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No se gana nada

Numéro 1 - 2018 par Renaud Maes

février 2018

Le 18 mai 2017, 5 heures du matin. Pedro vient de rendre son der­nier souffle, recro­que­villé dans son pei­gnoir de soie impri­mée, seul dans son lit encom­bré de cous­sins bro­dés et de cou­ver­tures sati­nées. Dans les trente mètres car­rés de son « appar­te­ment » pari­sien, les livres forment de gigan­tesques colonnes enca­drant les malles de vête­ments, emplies de […]

Italique

Le 18 mai 2017, 5 heures du matin. Pedro vient de rendre son der­nier souffle, recro­que­villé dans son pei­gnoir de soie impri­mée, seul dans son lit encom­bré de cous­sins bro­dés et de cou­ver­tures sati­nées. Dans les trente mètres car­rés de son « appar­te­ment » pari­sien, les livres forment de gigan­tesques colonnes enca­drant les malles de vête­ments, emplies de robes et de cha­peaux. Des rubans aux reflets métal­liques ornent des fleurs séchées posées dans un vase à l’effigie de Che Gue­va­ra dépo­sé sur un tas de bou­quins aux cou­ver­tures criardes — quelques ouvrages choi­sis de la « petite col­lec­tion » Mas­pe­ro. Il aimait bien le Che.

Étu­diant, Pedro avait vécu la révo­lu­tion cubaine avec fer­veur. Mar­xiste convain­cu, il n’avait pas de mots assez durs pour décrire le régime mafieux de Batis­ta. Il se sou­ve­nait avec beau­coup de plai­sir des fêtes fai­sant suite à la fuite du dic­ta­teur dans le café de La Havane où se ras­sem­blaient ses amis, tous étu­diants et tous mar­xistes. Ils avaient vécu les pre­miers mois de la révo­lu­tion comme une période de libé­ra­tion intel­lec­tuelle et… sexuelle. Mais c’était avant la nuit, Antes que ano­chez­ca1. L’habitude du tra­ves­tis­se­ment avait rapi­de­ment valu des ennuis à Pedro, notam­ment les bri­mades des « com­mis­sions de quar­tier »2. Au milieu des années 1960, il s’était logi­que­ment fait envoyer, avec d’autres « mari­cones », dans l’une des Uni­dades Mili­tares de Ayu­da a la Pro­duc­tion, les UMAP. Ces camps créés en 1964 avaient notam­ment comme mis­sion de « réédu­quer » les homo­sexuels « par le tra­vail » for­cé3. Il n’aimait pas par­ler de cette épreuve car, pour lui, « les camps étaient une erreur, pas la révo­lu­tion ». Mais il en tirait une leçon, qu’il répé­tait fré­quem­ment : « l’orthodoxie idéo­lo­gique, c’est l’archange Gabriel de l’oppression ». Un ravis­se­ment vient tou­jours annon­cer le début du mar­tyre. C’est son oncle, un offi­ciel du régime, qui lui per­mit de quit­ter le camp, avec une condi­tion : un exil per­ma­nent, loin de Cuba. Pro­fi­tant d’un « échange cultu­rel », Pedro s’était donc réfu­gié en l’Europe.

Au mur de l’appartement, entre un tapis indien et une cage d’oiseleur ne conte­nant que quelques plumes, une affiche géante repré­sen­tant Rudi Dut­schke, le lea­deur étu­diant de la Sozia­lis­ti­scher Deut­scher Stu­den­ten­bund, l’Union socia­liste alle­mande des étu­diants4, est ornée de guir­landes de fleurs syn­thé­tiques pourpres. En des­sous, des pho­to­gra­phies de mani­fes­tants bran­dis­sant « Stop the US agres­sion in Viet­nam » et « Ben­no Ohne­sorg, Poli­ti­scher Mord »5 dans les rues de Ber­lin-Ouest tentent de résis­ter à la gra­vi­té, mal coin­cées dans des cadres rococo.

Pedro avait inven­té un per­son­nage de drag-queen mili­tante : Glo­ria. Elle était de tous les défi­lés ber­li­nois, arbo­rant une énorme robe rouge à volants, ponc­tuée d’étoiles noires. En 2013, dans le cadre des nom­breux entre­tiens super­flus cen­sés pré­pa­rer ma thèse, j’avais ren­con­tré un ancien du mou­ve­ment étu­diant mar­xiste « Spar­ta­kus ». Il se sou­ve­nait de Glo­ria : elle était célèbre à l’époque. En 1970, lors de l’interdiction des groupes étu­diants radi­caux, notam­ment du SDS, Glo­ria avait même par­ti­ci­pé à des « atten­tats cor­po­rels », selon la mode de l’époque. Ador­no, par exemple, fut vic­time d’un « atten­tat aux seins » (Buse­nat­ten­tat) durant lequel des étu­diantes dévoi­lèrent leur poi­trine dénu­dée au vieux pro­fes­seur6. Pedro rigo­lait sou­vent de l’échec d’une « inter­ven­tion » pla­ni­fiée par un groupe d’étudiants issus du SDS (K‑grup) consis­tant à dévoi­ler sous des jupons à frou­frous leurs fesses mar­quées de « keine demo­kra­tie » lors d’une confé­rence de Jür­gen Haber­mas. Dès que les drag-queens s’étaient fau­fi­lées dans la salle de confé­rences ham­bour­geoise, la police locale les avait embar­quées manu mili­ta­ri, avant même l’arrivée de l’orateur.

Sur une table de che­vet, dans un cadre sculp­té en bois sombre posé sur une den­telle rosâtre, une large pho­to­gra­phie en noir et blanc repré­sente un bar­bu un peu hir­sute, com­plè­te­ment nu. C’est Pierre, l’amoureux fran­çais de Pedro.

Il disait de Pierre qu’il était tout sim­ple­ment sa « tra­duc­tion fran­çaise ». Ils s’étaient ren­con­trés dans une boite de nuit ber­li­noise. Pierre venait à Ber­lin en emprun­tant le Trans-Europe-Express, « sa famille avait de l’argent ». Mais il se disait com­mu­niste liber­taire. Proche du Front homo­sexuel d’action révo­lu­tion­naire (le FHAR)7, il offrait à Pedro les livres de Daniel Gué­rin ; Pedro trou­vait Gué­rin « pas assez mar­xiste pour être hon­nête ». Il n’empêche, le charme prit : en 1985, Pedro s’installa à Paris. Pen­dant quatre ans, ils vécurent ensemble, « heu­reux dans les petits drames du quo­ti­dien ». Employé de l’éducation natio­nale en tant que pro­fes­seur d’espagnol et d’allemand, il conti­nuait à incar­ner Glo­ria de temps à autre dans des boites du Marais.

Dans une sorte de corde tres­sée de soie rose, qui pend d’une énorme armoire en bois ver­nis, Pedro a épin­glé une ving­taine de petits rubans rouges. Les mêmes rubans ornent tous les cha­peaux empi­lés sur les livres.

C’est en 1988 que l’épidémie de Sida a rat­tra­pé Pierre. Il en est mort, en 1991, « mince et sec comme un mor­ceau de bois ». Glo­ria s’est sui­ci­dée de déses­poir, mais Pedro a conti­nué à vivre. Évi­tant désor­mais les bars et les boites de nuit, il devint plus soli­taire, plus amer aus­si. Après sa retraite, il conti­nua à s’isoler, n’acceptant que rare­ment de sor­tir de chez lui, le temps d’une confé­rence devant un public d’une dizaine de militant.e.s tout au plus. Il crai­gnait tou­jours d’être ins­tru­men­ta­li­sé « par la droite », sélec­tion­nait soi­gneu­se­ment ses inter­ven­tions. Elles se concluaient tou­jours par un « No se gana nada », lan­cé en un soupir.

Sur la porte de l’appartement, une carte du monde un peu datée (l’URSS y figure encore) dis­pa­rait sous une foule de cartes pos­tales reliées entre elles par des cordes en coton coloré.

Pedro cor­res­pon­dait beau­coup, avec des gens ren­con­trés un peu par­tout en Europe. Il aimait envoyer des cartes pos­tales conte­nant une cita­tion en langue ori­gi­nale, entou­rée d’une mise en contexte de plu­sieurs para­graphes, débor­dant sur la face illus­trée. Et tou­jours la même signa­ture : « No se gana nada ». Conver­ti à l’informatique « grâce à une for­ma­tion pour petites vieilles », il s’était mis à envoyer des mes­sages inter­mi­nables, ponc­tués d’images gla­nées sur le web. Ses der­niers cour­riers décryp­taient la « marche pour la famille » et il faut bien admettre que sa maxime y pre­nait par­ti­cu­liè­re­ment sens. Il aimait bien Tau­bi­ra, mais vomis­sait le gou­ver­ne­ment socia­liste « pour son infâme poli­tique d’asile ». Il trou­vait que « le mariage pour tous » était un voile sur d’autres poli­tiques, même s’il fal­lait « quand même bien lut­ter contre ces réac­tion­naires, vieux et jeunes déjà vieux ». Sa der­nière mani­fes­ta­tion, il y défi­la en tant que Pedro, certes pour défendre le « mariage pour tous », mais en arbo­rant autour du cou une pan­carte « Éga­li­té des droits et abo­li­tion du mariage, ins­ti­tu­tion bourgeoise ».

Pedro disait de son his­toire qu’elle était celle de l’Europe : depuis son exil de Cuba et sa recon­nais­sance comme réfu­gié en Alle­magne de l’Ouest, il s’était sen­ti pro­fon­dé­ment euro­péen. « Parce que se dire Euro­péen, c’est aus­si absurde que se dire Belge : c’est dire “j’habite au milieu d’un caphar­naüm et là où je suis bien, c’est dans ce mélange”.» Témoin actif et déca­lé des luttes pour l’émancipation, il n’avait aucune confiance dans les appels vibrants au Peuple ou à la Nation. C’est peu dire qu’il se méfiait de Jean-Luc Mélen­chon, « trop fran­çais pour être marxiste ».

Depuis la fenêtre de la chambre, on peut voir le canal Saint Mar­tin. Des hips­ters font un foo­ting fixant leur montre connec­tée qui mesure leur rythme car­diaque et leurs per­for­mances du jour, regar­dant à peine les quelques tentes où des sans-abris cherchent un mau­vais som­meil. Le soleil qui se lève colore de reflets orange la grise chape de pol­lu­tion. Dans quelques heures, l’infirmière à domi­cile va pas­ser, puis les cro­que­morts. Il ne fau­dra qu’une semaine pour que les bibe­lots, les rubans, les cha­peaux, les pei­gnoirs en soie, l’énorme per­ruque rousse de Glo­ria, les piles de livres… soient embar­qués dans des car­tons, à la demande du pro­prié­taire. Le tout sera ven­du par le vide-gre­nier, sauf bien sûr les objets sans aucune valeur : des pho­to­gra­phies de mani­fes­ta­tion, des rubans épin­glés sur des cha­peaux, une robe rouge à volants ornée d’étoiles noires dont la cou­leur s’est fanée depuis bien longtemps.

No se gana nada.

  1. Are­nas R., Avant la nuit, trad. L. Has­son, Arles, Actes Sud, 2000.
  2. López M. E., Homo­sexua­li­ty and Invi­si­bi­li­ty in Revo­lu­tio­na­ry Cuba, Rei­nal­do Are­nas and Tomás Gutiér­rez Alea, Lon­don, Tame­sis, 2015.
  3. Sie­ra Made­ro A., «“El tra­ba­jo os hará hombres”: Mas­cu­li­ni­za­ción nacio­nal, tra­ba­jo for­za­do y control social en Cuba durante los años sesen­ta », Cuban Stu­dies, vol. 44, n° 1, 2016, p. 309 – 349.
  4. Sur l’histoire du SDS, voir Willy Albrecht, Der Sozia­lis­tische Deutsche Stu­den­ten­bund (SDS). Vom par­tei­kon­for­men Stu­den­ten­ver­band zum Reprä­sen­tan­ten der Neuen Lin­ken, Bonn, Dietz, 2001 (1re ed. 1994).
  5. Ben­no Ohn­seorg était un étu­diant de l’université libre de Ber­lin abat­tu à bout por­tant (et sans som­ma­tion) le 2 juin 1967 par un poli­cier lors d’une mani­fes­ta­tion contre la venue du Chah d’Iran à Ber­lin-Ouest. C’était la pre­mière mani­fes­ta­tion à laquelle par­ti­ci­pait ce paci­fiste de vingt-six ans. Son assas­si­nat ser­vit notam­ment de « ter­reau » pour la fon­da­tion de mou­ve­ments radi­caux com­mu­nistes (la Rote Armee Frak­tion) et anar­chiste (le Bewe­gung 2. Juni).
  6. Sur le Buse­nat­ten­tat, voir Renaud Maes, « L’expert dans le miroir », La Revue nou­velle, 3/2017.
  7. Sur le rôle du FHAR, sa com­po­si­tion et son action, voir Siba­lis M., « L’arrivée de la libé­ra­tion gay en France. Le Front homo­sexuel d’action révo­lu­tion­naire (FHAR)», Genre, sexua­li­té & socié­té, n° 3, 2010.

Renaud Maes


Auteur

Renaud Maes est docteur en Sciences (Physique, 2010) et docteur en Sciences sociales et politiques (Sciences du Travail, 2014) de l’université libre de Bruxelles (ULB). Il a rejoint le comité de rédaction en 2014 et, après avoir coordonné la rubrique « Le Mois » à partir de 2015, il était devenu rédacteur en chef de La Revue nouvelle de 2016 à 2022. Il est également professeur invité à l’université Saint-Louis (Bruxelles) et à l’ULB, et mène des travaux de recherche portant notamment sur l’action sociale de l’enseignement supérieur, la prostitution, le porno et les comportements sexuels, ainsi que sur le travail du corps. Depuis juillet 2019, il est président du comité belge de la Société civile des auteurs multimédia (Scam.be).