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Nicaragua : chronique d’une crise annoncée

Numéro 1 - 2019 - Amérique latine Nicaragua par Bernard Duterme

janvier 2019

Le 1er octobre dernier, face à l’Assemblée générale des Nations unies, le discours du ministre des Affaires étrangères du Nicaragua n’a pas surpris. Mon pays « a résisté aux tentatives de coup d’État » à l’œuvre depuis le mois d’avril, expliqua-t-il, dénonçant dans le même mouvement « les menaces et l’ingérence des États-Unis », « l’interventionnisme », « le terrorisme déguisé en manifestations pacifiques », […]

Le Mois

Le 1er octobre dernier, face à l’Assemblée générale des Nations unies, le discours du ministre des Affaires étrangères du Nicaragua n’a pas surpris. Mon pays « a résisté aux tentatives de coup d’État » à l’œuvre depuis le mois d’avril, expliqua-t-il, dénonçant dans le même mouvement « les menaces et l’ingérence des États-Unis », « l’interventionnisme », « le terrorisme déguisé en manifestations pacifiques », « les assassinats atroces, les tortures inhumaines, les destructions…», ainsi que « le capitalisme sauvage » et « les violations de la souveraineté » du peuple nicaraguayen. La thèse est celle du couple présidentiel, Daniel Ortega et son épouse, la vice-présidente Rosario Murillo, répétée cent fois par l’un ou l’autre depuis le début de la crise politique qui déchire le pays : des « putschistes », des « vandales », des « délinquants » « financés par l’impérialisme » entendent « déstabiliser une nation modèle », « chrétienne, socialiste et solidaire », en s’en prenant au « gouvernement de l’unité et de la réconciliation »1.

Un pouvoir victime ou coupable ?

Les amis du régime nicaraguayen y ont fait écho, largement, en Amérique latine comme en Europe. Ainsi, à La Havane en juillet dernier, le Forum de São Paulo, qui rassemble la plupart des partis et mouvements de gauche latino-américains, s’est-il résolument aligné sur le récit officiel : « Nous rejetons énergiquement l’interventionnisme des États-Unis dans les affaires internes du Nicaragua sandiniste. L’impérialisme nord-américain y a mis en œuvre la recette qu’il applique dans les pays qui ne répondent pas à ses intérêts hégémoniques, causant violence, destruction et mort, par la manipulation et l’action déstabilisatrice des groupes terroristes de la droite putschiste. […] La paix est indispensable pour assurer la continuation du processus de transformations sociales impulsé par le FSLN (Front sandiniste de libération nationale) à travers le gouvernement présidé par le commandant Daniel Ortega.2 »

Chez les sandinistes « historiques », la lecture des évènements est tout autre. Et pour cause. Déçus ou déchus par l’«ortéguisme », par « cette vaste entreprise d’usurpation de parti, d’idéologie et de pouvoir dans laquelle Ortega s’est engagé depuis une vingtaine d’années au bas mot »3, la majorité des chefs guérilléros, des commandants, des intellectuels et des politiques qui avaient mené la révolution nicaraguayenne de 1979 et dirigé le pays jusqu’en 1990 figurent aujourd’hui parmi les opposants au couple régnant. Pas seulement « la majorité », mais « la toute grande majorité » insistait en février 2017 lors d’un entretien à Managua, l’économiste Orlando Núñez, conseiller du président pour les Affaires sociales et l’un des derniers intellectuels révolutionnaires à ne pas s’être (ou avoir été) écarté de la ligne ortéguiste.

Pour les dissidents sandinistes donc, il n’y a pas eu de « tentatives de coups d’État financées par l’impérialisme » au Nicaragua ces derniers mois et encore moins de « gouvernement de gauche ou de transformation sociale à défendre ». À l’inverse, à leurs yeux, une révolte citoyenne légitime — « autoconvocada » — a enfin secoué le pays et mis en cause un pouvoir qui, s’il s’affiche démocratique, progressiste et socialiste, s’apparente en réalité à un régime autocratique, voire « dictatorial » sur le plan politique, conservateur sur le plan moral, familial et sociétal, et, enfin, sur le plan économique, en parfaite continuité avec les trois administrations néolibérales qui l’ont précédé4.

Cette thèse, elle aussi, a été abondamment reprise et relayée, des deux côtés de l’océan Atlantique, par les amis non plus cette fois du régime ortéguiste, mais du sandinisme nicaraguayen. Au sein de cette gauche « internationaliste » jadis solidaire de la « révolution populaire sandiniste », on retrouve de multiples organisations progressistes, comme les Mères de la place de Mai en Argentine, les rebelles zapatistes au Mexique, Podemos en Espagne, des députés et des militants de la France insoumise, du Nouveau parti anticapitaliste, du Parti communiste, d’Attac, de la CGT en France, mais aussi de grandes figures comme l’ex-président uruguayen José « Pepe » Mujica, les intellectuels Leonardo Boff, Boaventura de Sousa Santos, Noam Chomsky, Maristella Svampa, etc. En juillet dernier, Gustavo Petro, candidat de la gauche colombienne au second tour de l’élection présidentielle un mois plus tôt, tweetait : « Au Nicaragua, il n’y a pas de socialisme, il y a l’usage d’une rhétorique de gauche […] pour couvrir une oligarchie qui vole l’État, une minorité qui gouverne pour elle-même et qui viole les droits de la majorité ».

À l’analyse, force est de reconnaitre que la confrontation avec les faits de ces deux lectures antagoniques de gauche, celle favorable au régime Ortega-Murillo et celle qui le critique, tend à valider la seconde. Sur la nature des politiques menées depuis le retour à la présidence de l’ancien révolutionnaire en janvier 2007, comme sur la légitimité de la révolte de 2018 et la brutale répression qui lui a répondu.

Une autocratie « couronnée de succès » économiques

« Politiquement, on a vite compris que la fin allait justifier les moyens pour l’inamovible secrétaire général du FSLN, explique Eva Sofía Villanueva5. D’abord pour reconquérir le pouvoir par les urnes en 2006 (après trois défaites successives en 1990, 1996 et 2001) à coups de pactes, de renoncements, de compromissions et d’alliances avec ses ennemis d’hier : le cardinal Obando y Bravo, le grand patronat réuni au sein du Conseil supérieur de l’entreprise privée (Cosep) et les leadeurs les plus corrompus de la droite politique. Ensuite pour étendre et consolider l’emprise de son clan sur toutes les sphères du pouvoir (exécutif, législatif, judiciaire, électoral, militaire, médiatique…) et s’assurer des réélections faciles (de 38% des votes valides en 2006 à 62,5 % en 2011 et 72,5% en 2016), sans réelle concurrence ni observation indépendante. »

Une fois de plus, Orlando Núñez, conseiller du président Ortega, ne se fait pas prier pour admettre la réalité et confirmer la stratégie développée : « Comment aurions-nous pu récupérer puis assoir notre pouvoir sans ces pactes et ces achats de votes ? Pas d’hégémonie possible, sans alliance ! Comment les partis de droite pourraient-ils encore gagner si la majorité de leurs dirigeants est désormais assise au Parlement en tant que députés sandinistes ou apparentés ? Nous ne voulons plus perdre le pouvoir par les urnes.6 » À l’évidence, la démarche navigue entre pragmatisme assumé et opportunisme décomplexé. S’y ajoute la patrimonialisation du parti et de l’État, le siège central du FSLN et le domaine privé présidentiel coïncidant en un même lieu, d’où s’exerce le pouvoir sur le reste du pays.

« Économiquement, poursuit Eva Sofía Villanueva, aucun changement structurel n’a été apporté depuis 2007. Le gouvernement ortéguiste n’a pas touché à l’archaïque modèle de développement agroexportateur ni à la matrice productive qui repose pour l’essentiel sur les mêmes matières premières. Il s’est même consolidé dans sa dimension “extractiviste”. Quelque 40% du territoire sont aujourd’hui sous concessions d’exploration ou d’extraction minière, principalement aux mains d’entreprises nord-américaines. L’envolée du prix de l’or sur le marché international a rendu rentables des veines aurifères qui ne l’étaient pas jusque-là. L’administration Ortega-Murillo a su attirer et accroitre le nombre d’investisseurs extérieurs au Nicaragua sur la base d’un triple avantage comparatif : la main‑d’œuvre et les terres les moins chères d’Amérique centrale et un niveau de sécurité objectivement supérieur à ceux du Salvador, du Honduras et du Guatemala. Aucune activité vraiment neuve par rapport aux gouvernements précédents, mais davantage d’extractions, d’agroexportations, de confection textile dans les zones franches et d’investissement dans le développement du tourisme. »

« Dès son retour au pouvoir, Ortega a confirmé sa volteface, corrobore Henry Ruiz, alias Comandante Modesto durant les années révolutionnaires, l’un des neuf membres de la direction nationale historique du Front sandiniste. Il s’est réuni avec les entrepreneurs les plus importants et ils ont décidé ensemble des orientations économiques de son gouvernement. […] Avec quel résultat ? Finie la réforme agraire, le “latifundisme” dans toute sa splendeur est de retour. Il ravage la côte caraïbe (l’est du pays), en déboisant à tour de bras. Et là où l’on présume qu’il y a de l’or, la carte est saturée de concessions à la B2Gold (multinationale canadienne). […] Le pouvoir est au service du grand capital, national et transnational. Il lui a offert un milliard de dollars d’exonérations fiscales cette année (environ 40% du budget national).7 »

Et d’enfoncer le clou : « L’important pour Ortega, c’est d’amasser des richesses, pour lui et sa famille, ses courtisans et les grandes fortunes du secteur privé entrepreneurial. […] Avec l’argent du pétrole de Hugo Chávez, il aurait pu changer le profil social du Nicaragua. Au lieu de cela, il a creusé les inégalités. Ortega a abusé de la bonne foi des Vénézuéliens. […]. Sa rhétorique doucereuse, “chrétienne, socialiste et solidaire”, leurre les militants et les plus humbles, mais il est passé avec armes et bagages dans les rangs de la droite, en adoptant la politique économique capitaliste la plus réactionnaire de l’histoire moderne et en pratiquant les arts de la corruption.8 »

Jusqu’à il y a peu, du côté des grandes voix libérales — éditorialistes ou hauts responsables d’institutions financières internationales —, on s’affichait satisfaits des années Ortega, voire laudatifs. Les choix opérés entre 2007 et 2017, dans la lignée des gouvernements néolibéraux antérieurs, étaient salués comme tels. En aout 2014, le magazine économique Forbes titrait sur le « miracle nicaraguayen », louant les « politiques de Daniel Ortega » qui « ont réussi à attirer investissements et entreprises étrangères, grâce au consensus entre gouvernement et secteur privé, ainsi qu’aux évolutions […] nécessaires à l’économie de marché et à la réactivation des exportations et, par conséquent, à la croissance économique et au progrès social ». Même évaluation positive de l’orthodoxie économique du gouvernement sandiniste dans The Economist, à plusieurs reprises.

Le Fonds monétaire international (FMI), qui a fermé en aout 2016 son bureau nicaraguayen au terme de deux décennies de « stabilisation financière » du pays, a également manifesté plus d’une fois son contentement à l’égard du bon élève ortéguiste. « Basé principalement sur l’attraction des investissements étrangers, sur une hausse de la compétitivité par rapport au marché états-unien qui est votre principal client à l’exportation, et sur une stabilité macroéconomique vraiment louable, votre modèle a été couronné de succès ces cinq à dix dernières années », indiquait encore Fernando Delgado, chef de mission du FMI pour l’Amérique centrale, au président Ortega en mai 20179. Quatre ans plus tôt, le directeur de la Banque mondiale pour l’Amérique centrale et les Caraïbes, Carlos Jaramillo, qualifiait déjà le Nicaragua de « pays exemplaire » pour le sous-continent10.

Une double allégeance profitable

On le voit, si les appréciations sont polarisées, d’un côté comme de l’autre, c’est bien pour leur obéissance à la doxa néolibérale que les politiques économiques de l’administration Ortega-Murillo ont été déplorées ou célébrées ces dernières années. Paradoxalement, ce trait n’est guère plus contesté que par le Comandante lui-même, lorsqu’il s’en prend de temps à autre, dans certains de ses discours internationaux, au « capitalisme sauvage ». Pour preuve de sa prétendue adhésion au « socialisme du XXIe siècle » promu par son homologue vénézuélien Hugo Chávez, le ralliement du Nicaragua à l’Alliance bolivarienne pour les peuples de notre Amérique (Alba) s’est opéré le lendemain même de l’investiture du président nicaraguayen, le 11 janvier 2007. « Bienvenue dans l’Alba. Vous pouvez oublier vos problèmes de carburant », proclama ce jour-là Hugo Chávez. « L’Alba est le message du Christ. Nous allons pouvoir mettre fin aux politiques néolibérales », enchaina Daniel Ortega11.

De fait, l’aubaine était réelle : tous les besoins en pétrole du Nicaragua couverts du jour au lendemain par le Venezuela, la moitié payable dans les trois mois, l’autre un quart de siècle plus tard. Et le montage, osé : paiement en espèces (café, sucre, bétail, viande…) de la totalité de la facture dans les trois mois et versement en retour, sous forme d’un crédit remboursable à vingt-cinq ans, de 50% du montant… à la coopérative sandiniste nicaraguayenne « Caruna » ! Résultat du stratagème : la « privatisation », hors des comptes de l’État, d’une aide annuelle colossale (équivalant à un quart du budget national) qui, après neuf ans de coopération Venezuela-Nicaragua, avoisinera les cinq milliards de dollars.

La gestion discrétionnaire de cette manne par l’ortéguisme, à travers une myriade d’entreprises et de projets du conglomérat mixte « Albanisa », va gonfler ses marges de manœuvre et, partant, consolider son pouvoir. Les implications sont multiples : le FSLN va pouvoir étendre son emprise politique (achat de nouveaux obligés), fidéliser et élargir son assise sociale (programmes contre la pauvreté, subventionnement du transport public), accroitre son envergure économique (alliances entrepreneuriales) et sa surface médiatique (acquisition de chaine de télévision), tout en se libérant de « la conditionnalité démocratique » des coopérations bilatérales, états-unienne et européenne, devenues dispensables au regard des fonds vénézuéliens.

Qui plus est, l’utilisation de l’aide chaviste en marge des canaux officiels, va aussi permettre incidemment à Ortega de porter ses dépenses sociales « au-delà des possibilités fiscales », sans égratigner « ses engagements renouvelés à l’égard du FMI en matière d’équilibres macroéconomiques et de stabilité financière »12. Le respect des indications du FMI va accroitre dans la foulée l’accès du Nicaragua au financement multilatéral [Banque mondiale, Banque interaméricaine de développement (BID), Banque centraméricaine d’intégration économique(BCIE)]. Avec deux autres conséquences « favorables » encore : la confiance grandissante des élites économiques nationales à l’égard du gouvernement et l’attraction de nouveaux investissements étrangers.

Au total, la double allégeance du régime Ortega-Murillo, au sein de l’Alba d’un côté, vis-à-vis du FMI et des États-Unis (son premier partenaire commercial, avec plus de 50% des échanges) de l’autre, lui a permis de bénéficier des largesses des deux camps, sur un marché mondial marqué, jusqu’en 2014 – 2015, par les cours élevés des matières premières. Résultat, en une décennie, le Nicaragua va doubler son PIB, de 6 milliards de dollars en 2006 à 13 milliards en 2016, mais demeure pour autant le pays le plus pauvre de l’hémisphère après Haïti. Le tapis rouge déroulé sous les pas du capital privé, à savoir exonérations et exemptions fiscales et sociales généralisées, dérégulation environnementale à la demande, a boosté tant la croissance économique (4 à 5% l’an) que les investissements étrangers et les exportations qui, d’après la Banque centrale du Nicaragua, vont respectivement enregistrer des hausses moyennes annuelles de 16% et de 8%.

Parallèlement, l’État ortéguiste a investi dans les infrastructures, routes, parcs publics… et financé plusieurs programmes sociaux ciblés. Mais aux grandes ambitions de justice, de redistribution et de transformation structurelle d’hier, il a préféré des projets de « lutte contre la pauvreté », abusivement « clientélistes » selon les dissidents sandinistes, « similaires à ceux qui avaient accompagné les ajustements structurels dix ans plus tôt » selon les économistes critiques13. Comme dans presque toute l’Amérique latine, gouvernements de gauche et de droite confondus, durant cette décennie faste de regain des politiques extractivistes et agroexportatrices, la pauvreté a baissé au Nicaragua, pour repartir à la hausse dernièrement sur tout le sous-continent14.

Les inégalités en revanche n’ont enregistré qu’un très faible tassement avant de s’accroitre à nouveau dès 2010, ce dont conviennent les estimations officielles à Managua. La concentration des richesses au sein d’«une caste d’ultraprivilégiés », les nouveaux amis du président « sandiniste », atteint même des niveaux sans précédent, d’après les économistes Oscar-René Vargas et Enrique Sáenz. Depuis 2015, la moitié des milliardaires des cinq pays centraméricains (Costa Rica, Guatemala, Honduras, Nicaragua, Salvador) sont nicaraguayens15, tandis que la majorité de leurs compatriotes ne peuvent s’offrir l’entièreté de la canasta básica (les produits vitaux du quotidien) et que, selon la Banque centrale, 80% de la population active vivaient du secteur informel en 2017, 20% de plus qu’en 2009.

L’environnement nicaraguayen a lui aussi fait les frais de ce modèle de développement dominant dans pratiquement tout l’isthme mésoaméricain, alors qu’un décret présidentiel de septembre 2017 assouplit encore les exigences publiques en matière d’études d’impact préalables au lancement de nouveaux projets d’exploitation des ressources naturelles. Selon la FAO, le couvert forestier du Nicaragua aurait été réduit de quelque 40% depuis le début du siècle et continue à rétrécir aujourd’hui de 2,3% l’an. Et ce, essentiellement en raison de la colonisation de nouvelles terres pour l’extension des superficies dévolues au bétail, principal produit d’exportation du pays, avec l’or, le café et le sucre.

Un basculement de tendances

Le renversement de tendances qui s’est opéré depuis 2015 – 2016, c’est-à-dire reflux des cours mondiaux des matières premières exportées et effondrement de l’aide pétrolière vénézuélienne, est venu progressivement assombrir le panorama, pour le duo présidentiel Ortega-Murillo et surdétermine de facto la crise de régime en cours. Il le prive en tout cas des ressources qui lui ont permis de rendre sa gestion du pouvoir tolérable aux yeux d’une majorité de la population. Pire, le retournement de conjoncture pourrait miner les liens étroits noués avec les grands groupes privés, préoccupés qu’ils sont par la contestation sociale qui pointe et une probable atteinte au climat des affaires.

Même danger du côté des États-Unis qui jusque-là trouvaient peu à redire à un partenaire certes atypique dans sa rhétorique et ses affinités géopolitiques, mais qui, contrairement à ses violents voisins du « Triangle Nord » (Honduras, Salvador, Guatemala), garantissait aux intérêts états-uniens l’ouverture économique et le libre-échange commercial, la paix sociale et la stabilité politique, ainsi que la fermeté migratoire requise et la coopération dans la lutte contre le narcotrafic. Avant même l’accession de Donald Trump à la présidence toutefois, la Chambre basse du Congrès, chatouillée par les libertés additionnelles prises par l’ortéguisme dans l’orientation des choix électoraux et la privatisation de fonds publics, votait à l’unanimité (en septembre 2016) une première version du Nica Act, visant à conditionner l’aval des États-Unis aux prêts multilatéraux octroyés au Nicaragua « à la tenue d’élections libres et à la lutte contre la corruption » dans ce pays.

« L’écroulement de la coopération du Venezuela et l’urgence pour l’État nicaraguayen de garantir le financement de ses dépenses sociales et de ses investissements publics avaient déjà placé le modèle entrepreneurial gouvernement-Cosep face à un dilemme : éliminer une partie des exonérations fiscales dont profitent les grandes entreprises ou “se serrer la ceinture”. Le dilemme s’aggrave avec le virage de la politique des États-Unis à l’égard du Nicaragua. Le Nica Act est venu créer de l’incertitude et risque bien d’affecter la crédibilité de la politique économique suivie ces dernières années par le gouvernement Ortega, […] et de décourager les investisseurs », avertissait l’économiste Arturo Grigsby fin 201616.

« Dos au mur, Daniel Ortega et Rosario Murillo doivent diminuer les dépenses ou chercher des recettes alternatives », écrivions-nous un an plus tard, en 2017. « Les programmes sociaux de l’ortéguisme ont commencé à en faire les frais : réduction du budget de “Hambre Cero” (Faim Zéro : aides à la sécurité alimentaire) de près de 30% et appels aux contributions des bénéficiaires pour le “Plan Techo” (Plan Toit : dons de tôles ondulées en zinc)… En ira-t-il de même avec les exonérations offertes aux grandes entreprises et aux zones franches, qui atteignent encore le double du budget dévolu à l’éducation ? C’est en tout cas une recommandation du FMI lui-même, émise à Managua en mai, pour instiller dans l’esprit du gouvernement la nécessité de soumettre son oligarchie nationale à une fiscalité digne de ce nom. C’est un comble : “l’instrument financier de l’impérialisme occidental” qui donne des leçons de justice sociale aux anciens révolutionnaires du “sandinisme confiscatoire”! Bref, l’incertitude prévaut au Nicaragua, dans un nouveau climat qui, par effets successifs, pourrait d’abord affecter les intérêts populaires, avant d’ébranler ensuite la collusion privée-publique à l’œuvre au sommet.17 »

Un an plus tard encore, en 2018, la crise totale est là, politique, économique et sociale, pire dans ses proportions que ce que l’on annonçait ou craignait en 2016 et 2017. Certes, diverses contestations populaires, vite entravées ou refoulées, avaient déjà irrité le régime Ortega-Murillo ces dernières années : contre telle concession minière, pour les retraites, contre des mesures antiféministes, pour la souveraineté paysanne ou contre le projet de canal interocéanique…18 Mais l’ampleur des déchirures actuelles a dépassé les pronostics les plus pessimistes. En avril, l’incurie gouvernementale face à un vaste incendie de forêts dans le sud-est du pays, puis une réforme de la sécurité sociale, abrogée par la suite, allaient d’abord mobiliser quelques centaines de militants environnementalistes, de retraités et d’étudiants protestataires. La brutale répression, inattendue, dont ils firent l’objet de la part du pouvoir allait ensuite mettre le feu aux poudres.

Une crise de régime irréversible ?

En quelques semaines, des centaines de milliers de Nicaraguayens descendirent dans les rues et des dizaines de barricades furent dressées à travers le pays, pour exiger la fin de la répression et… la destitution du couple présidentiel, qualifié de « corrompu », « népotique » et « dictatorial » par les manifestants. La police anti-émeute, flanquée d’escadrons de « policiers volontaires » (comme les nomma le président Ortega lui-même dans plusieurs interviews télévisées), cagoulés et munis d’armes de guerre, répondit par davantage de violence, tuant quelque trois-cents personnes, en blessant des milliers d’autres, démantelant les barrages routiers, emprisonnant les leadeurs supposés, taxés de « terrorisme » (quatre à cinq-cents seraient sous les verrous à l’heure d’écrire ces lignes), empêchant de nouvelles manifestations et poursuivant tout auteur de critiques à l’égard du régime qu’il soit étudiant, paysan, commerçant, dissident sandiniste, etc. Des pratiques qui rappellent les années de plomb des dictatures militaires latino-américaines.

Tandis qu’environ 40.000 Nicaraguayens auraient déjà fui le pays à ce jour, le président et son gouvernement se flattent, depuis juillet-aout, du retour à la « normalité ». S’ils semblent en effet avoir remporté pour l’instant l’épreuve de force en interne, en pariant sur l’étouffement de la contestation, il reste qu’une forte majorité des Nicaraguayens souhaite désormais le départ du binôme présidentiel. Plus contrariant sans doute pour ce dernier, ces grands alliés d’avant avril ou mai de cette année, la hiérarchie catholique (excédée par le sang versé), la fédération patronale et les principaux groupes financiers (affectés par la forte détérioration de l’économie, désormais en récession : –4% en 2018 selon le FMI19) demandent, eux, l’anticipation des prochaines élections présidentielles de 2021.

Plus radicales, plus populaires et plus à gauche, la Articulación de Movimientos Sociales ou l’initiative Construimos Nicaragua, de récente constitution, posent quant à elles la destitution immédiate du régime Ortega-Murillo, comme préalable à tout processus de transition, d’élection, de refondation et de démocratisation du Nicaragua. En réalité, l’opposition interne est composite et peine à exercer une influence. En octobre dernier, la plupart de ses tendances se sont réunies autour d’un même objectif : « le départ du pouvoir des Ortega-Murillo par des moyens démocratiques ». Elles sont regroupées au sein d’une nouvelle coalition, l’UNAB (Unidad Nacional Azul y Blanco), où l’on retrouve une quarantaine d’organisations de nature, de force et d’obédiences très diverses.

Des mouvements étudiants bien sûr, des organisations paysannes, des associations de femmes, de jeunes, de quartiers, de travailleurs de la santé, de journalistes, d’écologistes, de mères des manifestants tombés sous les balles, de parents de prisonniers…, mais aussi des formations politiques, plus ou moins évanescentes, comme le Frente Amplio por la Democracia qui réunit des députés destitués, des fractions partisanes empêchées et des dissidents libéraux et sandinistes de partis alignés sur le pouvoir. Plus probant, en tête de la liste des adhésions à l’UNAB, apparait la Alianza Cívica por la Justicia y la Democracia, mise sur pied par la Conférence épiscopale nicaraguayenne en mai, à l’invitation du président Ortega, pour tenter un « dialogue » qui s’est vite révélé impossible. Au sein de cette Alianza Cívica, figure le controversé Cosep, la principale fédération patronale du pays, proche du gouvernement jusqu’à il y a peu et dont la réelle volonté de renverser l’ordre des choses est mise en doute par une part significative des contestataires.

C’est donc de l’extérieur que les pressions les plus efficaces pour faire vaciller le régime nicaraguayen devraient venir ou auraient déjà dû venir si l’enjeu s’était vraiment imposé comme une priorité pour la « communauté internationale » qui, hier encore, rappelons-le, saluait et finançait l’ortéguisme pour l’orthodoxie et la responsabilité de ses politiques. Mais à l’avantage de quels acteurs et de quelles reconfigurations vont jouer les sanctions annoncées ? Et les menaces proférées ? Celles de l’administration Trump notamment, dont l’imprévisibilité des agissements sur la scène internationale rend difficile tout pronostic.

« Deux scénarios distincts se précisent pour l’avenir du pays, ose Fidel Ernesto Narváez du mouvement Construimos Nicaragua. Le premier, celui de “l’atterrissage en douceur” ou de “l’ortéguisme sans Ortega”, consiste en une transaction entre le régime, ses (anciens) alliés et certains membres de l’opposition, afin de maintenir une forme de statuquo et de créer les conditions de confiance requises par le FMI pour relancer l’économie. Le second est celui des mouvements sociaux qui entendent dépasser la simple recomposition des pouvoirs publics-privés qui administrent le pays depuis plus de dix ans, en refondant structurellement le Nicaragua sur la base d’un programme qui rende au peuple le droit de décider.20 »

En attendant, le couple régnant s’accroche au pouvoir et, pour donner le change, mobilise ses affidés qu’il recrute surtout parmi les employés de l’État. Le président Ortega disposerait toujours, il est vrai, du soutien d’une forte minorité des Nicaraguayens, estimée de 20 à 30% de la population, en dépit de la dégradation de la vie quotidienne. À la crise politique qui appelle à une résolution politique, est venue s’ajouter une profonde crise économique et sociale. Chute de l’activité, réduction des échanges, perte de 200 à 300.000 emplois, dont plus d’un quart dans le secteur touristique, baisse de la consommation, retrait des dépôts en dollars des banques privées, diminution des réserves internationales de la Banque centrale…, le risque d’une faillite du système financier national menace, avertit l’économiste indépendant Néstor Avendaño, et « dès à présent, une récupération économique et un retour à la normale couteront cinq ans au pays.21 » Le prix exorbitant d’une crise de régime irréversible ?

  1. Voir notamment la rubrique « Discursos de Daniel y Rosario » sur le site progouvernemental.
  2. Extrait de la déclaration finale de la XXIVe Rencontre du Forum de São Paulo, La Havane, 15 – 17 juillet 2018.
  3. Lire Duterme B., Toujours sandiniste, le Nicaragua ?, Bruxelles, Couleur Livres, 2017.
  4. Successivement, les gouvernements Violeta Chamorro (1990 – 1996), Arnoldo Alemán (1997 – 2001) et Enrique Bolaños (2002 – 2006).
  5. Lors d’un entretien avec l’auteur en février 2017 à Managua. Eva Sofía Villanueva (nom d’emprunt) est une grande figure féministe du sandinisme révolutionnaire, « critique du dévoiement du FSLN depuis les lendemains de la défaite électorale de 1990, silencieuse sur le plan politique depuis 2011 pour des raisons familiales ». Cf. Duterme B., op. cit., p. 57 ss.
  6. Lors d’un entretien avec l’auteur en février 2017 à Managua. Lire aussi Núñez O., La revolución rojinegra, Managua, Cipres, 2009, pour une légitimation de la stratégie « œcuménique » du FSLN. Pour le récit détaillé et par étapes de ces habiles procédés, lire notamment les archives de la Revue de l’université centraméricaine – UCA, Managua.
  7. Ruiz H., « Daniel Ortega es un tránsfuga político y la tarea hoy es evitar que consolide su dictadura familiar », Revista Envío (Managua), n°414, septembre 2016.
  8. Ibidem.
  9. « FMI reconoce exitoso modelo de Nicaragua », 4 mai 2017.
  10. Déclaration de Carlos Felipe Jaramillo, juillet 2013.
  11. TeleSur, « Nicaragua – Gobierno concretó firma de adesión al Alba para combatir pobreza », 12 janvier 2007.
  12. Jarquín E., « Construcción democrática revertida y pervertida », dans El régimen de Ortega, Managua, Pavsa, 2016.
  13. Lire notamment Sáenz E., « La gestión económica : despilfarro de oportunidades ? », dans El régimen de Ortega, Managua, Pavsa, 2016.
  14. Comisión Económica para América Latina y el Caribe (Cepal), Panorama Social de América Latina, 2017, Santiago, 2018.
  15. Pineda R., « Globalización y clases dominantes en Centroamérica y El Salvador », América Latina en Movimiento, 6 novembre 2018, d’après Forbes Mexico et Bloomberg — Índice de Billonarios.
  16. Arturo Grigsby, « Nicaragua – La Ley Nica nos coloca en una situación de alto riesgo ¿ Nos tocará repetir el mito de Sísifo ? », Revista Envío (Managua), n°415, novembre 2016.
  17. Duterme B., op. cit., p. 53 et 54.
  18. Lire notamment Rocha J. L., « Nicaragua : mouvements sociaux entre résistance et soumission » et « Nicaragua : des mouvements sociaux contre le système ou contre le FSLN ? », Cetri, État des résistances en Amérique latine, Paris, Syllepse, 2011 et 2017.
  19. El Nuevo Diario, « Economía de Nicaragua, la única que decrecerá en Centroamérica », Managua, 7 novembre 2018.
  20. Narváez F. E., « La defensa del programa de ruptura democrática frente al de reforma transaccional de las élites nicaragüenses », Poder Popular, 12 novembre 2018.
  21. Avendaño N., «¿Qué límites económicos tiene el proyecto político de Ortega ? », Revista Envío (Managua), n°438, septembre 2018.

Bernard Duterme


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La Revue Nouvelle
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