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Nommer Dieu ?

Numéro 01/2 Janvier-Février 2003 - Constitution européenne par Philippe Bacq

janvier 2003

Si le nom de Dieu est men­tion­né dans le pré­am­bule, cha­cun met­tra sous ce vocable sa manière de le com­prendre, les uns pour s’y ral­lier, les autres pour s’en défaire. Et au lieu de favo­ri­ser l’U­nion, le « nom de Dieu » sera per­çu comme un signe de contra­dic­tion. L’É­glise romaine reste atta­chée à l’i­mage d’un Dieu qui vien­drait fon­der les valeurs uni­ver­selles et pour­rait ain­si s’op­po­ser aux pré­ten­tions tota­li­taires d’un État laïque. L’É­glise reste ain­si une menace pour la laï­ci­té. De son côté, la laï­ci­té a long­temps abso­lu­ti­sé sa propre pro­duc­tion de sens en excluant ce qui, du reli­gieux, n’est pas assi­mi­lable par elle. Est-elle prête à adop­ter aujourd’­hui un regard démo­cra­tique, non oppres­seur, autre que celui de la rai­son scien­tiste, posi­ti­viste, du XIXe siècle ?

Le genre lit­té­raire d’une Consti­tu­tion fait abs­trac­tion de l’his­toire et des convic­tions phi­lo­so­phiques ou reli­gieuses pour res­ter au strict niveau légis­la­tif. Une Consti­tu­tion doit res­ter au niveau des normes sur les­quelles un accord concret entre les par­te­naires du trai­té est pos­sible. Mais en est-il de même pour le pré­am­bule d’une Consti­tu­tion ? Cer­tains d’entre eux ont valeur juri­dique. Si c’est le cas pour la future Consti­tu­tion euro­péenne, la men­tion de Dieu ou de l’hé­ri­tage reli­gieux qui a contri­bué à construire l’Eu­rope ne se pose pas. Dans ce cas en effet, le genre lit­té­raire du pré­am­bule lui-même doit conser­ver la forme juri­dique de l’en­semble du traité.

Je pose donc comme hypo­thèse de tra­vail que le pré­am­bule de la Consti­tu­tion euro­péenne n’au­ra pas de valeur juri­dique. Dans ce cas, on peut pen­ser que la ques­tion posée est sans impor­tance : pour­quoi dis­cu­ter d’un point qui n’au­ra aucune uti­li­té pra­tique ? Mais on peut aus­si pen­ser que cette ques­tion est très impor­tante. En effet, le pré­am­bule de la future Consti­tu­tion pose­ra le ter­reau com­mun des valeurs qui ont construit l’Eu­rope et qui conti­nue­ront d’ins­pi­rer l’U­nion euro­péenne. De ce point de vue sym­bo­lique, comme mémoire de l’his­toire qui a fait l’Eu­rope et comme ciment du lien social qui conti­nue­ra d’u­nir les Euro­péens, ce qui figu­re­ra dans le pré­am­bule sera sym­bo­li­que­ment source d’u­nion ou de division.

Je par­le­rai en tant que théo­lo­gien catho­lique, mais en mon nom per­son­nel. Je ne repré­sente donc pas ici la posi­tion offi­cielle de l’É­glise catholique.

Je me pro­pose, dans un pre­mier temps, de réca­pi­tu­ler les requêtes de cer­taines Églises à ce sujet et les moti­va­tions qui les guident, puis de leur oppo­ser la posi­tion de la Fédé­ra­tion huma­niste euro­péenne, une des ins­tances repré­sen­ta­tives du point de vue de la laïcité.

Dans un deuxième temps, je pro­po­se­rai une réflexion à par­tir de l’histoire.

Requêtes des églises et résistances de la fédération humaniste

J’ai consul­té cinq docu­ments pro­ve­nant de diverses Églises qui ont déjà don­né leur avis :

  • le Saint Synode de l’É­glise ortho­doxe de Grèce (docu­ment du 30 mai 2002).
  • L’É­glise évan­gé­lique de Fin­lande (docu­ment du 30 mai 2002).
  • la Confé­rence des Églises euro­péennes, qui ras­semble cent-vingt-sept églises des tra­di­tions angli­canes, ortho­doxe, pro­tes­tante et vieille-catho­lique (K.E.K.).
  • les pré­si­dents des confé­rences épis­co­pales catho­liques alle­mandes et du conseil de l’É­glise évan­gé­lique d’Allemagne.
  • le secré­ta­riat de la Com­mis­sion des épis­co­pats catho­liques de la Com­mu­nau­té euro­péenne (Comece) (docu­ment du 22 mai 2002).

Requêtes des Églises

À la lec­ture de ce dos­sier, quatre requêtes émergent, que plu­sieurs de ces Églises dési­rent voir figu­rer dans le pré­am­bule de la Consti­tu­tion ou du nou­veau trai­té euro­péen. Elles ne se lisent pas dans cha­cun des docu­ments, mais elles appa­raissent toutes les quatre dans au moins deux d’entre eux :

  1. Que le pré­am­bule recon­naisse les droits et les devoirs fon­da­men­taux, basés sur les droits de l’homme, la liber­té et la soli­da­ri­té. Qu’il affirme le droit à la liber­té reli­gieuse, tant pour les indi­vi­dus que pour les com­mu­nau­tés religieuses ;
  2. qu’il recon­naisse l’hé­ri­tage reli­gieux et spi­ri­tuel de l’Eu­rope et la contri­bu­tion de cet héri­tage à l’é­la­bo­ra­tion des valeurs européennes ;
  3. qu’il fasse état de la contri­bu­tion des Églises et des com­mu­nau­tés reli­gieuses dans la construc­tion de l’Eu­rope ; du rôle par­ti­cu­lier et de la signi­fi­ca­tion posi­tive de la reli­gion et de l’É­glise pour l’in­té­gra­tion européenne ;
  4. qu’il men­tionne enfin expli­ci­te­ment l’ou­ver­ture et l’al­té­ri­té ultimes asso­ciées au nom de Dieu. C’est la requête qui nous inté­resse plus spé­cia­le­ment aujourd’­hui. Elle émane de la Comece, qui repré­sente l’É­glise catho­lique, et de l’É­glise évan­gé­lique d’Allemagne.

Quatre niveaux de requêtes appa­raissent ainsi :

les valeurs uni­ver­selles qui seraient com­munes à tous les Euro­péens : les droits de l’homme et par­mi eux le droit à la liber­té religieuse ;

  • des valeurs plus par­ti­cu­lières, com­munes à cer­tains Euro­péens seule­ment, mais qui ont joué un rôle dans la construc­tion de l’Eu­rope : l’hé­ri­tage reli­gieux et spi­ri­tuel de l’Europe ;
  • les apports effec­tifs des ins­ti­tu­tions reli­gieuses : la contri­bu­tion des Églises et des com­mu­nau­tés religieuses ;
  • enfin, le niveau du fon­de­ment ultime de ces valeurs et contri­bu­tions : non pas seule­ment la Trans­cen­dance, notion abs­traite, pro­pre­ment phi­lo­so­phique, mais Dieu lui-même, conçu comme le réfé­rent onto­lo­gique de la Transcendance.

Pour ces Églises, la men­tion du « nom de Dieu » est donc insé­pa­rable des trois autres requêtes. Elle est la clef de voute d’un ensemble cohé­rent. La réflexion ne peut l’i­so­ler des autres reven­di­ca­tions qui lui donnent sens. Trois moti­va­tions sont en effet allé­guées pour que le nom de Dieu soit ins­crit dans le pré­am­bule de la future Consti­tu­tion européenne.

Tout d’a­bord, « faci­li­ter l’i­den­ti­fi­ca­tion des citoyens avec les valeurs de l’U­nion euro­péenne », dit le docu­ment de la Comece. Cette for­mu­la­tion rejoint celle de l’É­glise évan­gé­lique d’Al­le­magne : fon­der les préa­lables que la com­mu­nau­té ne peut se don­ner à elle-même et qui expriment la com­mu­nau­té des valeurs sur les­quelles s’ap­puie l’U­nion euro­péenne. Ain­si, selon ces Églises, Dieu seul peut offrir un fon­de­ment stable à ces valeurs.

Ensuite, « faire recon­naitre que le pou­voir public n’est pas un abso­lu », dit le Comece, moti­va­tion qui revient comme en écho dans le docu­ment de l’É­glise évan­gé­lique : « refu­ser l’ab­so­lu­ti­sa­tion de l’ordre poli­tique ». Pour rejoindre cet objec­tif, une réfé­rence à une simple ouver­ture, à une alté­ri­té ou une trans­cen­dance non pré­ci­sée ne suf­fit pas. Celle-ci doit être asso­ciée au nom de Dieu lui-même.

Enfin, « garan­tir la liber­té de la per­sonne humaine », dit la Comece, moti­va­tion non reprise par le Conseil évangélique.

Cer­taines Églises attri­buent donc à Dieu une triple fonc­tion : il fonde les valeurs, il rela­ti­vise le pou­voir poli­tique et il garan­tit la liber­té des per­sonnes. Nous aurons à reve­nir sur la repré­sen­ta­tion de Dieu qui se des­sine en fili­grane de ces moti­va­tions, après avoir exa­mi­né la posi­tion de la Fédé­ra­tion huma­niste européenne.

Résis­tances de la Fédé­ra­tion huma­niste européenne

Indé­pen­dam­ment de ces requêtes, dans un docu­ment daté du 13 mai 2002, la Fédé­ra­tion huma­niste européenne2 avait déjà émis un avis d’une tout autre venue. Elle s’é­tait éton­née face à une affir­ma­tion du Livre blanc de la Com­mis­sion euro­péenne qui admet­tait que les Églises et les com­mu­nau­tés reli­gieuses ont une contri­bu­tion spé­ci­fique à appor­ter dans la construc­tion euro­péenne. Elle avait évo­qué trois argu­ments pour refu­ser toute allu­sion à un apport spé­ci­fique des Églises.

Tout d’a­bord, « les contri­bu­tions spé­ci­fiques de cha­cune d’entre elles ne s’a­dressent pas à l’en­semble de la popu­la­tion ». Dès lors, les convic­tions reli­gieuses ne relèvent pas des trai­tés, donc des com­pé­tences com­mu­nau­taires. On peut en déduire que, selon la Fédé­ra­tion, il ne convien­drait pas de men­tion­ner les contri­bu­tions des Églises dans le pré­am­bule, parce que celles-ci ne concernent pas tous les Européens.

Ensuite, la majo­ri­té des citoyens ne sont plus guère pra­ti­quants et même quand ils le sont, « tous ne suivent pas les posi­tions de leurs Églises concer­nant les modes de vie de cha­cun sur la famille, le mariage et l’u­nion libre, le divorce, l’a­vor­te­ment et la contra­cep­tion, les ques­tions bioé­thiques, etc. » Dès lors les posi­tions offi­cielles des Églises ne sont plus suf­fi­sam­ment par­ta­gées pour cimen­ter l’u­nion des peuples. Et la Fédé­ra­tion consta­tait : « Ceci est par­ti­cu­liè­re­ment frap­pant en ce qui concerne le droit des femmes, des homo­sexuels, de tout ce qui touche à la sexua­li­té et à la repro­duc­tion. » Les Églises et les reli­gions n’ont plus le mono­pole des valeurs. Selon cette logique, il ne convien­drait pas que la future Consti­tu­tion men­tionne l’hé­ri­tage reli­gieux qui a contri­bué à construire l’Eu­rope parce qu’il n’est plus de nature aujourd’­hui à uni­fier les Européens.

Enfin, vou­loir men­tion­ner la trans­cen­dance, et à plus forte rai­son vou­loir nom­mer Dieu, est contraire au prin­cipe des États démo­cra­tiques qui tirent leur légi­ti­mi­té et leur sou­ve­rai­ne­té du seul peuple citoyen. Dès lors : « si pour trou­ver une légi­ti­mi­té propre, l’U­nion euro­péenne fait appel à la reli­gion et recherche la légi­ti­mi­té reli­gieuse, elle déforce la légi­ti­mi­té du peuple sou­ve­rain. L’U­nion ne peut s’en­ga­ger dans cette voie »

La Fédé­ra­tion concluait logi­que­ment : « par consé­quent, la citoyen­ne­té et la socié­té civile de l’U­nion ne peuvent être fon­dées sur des convic­tions reli­gieuses ou des mes­sages repo­sant sur une forme de trans­cen­dance. Les pou­voirs publics et l’U­nion euro­péenne n’ont pas à inter­ve­nir dans ces matières car ils se doivent de res­pec­ter la liber­té religieuse. »

Deux remarques à pro­pos de ces moti­va­tions. Tout d’a­bord, elles mani­festent une cer­taine concep­tion de l’u­ni­ver­sel que j’ex­pri­me­rais comme ceci : l’u­ni­ver­sel fait abs­trac­tion des par­ti­cu­la­ri­tés. Ain­si, la socié­té civile, prise dans son ensemble, doit mettre entre paren­thèses toute réfé­rence à des contri­bu­tions plus par­ti­cu­lières, celles des Églises notam­ment et seules les convic­tions de la majo­ri­té doivent être prises en compte, abs­trac­tion faite des apports plus par­ti­cu­liers de cer­taines mino­ri­tés. Ensuite, la réfé­rence à Dieu est exclue en fonc­tion du prin­cipe démo­cra­tique, fon­dé sur la sou­ve­rai­ne­té popu­laire : on craint que le recours à l’au­to­ri­té de Dieu n’entre en concur­rence avec l’au­to­ri­té sou­ve­raine du peuple. Or, cette repré­sen­ta­tion de Dieu est pré­ci­sé­ment celle qui pousse les Églises à deman­der que son nom figure dans le pré­am­bule de la Constitution.

Nous nous trou­vons donc face à une cer­taine concep­tion de Dieu, d’une part, et face à une cer­taine manière de pen­ser la démo­cra­tie, de l’autre. Com­ment pen­ser ce conflit qui, de prime abord, parait irréconciliable ?

Une manière de réfléchir à partir de l’histoire

Je pro­pose une réflexion en quatre étapes. La pre­mière met­tra en lumière la repré­sen­ta­tion de Dieu qui est sous-jacente à la requête des Églises et qui est refu­sée par la Fédé­ra­tion huma­niste euro­péenne. La deuxième déga­ge­ra le pro­ces­sus intel­lec­tuel qui a éla­bo­ré cette concep­tion et qui, à mon avis, est simi­laire à celui qui a pro­duit la socié­té euro­péenne. J’in­di­que­rai ensuite quelques évo­lu­tions cultu­relles récentes et mon­tre­rai enfin que celles-ci invitent à renou­ve­ler la manière de conce­voir Dieu et le fonc­tion­ne­ment du prin­cipe démo­cra­tique. La conclu­sion renoue­ra avec le pré­am­bule de la future Consti­tu­tion euro­péenne. Dans le cadre limi­té de cette inter­ven­tion, je ne pren­drai en compte que le Dieu de la tra­di­tion romaine, en étant bien conscient que l’in­té­gra­tion de musul­mans de plus en plus nom­breux dans l’U­nion euro­péenne rend plus com­plexe encore la ques­tion à trai­ter. De la même manière, je n’en­vi­sage que la posi­tion de la Fédé­ra­tion huma­niste euro­péenne, qui ne repré­sente qu’un cou­rant de pen­sée de la laïcité.

La concep­tion de Dieu qui sous-tend la requête des Églises et le refus de la Fédé­ra­tion huma­niste européenne

Au point de départ, il me parait essen­tiel de dis­tin­guer clai­re­ment entre Dieu et la repré­sen­ta­tion que les humains se forgent de lui. Cette dis­tinc­tion capi­tale est rare­ment posée de façon opé­ra­tion­nelle dans le dis­cours reli­gieux. À sup­po­ser que Dieu existe, entre lui et nous se glissent tou­jours les diverses repré­sen­ta­tions que nous nous fai­sons de lui et qui peuvent for­te­ment évo­luer au cours des temps. Au XVIe siècle, par exemple, en Europe, l’É­glise romaine pen­sait hono­rer Dieu en pre­nant part aux guerres de reli­gion et en condam­nant au bucher ceux et celles qu’elle consi­dé­rait comme « héré­tiques ». Mais aujourd’­hui, dans la décla­ra­tion du concile Vati­can II sur la liber­té reli­gieuse, elle s’est pro­non­cée en faveur des droits de l’homme et de la liber­té de conscience et ce, au nom du même Dieu. C’est dire que la repré­sen­ta­tion de Dieu de l’É­glise romaine a for­te­ment évo­lué au cours des siècles. Vou­loir fon­der « les valeurs » euro­péennes sur Dieu, c’est tou­jours les fon­der sur une cer­taine repré­sen­ta­tion de Dieu que des Églises se donnent à un moment de l’his­toire. On vou­drait trou­ver en Dieu un fon­de­ment ultime et intan­gible aux valeurs, mais ce fon­de­ment n’é­chappe ni à la contin­gence his­to­rique du moment ni à la for­mu­la­tion théo­lo­gique liée à cette contin­gence. En nom­mant Dieu, on vou­drait bâtir sur le roc, mais ne construit-on pas en fait sur du sable… ?

Ce qui est vrai de Dieu l’est aus­si des valeurs qui seraient nom­mées dans le pré­am­bule de la future Consti­tu­tion. Elles aus­si sont rela­tives à la manière de se les repré­sen­ter et d’en par­ler à un moment pré­cis de l’his­toire. Mais la rela­ti­vi­té des valeurs est géné­ra­le­ment mieux accep­tée que celle de Dieu.

Voi­là pour­quoi cer­taines Églises vou­draient recou­rir à lui pour fon­der les valeurs.

La ques­tion qui nous retient se for­mule dès lors ain­si : quelle repré­sen­ta­tion de Dieu sous-tend la requête des Églises qui sou­haitent le voir nom­mer dans le pré­am­bule de la Consti­tu­tion euro­péenne ? Elle cor­res­pond, me semble-t-il, à la manière phi­lo­so­phique de conce­voir un « Abso­lu » imma­té­riel et trans­cen­dant qui serait « délié » des contin­gences de l’his­toire. C’est la concep­tion de Dieu que l’É­glise romaine avait défi­ni au concile Vati­can I (1870) à l’é­poque où cer­tains phi­lo­sophes, tels Feuer­bach et Marx, niaient l’exis­tence même de Dieu :

« La sainte Église catho­lique croit et pro­fesse qu’il y a un seul Dieu vrai et
vivant, Créa­teur et Sei­gneur du ciel et de la terre, tout-puis­sant, éternel,
immense, incom­pré­hen­sible, infi­ni en intel­li­gence, en volon­té et en toute
per­fec­tion. Vu qu’il est une sub­stance spi­ri­tuelle unique et sin­gu­lière, absolument
simple et immuable, il faut affir­mer qu’il est dis­tinct du monde en
réa­li­té et par essence, qu’il est par­fai­te­ment heu­reux en lui-même et par luimême
et qu’il est inef­fa­ble­ment éle­vé au-des­sus de tout ce qui est et peut se
conce­voir en dehors de lui. » (Dei Filius, ch. 1.)

Si un tel Dieu crée le monde et s’il se révèle aux humains comme étant la Véri­té incréée, alors l’homme dépend tota­le­ment de lui et la rai­son humaine doit se sou­mettre plei­ne­ment à la révé­la­tion divine. La foi devient une obli­ga­tion qui s’im­pose à tous : « Puisque l’homme dépend tota­le­ment de Dieu comme son créa­teur et Sei­gneur et que la rai­son créée est com­plè­te­ment sou­mise à la Véri­té incréée, nous sommes tenus de pré­sen­ter par la foi à Dieu qui se révèle, la sou­mis­sion plé­nière de notre intel­li­gence et de notre volon­té. » (Idem, ch. 2.)

Dans la logique de cette argu­men­ta­tion, le concile pas­sait ensuite tout natu­rel­le­ment de la révé­la­tion de Dieu à la fonc­tion de l’É­glise catho­lique. Puis­qu’elle est la seule gar­dienne de la révé­la­tion divine, tous doivent don­ner leur assen­ti­ment à la doc­trine qu’elle pré­sente comme révé­lée et qui est tout aus­si immuable et infaillible que le Dieu qui la fonde : « Ajou­tons qu’on doit croire de foi divine et catho­lique tout ce qui est conte­nu dans la parole de Dieu, écrite ou trans­mise par la Tra­di­tion, et que l’É­glise pro­pose à croire comme divi­ne­ment révé­lé, soit par un juge­ment solen­nel, soit par son magis­tère ordi­naire et uni­ver­sel… » (Idem, ch. 3.)

Et le concile ajou­tait : « La doc­trine de la foi que Dieu a révé­lée n’a pas été pro­po­sée comme une décou­verte phi­lo­so­phique à faire pro­gres­ser par la réflexion de l’homme mais comme un dépôt divin confié à l’é­pouse du Christ pour qu’elle le garde fidè­le­ment et le pré­sente infailli­ble­ment. En consé­quence, le sens des dogmes sacrés qui doit être conser­vé à per­pé­tui­té est celui que notre Mère la Sainte Église a pré­sen­té une fois pour toutes et jamais il n’est pos­sible de s’en éloi­gner sous le pré­texte et au nom d’une com­pré­hen­sion plus pous­sée… » (Idem, ch. IV.)

Il s’a­git là d’une concep­tion de Dieu qui date de plus d’un siècle et aujourd’­hui l’É­glise romaine a for­te­ment évo­lué. Le concile Vati­can II a en effet renou­ve­lé fon­da­men­ta­le­ment cette manière de conce­voir Dieu. J’y revien­drai. Mais des docu­ments récents qui émanent de la Congré­ga­tion pour la doc­trine de la foi reviennent à cette concep­tion ancienne et tendent même à la ren­for­cer. La note doc­tri­nale qui accom­pagne le Motu pro­prio ad Tuen­dam fidem, de 1998, veut étendre l’in­failli­bi­li­té de l’É­glise non seule­ment au domaine des véri­tés for­mel­le­ment révé­lées, comme c’é­tait le cas à l’é­poque du concile Vati­can I, mais aus­si à une nou­velle caté­go­rie de véri­tés qui com­prend « toutes les doc­trines ayant trait au domaine dog­ma­tique ou moral qui sont néces­saires pour gar­der et expo­ser fidè­le­ment le dépôt de la foi, même si elles n’ont pas été pro­po­sées par le magis­tère de l’É­glise comme for­mel­le­ment révélées[Note doc­tri­nale de la Congré­ga­tion pour la doc­trine de la foi, DC 2186, 1998, p. 653 – 656.]. »

Comme exemples de telles véri­tés, la note men­tionne dans le domaine moral l’illi­céi­té de l’eu­tha­na­sie, de la pros­ti­tu­tion et de la for­ni­ca­tion. Il ne s’a­git là que de quelques exemples. À l’a­ve­nir, la hié­rar­chie de l’É­glise pour­rait intro­duire dans cette nou­velle caté­go­rie de véri­tés décla­rées infaillibles toutes les décla­ra­tions éthiques qui lui paraissent néces­saires pour gar­der fidè­le­ment le dépôt de la foi. À la limite, les chré­tiens euro­péens ne pour­raient plus prendre part à aucun débat démo­cra­tique sur ce genre de ques­tions, sinon en défen­dant le point de vue de la hié­rar­chie repré­sen­tée par la Congré­ga­tion. On sait le tol­lé qu’a jeté cette note par­mi les théo­lo­giens catho­liques, notam­ment en France.

Si elle s’im­po­sait, cette doc­trine sur l’in­failli­bi­li­té per­tur­be­rait à la racine la pos­si­bi­li­té même d’un débat démo­cra­tique, car celui-ci pré­sup­pose que cha­cun des deux par­te­naires puisse évo­luer dans sa pen­sée grâce aux argu­ments avan­cés par l’autre. Si l’un d’eux pré­sente d’emblée une posi­tion qui est cou­verte par l’in­failli­bi­li­té, dans ce cas de l’É­glise, toute confron­ta­tion authen­tique devient impos­sible. On com­prend aisé­ment que la laï­ci­té ne puisse accep­ter une telle pers­pec­tive. Elle est incom­pa­tible avec la liber­té de conscience et elle oppo­se­rait régu­liè­re­ment l’É­glise à l’É­tat sou­ve­rain. L’in­com­pa­ti­bi­li­té entre les deux points de vue est totale.

La démarche intel­lec­tuelle qui sous-tend cette concep­tion de Dieu et son refus

Et cepen­dant, ces deux points de vue si oppo­sés ne reposent-ils pas sur une démarche intel­lec­tuelle simi­laire ? Il me semble que cette ques­tion vaut la peine d’être posée.

Du côté de l’Église

Au point de départ de la reli­gion chré­tienne, se trouve l’ex­pé­rience concrète de la foi que le peuple d’Is­raël puis les com­mu­nau­tés chré­tiennes pri­mi­tives ont expri­mée dans l’É­cri­ture. Or celle-ci se pré­sente essen­tiel­le­ment sous une forme nar­ra­tive. Une grande par­tie du pre­mier et du deuxième Tes­ta­ment est consti­tuée de récits qui racontent l’his­toire d’un peuple et celle de Jésus, le Christ, issu de ce peuple. Les par­ties non nar­ra­tives de Tes­ta­ment, les lettres apos­to­liques font tou­jours réfé­rence à l’his­toire, consi­dé­rée comme le fon­de­ment pre­mier de la foi.

Mais cet aspect nar­ra­tif qui consti­tue la forme pre­mière de la révé­la­tion a tota­le­ment dis­pa­ru dans les for­mu­la­tions dog­ma­tiques pos­té­rieures. La tra­di­tion de l’É­glise latine a en effet opé­ré par abs­trac­tion. Elle a mis de côté l’ex­pé­rience de foi pour réflé­chir logi­que­ment sur le conte­nu ration­nel du mes­sage et ce, à tra­vers des concepts phi­lo­so­phiques emprun­tés à la culture du temps. Déjà saint Paul a tra­vaillé la tra­di­tion orale qui l’a pré­cé­dé à tra­vers les caté­go­ries de pen­sée de la phi­lo­so­phie stoï­cienne. Cer­tains pères de l’É­glise ont sui­vi son exemple et, des siècles plus tard, saint Tho­mas a retra­vaillé le même don­né à par­tir des concepts de la phi­lo­so­phie aris­to­té­li­cienne. L’É­glise a ain­si pro­duit en dehors d’elle, par déduc­tions suc­ces­sives, un édi­fice dog­ma­tique, moral, cano­nique et ins­ti­tu­tion­nel d’une grande cohé­rence. Au fil des siècles, cette tra­di­tion a acquis une objec­ti­vi­té qui s’est impo­sée aux croyants comme un dépôt infaillible sous­trait aux évo­lu­tions de l’his­toire et l’É­glise a deman­dé à ses membres d’in­té­rio­ri­ser cet ensemble, en uti­li­sant la contrainte si c’é­tait néces­saire. Les menaces d’ex­com­mu­ni­ca­tion et plus radi­ca­le­ment d’une peine éter­nelle étaient les grands ins­tru­ments du contrôle des consciences. Para­doxa­le­ment, alors que l’ex­pé­rience his­to­rique était au point de départ de la tra­di­tion, la réfé­rence à l’his­toire s’é­tait tota­le­ment per­due en cours de route. Au terme de l’en­semble du pro­ces­sus, se des­sine une concep­tion de Dieu qui résorbe toutes les par­ti­cu­la­ri­tés his­to­riques et qui exclut hors de l’É­glise ceux et celles qui ne pensent pas comme elle. Hors de l’É­glise, pas de salut ! Selon ce sché­ma de pen­sée, le nom de Dieu évoque sym­bo­li­que­ment le pro­ces­sus intel­lec­tuel et ins­ti­tu­tion­nel qui conduit à l’ex­clu­sion du différent.

Du côté de la société

Au XVIIIe siècle, en France, la phi­lo­so­phie des Lumières s’est éla­bo­rée en contre­point de cette pen­sée hété­ro­nome qui s’é­tait impo­sée à l’É­tat. L’An­cien Régime était en effet fon­dé sur une monar­chie de droit divin. La pen­sée laïque a eu l’im­mense mérite de déga­ger pro­gres­si­ve­ment l’É­tat de la tutelle de l’É­glise, d’a­bord en France puis en Europe. La sépa­ra­tion des pou­voirs est aujourd’­hui un acquis déci­sif des socié­tés démo­cra­tiques euro­péennes. Mais la dyna­mique de la pen­sée qui a conduit à cette sépa­ra­tion n’est-elle pas res­tée la même ? Au point de départ de la réflexion phi­lo­so­phique des Lumières, il y avait aus­si l’ex­pé­rience concrète. Celle d’un peuple qui avait construit son his­toire à tra­vers des par­ti­cu­la­ri­tés reli­gieuses atro­ce­ment conflic­tuelles. Les guerres de reli­gion avaient rava­gé le XVIe siècle. Par un pro­cé­dé d’abs­trac­tion, la rai­son cri­tique avait pris dis­tance par rap­port à ces par­ti­cu­la­ri­tés reli­gieuses. Elle avait pro­duit par déduc­tions suc­ces­sives des concepts uni­ver­sels qui avaient don­né nais­sance aux ins­ti­tu­tions éco­no­miques, poli­tiques et cultu­relles, en rédui­sant les diver­si­tés par­ti­cu­lières en fonc­tion de l’in­té­rêt géné­ral. L’en­semble de ces pro­duc­tions avaient acquis une objec­ti­vi­té qui s’é­tait impo­sée du dehors à la socié­té civile. Dans un tel pro­ces­sus de socia­li­sa­tion, l’É­tat ne fai­sait-il pas figure « de sub­stance nor­ma­tive, comme dit Mar­cel Gau­chet, d’ins­tance de sur­plomb, de lieu à part et au-des­sus où se déter­mine l’exis­tence col­lec­tive1 » ? Un État supé­rieur à la socié­té civile qui l’a­vait cepen­dant pro­duit. N’é­tait-il pas en quelque sorte l’en­vers du Dieu de la reli­gion que nous avons évo­qué ? Au bout du pro­ces­sus, l’Un n’a-t-il pas de nou­veau absor­bé le mul­tiple en fai­sant abs­trac­tion des par­ti­cu­la­ri­tés ? N’est-ce pas pour cette rai­son que la Fédé­ra­tion huma­niste euro­péenne refuse toute allu­sion aux par­ti­cu­la­ri­tés reli­gieuses et à la contri­bu­tion spé­ci­fique des Églises dans le pré­am­bule de la Consti­tu­tion européenne ?

Les évo­lu­tions actuelles

C’est pré­ci­sé­ment cette concep­tion de l’u­ni­ver­sel qui est en train de chan­ger dans la culture euro­péenne contem­po­raine. Dans son livre La reli­gion dans la démo­cra­tie, Mar­cel Gau­chet remarque que depuis une tren­taine d’an­nées, un écart tou­jours plus pro­fond se creuse entre l’É­tat et la socié­té civile, d’une part, et entre les croyants et les Églises, de l’autre. La dyna­mique qui creuse cet écart est la même : les Euro­péens sont déci­dé­ment entrés dans ce qu’il appelle « une socié­té de mar­ché », une socié­té où, à tous les niveaux, les inté­rêts par­ti­cu­liers priment l’in­té­rêt géné­ral. De même que les citoyens ne voient plus « la valeur suprême dans la chose publique », de même les croyants ne se sou­mettent plus à la tra­di­tion des Églises ; ils cherchent en elles ce qu’ils estiment bon pour eux, ce qui peut « les consti­tuer dans leurs iden­ti­tés sin­gu­lières ». « Aucun impé­ra­tif supé­rieur n’est plus là pour orien­ter la vie de tous les jours », observe-t-il, ni Dieu ni l’É­tat. En Europe, ce fait nou­veau trans­forme consi­dé­ra­ble­ment le rôle que jouent les croyances par­ti­cu­lières et les adhé­sions pri­vées à des groupes élec­tifs : « il est deman­dé à ces croyances et adhé­sions de se faire pour­voyeuses de sens de la vie col­lec­tive en demeu­rant de l’ordre de l’op­tion indi­vi­duelle, étant enten­du que seules des inter­pré­ta­tions pri­vées de fins publiques sont concevables. »

Dans cette nou­velle donne sociale, il ne s’a­git plus de réduire les dif­fé­rences en fonc­tion d’une uni­té supé­rieure. Même les droits de l’homme sont, dans les faits, deve­nus les droits pri­vés des indi­vi­dus. Alors que jadis les par­ti­cu­la­ri­tés « étaient ce qu’il conve­nait de mettre de côté pour nouer un dia­logue, elles deviennent ce sur la base de quoi l’é­change s’établit ».

En ce qui me concerne, je par­tage cette ana­lyse. Elle me semble confir­mée par l’ex­pé­rience quo­ti­dienne, notam­ment par­mi les jeunes. Mais s’il en est ain­si, cette situa­tion nou­velle trans­forme consi­dé­ra­ble­ment le rôle que peuvent jouer les auto­ri­tés poli­tiques et reli­gieuses aujourd’­hui. Je dirai un mot bref du rôle que peut jouer l’É­tat au regard de ces évo­lu­tions, et je déve­lop­pe­rai davan­tage la nou­velle concep­tion de Dieu qui peut renou­ve­ler la manière dont l’É­glise pour­rait se situer.

Le rôle de l’É­tat au regard des évo­lu­tions actuelles

En ce qui concerne l’au­to­ri­té de l’É­tat, Mar­cel Gau­chet pré­cise : « Tout ce que l’au­to­ri­té sociale est fon­dée à faire, c’est de veiller à la défi­ni­tion et à l’ob­ser­va­tion de ces règles (de l’é­change), en aucun cas de se mêler de régen­ter à prio­ri la part des uns et des autres au nom d’un inté­rêt supé­rieur dont elle détien­drait les clés, l’in­té­rêt géné­ral ne pou­vant être conçu autre­ment que comme la résul­tante à pos­té­rio­ri du libre concours des inté­rêts particuliers. »

Le poli­tique ne peut donc plus défi­nir à prio­ri les valeurs qu’il pour­rait impo­ser aux citoyens au nom de l’in­té­rêt géné­ral. Il ne peut plus que pré­ci­ser et faire appli­quer les règles qui vont per­mettre aux inté­rêts par­ti­cu­liers de se joindre les uns aux autres, l’in­té­rêt géné­ral deve­nant ce qui résulte de ces mul­tiples conjonc­tions. Dans ce cadre nou­veau, les déten­teurs du pou­voir sont contraints de recher­cher des alliances avec les mul­tiples ins­tances par­ti­cu­lières pour­voyeuses de sens et notam­ment avec les ins­ti­tu­tions reli­gieuses : « il leur faut aller cher­cher l’al­liance des auto­ri­tés morales et spi­ri­tuelles en tout genre au sein de la socié­té civile, les éle­ver à leurs côtés, les intro­ni­ser comme leurs inter­lo­cu­trices d’é­lec­tion, cela non seule­ment en gar­dant une stricte neu­tra­li­té à leur égard, mais en mar­quant leur dif­fé­rence. Le poli­tique est ame­né à légi­ti­mer le reli­gieux dans une accep­tion large… »

Ce point de vue, laïque lui aus­si, est assez dif­fé­rent de celui qu’ex­pri­mait la Fédé­ra­tion huma­niste euro­péenne. Certes, les chré­tiens sont de moins en moins nom­breux dans l’U­nion euro­péenne ; les mes­sages que dif­fusent les Églises sont par­ti­cu­liers et ne s’a­dressent qu’au petit nombre de leurs membres ; certes, l’É­tat trouve sa légi­ti­mi­té dans la sou­ve­rai­ne­té popu­laire, mais on ne peut en conclure que le pou­voir poli­tique n’a rien à rece­voir de ces Églises. Dans la situa­tion démo­cra­tique actuelle, sous peine de voir se creu­ser davan­tage encore le fos­sé qui sépare la socié­té civile et l’É­tat, il importe que ce der­nier noue des alliances avec ces Églises pour garan­tir sa propre légi­ti­mi­té. La laï­ci­té a‑t-elle une conscience suf­fi­sante de ce moment de l’his­toire qui l’in­vite à entrer dans une dyna­mique de tolé­rance et d’al­liance ? Et de leur côté, les déten­teurs du pou­voir en Europe sont-ils prêts à cher­cher l’as­sen­ti­ment des auto­ri­tés morales, reli­gieuses et spi­ri­tuelles ? Aujourd’­hui, cette ques­tion se pose avec une urgence nou­velle. Le pré­am­bule de la Consti­tu­tion euro­péenne n’est-il pas un lieu pri­vi­lé­gié pour indi­quer cette néces­si­té d’al­liance entre toutes les ins­tances pour­voyeuses de sens en Europe ?

Du côté de l’É­glise : une nou­velle repré­sen­ta­tion de Dieu

L’É­glise, elle aus­si, est inter­pel­lée par les évo­lu­tions en cours. Quelle concep­tion de Dieu per­met­trait de renou­ve­ler la pen­sée et l’a­gir ins­ti­tu­tion­nel de l’É­glise ? Sur ce point, le concile Vati­can II a ouvert des pers­pec­tives très neuves et fécondes pour l’a­ve­nir. Il est reve­nu à la révé­la­tion de Dieu que mani­festent les récits de la Deuxième Alliance. Le Christ ne s’a­dresse-t-il pas à Dieu comme à son Père et ne reçoit-il pas de lui l’Es­prit en retour ? Sans igno­rer tota­le­ment la concep­tion de Dieu du concile Vati­can I, le der­nier concile a for­te­ment sou­li­gné la spé­ci­fi­ci­té du Dieu des chré­tiens : « Il est Dieu unique en trois per­sonnes dis­tinctes et diver­si­fiées. » Cha­cune d’entre elles trouve son iden­ti­té propre dans sa rela­tion aux deux autres et le des­sein de Dieu est d’in­tro­duire l’en­semble de l’hu­ma­ni­té dans la com­mu­nion des trois per­sonnes divines. « Tous, en effet, ont été créés à l’i­mage de Dieu et il y a une cer­taine res­sem­blance entre l’u­nion des per­sonnes divines et celle des fils de Dieu dans la véri­té et l’a­mour. » (GS 24)

Les humains sont à l’i­mage de Dieu pré­ci­sé­ment par les rela­tions qu’ils entre­tiennent entre eux dans la véri­té et dans l’a­mour. Chaque per­sonne a dès lors droit au res­pect dans ce qu’elle a d’u­nique et de plus per­son­nel, sa conscience. En effet, affirme clai­re­ment le concile, la digni­té de tout homme est d’o­béir à sa conscience et c’est elle qui le juge­ra. Ce juge­ment de conscience ne peut s’o­pé­rer que dans une vraie liber­té, celle-ci étant en l’homme « un signe pri­vi­lé­gié de l’i­mage divine ».

« La digni­té de l’homme exige donc de lui qu’il agisse selon un choix conscient et libre, mû et déter­mi­né par une convic­tion per­son­nelle et non sous le seul effet de pous­sées ins­tinc­tives ou d’une contrainte exté­rieure. » (GS16) Cette manière d’en­vi­sa­ger la digni­té de la per­sonne humaine réagit sur la façon de com­prendre la véri­té. Elle n’est plus, à Vati­can II, la véri­té incréée que l’É­glise seule a reçue en dépôt et qu’elle a la charge de conser­ver infailli­ble­ment. La véri­té se découvre pro­gres­si­ve­ment dans une recherche tâton­nante qui demande la col­la­bo­ra­tion de tous les acteurs sociaux. Il convient de cher­cher ensemble la véri­té, notam­ment en matière reli­gieuse, mais aus­si dans le domaine éthique.

« Par fidé­li­té à la conscience, les chré­tiens unis aux autres hommes doivent cher­cher ensemble la véri­té et la solu­tion juste de tant de pro­blèmes moraux que sou­lèvent aus­si bien la vie pri­vée que la vie sociale. » (GS16) Aucun sujet de dis­cus­sion n’est donc plus d’emblée sous­trait à la recherche parce qu’il serait cou­vert d’en haut par l’in­failli­bi­li­té de l’É­glise. Car la véri­té ne peut jamais être impo­sée par une ins­tance exté­rieure aux consciences per­son­nelles, ni celle de l’É­glise ni celle de l’É­tat sou­ve­rain. Elle ne peut convaincre que par sa force propre et n’a pour s’im­po­ser que la puis­sance de la douceur.

« Le Saint Concile pro­fesse éga­le­ment […] que la véri­té ne s’im­pose pas autre­ment que par la force de la véri­té elle-même, qui pénètre l’es­prit avec dou­ceur en même temps qu’a­vec puis­sance. » (DH1)

Ici, la véri­té ne se donne plus à tra­vers une doc­trine toute faite que l’É­glise pro­cla­me­rait au monde ou une pro­duc­tion de sens qu’un État laïque impo­se­rait aux citoyens. L’ac­cent se déplace du conte­nu de la véri­té vers sa forme propre. Et quelle est la forme de la véri­té ? Pré­ci­sé­ment celle d’une libre recherche à tra­vers l’é­change et le dia­logue. La manière de décou­vrir la véri­té entre ain­si dans la défi­ni­tion même de la vérité.

« Mais la véri­té doit être cher­chée selon la manière propre à la per­sonne humaine et à sa nature sociale, à savoir par une libre recherche, par le moyen de l’en­sei­gne­ment ou de l’é­du­ca­tion, de l’é­change et du dia­logue par les­quels les uns exposent aux autres la véri­té qu’ils ont trou­vée ou pensent avoir trou­vée, afin de s’ai­der mutuel­le­ment dans la recherche de la véri­té ; la véri­té une fois connue, c’est par un assen­ti­ment per­son­nel qu’il faut y adhé­rer fer­me­ment. Mais c’est par sa conscience que l’homme per­çoit et recon­nait les injonc­tions de la loi divine ; c’est elle qu’il est tenu de suivre fidè­le­ment en toutes ses acti­vi­tés pour par­ve­nir à sa fin qui est Dieu. » (DH3)

Cette nou­velle repré­sen­ta­tion de Dieu fonde, non plus tel­le­ment le conte­nu des valeurs mais la manière de les recher­cher et de les expri­mer à un moment don­né du temps. Dans cette pers­pec­tive en effet, l’U­nique démul­ti­plie des uniques, tout en les unis­sant dans la recherche com­mune d’une unique Véri­té. Cette manière d’ap­pré­hen­der la véri­té ne se réa­lise concrè­te­ment qu’à tra­vers des confron­ta­tions argu­men­tées, où les uns exposent aux autres la véri­té qu’ils ont trou­vée ou pensent avoir trou­vée. Ce qui devient ain­si essen­tiel dans la concep­tion même de la véri­té, c’est ce que Haber­mas appelle l’é­thique de la com­mu­ni­ca­tion : le res­pect des règles de l’é­change sans les­quelles aucune confron­ta­tion démo­cra­tique authen­tique ne serait plus possible.

La démarche de foi n’est plus une obli­ga­tion qui décou­le­rait logi­que­ment de la révé­la­tion que Dieu don­ne­rait de lui-même. Elle est une déci­sion libre qui est fon­dée sur l’ex­pé­rience per­son­nelle et com­mu­nau­taire d’un sur­croit de sens éprou­vé par les croyants lors­qu’ils accueillent Dieu dans leur vie.

Cette pers­pec­tive conci­liaire est évi­dem­ment très dif­fé­rente de celle qui s’ex­pri­mait dans la note de la Congré­ga­tion pour la doc­trine de la foi sur l’in­failli­bi­li­té de l’É­glise. Ce docu­ment est en pro­fond retrait par rap­port aux affir­ma­tions les plus neuves de Vati­can II. Une fois encore, le vin nou­veau a paru moins bon que l’an­cien. Mais il convient aus­si­tôt d’a­jou­ter que, para­doxa­le­ment, dans le domaine du dia­logue oecu­mé­nique, la même Congré­ga­tion a mis réso­lu­ment en oeuvre la pers­pec­tive ouverte par le concile. Le 31 octobre 1999, elle signait la décla­ra­tion com­mune de la Fédé­ra­tion luthé­rienne mon­diale et de l’É­glise romaine sur la jus­ti­fi­ca­tion. Or, cette décla­ra­tion exprime un accord dif­fé­ren­cié entre les deux Églises. Elle pro­pose d’a­bord le « consen­sus » sur lequel luthé­riens et catho­liques sont d’ac­cord, puis elle expose les dif­fé­rences qui sub­sistent entre les deux confes­sions, en pré­ci­sant que ces der­nières ne mettent pas en cause le consen­sus de fond et ne sont donc plus sources de condam­na­tions réci­proques. Le consen­sus porte en effet sur des véri­tés fon­da­men­tales tan­dis que les dif­fé­rences mani­festent le déve­lop­pe­ment de points par­ti­cu­liers2. Un tel accord ne fait plus abs­trac­tion des par­ti­cu­la­ri­tés. Celles-ci sont clai­re­ment recon­nues et expri­mées, mais elles ne sont plus pour autant sources d’ex­clu­sion. C’est bien plu­tôt à par­tir d’elles qu’un accord de fond devient possible.

Consensus différencié

À mon avis, un tel « consen­sus dif­fé­ren­cié » por­tant sur les héri­tages reli­gieux de l’Eu­rope et les contri­bu­tions des Églises et des com­mu­nau­tés reli­gieuses à la construc­tion euro­péenne pour­rait trou­ver place dans le pré­am­bule de la future Consti­tu­tion euro­péenne. Il évo­que­rait briè­ve­ment les évè­ne­ments his­to­riques qui ont per­mis le consen­sus. Il expri­me­rait les points d’ac­cord qui existent, entre les Églises et avec la laï­ci­té. Il indi­que­rait aus­si les dif­fé­rences qui séparent ces dif­fé­rentes ins­tances en pré­ci­sant que cel­les­ci ne sont pas sources d’ex­clu­sion. Dans cette hypo­thèse de tra­vail, les par­ti­cu­la­ri­tés des uns et des autres seraient plei­ne­ment recon­nues. Elles devien­draient même la base de leur entente mutuelle.

Est-il pos­sible de rai­son­ner ain­si en ce qui concerne le nom de Dieu ? Je ne le pense pas. Il fau­drait pour cela que l’É­glise catho­lique renonce à une image de Dieu pen­sé comme Abso­lu pour rete­nir déci­dé­ment celle du Dieu pro­po­sé par le concile Vati­can II, un Dieu qui pro­meut les dif­fé­rences tout en favo­ri­sant le dia­logue entre les acteurs sociaux. Nous avons vu qu’il n’en était pas ain­si. L’É­glise romaine reste atta­chée à l’i­mage d’un Dieu qui vien­drait fon­der les valeurs uni­ver­selles et qui pour­rait ain­si s’op­po­ser aux pré­ten­tions tota­li­taires d’un État laïque. Elle oscille aujourd’­hui entre les affir­ma­tions irré­con­ci­liables des deux der­niers conciles. Ne vient-elle pas de cano­ni­ser, le même jour, les papes Pie IX et Jean XXIII, qui furent les arti­sans de ces deux conciles aux accents si contras­tés, sinon contra­dic­toires ? Au rythme de ces hési­ta­tions, on com­prend que l’É­glise reste une menace pour la laïcité.

Mais il fau­drait aus­si que de son côté, la laï­ci­té n’ab­so­lu­tise pas sa propre pro­duc­tion de sens en excluant ce qui, du reli­gieux, n’est pas assi­mi­lable par elle. Est-elle prête à adop­ter aujourd’­hui un regard démo­cra­tique, non oppres­seur, autre que celui de la rai­son scien­tiste, posi­ti­viste, du XIXe siècle pour reprendre une for­mu­la­tion de Moha­med Arkoun3 ? Ce n’est pas cer­tain non plus.

Si le nom de Dieu est men­tion­né dans le pré­am­bule, cha­cun met­tra sous ce vocable sa manière de le com­prendre, les uns pour s’y ral­lier, les autres pour s’en défaire et, au lieu de favo­ri­ser l’u­nion, le « nom de Dieu » sera per­çu comme un signe de contradiction.

  1. Mar­cel Gau­chet, La reli­gion dans la démo­cra­tie. Par­cours de la laï­ci­té, « Le Débat », Gal­li­mard, 1998, pas­sim p. 85 à 113.
  2. Décla­ra­tion com­mune de la Fédé­ra­tion luthé­rienne mon­diale et de l’É­glise catho­li­que­ro­maine, DC 19 octobre 1997, p. 875 – 895.
  3. Moham­med Arkoun, La laï­ci­té et l’im­pen­sé reli­gieux dans la pen­sée euro­péenne contem­po­raine, p. 164.

Philippe Bacq


Auteur

Philippe Bacq est professeur au Centre international d'études et de formation religieuse Lumen Vitae à Bruxelles.