Skip to main content
logo
Lancer la vidéo

Nom d’enfant !

Numéro 07/8 Juillet-Août 2002 - Idées-société par Théo Hachez

janvier 2009

Pour­quoi ne pas le recon­naitre : alors que diverses pro­po­si­tions de loi pro­jettent de réfor­mer le sys­tème d’at­tri­bu­tion de ce qu’on appelle com­mu­né­ment le « nom de famille », il appa­rait que nous sommes peu pré­pa­rés à un tel débat. Comme beau­coup de tra­di­tions relayées par la loi, la trans­mis­sion des noms chez nous se donne d’a­bord à voir par sa motivation […]

Pour­quoi ne pas le recon­naitre : alors que diverses pro­po­si­tions de loi
pro­jettent de réfor­mer le sys­tème d’at­tri­bu­tion de ce qu’on appelle
com­mu­né­ment le « nom de famille », il appa­rait que nous sommes
peu pré­pa­rés à un tel débat.

Comme beau­coup de tra­di­tions relayées par la loi, la transmission
des noms chez nous se donne d’a­bord à voir par sa moti­va­tion originelle
 : le sys­tème actuel pri­vi­lé­gie clai­re­ment, voire exclusivement,
une « lec­ture » patri­li­néaire des indi­vi­dus. En même temps, s’il ne
s’a­git que d’un signe — et tenant compte, par ailleurs, des autres
pro­grès de l’é­ga­li­té des sexes -, notre sys­tème d’at­tri­bu­tion du nom
peut aus­si être appré­hen­dé comme arbi­traire : son carac­tère conventionnel
et auto­ma­tique tend à mettre son sens hors de por­tée des
indi­vi­dus, qu’il affecte indifféremment.

Tant qu’on s’en tient à cette double approche super­fi­cielle, l’institution
du nom appa­rait dis­po­nible à une réforme qui, à tout le moins,
la ren­drait plus poli­ti­que­ment cor­recte en la débar­ras­sant de ses oripeaux
moyen­âgeux. Et per­met­trait d’en­vi­sa­ger, au-delà, un fonctionnement
plus conforme aux valeurs d’é­ga­li­té et de liber­té. C’est
ain­si, semble-t-il, que la ques­tion a été abor­dée par les parlementaires
qui, en Bel­gique comme ailleurs, s’en sont sai­sis. On s’en
convain­cra à l’ex­po­sé rai­son­né des diverses pro­po­si­tions législatives
que four­nit Her­vé Cnudde.

Or, et c’est ce qui a peu à peu impo­sé l’é­vi­dence de ras­sem­bler un
dos­sier autour de ce thème, il s’en faut de beau­coup pour que la
ques­tion ouverte puisse être bana­li­sée de la sorte. Car les opérations
de faça­disme moderne aux­quelles semblent se résu­mer les aménagements
pro­je­tés, une fois qu’on les envi­sage dans leurs impli­ca­tions, révèlent, par les ques­tions qu’elles lui ren­voient ou les dégâts
qu’elles lui infli­ge­raient, la fra­gi­li­té d’un édi­fice anthropologique
complexe.

Au détour d’un jeu de signes som­mé de plier ses règles au politiquement
cor­rect, nous voi­là d’a­bord confron­tés à un arbi­trage normatif.
Comme on le ver­ra, la seule volon­té concep­tuelle d’as­su­rer l’égalité
des parents expose déjà le légis­la­teur à une cer­taine per­plexi­té : sous
peine de deve­nir très vite de petits arbres généa­lo­giques à croissance
rapide, les noms des repré­sen­tants des géné­ra­tions futures devront
tôt ou tard omettre l’un ou l’autre des parents et, par­tant, privilégier
l’autre. De tels dilemmes peuvent dif­fi­ci­le­ment être tran­chés sans
assu­mer les ques­tions que pose le par­tage de la paren­ta­li­té telle
qu’elle est vécue et pra­ti­quée, et telle qu’elle évo­lue dans ses repères
nor­ma­tifs. Le nou­veau sys­tème devra-t-il prendre acte de la position
des mères comme sta­tis­ti­que­ment res­pon­sables par défaut ? Ainsi
toute solu­tion pri­vi­lé­giant fina­le­ment la patri­li­néa­ri­té, y com­pris le
main­tien du sys­tème actuel, devient un choix de résis­tance à ce qui
est décrit comme une éro­sion de la pater­ni­té, comme le montre Toon
Vandevelde.

LA RELATIVITÉ ANTHROPOLOGIQUE

Dans le même registre, la dis­cus­sion s’é­lar­git au carac­tère fami­lial du
nom : qu’est-ce que la famille aujourd’­hui ?, se demande dans sa
contri­bu­tion Robert Stei­chen. Dans quelle mesure un sys­tème d’attribution
des noms, néces­sai­re­ment som­maire, peut-il « cadrer » son
évo­lu­tion en iden­ti­fiant des normes nou­velles fon­dant l’ins­ti­tu­tion ? À
sup­po­ser que l’in­gé­nio­si­té du légis­la­teur y par­vienne, parce que l’on
aurait jugé néces­saire de rati­fier cette évo­lu­tion fami­liale, il faudrait
encore que la sanc­tion de la loi pro­duise des effets lisibles pour tous.

Ce qui est cer­tain, c’est que tout pro­jet de réforme, aus­si limi­té soitil
dans son pro­pos, contient déjà en lui-même un com­po­sant décapant
le ver­nis de natu­rel sous lequel s’im­pose le sys­tème actuel, qui
s’est patiem­ment ins­tal­lé à la fin du Moyen Âge et dans le courant
des Temps modernes. C’est dans cette période en effet que le nom de
bap­tême fut pro­gres­si­ve­ment repous­sé dans la sphère du pri­vé, alors
même que se figeait, par la tra­di­tion, un second nom dont la motivation
sociale ori­gi­nelle était elle-même variable : sur­nom lié à
l’i­den­ti­té phy­sique ou pro­fes­sion­nelle, à l’o­ri­gine géo­gra­phique, ou
encore simple reprise du nom du père.

La len­teur de cette évo­lu­tion, qui ne fut que très tar­di­ve­ment sanctionnée
par la loi, est à mettre en rela­tion avec les pro­grès parallèles
du mode de vie urbain comme modèle social et avec ceux de la culture écrite dans la vie civile. Ain­si le sys­tème qui en résulte aujourd’hui,
avec ses nom et prénom(s) qui arti­culent la dévo­lu­tion automatique
et le choix des parents, avoue-t-il sa contin­gence. Une
contin­gence dont la conscience émerge évi­dem­ment aus­si lorsqu’on
est confron­té à des cultures exo­tiques sou­cieuses de sou­li­gner ou de
pré­ser­ver, à tra­vers le nom, des appar­te­nances diverses. Il est remarquable
qu’au­cune pro­po­si­tion de loi n’en­vi­sage la ques­tion de la
com­pa­ti­bi­li­té ou de la lisi­bi­li­té du sys­tème à mettre en place avec le
cahier des charges d’une socié­té multiculturelle.

DU SIGNE À SON RÉFÉRENT : UN HOMME NOUVEAU ?

Devant un tel dédale de ques­tions, ne vau­drait-il pas mieux renoncer
à toute inter­ven­tion légale qui les tran­che­rait som­mai­re­ment, d’autant
que les tares évi­dentes du sys­tème actuel sont balan­cées par sa
lisi­bi­li­té ? L’ar­bi­traire connu n’est-il pas un moindre mal ? Mais, si
c’é­tait encore pos­sible, il ne serait sans doute pas sou­hai­table de se
rési­gner au main­tien d’une tra­di­tion dont les contra­dic­tions avec les
valeurs contem­po­raines sont si évidentes.

S’a­gis­sant de signes, ne faut-il pas se réfé­rer à quelques élé­ments de
sémio­lo­gie pour situer la dis­cus­sion actuelle ? Les signes sont à la
fois des enti­tés phy­siques (signi­fiants) qui ren­voient à des idées
(signi­fiés) par le détour des­quelles nous cher­chons à atteindre, à
déli­mi­ter, à iden­ti­fier une part du réel par­ta­gé (réfé­rent). Le fait est
que l’at­ten­tion des uns et des autres est d’a­bord (et par­fois exclusivement)
foca­li­sée sur les concepts et leur confor­mi­té : la carte prend
ain­si la place du ter­ri­toire qu’elle est cen­sée bali­ser. Comme l’i­dée, le
pro­jet d’en­fant s’en­code ain­si au risque de l’i­den­ti­té et fina­le­ment de
l’es­pace de liber­té qui lui sont lais­sés. La brèche est, au plan social,
du même ordre que celle qu’ouvre l’in­gé­nie­rie géné­tique. Aus­si bien
faut-il envi­sa­ger avec la plus grande réserve un élar­gis­se­ment de la
liber­té lais­sée aux parents et à leurs rap­ports de force obs­curs, cette
liber­té étant déjà du reste assu­rée par le choix du ou des prénoms.

Si l’on adopte prio­ri­tai­re­ment ce point de vue du réfé­rent, c’est-àdire
celui des contours de l’i­den­ti­té aux­quels ren­voient les signes qui
ont charge de la por­ter, on ne man­que­ra pas d’être inter­pel­lés par
d’autres évo­lu­tions, appa­rem­ment moins âpre­ment dis­cu­tées. Ainsi
celle du signe sans doute le plus ori­gi­nal que nos socié­tés occidentales
aient mis en charge de por­ter en acte la reven­di­ca­tion de l’identité,
à savoir la signa­ture, som­mée de se trans­po­ser dans l’univers
des tech­no­lo­gies élec­tro­niques. Ain­si vivons-nous de plus en plus
sous l’emprise de sys­tèmes admi­nis­tra­tifs (éta­tiques ou com­mer­ciaux) qui, comme autre­fois de l’é­cri­ture, et pour notre plus grand
bien évi­dem­ment, font des pro­cé­dés de digi­ta­li­sa­tion autant de tentacules
poten­tiel­le­ment liberticides.

Car, si l’i­den­ti­té se construit, le nom est bien le signe du lieu d’où elle
s’é­cha­faude. À force de vou­loir lui faire dire le vrai de l’être ou du
pro­jet d’être qu’est l’en­fant, de ses auteurs, le nom devient un générique
écra­sant l’in­té­res­sé deve­nu pro­duit, et on le sous­trait à l’espèce
d’a­no­ny­mat qui résulte du carac­tère arbi­traire ou insi­gni­fiant de
notre sys­tème d’at­tri­bu­tion. Ain­si dans cer­taines socié­tés, le « vrai »
nom des indi­vi­dus est-il tabou et pré­ser­vé par le secret, eu égard au
pou­voir que don­ne­rait sa connais­sance. À la ques­tion « Comment
vous appe­lez-vous ? », fau­dra-t-il un jour que nous répondions,
comme le per­son­nage joué par Arlet­ty dans Les enfants du para­dis :
« Je ne m’ap­pelle jamais, je suis tou­jours là » ?

Théo Hachez


Auteur