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Ni révolution ni illusion, contre le déterminisme historique, en islam comme ailleurs

Numéro 2 février 2014 par Baudouin Dupret

février 2014

Les révoltes du Prin­temps arabe pou­vaient-elles libé­rer les pays concer­nés des dic­ta­tures et du car­can de socié­tés sou­mises à un una­ni­misme théo­rique et religieux ? 

Pour Jean-Michel Corre, l’a­na­lyse des faits depuis trois ans montre que, au tra­vers des dif­fé­rences locales et natio­nales, un long tra­vail reste à faire pour que de nou­veaux rap­ports puissent s’é­ta­blir entre reli­gion, socié­té et pou­voir qui res­pectent l’au­to­no­mie de l’individu. 

Bau­douin Dupret ne par­tage pas cette ana­lyse de Jean-Michel Corre. Pour lui, l’échec le plus patent du Prin­temps arabe est celui des com­men­ta­teurs, qui ont sub­sti­tué à l’analyse leurs propres dési­dé­ra­tas, eux-mêmes assi­mi­lés un peu rapi­de­ment à la « volon­té des peuples ». En réa­li­té, dit-il, la ques­tion des rela­tions que l’islam et le poli­tique entre­tiennent est posée à un niveau de géné­ra­li­té et d’abstraction qui ne per­met pas d’y répondre. La majo­ri­té des com­men­ta­teurs ont éla­bo­ré un « maitre-réci­té » char­gé de don­ner une cohé­rence à qui pré­tend à une véri­té exclu­sive au détri­ment d’une réa­li­té polymorphe.

Pour mesu­rer ce qui s’est pas­sé et se pour­suit dans dif­fé­rents pays d’Afrique du Nord et du Moyen-Orient, sans doute fau­drait-il d’abord poser les ques­tions de manière adé­quate, loin de l’enthousiasme révo­lu­tion­naire, du cynisme désa­bu­sé, des larmes de la dés­illu­sion ou de la colère mili­tante. Les mou­ve­ments de révolte du Prin­temps arabe n’ont ni réus­si ni échoué, parce qu’il n’en va pas d’un pro­ces­sus his­to­rique comme d’un mariage qu’on peut dire heu­reux, quand il se pour­suit jusqu’à la mort d’un des époux, ou mal­heu­reux, quand il se conclut par un divorce. On peut se réjouir de la marche de l’Histoire, mais il faut une bonne dose de roman­tisme à la Hegel pour y voir un che­val blanc dont rien ne sau­rait arrê­ter la caval­cade. À notre sens, l’échec le plus patent est celui des com­men­ta­teurs, qui ont sub­sti­tué à l’analyse leurs propres dési­dé­ra­tas, eux-mêmes assi­mi­lés un peu rapi­de­ment à la « volon­té des peuples » concer­nés, comme on le sou­li­gnait déjà dans cette même revue… au prin­temps 20111.

Dans cette réflexion, et en contre­point à l’article de Jean-Michel Corre publié dans cette même livrai­son, je m’attacherai d’abord à contes­ter la mau­vaise façon endé­mique de poser la ques­tion du « monde ara­bo-musul­man médi­ter­ra­néen ». Je pro­po­se­rai ensuite une réflexion sur la nature même du phé­no­mène reli­gieux et de sa consti­tu­tion en fac­teur expli­ca­tif du deve­nir de ce monde, et donc sur la ques­tion de la cha­ria. Enfin, j’insisterai sur le fait que par­ler en termes de révo­lu­tion et d’illusion n’est avan­ta­geux qu’à la condi­tion d’être enga­gé dans une démarche de pro­duc­tion mili­tante d’un maitre-récit glo­bal visant à impo­ser une lec­ture de l’histoire plu­tôt qu’à décrire ce que l’histoire donne à voir.

Certaines expressions créent la confusion plutôt qu’elles ne la dissipent

Jusqu’à un cer­tain point, la façon de pen­ser un pro­blème peut être à la source de la confu­sion qui entoure sa réso­lu­tion. Ain­si en va-t-il de la ques­tion de savoir si « les socié­tés musul­manes sont mures pour la démo­cra­tie ». Trois objec­tions peuvent être sou­le­vées à ce sujet, avant même que de ten­ter de répondre. La pre­mière, c’est la notion de « démo­cra­tie ». Il serait ten­tant d’insister sur le fait que celle-ci est pour le moins en crise, mais cela mène­rait sans doute trop loin. En revanche, on peut aisé­ment mon­trer que de nom­breux États « ara­bo-musul­mans » ont adop­té les ins­ti­tu­tions de la démo­cra­tie (Consti­tu­tion, Par­le­ment, sépa­ra­tion des pou­voirs, élec­tions, pro­tec­tion des droits humains, etc.) sans que cela ne les empêche de ver­ser dans l’autoritarisme. Et aus­si que la mise en place récente de pro­ces­sus élec­to­raux plus trans­pa­rents a conduit à une per­ver­sion de la démo­cra­tie, à savoir le popu­lisme et le non-res­pect des minorités.

La deuxième objec­tion porte sur la notion de « socié­tés mures », le fait que la démo­cra­tie a besoin de temps, qu’elle est l’aboutissement d’une longue ges­ta­tion his­to­rique, qu’elle est un fruit qui se cueille à sa juste sai­son2. Ce n’est d’une part pas vrai, si l’on en croit Toc­que­ville qui en par­lait, pour l’Amérique, moins d’un siècle après l’entrée en vigueur de la pre­mière Consti­tu­tion contem­po­raine. Cela pro­cède, d’autre part, d’une vision tota­le­ment déter­mi­niste et rétros­pec­tive du deve­nir humain, qui se devrait de pas­ser par des étapes (on retrouve là les thèses déve­lop­pe­men­ta­listes chères à Ros­tow) dont on connait le point d’aboutissement parce qu’il est celui d’où, pré­ci­sé­ment, nous contem­plons les choses.

Enfin, troi­sième objec­tion, ce concept de « socié­tés musul­manes ». D’où vient-il qu’il faille néces­sai­re­ment impu­ter cette appar­te­nance à des socié­tés dont les iden­ti­tés se déclinent au plu­riel et varient au gré des cir­cons­tances de leurs his­toires régio­nales et natio­nales ? À la limite, s’agit-il d’une faci­li­té de lan­gage pour carac­té­ri­ser un cer­tain nombre d’« autres » que « nous », mais il convient alors d’insister sur le fait que le pré­di­cat « musul­man » n’a aucune valeur expli­ca­tive. En outre, une faci­li­té de lan­gage pour défi­nir l’autre devrait davan­tage conduire à se poser la ques­tion du point de vue adop­té pour regar­der cet autre que de la réa­li­té de cet autre tel que construit par ce point de vue. Si l’autre est l’objet de notre inter­ro­ga­tion, il faut tout au contraire décen­trer le regard, tâcher d’accéder aux caté­go­ries d’appartenance telles qu’à l’œuvre chez leurs usa­gers et refu­ser de prendre notre monde comme éta­lon de mesure de toute chose.

À défaut d’une telle cri­tique de notre façon de pen­ser un pro­blème, nous contri­buons à épais­sir le brouillard plu­tôt qu’à le dis­si­per. Ain­si en va-t-il quand Jean-Michel Corre affirme, tout d’abord, que la confu­sion du reli­gieux et du poli­tique est carac­té­ris­tique de l’islam, et, ensuite, par voie syl­lo­gis­tique, que, dans la com­pré­hen­sion du « signi­fiant de ces révoltes », « leur reli­gion est un phé­no­mène struc­tu­rant ». On pour­rait immé­dia­te­ment objec­ter que c’est une illu­sion intel­lec­tua­liste que de croire que les idées font l’histoire et non l’inverse. L’équation fai­sant de l’islam un amal­game « reli­gion plus monde plus État » (din dunya daw­la) est une construc­tion doc­tri­nale et non une pro­prié­té géné­tique de l’islam, sinon de celui, réi­fié et essen­tia­li­sé, qui unit les deux faces de la même pièce que sont l’orthodoxie isla­mique et la science orien­ta­liste. À vrai dire, une lec­ture atten­tive de l’histoire révèle bien plus sou­vent le décou­plage du pou­voir tem­po­rel et du magis­tère spi­ri­tuel qu’elle ne témoigne de sa confu­sion. Plus impor­tant encore : la ques­tion des rela­tions que l’islam et le poli­tique entre­tiennent est, à ce niveau de géné­ra­li­té et d’abstraction, imper­ti­nente ; il n’y a donc pas de réponse à lui appor­ter. L’on peut répondre par l’affirmative ou la néga­tive à une ques­tion sen­sée, mais non à celle qui est absurde. À ce niveau, on navigue dans le monde des sté­réo­types aus­si faux que néfastes. C’est comme de dire que le Wal­lon est pares­seux, le Hol­lan­dais avare, l’Italien magouilleur ou le Maro­cain pro­fi­teur. Le sté­réo­type pré­tend sim­pli­fier, mais il écha­faude en réa­li­té un monde de chi­mères. Le che­min de l’enfer est pavé de bonnes inten­tions : en pré­ten­dant com­battre les sté­réo­types, on accré­dite sou­vent une exis­tence qu’ils n’auraient pas autre­ment, parce que telle n’est pas leur fonc­tion. Un sté­réo­type ne vise pas à décrire quelqu’un ou quelque chose, mais à fon­der un dis­cours d’exclusion.

À propos de la charia

Est-il vrai, par ailleurs, que « la pierre de touche de l’acceptation des droits de l’homme et de la moder­ni­té par les musul­mans et leurs États pré­sents et futurs est la ques­tion de la cha­ria » ? J’aimerais esquis­ser ici une façon de poser à nou­veaux frais notre approche de la cha­ria, en sorte d’éviter les apo­ries que toute pers­pec­tive essen­tia­liste (« l’islam est onto­lo­gi­que­ment ceci ou cela ») ou socio­lo­giste (« l’islam se réduit aux cir­cons­tances propres à ceux qui s’en reven­diquent ») fait encou­rir. Parce que l’islam est à la fois un cor­pus de textes fon­da­teurs et une myriade de pra­tiques, dont celles de réfé­ren­ce­ment à ces textes, l’une et l’autre posi­tions s’avèrent intenables.

À la ques­tion « qu’est-ce que la cha­ria ? » qui est sou­vent posée, il faut s’efforcer de répondre en esquis­sant le pay­sage de ce qu’on l’a fait être. Cette réponse ne peut bien sûr satis­faire aucun dog­ma­tisme. Elle irrite les lit­té­ra­listes et frustre les posi­ti­vistes de tout poil. Elle ne fonde aucune apo­lo­gé­tique, mais elle n’alimente pas plus le pro­pos des pour­fen­deurs de l’islam. Celui-ci n’est ni un être ni une essence, et sa Loi n’échappe pas à cette véri­té. Il est un fait d’humanité et c’est à ce titre seule­ment qu’on peut en par­ler, hors le dis­cours de la foi à tout le moins. Non, le rap­port au droit n’est pas le « grand impen­sé des socié­tés “ara­bo-musul­manes”3 ». D’une part, parce que la nor­ma­ti­vi­té isla­mique ne déter­mine pas l’ensemble des agis­se­ments des gens qui com­posent ces socié­tés ; de l’autre, parce qu’il n’y a pas de connexion directe entre le fait nor­ma­tif d’aujourd’hui et la période pro­phé­tique d’hier, pas plus qu’il n’y a d’impossibilité her­mé­neu­tique per­met­tant aux « gens de l’islam » d’être en prise avec le monde contem­po­rain. Il est ain­si faux de pré­sen­ter la nor­ma­ti­vi­té comme schi­zo­phrène, écar­te­lée entre la socié­té tra­di­tion­nelle et la socié­té moderne, entre pas­sé conser­va­teur et pré­sent pro­gres­siste. Poser la ques­tion de la com­pa­ti­bi­li­té de l’islam avec la moder­ni­té ne peut conduire qu’à une réponse de Nor­mand : « P’têt ben qu’oui, p’têt ben qu’non ! » Le seul exemple du droit consti­tu­tion­nel devrait suf­fire. À la ques­tion récur­rente de savoir s’il s’agit d’un phé­no­mène conce­vable en pays musul­man, une double réponse a été appor­tée : oui, l’essentiel des concepts propres à la démo­cra­tie trouve leur fon­de­ment dans les temps pro­phé­tiques ; non, l’islam est consub­stan­tiel­le­ment poli­tique et donc voué à accou­cher de régimes théo­cra­tiques. Une fois encore — répé­tons-le ! — ces deux ver­sions anta­go­nistes sont les deux faces d’une même pièce de mon­naie cultu­ra­liste (ou les deux actes d’une pièce de théâtre absurde) qui veut que l’islam soit quelque chose en soi, indé­pen­dam­ment de ce que les humains en font.

S’agissant de la cha­ria, on observe le recours à des extra­po­la­tions abu­sives à par­tir d’un savoir spé­ci­fique, c’est-à-dire une ten­dance à consi­dé­rer qu’une cer­taine connais­sance du dogme isla­mique per­met de glo­ser sur tout ce qui est attri­bué à l’islam. C’est ain­si, par exemple, que l’on recourt à une com­pé­tence en théo­lo­gie musul­mane médié­vale pour pré­tendre expli­quer le radi­ca­lisme poli­tique isla­mique contem­po­rain. Ou qu’on affirme la per­pé­tua­tion d’un mode de pen­sée poli­tique, celui du « pou­voir de l’obéissance », dont les racines plongent chez les auteurs clas­siques, tel Gha­za­li4. On observe aus­si un enfer­me­ment dans l’ineffabilité des langues et des cultures, où le local ne pour­rait s’expliquer que par le spé­ci­fique et l’actuel, par l’historique. C’est ain­si, en quelque sorte, qu’il ne serait plus pos­sible de par­ler d’État dans le contexte des socié­tés « ara­bo-musul­manes », mais seule­ment de daw­la, seul terme capable de rendre compte de la nature intrin­sè­que­ment instable du fait éta­tique en islam5. C’est bien ce nous disent Corre ou Mez­gha­ni quand ils laissent entendre que l’autoritarisme en contexte arabe s’explique par la repro­duc­tion du même sché­ma tra­di­tion­nel au centre duquel trône la figure du despote.

L’islam et sa Loi ne sont pas que tra­di­tion ; la reli­gion n’est pas que mémoire, à sup­po­ser que la reli­gion soit une chose une, et non un concept per­met­tant de cap­tu­rer sous un même vocable des phé­no­mènes ne par­ta­geant qu’un air de famille. L’islam et sa Loi sont aus­si une constel­la­tion de pra­tiques de tous ordres, où se côtoient et se bous­culent foi, sagesse, pié­té, morale, idéo­lo­gie, rou­tine, poli­tique, éthique, esthé­tique, véri­té, jus­tice, et bien d’autres choses encore. N’oublions tout de même pas qu’avant même d’être tra­di­tion, l’islam peut être acte de foi, une foi qui trouve dans sa Loi un cadre nor­ma­tif condui­sant au salut. Cette foi connait une décli­nai­son extra­or­di­nai­re­ment com­plexe, mais il est tout sim­ple­ment faux de pen­ser, au pré­texte d’un désen­chan­te­ment du monde plus ou moins abou­ti, que le fait des croyances n’est pas pri­mor­dial ou qu’il n’est que super­struc­ture dis­si­mu­lant mal les rap­ports de force entre géné­ra­tions, classes sociales, sexes ou races. Comme le fait remar­quer Paul Veyne, la reli­gion comme idéo­lo­gie est un effet de redon­dance d’une foi qui lui pré­existe, elle est effet de confir­ma­tion poli­tique d’une convic­tion morale et reli­gieuse anté­rieure. De ce point de vue, d’ailleurs, il convient de se méfier des expli­ca­tions psy­cho­lo­gi­santes, qui voient dans la reli­gion un bri­co­lage per­met­tant à l’homme de se conso­ler des vicis­si­tudes de la vie. Il existe bien un sen­ti­ment reli­gieux qui pro­cède d’une expé­rience indi­vi­duelle et col­lec­tive et qui n’est pas une simple fonc­tion­na­li­té : « La fabu­la­tion reli­gieuse n’est pas incons­ciem­ment uti­li­taire, elle est à elle-même sa fin et suf­fit à sa propre satis­fac­tion6 ».

Point de fata­li­té de la sou­mis­sion au pou­voir poli­tique en islam sun­nite. Ce n’est pas parce que Gha­za­li a affir­mé qu’il valait mieux suivre un mau­vais imam que pas d’imam du tout que la masse des musul­mans a sui­vi aveu­glé­ment les pro­pos léni­fiants de ses lea­deurs per­ver­tis. La masse s’est ran­gée der­rière ses chefs et leurs ver­ba­li­sa­tions idéo­lo­giques quand cela cor­res­pon­dait à son vécu social. En Égypte, cela a fonc­tion­né pen­dant des décen­nies et cela aurait pu se pour­suivre encore long­temps, sans un évè­ne­ment aus­si aléa­toire et impré­vi­sible que lourd de consé­quences : une révolte for­te­ment média­ti­sée en Tuni­sie, un pays auquel une frange de la popu­la­tion égyp­tienne pou­vait, par dif­fé­rents biais indi­rects, s’identifier. L’islamisme d’État y a long­temps opé­ré, mais ce n’est pas lui qui contrai­gnait le peuple à l’obéissance. À vrai dire, c’était plu­tôt l’inverse : les gou­ver­nés accep­taient les gou­ver­nants qui, eux-mêmes et à par­tir de leur posi­tion de force, dou­blaient cette domi­na­tion d’un dis­cours de légi­ti­ma­tion isla­mique redon­dant avec le sen­ti­ment des masses. C’est, comme le dit tou­jours Paul Veyne, « une illu­sion intel­lec­tua­liste qui […] fait croire que l’attitude des gens résulte du conte­nu même du mes­sage », que leurs conduites résul­te­raient de leurs repré­sen­ta­tions7. Les idéo­lo­gies ne motivent pas les conduites ; elles ne font que léni­fier les rap­ports sociaux qui pré­valent dans un contexte don­né. Et quand la légi­ti­ma­tion n’opère plus, on change d’idéologie.

Une reli­gion, c’est une « réa­li­té hété­ro­gène, contra­dic­toire, poly­morphe, poly­chrome8 ». Elle n’est pas une chose, mais plu­sieurs, elle ne rem­plit pas une fonc­tion mais en exerce dif­fé­rentes, par­fois contra­dic­toires, en même temps. En ce sens, une reli­gion n’est pas la racine d’une socié­té ou d’une civi­li­sa­tion, mais une de ses mul­tiples com­po­santes. Comme on l’a dit, c’est sou­vent une faci­li­té de lan­gage, par­fois un nom de famille (et dans ce cas, aus­si, l’objet de nom­breux jeux de lan­gage). Si donc elle n’est pas une essence ou une matrice, une reli­gion n’a pas de des­tin par­ti­cu­lier. Son his­toire n’a de but qu’à la condi­tion de ne la voir que dans le rétro­vi­seur. Elle pro­cède, tout au contraire, par épi­gé­nèse ; elle « se consti­tue au fil du temps par degrés impré­vi­sibles9 ».

Contrai­re­ment à ce qu’affirment notre Jean-Michel Corre ou Ali Mez­gha­ni, c’est faire bien trop d’honneur à la pen­sée poli­tique que de pré­tendre que c’est elle qui façonne le deve­nir de l’État. Au mieux, peut-être, l’accompagne-t-elle, don­nant aux contem­po­rains les moyens d’encadrer intel­lec­tuel­le­ment ce qui émerge dans les faits. Mais la phi­lo­so­phie poli­tique n’est jamais pro­duc­trice du fait poli­tique, loin s’en faut. Les États arabes contem­po­rains — et cette qua­li­fi­ca­tion ne vaut que si l’on entend par là « États de la Ligue arabe » — se sont déve­lop­pés dans le fil des trans­for­ma­tions éco­no­miques, sociales et poli­tiques qui ont bou­le­ver­sé le monde, non dans l’ombre de l’impensabilité de la chose éta­tique démo­cra­tique pour la pen­sée sun­nite ortho­doxe. S’il est bien une leçon que l’on peut tirer de ce nou­vel ovni média­tique qu’est le Prin­temps arabe, c’est la conver­sion de nom­breuses for­ma­tions d’obédience isla­miste en par­tis poli­tiques acquis à la cause démo­cra­tique. La ques­tion de leur sup­po­sé double lan­gage est gal­vau­dée, leur pro­fes­sion de foi démo­cra­tique devant suf­fire jusqu’à preuve du contraire. Elle relève, en outre, d’un pro­cès d’intention aus­si inso­luble qu’inutile : com­ment donc prou­ver leur dupli­ci­té, et d’ailleurs aus­si la sin­cé­ri­té de leurs détrac­teurs ? Si ce bien mal dénom­mé Prin­temps a mon­tré quelque chose, ce n’est pas l’incompatibilité de l’islam, de l’islamisme, de la cha­ria par rap­port à la démo­cra­tie et aux droits humains, mais, bien mal­heu­reu­se­ment, un niveau excep­tion­nel d’incurie, peu sur­pre­nant au demeu­rant au vu de l’inexpérience des per­sonnes ame­nées subi­te­ment à exer­cer les fonc­tions suprêmes.

Les blo­cages obser­vés dans cer­taines socié­tés et régions du monde ne pro­cèdent pas d’une doc­trine sclé­ro­sée. C’est tout l’inverse : ce sont les cir­cons­tances pro­blé­ma­tiques de ces socié­tés qui accouchent d’une doc­trine inca­pable de renou­vè­le­ment. En ce sens, réfor­mer la pen­sée musul­mane et son accep­tion de la cha­ria ne débou­che­ra pas sur une trans­for­ma­tion des socié­tés musul­manes, parce que le pro­blème ne se situe pas là.

Produire un récit global

Seule une pers­pec­tive d’acteur, rétros­pec­tive, tota­li­sante ou nor­ma­tive peut jus­ti­fier que l’on cherche à attri­buer une qua­li­fi­ca­tion aux évè­ne­ments qui ont secoué dif­fé­rents pays arabes depuis le début 2011 et à en four­nir le récit. On peut par­ler de maitre-récit, en l’occurrence, c’est-à-dire de volon­té de mise en cohé­rence ex post d’une série d’évènements dont l’unité est a prio­ri très rela­tive. En pro­dui­sant pareil maitre-récit, on peut mettre en rela­tion des faits dis­joints, éta­blir une chaine de cau­sa­li­té entre des faits indé­pen­dants, don­ner un sens his­to­rique à ce qui est contin­gent et fon­der des juge­ments en cohé­rence, suc­cès ou réa­li­té (ou leurs contraires : inco­hé­rence, échec ou illu­sion) à l’égard d’entités aux­quelles on a prê­té une fina­li­té, un pro­jet ou une inten­tion. Une des consé­quences de cette atti­tude est, sous cou­vert d’analyse, d’en fait pro­duire une jus­ti­fi­ca­tion for­ma­li­sée d’un juge­ment éta­bli au préa­lable. C’est en quelque sorte la figure clas­sique du mou­lin que Don Qui­chotte se repré­sente en enne­mi pour mieux pou­voir ensuite le char­ger. On décrète une fina­li­té en sorte de pou­voir éva­luer les choses en fonc­tion de leur contri­bu­tion à son adve­nue ; on assigne un pro­jet de manière à pou­voir juger au regard de sa réa­li­sa­tion ; on prête une inten­tion afin de pou­voir esti­mer que l’objectif a été atteint ou non.

L’étude de l’islam et des socié­tés dites musul­manes est lour­de­ment frap­pée par ce syn­drome don-qui­chot­tesque. En miroir aux thèses de Fran­çois Bur­gat sur la vic­toire inexo­rable de l’islamisme, Oli­vier Roy par­lait, dès 1992, de son échec10 et Gilles Kepel, en 2000, de son déclin11. Avec le Prin­temps arabe, cette concep­tion cyclique — khal­dou­nienne ? — des mou­ve­ments de l’histoire musul­mane a trou­vé une nou­velle vigueur, les uns et les autres pro­phé­ti­sant la marche triom­phale de la sécu­la­ri­sa­tion, de la jeu­nesse, de l’islamo-démocratie ou de la cyber-socié­té ; ou fai­sant de l’islamisme un vec­teur de rup­ture d’avec la moder­ni­té ou, à l’inverse, d’insertion dans la moder­ni­té. Cela ren­voie à des concep­tions bien pro­blé­ma­tiques du social, du reli­gieux et de l’histoire.

Une concep­tion pro­blé­ma­tique du social, d’abord. Celui-ci est cen­sé répondre à de grands modèles expli­ca­tifs, à des dyna­miques macro­struc­tu­relles déter­mi­nant le quo­ti­dien des gens et le détail de leur vie en socié­té, en aucun cas déter­mi­né par eux. Cette vision holiste du social, qui serait tota­le­ment exté­rieur à ceux qui l’habitent, conduit à opé­rer « un chan­ge­ment d’échelle12 ». Chaque niveau — le niveau phé­no­mé­no­lo­gique glo­bal et le niveau des ter­rains étu­diés — se consti­tue en tant qu’illustration de dyna­miques qui n’appartiennent pas à sa sphère de per­ti­nence. Autre­ment dit, le modèle confi­gure les cas d’étude et ce qu’on leur fait dire. C’est le risque du méca­ni­cisme qui nous guette ici : « Met­tez un peu de petite bour­geoi­sie en voie de pau­pé­ri­sa­tion, ajoutez‑y un cler­gé conser­va­teur, zes­tez-le tout de lum­pen-intel­lec­tuels, et vous aurez le mou­ve­ment isla­miste uni­ver­sel. » Plu­tôt que de par­tir d’un modèle phé­no­mé­no­lo­gique unique et d’y contraindre l’infinie varia­tion des confi­gu­ra­tions locales, il serait sans doute pré­fé­rable de par­tir de méca­nismes s’inscrivant dans des contextes tou­jours uniques, excep­tion­nels, sans pareils, avant de ten­ter toute remon­tée en géné­ra­li­té. « Une même pra­tique, un même com­por­te­ment recouvrent en effet une valeur qui peut être tota­le­ment dif­fé­rente selon les rela­tions qu’ils peuvent entre­te­nir avec d’autres pra­tiques, d’autres com­por­te­ments, dans le cadre de leur envi­ron­ne­ment concret13. »

Ensuite, une concep­tion pro­blé­ma­tique du reli­gieux. On est, en effet, en droit de se deman­der si ces « retours du reli­gieux » cor­res­pondent vrai­ment à un retour à la reli­gion et non plu­tôt à « une adap­ta­tion de la croyance aux condi­tions modernes de la vie sociale et per­son­nelle14 ». En ce sens, il n’y aurait ni apo­gée ni déclin de l’islamisme, mais la pour­suite constante de la refor­mu­la­tion des rap­ports de l’homme, fût-il musul­man, à la croyance et à son envi­ron­ne­ment. En ne pen­sant l’islam qu’en termes d’islamisme, on se condamne à ne pas voir la mul­ti­tude de pro­ces­sus opé­rant à des niveaux très infé­rieurs, comme la « bigo­ti­sa­tion » de la socié­té. Ces pro­ces­sus agissent, d’une part, sur la confi­gu­ra­tion de l’islamisme et, d’autre part, sur la défi­ni­tion du pou­voir poli­tique. Il ne suf­fit pas d’objecter ici que l’islamisme est un fait d’idéologie, contrai­re­ment à l’islam qui serait un fait de reli­gion. Outre le fait que les fron­tières entre idéo­lo­gie, morale, méta­phy­sique et poli­tique sont par­fois bien dif­fi­ciles à des­si­ner, il n’est pas du tout cer­tain que l’analyse du poli­tique puisse se pas­ser de l’étude des recon­fi­gu­ra­tions de la mora­li­té publique. Ceci, à condi­tion évi­dem­ment que l’on cesse de croire que les acteurs sociaux balancent entre l’automystification per­ma­nente (« ils se disent musul­mans, mais ce n’est en fait qu’instrumentalisation à des fins poli­tiques ») et le machia­vé­lisme constant (« ces anciens gau­chistes pas­sés à l’islamisme par pur opportunisme »).

Enfin, une concep­tion pro­blé­ma­tique de l’histoire. Tan­tôt le monde est assi­gné à une direc­tion, une évo­lu­tion, une fina­li­té, bref une téléo­lo­gie, celle de la sécu­la­ri­sa­tion, du désen­chan­te­ment, que l’islamisme aurait vou­lu mettre à mal, avant, en fin de compte, de ren­trer dans le rang et de se trans­for­mer en isla­mo-démo­cra­tie, à l’image de ses confrères et consœurs socio­chré­tiens et chré­tien-démo­crates. Tan­tôt, c’est au fonc­tion­ne­ment cyclique de l’histoire que le monde est confron­té, avec en pers­pec­tive l’idée d’un éter­nel recom­men­ce­ment15. Ce déter­mi­nisme-ci est cir­cu­laire, mais il pré­sente l’avantage évident, pour la poli­to­lo­gie à tout le moins, de per­mettre la pros­pec­tive. L’avenir est ain­si celui d’une poli­ti­sa­tion accrue de ces mou­ve­ments et de l’essoufflement du mili­tan­tisme radi­cal, le tout menant à la démo­cra­ti­sa­tion, pour autant que les pou­voirs en place n’y fassent pas obs­tacle, sous peine de voir l’étendard du jihad flot­ter à nou­veau. L’hypothèse n’est, à vrai dire, pas vrai­ment fal­si­fiable. Il est, en effet, tou­jours rai­son­nable de pen­ser qu’un mou­ve­ment poli­tique va trou­ver soit à inté­grer le pou­voir soit à nour­rir l’opposition à ce dernier.

C’est pré­ci­sé­ment à ce niveau que la consti­tu­tion de l’islamisme en phé­no­mène uni­ver­sel pose pro­blème, tant sa nature et ses chances de suc­cès sont dépen­dantes des contextes locaux. Mais, si tel est bien le cas, qu’a‑t-on gagné à rap­por­ter la mul­ti­pli­ci­té des dyna­miques obser­vables loca­le­ment à une phé­no­mé­no­lo­gie unique ? En attri­buant un pro­jet, révo­lu­tion­naire par exemple, à des mou­ve­ments poli­tiques, on peut faire le constat de ce qu’ils n’ont pas réus­si dans les objec­tifs qu’ils s’étaient assi­gnés et donc en conclure à leur échec ou à leur carac­tère illu­soire. Ce fai­sant, tou­te­fois, on perd deux choses de vue. D’abord, que le pro­jet révo­lu­tion­naire n’était peut-être pas tant celui de ces mou­ve­ments que celui qu’on leur prê­tait. D’autre part, que toute uto­pie, par défi­ni­tion pro­je­tée dans l’avenir, pro­gres­siste et révo­lu­tion­naire, a voca­tion à se trans­for­mer en idéo­lo­gie, par défi­ni­tion tour­née vers un pas­sé, conser­va­trice et ins­ti­tu­tion­na­li­sée16. Si les mou­ve­ments poli­tiques aspirent à quelque chose, c’est en géné­ral à contes­ter le pou­voir en place et à le rem­pla­cer. C’est en tout cas une constante de l’islamisme, dans le large éven­tail de ses mani­fes­ta­tions aus­si nom­breuses que dis­tinctes les unes des autres. En dehors de quelques slo­gans creux et répé­ti­tifs (dans le genre « L’islam est la solu­tion »), il est bien dif­fi­cile de leur recon­naitre un pro­jet poli­tique pré­cis, sinon celui d’accéder au pou­voir. Dans ces condi­tions, c’est un drôle de pro­cès que celui qui affirme l’échec de ces mou­ve­ments pour cause de non-réa­li­sa­tion d’un pro­jet qu’ils n’ont même pas. Le seul échec qui les guette est de ne pas accé­der au pou­voir ou, après y avoir accé­dé, de le perdre. On pour­rait appe­ler cela le syn­drome du Gol­lum, du nom de ce per­son­nage du Lord of the Rings que la ren­contre for­tuite avec l’anneau du pou­voir a tota­le­ment per­ver­ti et qui, par la suite, est incon­so­lable de se l’être vu voler par le Hob­bit : « Mon pré­cieux ! », ne cesse-t-il de geindre.

Le monde social est satu­ré de ces pré­ten­tions téléo­lo­giques par les­quelles on tente d’imposer le maitre-récit, moral et nor­ma­tif, des évè­ne­ments et de leurs pro­ta­go­nistes. La rédac­tion du maitre-récit est un enjeu de taille, dans la mesure où la capa­ci­té à l’imposer reflète l’autorité de son auteur. Sou­vent, un maitre-récit est, dans un jeu de miroirs, le contre-récit d’un autre maitre-récit. Par exemple, le maitre-récit du pou­voir syrien tient les oppo­sants et les rebelles pour des ter­ro­ristes ; et ceux-ci se consi­dèrent, dans leur propre maitre-récit, comme les défen­seurs d’une juste cause, accu­sant à leur tour le régime de ter­ro­risme d’État. Le script des deux récits est iden­tique : le ter­ro­risme est un mal, l’usage de la force bru­tale est illé­gi­time, les vic­times sont inno­centes, etc. Ce n’est donc pas la trame des récits qui dif­fère, mais la dis­tri­bu­tion des rôles, et par­ti­cu­liè­re­ment ceux des « bons » et des « méchants ». Et comme ces deux attri­buts moraux sont exclu­sifs l’un de l’autre, les héros d’un récit sont les mal­fai­teurs de l’autre, et vice-versa.

La pro­duc­tion de ce type de récits, qui pré­tendent à une véri­té exclu­sive, consti­tue un outil poli­tique puis­sant dans les mains de leurs pro­mo­teurs. Ils visent à natu­ra­li­ser une ver­sion de la véri­té, à faire en sorte qu’elle s’impose comme allant de soi. Ain­si en va-t-il du monde ! Mais ce n’est sans doute pas la tâche de l’analyste, à par­tir de l’autorité de son savoir, que de les cau­tion­ner ou redoubler.

  1. Entre­tien avec Bau­douin Dupret, « Révo­lu­tions ou révoltes », dos­sier « Monde arabe et effet yoyo ? », La Revue nou­velle, avril 2011.
  2. Un autre exemple de ce déter­mi­nisme est l’affirmation que « les régimes en place étaient si pour­ris que la révolte était inévitable ».
  3. Voir Ali Mez­gha­ni, L’État inache­vé. La ques­tion du droit dans les pays arabes, Gal­li­mard, 2011.
  4. On trouve une ver­sion socio-psy­cho­lo­gi­sante de cette thèse chez les tenants du consen­te­ment incons­cient des domi­nés à leur propre domination.
  5. Voir à ce sujet les diva­ga­tions de Ber­nard Lewis, Le lan­gage poli­tique de l’islam, Gal­li­mard, 1988.
  6. Voir Paul Veyne, Quand notre monde est deve­nu chré­tien, Albin Michel, 2007, p. 57.
  7. Op.cit., p. 235.
  8. Op.cit., p. 249.
  9. Op.cit., p. 263.
  10. L’échec de l’islam poli­tique, Seuil, 1992.
  11. Jihad. Expan­sion et déclin de l’islamisme, Seuil, 2000.
  12. Mau­ri­zio Gri­bau­di, « Échelle, per­ti­nence, confi­gu­ra­tion », dans Revel (dir.), Jeux d’échelles, Gal­li­mard et Seuil, 1996, p. 116.
  13. Op.cit., p. 139.
  14. Mar­cel Gau­chet, La reli­gion dans la démo­cra­tie, Gal­li­mard, 2001, p. 29.
  15. Sur l’idée d’évolution des socié­tés, voir Alain Tes­tart, Avant l’histoire. L’évolution des socié­tés, de Las­caux à Car­nac, Gal­li­mard, 2012.
  16. Voir Paul Ricoeur, L’idéologie et l’utopie, Seuil, 1997.

Baudouin Dupret


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