec une pré­ci­sion la plus grande pos­sible. L’utilisateur conclut la série en éva­luant sur un cur­seur son degré d’effort (de trop fati­gant à trop facile) et sa pré­ci­sion tech­nique (de très mau­vaise à excel­lente). Ces don­nées sont trans­mises à la firme à la fin de la semaine et c’est sur cette base que l’algorithme défi­nit un nou­veau pro­gramme hebdomadaire.

D’autre part, l’application dis­pose d’une « com­mu­nau­té » d’utilisateurs actifs et l’application incite à l’implication dans cette com­mu­nau­té, en sug­gé­rant notam­ment à l’utilisateur de « par­ta­ger ses efforts », à com­men­ter les efforts des autres et à leur octroyer des « clap clap », des applau­dis­se­ments, sur cha­cune des nou­velles de leur flux d’actualité. L’application alle­mande sélec­tionne par­mi les usa­gers les plus actifs des « ambas­sa­deurs » qui sont autant de figures exem­plaires dont on peut suivre les réa­li­sa­tions phy­siques au tra­vers de ce flux d’actualité, en s’y abon­nant. La « trans­for­ma­tion » pro­mise par la publi­ci­té prend ici un sens très pal­pable, très concret, puisque les uti­li­sa­teurs peuvent en être témoins au tra­vers de ce flux. L’application ponc­tue d’ailleurs l’entrainement de conseils adres­sés dans la langue de l’utilisateur, et de phrases typiques au coa­ching : « Soyez confiant ! Regar­dez ce dont vous êtes capable ! Vous êtes deve­nu fort et inébran­lable. Débar­ras­sez-vous de vos limites men­tales ! » peut-on, par exemple, lire après onze semaines d’utilisation. Les élé­ments de lan­gage sont très vite incor­po­rés par les uti­li­sa­teurs qui adoptent le même ton dans les com­men­taires qu’ils se font les uns aux autres. Ils se défi­nissent ain­si très vite comme « ath­lètes libres », cette éti­quette étant mise en avant par l’application de manière très ambigüe : elle qua­li­fie en effet à la fois la pra­tique (qui ne néces­site que très peu de maté­riel et peut donc avoir lieu dehors, ce qu’encourage le coach vir­tuel à grand ren­fort de mes­sages moti­va­tion­nels), mais aus­si le fait de « s’affranchir de ses limites mentales ».

Les uti­li­sa­teurs sont éga­le­ment inci­tés à se prendre en pho­to­gra­phie chaque semaine, pour « suivre leurs pro­grès », et à par­ta­ger ces pho­tos à la fois avec les autres et avec la firme qui met en ligne les trans­for­ma­tions les plus « remar­quables » sur son site inter­net afin « d’inspirer les autres ». Elle invite aus­si ses uti­li­sa­teurs à par­ti­ci­per à des entrai­ne­ments en groupe, qu’elle spon­so­rise. Ces Free­le­tics groups res­semblent à des clubs de sport clas­siques, mais contrai­re­ment aux asso­cia­tions spor­tives où le contrôle des per­for­mances par les autres s’arrête lorsqu’on quitte le ter­rain ou la salle de sport, ici le contrôle conti­nue jusque chez soi, l’entrainement indi­vi­duel étant par­ta­gé sur le flux d’actualité et per­met­tant aux « ath­lètes libres » de conti­nuer à inter­agir en qua­si-per­ma­nence. Un uti­li­sa­teur confir­mé de Free­lec­tics, que nous nom­me­rons Frank, nous a ain­si indi­qué pas­ser au moins une heure chaque jour à suivre les pro­grès des autres de son groupe sur l’application : « Cela per­met de voir si je fais mieux ou moins bien qu’eux ». Le prin­cipe de concur­rence, qui est sou­vent très puis­sant dans les pra­tiques de mus­cu­la­tion12, s’exprime ici très clai­re­ment : il s’agit, nous assure-t-il, « d’être au mini­mum aus­si bon que les autres et, le plus pos­sible, de les dépasser ».

Du corps comme signe au corps comme trace

Le tra­vail du corps tel que Free­lec­tics le pro­pose dépasse le fait de pro­duire ce corps-signe adap­té par exemple aux formes des idéaux pho­to­gra­phiques de Tin­der. Il s’agit d’une trans­for­ma­tion docu­men­tée de son corps et c’est bien la trans­for­ma­tion qui est l’objet qui soude les uti­li­sa­teurs de l’application. Il s’agit de prou­ver que l’on est capable de mai­tri­ser son corps au point d’en faire un pro­jet que l’on exé­cute avec la plus grande régu­la­ri­té et de la manière la plus « effi­ciente » pos­sible. Il s’agit bien d’un pro­jet entre­pre­neu­rial de pro­duc­tion per­ma­nente de soi que l’on met en œuvre le plus ration­nel­le­ment pos­sible. Dans ce cadre, les canons pré­exis­tants, notam­ment les pho­to­gra­phies des uti­li­sa­teurs « avant-après » qui incitent l’utilisateur à se « lan­cer », deviennent très vite secon­daires au pro­fit de la recherche per­ma­nente du dépas­se­ment des autres et de soi-même, sui­vant en cela un sché­ma géné­rique propre au tra­vail du corps13.

Ce qui frappe d’emblée dans les entre­tiens avec celles et ceux qui pra­tiquent Free­lec­tics, c’est qu’ils insistent sur l’effet de cette appli­ca­tion sur leur vie « en géné­ral », ils se sentent plus confiants, plus asser­tifs, plus auto­nomes. Ils se sentent aus­si plus « libres », plus « heu­reux ». Comme le sou­lignent Carl Ceders­tröm et André Spi­cer, on ne peut com­prendre cette impres­sion géné­rale sans tenir compte d’une forme de dépla­ce­ment liée à l’individualisation du social et à la méta­mor­phose du rap­port aux ins­ti­tu­tions qui en résulte : « la créa­tion du monde meilleur n’est plus une affaire de déli­bé­ra­tion publique. C’est deve­nu une ques­tion de choix de vie per­son­nels. Le pro­fond cynisme que les gens éprouvent à l’égard des ins­ti­tu­tions va de pair avec l’illusion qu’ils pour­ront amé­lio­rer leur exis­tence en chan­geant de mode de vie. Rai­son de plus pour qu’ils se décident à prendre les mesures qui s’imposent hic et nunc, en ciblant leur corps en prio­ri­té14 ».

Mais au-delà de ce méca­nisme « d’individualisation de la recherche du bon­heur », il y a une autre dimen­sion impor­tante : la « flui­di­fi­ca­tion » du social va de pair avec une impres­sion d’instabilité per­ma­nente. Dans ce cadre, comme les pro­grès sont consta­tables, la méthode étant effi­cace et l’habitude de docu­men­ta­tion per­met­tant de l’établir clai­re­ment, Free­lec­tics per­met de retrou­ver l’illusion d’un ancrage. À mesure que les muscles se des­sinent, les uti­li­sa­teurs voient effec­ti­ve­ment adve­nir leur pro­jet, ce qui donne sans aucun doute l’impression d’une mai­trise sur soi. L’application, d’une cer­taine manière, per­met une réap­pro­pria­tion de soi dans ce qui semble aux uti­li­sa­teurs être leur pro­jet per­son­nel, comme si celui-ci avait été construit hors de toute influence.

Outre la pré­sen­ta­tion d’une image sédui­sante, la pra­tique inten­sive de l’activité phy­sique dimi­nue le stress et devient donc sou­vent néces­saire pour « tenir bon » dans les bou­lots qui en engendrent énor­mé­ment. Il y a donc un double objet assez géné­rique dans l’usage de cette appli­ca­tion : le fait de « res­ter dans la course » et la « réap­pro­pria­tion de soi ». Au risque de poser une for­mule lapi­daire, on pour­rait sug­gé­rer que ce type d’application per­met à l’aliénation induite par la géné­ra­li­sa­tion du prin­cipe de concur­rence, fon­de­ment du néo­li­bé­ra­lisme, de deve­nir mieux sup­por­table pour les indi­vi­dus par l’impression d’affranchissement des contraintes qu’elle per­met et parce que concrè­te­ment, elle per­met d’en tirer un cer­tain profit.

La cap­ta­tion d’un désir d’échapper à des logiques de concur­rence per­met de mettre ce désir au ser­vice de la concur­rence ou, pour reprendre des termes ins­pi­rés par Gala, de mettre la recherche de liber­té et d’amour au ser­vice de l’accumulation. Ce retour­ne­ment n’a rien d’étonnant pour­tant : le pro­jet de « se libé­rer du désir » chan­té par Gala sup­pose la pos­si­bi­li­té d’un affran­chis­se­ment indi­vi­duel. Or comme l’avait déjà clai­re­ment poin­té Deleuze, l’individualisation tech­nique per­mise par les entre­lacs d’algorithmes cor­sète radi­ca­le­ment les indi­vi­dus en les iso­lant. Dès lors, l’enjeu, face à sa cap­ta­tion, est sans doute la réap­pro­pria­tion du désir au tra­vers du col­lec­tif. Mais il y a urgence, car fina­le­ment ce dis­po­si­tif risque de nous empê­cher même de pen­ser le désir autre­ment qu’en termes de like, de clap clap et de points sur des échelles.

Nous ne dési­re­rons peut-être pas sans fin.

  1. G. da Empo­li, Fuo­ri control­lo. Tra edo­nis­mo e pau­ra : il nos­tro futu­ro bra­si­lia­no, Venise, Mar­si­lio, 2005.
  2. Sur le cas spé­ci­fique d’Ibiza, voir Yves Michaud, Ibi­za mon amour : Enquête sur l’industrialisation du plai­sir, Paris, Robert Laf­font, 2012.
  3. P. Magnette, La gauche ne meurt jamais, Bruxelles, Édi­tion Luc Pire, 2015.
  4. R. Vanei­gem, Nous qui dési­rons sans fin, Paris, Gal­li­mard, 1998, p. 89 sq.
  5. E. Sadin, L’humanité aug­men­tée. L’administration numé­rique du monde, Mon­treuil, l’Échappée, 2013, p. 170.
  6. Son­dage fon­dé sur un échan­tillon aléa­toire de 150 Bruxel­lois, pour un niveau de confiance de 95 %, réa­li­sé par mail et for­mu­laire en ligne en mars 2017.
  7. A. Mas­sa, « How Tin­der Gets Away With Char­ging People Over 30 Twice as Much », Bloom­berg News, 3 mars 2015, https://lc.cx/wrz6 (consul­té le 15 mai 2017)
  8. M. Par­men­tier, « Phi­lo­so­phie des sites de ren­contres », dans Jean-Paul Four­men­traux (dir.), Iden­ti­tés numé­riques. Expres­sions et tra­ça­bi­li­té, les essen­tiels d’Hermès, Paris, CNRS Édi­tions, 2015, p. 73.
  9. J.-Cl. Kauff­man, L’invention de soi, une théo­rie de l’identité, Paris, Hachette, 2004, p. 68 sq.
  10. Ces ten­dances se basent sur les réponses d’un échan­tillon de 100 uti­li­sa­teurs (50 femmes, 50 hommes).
  11. M. Fou­cault, Sécu­ri­té, ter­ri­toire, popu­la­tion, cours au Col­lège de France (1978 – 1979), Paris, Le Seuil, 2004, pp. 58 – 65.
  12. D. Le Bre­ton, Anthro­po­lo­gie du corps et moder­ni­té, Qua­drige, Paris, Puf, 1990, p. 234.
  13. R. Maes, Retour sur l’hybride sexy, billet de blog, 27 juillet 2013.
  14. C. Ceders­tröm & A. Spi­cer, Le syn­drome du bien-être, Mon­treuil, l’Échappée, 2016, p. 43 – 44.

Renaud Maes


Auteur

Renaud Maes est docteur en Sciences (Physique, 2010) et docteur en Sciences sociales et politiques (Sciences du Travail, 2014) de l’université libre de Bruxelles (ULB). Il a rejoint le comité de rédaction en 2014 et, après avoir coordonné la rubrique « Le Mois » à partir de 2015, il était devenu rédacteur en chef de La Revue nouvelle de 2016 à 2022. Il est également professeur invité à l’université Saint-Louis (Bruxelles) et à l’ULB, et mène des travaux de recherche portant notamment sur l’action sociale de l’enseignement supérieur, la prostitution, le porno et les comportements sexuels, ainsi que sur le travail du corps. Depuis juillet 2019, il est président du comité belge de la Société civile des auteurs multimédia (Scam.be).