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Nommer Dieu ?
Si le nom de Dieu est mentionné dans le préambule, chacun mettra sous ce vocable sa manière de le comprendre, les uns pour s’y rallier, les autres pour s’en défaire. Et au lieu de favoriser l’Union, le « nom de Dieu » sera perçu comme un signe de contradiction. L’Église romaine reste attachée à l’image d’un Dieu qui viendrait fonder les valeurs universelles et pourrait ainsi s’opposer aux prétentions totalitaires d’un État laïque. L’Église reste ainsi une menace pour la laïcité. De son côté, la laïcité a longtemps absolutisé sa propre production de sens en excluant ce qui, du religieux, n’est pas assimilable par elle. Est-elle prête à adopter aujourd’hui un regard démocratique, non oppresseur, autre que celui de la raison scientiste, positiviste, du XIXe siècle ?
Le genre littéraire d’une Constitution fait abstraction de l’histoire et des convictions philosophiques ou religieuses pour rester au strict niveau législatif. Une Constitution doit rester au niveau des normes sur lesquelles un accord concret entre les partenaires du traité est possible. Mais en est-il de même pour le préambule d’une Constitution ? Certains d’entre eux ont valeur juridique. Si c’est le cas pour la future Constitution européenne, la mention de Dieu ou de l’héritage religieux qui a contribué à construire l’Europe ne se pose pas. Dans ce cas en effet, le genre littéraire du préambule lui-même doit conserver la forme juridique de l’ensemble du traité.
Je pose donc comme hypothèse de travail que le préambule de la Constitution européenne n’aura pas de valeur juridique. Dans ce cas, on peut penser que la question posée est sans importance : pourquoi discuter d’un point qui n’aura aucune utilité pratique ? Mais on peut aussi penser que cette question est très importante. En effet, le préambule de la future Constitution posera le terreau commun des valeurs qui ont construit l’Europe et qui continueront d’inspirer l’Union européenne. De ce point de vue symbolique, comme mémoire de l’histoire qui a fait l’Europe et comme ciment du lien social qui continuera d’unir les Européens, ce qui figurera dans le préambule sera symboliquement source d’union ou de division.
Je parlerai en tant que théologien catholique, mais en mon nom personnel. Je ne représente donc pas ici la position officielle de l’Église catholique.
Je me propose, dans un premier temps, de récapituler les requêtes de certaines Églises à ce sujet et les motivations qui les guident, puis de leur opposer la position de la Fédération humaniste européenne, une des instances représentatives du point de vue de la laïcité.
Dans un deuxième temps, je proposerai une réflexion à partir de l’histoire.
Requêtes des églises et résistances de la fédération humaniste
J’ai consulté cinq documents provenant de diverses Églises qui ont déjà donné leur avis :
- le Saint Synode de l’Église orthodoxe de Grèce (document du 30 mai 2002).
- L’Église évangélique de Finlande (document du 30 mai 2002).
- la Conférence des Églises européennes, qui rassemble cent-vingt-sept églises des traditions anglicanes, orthodoxe, protestante et vieille-catholique (K.E.K.).
- les présidents des conférences épiscopales catholiques allemandes et du conseil de l’Église évangélique d’Allemagne.
- le secrétariat de la Commission des épiscopats catholiques de la Communauté européenne (Comece) (document du 22 mai 2002).
Requêtes des Églises
À la lecture de ce dossier, quatre requêtes émergent, que plusieurs de ces Églises désirent voir figurer dans le préambule de la Constitution ou du nouveau traité européen. Elles ne se lisent pas dans chacun des documents, mais elles apparaissent toutes les quatre dans au moins deux d’entre eux :
- Que le préambule reconnaisse les droits et les devoirs fondamentaux, basés sur les droits de l’homme, la liberté et la solidarité. Qu’il affirme le droit à la liberté religieuse, tant pour les individus que pour les communautés religieuses ;
- qu’il reconnaisse l’héritage religieux et spirituel de l’Europe et la contribution de cet héritage à l’élaboration des valeurs européennes ;
- qu’il fasse état de la contribution des Églises et des communautés religieuses dans la construction de l’Europe ; du rôle particulier et de la signification positive de la religion et de l’Église pour l’intégration européenne ;
- qu’il mentionne enfin explicitement l’ouverture et l’altérité ultimes associées au nom de Dieu. C’est la requête qui nous intéresse plus spécialement aujourd’hui. Elle émane de la Comece, qui représente l’Église catholique, et de l’Église évangélique d’Allemagne.
Quatre niveaux de requêtes apparaissent ainsi :
les valeurs universelles qui seraient communes à tous les Européens : les droits de l’homme et parmi eux le droit à la liberté religieuse ;
- des valeurs plus particulières, communes à certains Européens seulement, mais qui ont joué un rôle dans la construction de l’Europe : l’héritage religieux et spirituel de l’Europe ;
- les apports effectifs des institutions religieuses : la contribution des Églises et des communautés religieuses ;
- enfin, le niveau du fondement ultime de ces valeurs et contributions : non pas seulement la Transcendance, notion abstraite, proprement philosophique, mais Dieu lui-même, conçu comme le référent ontologique de la Transcendance.
Pour ces Églises, la mention du « nom de Dieu » est donc inséparable des trois autres requêtes. Elle est la clef de voute d’un ensemble cohérent. La réflexion ne peut l’isoler des autres revendications qui lui donnent sens. Trois motivations sont en effet alléguées pour que le nom de Dieu soit inscrit dans le préambule de la future Constitution européenne.
Tout d’abord, « faciliter l’identification des citoyens avec les valeurs de l’Union européenne », dit le document de la Comece. Cette formulation rejoint celle de l’Église évangélique d’Allemagne : fonder les préalables que la communauté ne peut se donner à elle-même et qui expriment la communauté des valeurs sur lesquelles s’appuie l’Union européenne. Ainsi, selon ces Églises, Dieu seul peut offrir un fondement stable à ces valeurs.
Ensuite, « faire reconnaitre que le pouvoir public n’est pas un absolu », dit le Comece, motivation qui revient comme en écho dans le document de l’Église évangélique : « refuser l’absolutisation de l’ordre politique ». Pour rejoindre cet objectif, une référence à une simple ouverture, à une altérité ou une transcendance non précisée ne suffit pas. Celle-ci doit être associée au nom de Dieu lui-même.
Enfin, « garantir la liberté de la personne humaine », dit la Comece, motivation non reprise par le Conseil évangélique.
Certaines Églises attribuent donc à Dieu une triple fonction : il fonde les valeurs, il relativise le pouvoir politique et il garantit la liberté des personnes. Nous aurons à revenir sur la représentation de Dieu qui se dessine en filigrane de ces motivations, après avoir examiné la position de la Fédération humaniste européenne.
Résistances de la Fédération humaniste européenne
Indépendamment de ces requêtes, dans un document daté du 13 mai 2002, la Fédération humaniste européenne2 avait déjà émis un avis d’une tout autre venue. Elle s’était étonnée face à une affirmation du Livre blanc de la Commission européenne qui admettait que les Églises et les communautés religieuses ont une contribution spécifique à apporter dans la construction européenne. Elle avait évoqué trois arguments pour refuser toute allusion à un apport spécifique des Églises.
Tout d’abord, « les contributions spécifiques de chacune d’entre elles ne s’adressent pas à l’ensemble de la population ». Dès lors, les convictions religieuses ne relèvent pas des traités, donc des compétences communautaires. On peut en déduire que, selon la Fédération, il ne conviendrait pas de mentionner les contributions des Églises dans le préambule, parce que celles-ci ne concernent pas tous les Européens.
Ensuite, la majorité des citoyens ne sont plus guère pratiquants et même quand ils le sont, « tous ne suivent pas les positions de leurs Églises concernant les modes de vie de chacun sur la famille, le mariage et l’union libre, le divorce, l’avortement et la contraception, les questions bioéthiques, etc. » Dès lors les positions officielles des Églises ne sont plus suffisamment partagées pour cimenter l’union des peuples. Et la Fédération constatait : « Ceci est particulièrement frappant en ce qui concerne le droit des femmes, des homosexuels, de tout ce qui touche à la sexualité et à la reproduction. » Les Églises et les religions n’ont plus le monopole des valeurs. Selon cette logique, il ne conviendrait pas que la future Constitution mentionne l’héritage religieux qui a contribué à construire l’Europe parce qu’il n’est plus de nature aujourd’hui à unifier les Européens.
Enfin, vouloir mentionner la transcendance, et à plus forte raison vouloir nommer Dieu, est contraire au principe des États démocratiques qui tirent leur légitimité et leur souveraineté du seul peuple citoyen. Dès lors : « si pour trouver une légitimité propre, l’Union européenne fait appel à la religion et recherche la légitimité religieuse, elle déforce la légitimité du peuple souverain. L’Union ne peut s’engager dans cette voie »
La Fédération concluait logiquement : « par conséquent, la citoyenneté et la société civile de l’Union ne peuvent être fondées sur des convictions religieuses ou des messages reposant sur une forme de transcendance. Les pouvoirs publics et l’Union européenne n’ont pas à intervenir dans ces matières car ils se doivent de respecter la liberté religieuse. »
Deux remarques à propos de ces motivations. Tout d’abord, elles manifestent une certaine conception de l’universel que j’exprimerais comme ceci : l’universel fait abstraction des particularités. Ainsi, la société civile, prise dans son ensemble, doit mettre entre parenthèses toute référence à des contributions plus particulières, celles des Églises notamment et seules les convictions de la majorité doivent être prises en compte, abstraction faite des apports plus particuliers de certaines minorités. Ensuite, la référence à Dieu est exclue en fonction du principe démocratique, fondé sur la souveraineté populaire : on craint que le recours à l’autorité de Dieu n’entre en concurrence avec l’autorité souveraine du peuple. Or, cette représentation de Dieu est précisément celle qui pousse les Églises à demander que son nom figure dans le préambule de la Constitution.
Nous nous trouvons donc face à une certaine conception de Dieu, d’une part, et face à une certaine manière de penser la démocratie, de l’autre. Comment penser ce conflit qui, de prime abord, parait irréconciliable ?
Une manière de réfléchir à partir de l’histoire
Je propose une réflexion en quatre étapes. La première mettra en lumière la représentation de Dieu qui est sous-jacente à la requête des Églises et qui est refusée par la Fédération humaniste européenne. La deuxième dégagera le processus intellectuel qui a élaboré cette conception et qui, à mon avis, est similaire à celui qui a produit la société européenne. J’indiquerai ensuite quelques évolutions culturelles récentes et montrerai enfin que celles-ci invitent à renouveler la manière de concevoir Dieu et le fonctionnement du principe démocratique. La conclusion renouera avec le préambule de la future Constitution européenne. Dans le cadre limité de cette intervention, je ne prendrai en compte que le Dieu de la tradition romaine, en étant bien conscient que l’intégration de musulmans de plus en plus nombreux dans l’Union européenne rend plus complexe encore la question à traiter. De la même manière, je n’envisage que la position de la Fédération humaniste européenne, qui ne représente qu’un courant de pensée de la laïcité.
La conception de Dieu qui sous-tend la requête des Églises et le refus de la Fédération humaniste européenne
Au point de départ, il me parait essentiel de distinguer clairement entre Dieu et la représentation que les humains se forgent de lui. Cette distinction capitale est rarement posée de façon opérationnelle dans le discours religieux. À supposer que Dieu existe, entre lui et nous se glissent toujours les diverses représentations que nous nous faisons de lui et qui peuvent fortement évoluer au cours des temps. Au XVIe siècle, par exemple, en Europe, l’Église romaine pensait honorer Dieu en prenant part aux guerres de religion et en condamnant au bucher ceux et celles qu’elle considérait comme « hérétiques ». Mais aujourd’hui, dans la déclaration du concile Vatican II sur la liberté religieuse, elle s’est prononcée en faveur des droits de l’homme et de la liberté de conscience et ce, au nom du même Dieu. C’est dire que la représentation de Dieu de l’Église romaine a fortement évolué au cours des siècles. Vouloir fonder « les valeurs » européennes sur Dieu, c’est toujours les fonder sur une certaine représentation de Dieu que des Églises se donnent à un moment de l’histoire. On voudrait trouver en Dieu un fondement ultime et intangible aux valeurs, mais ce fondement n’échappe ni à la contingence historique du moment ni à la formulation théologique liée à cette contingence. En nommant Dieu, on voudrait bâtir sur le roc, mais ne construit-on pas en fait sur du sable… ?
Ce qui est vrai de Dieu l’est aussi des valeurs qui seraient nommées dans le préambule de la future Constitution. Elles aussi sont relatives à la manière de se les représenter et d’en parler à un moment précis de l’histoire. Mais la relativité des valeurs est généralement mieux acceptée que celle de Dieu.
Voilà pourquoi certaines Églises voudraient recourir à lui pour fonder les valeurs.
La question qui nous retient se formule dès lors ainsi : quelle représentation de Dieu sous-tend la requête des Églises qui souhaitent le voir nommer dans le préambule de la Constitution européenne ? Elle correspond, me semble-t-il, à la manière philosophique de concevoir un « Absolu » immatériel et transcendant qui serait « délié » des contingences de l’histoire. C’est la conception de Dieu que l’Église romaine avait défini au concile Vatican I (1870) à l’époque où certains philosophes, tels Feuerbach et Marx, niaient l’existence même de Dieu :
« La sainte Église catholique croit et professe qu’il y a un seul Dieu vrai et
vivant, Créateur et Seigneur du ciel et de la terre, tout-puissant, éternel,
immense, incompréhensible, infini en intelligence, en volonté et en toute
perfection. Vu qu’il est une substance spirituelle unique et singulière, absolument
simple et immuable, il faut affirmer qu’il est distinct du monde en
réalité et par essence, qu’il est parfaitement heureux en lui-même et par luimême
et qu’il est ineffablement élevé au-dessus de tout ce qui est et peut se
concevoir en dehors de lui. » (Dei Filius, ch. 1.)
Si un tel Dieu crée le monde et s’il se révèle aux humains comme étant la Vérité incréée, alors l’homme dépend totalement de lui et la raison humaine doit se soumettre pleinement à la révélation divine. La foi devient une obligation qui s’impose à tous : « Puisque l’homme dépend totalement de Dieu comme son créateur et Seigneur et que la raison créée est complètement soumise à la Vérité incréée, nous sommes tenus de présenter par la foi à Dieu qui se révèle, la soumission plénière de notre intelligence et de notre volonté. » (Idem, ch. 2.)
Dans la logique de cette argumentation, le concile passait ensuite tout naturellement de la révélation de Dieu à la fonction de l’Église catholique. Puisqu’elle est la seule gardienne de la révélation divine, tous doivent donner leur assentiment à la doctrine qu’elle présente comme révélée et qui est tout aussi immuable et infaillible que le Dieu qui la fonde : « Ajoutons qu’on doit croire de foi divine et catholique tout ce qui est contenu dans la parole de Dieu, écrite ou transmise par la Tradition, et que l’Église propose à croire comme divinement révélé, soit par un jugement solennel, soit par son magistère ordinaire et universel… » (Idem, ch. 3.)
Et le concile ajoutait : « La doctrine de la foi que Dieu a révélée n’a pas été proposée comme une découverte philosophique à faire progresser par la réflexion de l’homme mais comme un dépôt divin confié à l’épouse du Christ pour qu’elle le garde fidèlement et le présente infailliblement. En conséquence, le sens des dogmes sacrés qui doit être conservé à perpétuité est celui que notre Mère la Sainte Église a présenté une fois pour toutes et jamais il n’est possible de s’en éloigner sous le prétexte et au nom d’une compréhension plus poussée… » (Idem, ch. IV.)
Il s’agit là d’une conception de Dieu qui date de plus d’un siècle et aujourd’hui l’Église romaine a fortement évolué. Le concile Vatican II a en effet renouvelé fondamentalement cette manière de concevoir Dieu. J’y reviendrai. Mais des documents récents qui émanent de la Congrégation pour la doctrine de la foi reviennent à cette conception ancienne et tendent même à la renforcer. La note doctrinale qui accompagne le Motu proprio ad Tuendam fidem, de 1998, veut étendre l’infaillibilité de l’Église non seulement au domaine des vérités formellement révélées, comme c’était le cas à l’époque du concile Vatican I, mais aussi à une nouvelle catégorie de vérités qui comprend « toutes les doctrines ayant trait au domaine dogmatique ou moral qui sont nécessaires pour garder et exposer fidèlement le dépôt de la foi, même si elles n’ont pas été proposées par le magistère de l’Église comme formellement révélées[Note doctrinale de la Congrégation pour la doctrine de la foi, DC 2186, 1998, p. 653 – 656.]. »
Comme exemples de telles vérités, la note mentionne dans le domaine moral l’illicéité de l’euthanasie, de la prostitution et de la fornication. Il ne s’agit là que de quelques exemples. À l’avenir, la hiérarchie de l’Église pourrait introduire dans cette nouvelle catégorie de vérités déclarées infaillibles toutes les déclarations éthiques qui lui paraissent nécessaires pour garder fidèlement le dépôt de la foi. À la limite, les chrétiens européens ne pourraient plus prendre part à aucun débat démocratique sur ce genre de questions, sinon en défendant le point de vue de la hiérarchie représentée par la Congrégation. On sait le tollé qu’a jeté cette note parmi les théologiens catholiques, notamment en France.
Si elle s’imposait, cette doctrine sur l’infaillibilité perturberait à la racine la possibilité même d’un débat démocratique, car celui-ci présuppose que chacun des deux partenaires puisse évoluer dans sa pensée grâce aux arguments avancés par l’autre. Si l’un d’eux présente d’emblée une position qui est couverte par l’infaillibilité, dans ce cas de l’Église, toute confrontation authentique devient impossible. On comprend aisément que la laïcité ne puisse accepter une telle perspective. Elle est incompatible avec la liberté de conscience et elle opposerait régulièrement l’Église à l’État souverain. L’incompatibilité entre les deux points de vue est totale.
La démarche intellectuelle qui sous-tend cette conception de Dieu et son refus
Et cependant, ces deux points de vue si opposés ne reposent-ils pas sur une démarche intellectuelle similaire ? Il me semble que cette question vaut la peine d’être posée.
Du côté de l’Église
Au point de départ de la religion chrétienne, se trouve l’expérience concrète de la foi que le peuple d’Israël puis les communautés chrétiennes primitives ont exprimée dans l’Écriture. Or celle-ci se présente essentiellement sous une forme narrative. Une grande partie du premier et du deuxième Testament est constituée de récits qui racontent l’histoire d’un peuple et celle de Jésus, le Christ, issu de ce peuple. Les parties non narratives de Testament, les lettres apostoliques font toujours référence à l’histoire, considérée comme le fondement premier de la foi.
Mais cet aspect narratif qui constitue la forme première de la révélation a totalement disparu dans les formulations dogmatiques postérieures. La tradition de l’Église latine a en effet opéré par abstraction. Elle a mis de côté l’expérience de foi pour réfléchir logiquement sur le contenu rationnel du message et ce, à travers des concepts philosophiques empruntés à la culture du temps. Déjà saint Paul a travaillé la tradition orale qui l’a précédé à travers les catégories de pensée de la philosophie stoïcienne. Certains pères de l’Église ont suivi son exemple et, des siècles plus tard, saint Thomas a retravaillé le même donné à partir des concepts de la philosophie aristotélicienne. L’Église a ainsi produit en dehors d’elle, par déductions successives, un édifice dogmatique, moral, canonique et institutionnel d’une grande cohérence. Au fil des siècles, cette tradition a acquis une objectivité qui s’est imposée aux croyants comme un dépôt infaillible soustrait aux évolutions de l’histoire et l’Église a demandé à ses membres d’intérioriser cet ensemble, en utilisant la contrainte si c’était nécessaire. Les menaces d’excommunication et plus radicalement d’une peine éternelle étaient les grands instruments du contrôle des consciences. Paradoxalement, alors que l’expérience historique était au point de départ de la tradition, la référence à l’histoire s’était totalement perdue en cours de route. Au terme de l’ensemble du processus, se dessine une conception de Dieu qui résorbe toutes les particularités historiques et qui exclut hors de l’Église ceux et celles qui ne pensent pas comme elle. Hors de l’Église, pas de salut ! Selon ce schéma de pensée, le nom de Dieu évoque symboliquement le processus intellectuel et institutionnel qui conduit à l’exclusion du différent.
Du côté de la société
Au XVIIIe siècle, en France, la philosophie des Lumières s’est élaborée en contrepoint de cette pensée hétéronome qui s’était imposée à l’État. L’Ancien Régime était en effet fondé sur une monarchie de droit divin. La pensée laïque a eu l’immense mérite de dégager progressivement l’État de la tutelle de l’Église, d’abord en France puis en Europe. La séparation des pouvoirs est aujourd’hui un acquis décisif des sociétés démocratiques européennes. Mais la dynamique de la pensée qui a conduit à cette séparation n’est-elle pas restée la même ? Au point de départ de la réflexion philosophique des Lumières, il y avait aussi l’expérience concrète. Celle d’un peuple qui avait construit son histoire à travers des particularités religieuses atrocement conflictuelles. Les guerres de religion avaient ravagé le XVIe siècle. Par un procédé d’abstraction, la raison critique avait pris distance par rapport à ces particularités religieuses. Elle avait produit par déductions successives des concepts universels qui avaient donné naissance aux institutions économiques, politiques et culturelles, en réduisant les diversités particulières en fonction de l’intérêt général. L’ensemble de ces productions avaient acquis une objectivité qui s’était imposée du dehors à la société civile. Dans un tel processus de socialisation, l’État ne faisait-il pas figure « de substance normative, comme dit Marcel Gauchet, d’instance de surplomb, de lieu à part et au-dessus où se détermine l’existence collective1 » ? Un État supérieur à la société civile qui l’avait cependant produit. N’était-il pas en quelque sorte l’envers du Dieu de la religion que nous avons évoqué ? Au bout du processus, l’Un n’a-t-il pas de nouveau absorbé le multiple en faisant abstraction des particularités ? N’est-ce pas pour cette raison que la Fédération humaniste européenne refuse toute allusion aux particularités religieuses et à la contribution spécifique des Églises dans le préambule de la Constitution européenne ?
Les évolutions actuelles
C’est précisément cette conception de l’universel qui est en train de changer dans la culture européenne contemporaine. Dans son livre La religion dans la démocratie, Marcel Gauchet remarque que depuis une trentaine d’années, un écart toujours plus profond se creuse entre l’État et la société civile, d’une part, et entre les croyants et les Églises, de l’autre. La dynamique qui creuse cet écart est la même : les Européens sont décidément entrés dans ce qu’il appelle « une société de marché », une société où, à tous les niveaux, les intérêts particuliers priment l’intérêt général. De même que les citoyens ne voient plus « la valeur suprême dans la chose publique », de même les croyants ne se soumettent plus à la tradition des Églises ; ils cherchent en elles ce qu’ils estiment bon pour eux, ce qui peut « les constituer dans leurs identités singulières ». « Aucun impératif supérieur n’est plus là pour orienter la vie de tous les jours », observe-t-il, ni Dieu ni l’État. En Europe, ce fait nouveau transforme considérablement le rôle que jouent les croyances particulières et les adhésions privées à des groupes électifs : « il est demandé à ces croyances et adhésions de se faire pourvoyeuses de sens de la vie collective en demeurant de l’ordre de l’option individuelle, étant entendu que seules des interprétations privées de fins publiques sont concevables. »
Dans cette nouvelle donne sociale, il ne s’agit plus de réduire les différences en fonction d’une unité supérieure. Même les droits de l’homme sont, dans les faits, devenus les droits privés des individus. Alors que jadis les particularités « étaient ce qu’il convenait de mettre de côté pour nouer un dialogue, elles deviennent ce sur la base de quoi l’échange s’établit ».
En ce qui me concerne, je partage cette analyse. Elle me semble confirmée par l’expérience quotidienne, notamment parmi les jeunes. Mais s’il en est ainsi, cette situation nouvelle transforme considérablement le rôle que peuvent jouer les autorités politiques et religieuses aujourd’hui. Je dirai un mot bref du rôle que peut jouer l’État au regard de ces évolutions, et je développerai davantage la nouvelle conception de Dieu qui peut renouveler la manière dont l’Église pourrait se situer.
Le rôle de l’État au regard des évolutions actuelles
En ce qui concerne l’autorité de l’État, Marcel Gauchet précise : « Tout ce que l’autorité sociale est fondée à faire, c’est de veiller à la définition et à l’observation de ces règles (de l’échange), en aucun cas de se mêler de régenter à priori la part des uns et des autres au nom d’un intérêt supérieur dont elle détiendrait les clés, l’intérêt général ne pouvant être conçu autrement que comme la résultante à postériori du libre concours des intérêts particuliers. »
Le politique ne peut donc plus définir à priori les valeurs qu’il pourrait imposer aux citoyens au nom de l’intérêt général. Il ne peut plus que préciser et faire appliquer les règles qui vont permettre aux intérêts particuliers de se joindre les uns aux autres, l’intérêt général devenant ce qui résulte de ces multiples conjonctions. Dans ce cadre nouveau, les détenteurs du pouvoir sont contraints de rechercher des alliances avec les multiples instances particulières pourvoyeuses de sens et notamment avec les institutions religieuses : « il leur faut aller chercher l’alliance des autorités morales et spirituelles en tout genre au sein de la société civile, les élever à leurs côtés, les introniser comme leurs interlocutrices d’élection, cela non seulement en gardant une stricte neutralité à leur égard, mais en marquant leur différence. Le politique est amené à légitimer le religieux dans une acception large… »
Ce point de vue, laïque lui aussi, est assez différent de celui qu’exprimait la Fédération humaniste européenne. Certes, les chrétiens sont de moins en moins nombreux dans l’Union européenne ; les messages que diffusent les Églises sont particuliers et ne s’adressent qu’au petit nombre de leurs membres ; certes, l’État trouve sa légitimité dans la souveraineté populaire, mais on ne peut en conclure que le pouvoir politique n’a rien à recevoir de ces Églises. Dans la situation démocratique actuelle, sous peine de voir se creuser davantage encore le fossé qui sépare la société civile et l’État, il importe que ce dernier noue des alliances avec ces Églises pour garantir sa propre légitimité. La laïcité a‑t-elle une conscience suffisante de ce moment de l’histoire qui l’invite à entrer dans une dynamique de tolérance et d’alliance ? Et de leur côté, les détenteurs du pouvoir en Europe sont-ils prêts à chercher l’assentiment des autorités morales, religieuses et spirituelles ? Aujourd’hui, cette question se pose avec une urgence nouvelle. Le préambule de la Constitution européenne n’est-il pas un lieu privilégié pour indiquer cette nécessité d’alliance entre toutes les instances pourvoyeuses de sens en Europe ?
Du côté de l’Église : une nouvelle représentation de Dieu
L’Église, elle aussi, est interpellée par les évolutions en cours. Quelle conception de Dieu permettrait de renouveler la pensée et l’agir institutionnel de l’Église ? Sur ce point, le concile Vatican II a ouvert des perspectives très neuves et fécondes pour l’avenir. Il est revenu à la révélation de Dieu que manifestent les récits de la Deuxième Alliance. Le Christ ne s’adresse-t-il pas à Dieu comme à son Père et ne reçoit-il pas de lui l’Esprit en retour ? Sans ignorer totalement la conception de Dieu du concile Vatican I, le dernier concile a fortement souligné la spécificité du Dieu des chrétiens : « Il est Dieu unique en trois personnes distinctes et diversifiées. » Chacune d’entre elles trouve son identité propre dans sa relation aux deux autres et le dessein de Dieu est d’introduire l’ensemble de l’humanité dans la communion des trois personnes divines. « Tous, en effet, ont été créés à l’image de Dieu et il y a une certaine ressemblance entre l’union des personnes divines et celle des fils de Dieu dans la vérité et l’amour. » (GS 24)
Les humains sont à l’image de Dieu précisément par les relations qu’ils entretiennent entre eux dans la vérité et dans l’amour. Chaque personne a dès lors droit au respect dans ce qu’elle a d’unique et de plus personnel, sa conscience. En effet, affirme clairement le concile, la dignité de tout homme est d’obéir à sa conscience et c’est elle qui le jugera. Ce jugement de conscience ne peut s’opérer que dans une vraie liberté, celle-ci étant en l’homme « un signe privilégié de l’image divine ».
« La dignité de l’homme exige donc de lui qu’il agisse selon un choix conscient et libre, mû et déterminé par une conviction personnelle et non sous le seul effet de poussées instinctives ou d’une contrainte extérieure. » (GS16) Cette manière d’envisager la dignité de la personne humaine réagit sur la façon de comprendre la vérité. Elle n’est plus, à Vatican II, la vérité incréée que l’Église seule a reçue en dépôt et qu’elle a la charge de conserver infailliblement. La vérité se découvre progressivement dans une recherche tâtonnante qui demande la collaboration de tous les acteurs sociaux. Il convient de chercher ensemble la vérité, notamment en matière religieuse, mais aussi dans le domaine éthique.
« Par fidélité à la conscience, les chrétiens unis aux autres hommes doivent chercher ensemble la vérité et la solution juste de tant de problèmes moraux que soulèvent aussi bien la vie privée que la vie sociale. » (GS16) Aucun sujet de discussion n’est donc plus d’emblée soustrait à la recherche parce qu’il serait couvert d’en haut par l’infaillibilité de l’Église. Car la vérité ne peut jamais être imposée par une instance extérieure aux consciences personnelles, ni celle de l’Église ni celle de l’État souverain. Elle ne peut convaincre que par sa force propre et n’a pour s’imposer que la puissance de la douceur.
« Le Saint Concile professe également […] que la vérité ne s’impose pas autrement que par la force de la vérité elle-même, qui pénètre l’esprit avec douceur en même temps qu’avec puissance. » (DH1)
Ici, la vérité ne se donne plus à travers une doctrine toute faite que l’Église proclamerait au monde ou une production de sens qu’un État laïque imposerait aux citoyens. L’accent se déplace du contenu de la vérité vers sa forme propre. Et quelle est la forme de la vérité ? Précisément celle d’une libre recherche à travers l’échange et le dialogue. La manière de découvrir la vérité entre ainsi dans la définition même de la vérité.
« Mais la vérité doit être cherchée selon la manière propre à la personne humaine et à sa nature sociale, à savoir par une libre recherche, par le moyen de l’enseignement ou de l’éducation, de l’échange et du dialogue par lesquels les uns exposent aux autres la vérité qu’ils ont trouvée ou pensent avoir trouvée, afin de s’aider mutuellement dans la recherche de la vérité ; la vérité une fois connue, c’est par un assentiment personnel qu’il faut y adhérer fermement. Mais c’est par sa conscience que l’homme perçoit et reconnait les injonctions de la loi divine ; c’est elle qu’il est tenu de suivre fidèlement en toutes ses activités pour parvenir à sa fin qui est Dieu. » (DH3)
Cette nouvelle représentation de Dieu fonde, non plus tellement le contenu des valeurs mais la manière de les rechercher et de les exprimer à un moment donné du temps. Dans cette perspective en effet, l’Unique démultiplie des uniques, tout en les unissant dans la recherche commune d’une unique Vérité. Cette manière d’appréhender la vérité ne se réalise concrètement qu’à travers des confrontations argumentées, où les uns exposent aux autres la vérité qu’ils ont trouvée ou pensent avoir trouvée. Ce qui devient ainsi essentiel dans la conception même de la vérité, c’est ce que Habermas appelle l’éthique de la communication : le respect des règles de l’échange sans lesquelles aucune confrontation démocratique authentique ne serait plus possible.
La démarche de foi n’est plus une obligation qui découlerait logiquement de la révélation que Dieu donnerait de lui-même. Elle est une décision libre qui est fondée sur l’expérience personnelle et communautaire d’un surcroit de sens éprouvé par les croyants lorsqu’ils accueillent Dieu dans leur vie.
Cette perspective conciliaire est évidemment très différente de celle qui s’exprimait dans la note de la Congrégation pour la doctrine de la foi sur l’infaillibilité de l’Église. Ce document est en profond retrait par rapport aux affirmations les plus neuves de Vatican II. Une fois encore, le vin nouveau a paru moins bon que l’ancien. Mais il convient aussitôt d’ajouter que, paradoxalement, dans le domaine du dialogue oecuménique, la même Congrégation a mis résolument en oeuvre la perspective ouverte par le concile. Le 31 octobre 1999, elle signait la déclaration commune de la Fédération luthérienne mondiale et de l’Église romaine sur la justification. Or, cette déclaration exprime un accord différencié entre les deux Églises. Elle propose d’abord le « consensus » sur lequel luthériens et catholiques sont d’accord, puis elle expose les différences qui subsistent entre les deux confessions, en précisant que ces dernières ne mettent pas en cause le consensus de fond et ne sont donc plus sources de condamnations réciproques. Le consensus porte en effet sur des vérités fondamentales tandis que les différences manifestent le développement de points particuliers2. Un tel accord ne fait plus abstraction des particularités. Celles-ci sont clairement reconnues et exprimées, mais elles ne sont plus pour autant sources d’exclusion. C’est bien plutôt à partir d’elles qu’un accord de fond devient possible.
Consensus différencié
À mon avis, un tel « consensus différencié » portant sur les héritages religieux de l’Europe et les contributions des Églises et des communautés religieuses à la construction européenne pourrait trouver place dans le préambule de la future Constitution européenne. Il évoquerait brièvement les évènements historiques qui ont permis le consensus. Il exprimerait les points d’accord qui existent, entre les Églises et avec la laïcité. Il indiquerait aussi les différences qui séparent ces différentes instances en précisant que cellesci ne sont pas sources d’exclusion. Dans cette hypothèse de travail, les particularités des uns et des autres seraient pleinement reconnues. Elles deviendraient même la base de leur entente mutuelle.
Est-il possible de raisonner ainsi en ce qui concerne le nom de Dieu ? Je ne le pense pas. Il faudrait pour cela que l’Église catholique renonce à une image de Dieu pensé comme Absolu pour retenir décidément celle du Dieu proposé par le concile Vatican II, un Dieu qui promeut les différences tout en favorisant le dialogue entre les acteurs sociaux. Nous avons vu qu’il n’en était pas ainsi. L’Église romaine reste attachée à l’image d’un Dieu qui viendrait fonder les valeurs universelles et qui pourrait ainsi s’opposer aux prétentions totalitaires d’un État laïque. Elle oscille aujourd’hui entre les affirmations irréconciliables des deux derniers conciles. Ne vient-elle pas de canoniser, le même jour, les papes Pie IX et Jean XXIII, qui furent les artisans de ces deux conciles aux accents si contrastés, sinon contradictoires ? Au rythme de ces hésitations, on comprend que l’Église reste une menace pour la laïcité.
Mais il faudrait aussi que de son côté, la laïcité n’absolutise pas sa propre production de sens en excluant ce qui, du religieux, n’est pas assimilable par elle. Est-elle prête à adopter aujourd’hui un regard démocratique, non oppresseur, autre que celui de la raison scientiste, positiviste, du XIXe siècle pour reprendre une formulation de Mohamed Arkoun3 ? Ce n’est pas certain non plus.
Si le nom de Dieu est mentionné dans le préambule, chacun mettra sous ce vocable sa manière de le comprendre, les uns pour s’y rallier, les autres pour s’en défaire et, au lieu de favoriser l’union, le « nom de Dieu » sera perçu comme un signe de contradiction.
- Marcel Gauchet, La religion dans la démocratie. Parcours de la laïcité, « Le Débat », Gallimard, 1998, passim p. 85 à 113.
- Déclaration commune de la Fédération luthérienne mondiale et de l’Église catholiqueromaine, DC 19 octobre 1997, p. 875 – 895.
- Mohammed Arkoun, La laïcité et l’impensé religieux dans la pensée européenne contemporaine, p. 164.