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Norvège. « Un des nôtres »

Numéro 9 Septembre 2011 par Luc Van Campenhoudt

septembre 2011

Ce qui est ter­rible, disait d’Anders Brei­vik une jeune femme nor­vé­gienne inter­viewée peu après le double mas­sacre, c’est qu’«il est un des nôtres ». Comme lui, elle a les che­veux blonds. Comme lui, elle a été éle­vée dans la foi chré­tienne. Comme lui, elle a fré­quen­té le même genre d’école et emprun­té les mêmes artères d’Oslo. Comme lui, elle […]

Ce qui est ter­rible, disait d’Anders Brei­vik une jeune femme nor­vé­gienne inter­viewée peu après le double mas­sacre, c’est qu’«il est un des nôtres ». Comme lui, elle a les che­veux blonds. Comme lui, elle a été éle­vée dans la foi chré­tienne. Comme lui, elle a fré­quen­té le même genre d’école et emprun­té les mêmes artères d’Oslo. Comme lui, elle a pro­ba­ble­ment fré­mi chaque fois que réson­nait l’hymne natio­nal, aux innom­brables vic­toires spor­tives d’un Nor­vé­gien ou d’une Norvégienne.

L’attentat eût-il été fomen­té par un groupe d’islamistes radi­caux pour punir la Nor­vège de sa par­ti­ci­pa­tion à une action mili­taire inter­na­tio­nale ou d’une mesure quel­conque jugée dis­cri­mi­na­toire, on en aurait com­pris les rai­sons ; on aurait au moins pu réagir contre un enne­mi exté­rieur et mobi­li­ser, pour s’en défendre, la com­mu­nau­té natio­nale, pen­sait une autre per­sonne inter­ro­gée. Mais l’assassin n’est pas un bar­bare venu du Sud, il est un Nor­vé­gien pur jus, une par­tie de nous-mêmes, « né de notre propre sang », qui a mas­sa­cré ses propres frères et sœurs.

Au lieu de tuer les siens, il aurait pu par­tir à la guerre contre les tali­bans et autres membres d’Al-Qaida, par exemple en Afgha­nis­tan. Comme au bon vieux temps des Croi­sés véné­rés. Ou plu­tôt, puisque c’est désor­mais son propre pays qui est enva­hi, il aurait pu mas­sa­crer quelques dizaines de musul­mans de Nor­vège qui menacent l’homogénéité de sa Nation et la pure­té de sa race. Et ain­si les faire fuir et en décou­ra­ger d’autres d’immigrer. L’ennemi exté­rieur n’est pas le prin­ci­pal pro­blème pour Anders Brei­vik ; il suf­fi­rait qu’on décide cou­ra­geu­se­ment de lui inter­dire l’accès au pays, de construire les rem­parts d’une Europe blanche et chré­tienne. Le prin­ci­pal pro­blème est donc l’ennemi inté­rieur : socia­listes et démo­crates, poli­tiques et mili­tants pusil­la­nimes, qui ont tra­hi leur Pays et leur Foi, qui ne sont plus de bons Croi­sés. Face à la pas­si­vi­té de la masse, un déclic « atroce », selon ses propres termes, était néces­saire et urgent. Donc, ce sont les siens qu’il tuera.

Ver­ser le sang des siens n’est pas ano­din, c’est la trans­gres­sion d’un tabou fon­da­men­tal, impar­don­nable. Mais c’est pré­ci­sé­ment cette trans­gres­sion qui confère au fra­tri­cide le pou­voir sur­hu­main, démiur­gique, de récréer une Nor­vège nou­velle en meur­tris­sant pro­fon­dé­ment l’ancienne.

Mais qu’importe fina­le­ment Anders Brei­vik, avec son psy­chisme détra­qué et ses mor­tels fan­tasmes, à côté des cinq mil­lions de Nor­vé­giens meur­tris et désem­pa­rés ? D’un côté, ils par­tagent une sorte d’identité pri­mor­diale et sécu­laire avec le tueur, une même langue, un même sol, une même his­toire avec des Vikings et même, pour beau­coup, une même gueule de Viking qui fleure encore les embruns de l’Atlantique nord. Mais, en même temps, dans sa cruau­té même, le crime montre que le visage est aus­si un masque et la langue un leurre cachant des fan­tasmes et des pen­sées qui leur sont phi­lo­so­phi­que­ment et mora­le­ment abso­lu­ment étran­gères. La Nor­vège devra être encore plus démo­cra­tique, a décré­té le Pre­mier ministre, qui tra­dui­sait une volon­té générale.

Une ques­tion ter­ri­ble­ment dif­fi­cile se pose alors : qui sont les nôtres ? Ceux avec qui nous par­ta­geons la même his­toire, la même langue et le même sol ? Le récent mas­sacre vient d’en mon­trer l’insuffisance. Les Nor­vé­giens d’aujourd’hui ne sont pas plus des Vikings que les Belges d’aujourd’hui sont encore des Gau­lois. Ceux avec qui nous par­ta­geons les mêmes valeurs et les mêmes pro­jets ? Sans doute « la vie doit être vécue en regar­dant vers l’avenir, mais elle ne peut être com­prise qu’en retour­nant vers le pas­sé », pen­sait Søren Kier­ke­gaard, ren­voyant hier et demain à leur com­plé­men­ta­ri­té. Mais le phi­lo­sophe scan­di­nave pen­sait sur­tout que la pre­mière condi­tion pour « être soi » est d’être capable de « s’arracher à soi-même », « d’être appe­lé au-dehors de soi et même au-des­sus de ses propres forces, loin des sédi­ments d’identité que son his­toire per­son­nelle a dépo­sés au fond de lui1 ».

« Iden­ti­té », mot en vogue, aujourd’hui ser­vi à toutes les sauces, sou­vent les plus indi­gestes, qui sert sur­tout de refuge face à l’angoisse liée aux trans­for­ma­tions des socié­tés modernes, concept pro­blé­ma­tique car il incite à recher­cher en vain son uni­ci­té en soi plu­tôt qu’en dehors de soi, dans le rap­port à l’autre.

L’alternative n’est donc pas le rela­ti­visme, le n’importe quoi, le « un peu de tout », c’est-à-dire, fina­le­ment, le « tout et son contraire ». Elle est un tra­vail inces­sant de construc­tion de cette rela­tion aux autres, d’extension et de réor­ga­ni­sa­tion conti­nue de notre conscience du monde. Ce qui sup­pose de revi­si­ter constam­ment notre propre his­toire, mais comme une force vivante et qui doit avan­cer. Le drame récent occupe désor­mais une place saillante dans cette his­toire, et pas seule­ment pour les Nor­vé­giens. Ce tra­vail c’est pré­ci­sé­ment, au sens le plus fort et le plus riche, la Culture.

  1. Phi­lippe Che­val­lier, Être soi. Actua­li­té de Søren Kier­ke­gaard, Fran­çois Bou­rin Edi­teur, 2011, p. 10.

Luc Van Campenhoudt


Auteur

Docteur en sociologie. Professeur émérite de l’Université Saint-Louis – Bruxelles et de l’Université catholique de Louvain. Principaux enseignements : sociologie générale, sociologie politique et méthodologie. Directeur du Centre d’études sociologiques de l’Université Saint-Louis durant une quinzaine d’années, jusqu’en 2006, il a dirigé ou codirigé une quarantaine de recherches, notamment sur l’enseignement, les effets des politiques sécuritaires, les comportements face au risque de contamination par le VIH et les transformations des frontières de la Justice pénale. Ces travaux ont fait l’objet de plusieurs dizaines d’articles publiés dans des revues scientifiques, de nombreux ouvrages, et de plusieurs invitations et chaires dans des universités belges et étrangères. À travers ces travaux, il s’est intéressé plus particulièrement ces dernières années aux problématiques des relations entre champs (par exemple la justice et la médecine), du pouvoir dans un système d’action dit « en réseau » et du malentendu. Dans le cadre de ces recherches il a notamment développé la « méthode d’analyse en groupe » (MAG) exposée dans son ouvrage La méthode d’analyse en groupe. Applications aux phénomènes sociaux, coécrit avec J.-M. Chaumont J. et A. Franssen (Paris, Dunod, 2005). Le plus connu de ses ouvrages, traduit en plusieurs langues, est le Manuel de recherche en sciences sociales, avec Jacques Marquet et Raymond Quivy (Paris, Dunod, 2017, 5e édition). De 2007 à 2013, il a été directeur de La Revue Nouvelle.