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News of the World, ou l’inévitable engrenage

Numéro 9 Septembre 2011 par Simon Tourol

septembre 2011

On n’a sans doute pas fini de mesu­rer les ravages cau­sés par le scan­dale des écoutes télé­pho­niques orga­ni­sées par feu le News of the World (NOTW), l’hebdomadaire lon­do­nien à sen­sa­tion du groupe Mur­doch, News Corp. Au moment d’écrire ces lignes, la liste des dégâts était déjà lourde. Le tabloïd était rayé de la carte, sabor­dé après […]

On n’a sans doute pas fini de mesu­rer les ravages cau­sés par le scan­dale des écoutes télé­pho­niques orga­ni­sées par feu le News of the World (NOTW), l’hebdomadaire lon­do­nien à sen­sa­tion du groupe Mur­doch, News Corp. Au moment d’écrire ces lignes, la liste des dégâts était déjà lourde. Le tabloïd était rayé de la carte, sabor­dé après cent-soixante-huit années d’existence ; son ex-rédac’ chef deve­nue direc­trice de la filiale bri­tan­nique du groupe était briè­ve­ment arrê­tée au len­de­main de sa démis­sion ; Rupert Mur­doch renon­çait à l’achat des 60% du bou­quet satel­lite à péage BSkyb qui ne lui appar­te­naient pas encore ; l’action News Corp avait per­du 17%; une com­mis­sion par­le­men­taire et une enquête judi­ciaire étaient acti­vées ; le FBI ouvrait une enquête aux États-Unis ; deux hauts res­pon­sables de Scot­land Yard avaient démis­sion­né ; les révé­la­tions se mul­ti­pliaient sur les com­plai­sances du monde poli­tique — conser­va­teur comme tra­vailliste — à l’égard du groupe de presse. L’écœurement qu’inspire cette sor­dide saga vient autant des agis­se­ments du jour­nal que de ceux de ses pro­TEC­teurs. La mise sur écoutes, par le NOTW, de nom­breuses per­sonnes en vue avait été révé­lée dès 2005. Une timide enquête avait mené à la condam­na­tion de deux boucs émis­saires et à la démis­sion du rédac­teur en chef Andrew Coul­son, aus­si­tôt enga­gé comme res­pon­sable de com­mu­ni­ca­tion par le futur Pre­mier ministre, David Came­ron. Il fau­dra de nou­velles révé­la­tions du concur­rent The Guar­dian pour que les enquêtes soient relan­cées en 2010 puis en 2011 et fassent enfin la lumière sur l’étendue du scan­dale. Les méthodes abjectes des papa­raz­zis du télé­phone n’auraient pas été pos­sibles à cette échelle si le men­songe et la cor­rup­tion ne s’y étaient ajou­tés. On sait aujourd’hui à quoi ser­virent les pots de vin ver­sés à des poli­ciers et pour­quoi les enquêtes furent à ce point lentes et molles.

L’impossible promesse

Au-delà des consi­dé­ra­tions poli­ti­co-éco­no­miques sur la puis­sance d’un groupe média­tique mon­dial, le lea­deur­ship auto­cra­tique de son fon­da­teur et le tra­fic d’influence auquel ce der­nier est natu­rel­le­ment conduit, l’affaire illustre comme aucune autre aupa­ra­vant la méca­nique de la presse à scan­dale. Elle repose sur une pro­messe impos­sible, celle d’offrir à chaque paru­tion le récit de faits extra­or­di­naires — au sens lit­té­ral du terme — frap­pés, en outre, du sceau de la proxi­mi­té. Il ne suf­fi­rait pas, en effet, que les vies hors normes, des­tins tra­giques, tra­jec­toires bou­le­ver­sées, hor­reurs à domi­cile et tabous bri­sés soient pui­sés au fil d’une actua­li­té mon­diale, donc loin­taine. Le com­mé­rage ins­ti­tu­tion­na­li­sé doit se nour­rir de la com­mu­nau­té où il sera mis en circulation.

Éri­gées en sys­tème de col­lecte de l’information, les écoutes du tabloïd étaient deve­nues indis­pen­sables pour ali­men­ter la pompe à ragots, et rem­plir la pro­messe taci­te­ment contrac­tuelle faite aux 2,8 mil­lions d’acheteurs heb­do­ma­daires. Déve­lop­pée à un cer­tain niveau, la méca­nique ne peut deve­nir qu’infernale et trans­gres­sive. Les balises légales, déon­to­lo­giques et éthiques explosent lit­té­ra­le­ment sous l’effet de la pres­sion que la rédac­tion du tabloïd s’impose à elle-même… Au mieux, les jour­na­listes habillent le banal en évè­ne­ment. Au pire — et le pire est arri­vé — ils font du viol des vies pri­vées un prin­cipe de fonc­tion­ne­ment. Jusqu’à faire, comble du cynisme, de leurs propres lec­teurs les proies de ces agis­se­ments, puisque les citoyens ordi­naires avaient droit eux aus­si aux écoutes, dès lors qu’ils étaient proches d’un évè­ne­ment ou parents d’une victime.

Ces lec­teurs, sou­li­gnons-le en pas­sant, sont aus­si des cou­pables ! L’achat heb­do­ma­daire du tabloïd était un acte d’adhésion au sys­tème, confor­tant numé­ro après numé­ro l’exigence de scoops renou­ve­lés. L’éditeur avait alors beau jeu de jus­ti­fier sa poli­tique en évo­quant « ce que veut le lecteur»… 

Vie privée : la porte entrouverte

La quête fré­né­tique de l’audience qui consi­dère désor­mais le lec­teur comme un consom­ma­teur à satis­faire et non plus comme un citoyen à infor­mer n’est pas le seul fait des tabloïds bri­tan­niques, bien sûr. En France, la presse people (Voi­ci, Gala, Clo­ser, Public…) vend chaque semaine plus de 3 mil­lions d’exemplaires pour un lec­to­rat de 18 mil­lions de per­sonnes1. Mais ses méthodes et son style, pour peu ragou­tantes qu’ils soient, n’ont rien de com­pa­rable à ceux du notw. Et si les publi­ca­tions trash (Entre­vue, Choc, Guts…) eurent leur heure de gloire com­mer­ciale au début des années 2000, leurs ventes s’effondrent depuis deux ans, tou­chées par les sites inter­net qui ont pris la relève sur ce ter­rain boueux.

La Bel­gique fran­co­phone ignore ce phé­no­mène pour des rai­sons simples. Les titres « people » fran­çais suf­fisent lar­ge­ment à com­bler les ama­teurs du genre. Quant au jour­na­lisme à scan­dale, il ne fait pas par­tie de notre culture média­tique et, quand bien même, l’étroitesse de la com­mu­nau­té, réduite à un vil­lage où les rela­tions sont bon enfant, ne se prête pas bien au com­merce du cla­bau­dage. Ros­sel ten­ta bien l’aventure jadis, mais son maga­zine Choc ne vécut pas long­temps. L’hebdomadaire L’Instant, qui s’inspira par­fois de ce jour­na­lisme-là, fut tout aus­si éphé­mère. Res­tent, dans plu­sieurs publi­ca­tions fran­co­phones comme fla­mandes, des com­por­te­ments indi­vi­duels de jour­na­listes qui pié­tinent allè­gre­ment le prin­cipe déon­to­lo­gique de la loyau­té dans les méthodes de recherche de l’information.

La Grande-Bre­tagne est une terre de pré­di­lec­tion des tabloïds à sen­sa­tion pour deux rai­sons au moins. Le jour­na­lisme anglo-saxon cultive, jusqu’à l’excès comme on le constate, un sens de l’investigation bien plus sou­te­nu que dans les médias conti­nen­taux. Le dévoi­le­ment et l’agressivité qui va avec y sont des prin­cipes de base. Rien d’étonnant alors à ce que les jour­na­listes amé­ri­cains, au plus chaud de l’affaire dsk, aient pu consi­dé­rer leurs col­lègues fran­çais comme com­plai­sants à l’égard de l’ex-directeur du fmi.

L’autre expli­ca­tion au phé­no­mène bri­tan­nique tient à la nature de ses règles déon­to­lo­giques. Le res­pect de la vie pri­vée, éri­gé chez nous en impé­ra­tif abso­lu — dans le prin­cipe du moins, n’a pas cours dans les mêmes termes à Londres. Le code de conduite qu’adoptait en 1938 le syn­di­cat des jour­na­listes de Grande-Bre­tagne, révi­sé et com­plé­té depuis lors à plu­sieurs reprises, inter­dit l’intrusion dans la peine ou la détresse pri­vée, « sauf jus­ti­fi­ca­tion par des consi­dé­ra­tions incon­tes­tables d’intérêt public ». L’ère de la com­mu­ni­ca­tion et le mythe de la trans­pa­rence ont don­né au texte une accep­tion que les rédac­teurs de 1938 ne soup­çon­naient évi­dem­ment pas. Édi­teurs et jour­na­listes à scan­dale se sont fait leur propre juge pour déter­mi­ner l’«incontestable inté­rêt public»… et le confondre allè­gre­ment avec un incon­tes­table inté­rêt com­mer­cial. La famille royale en fit lar­ge­ment les frais, dont Sarah Fer­gu­son en mono­ki­ni dans le Dai­ly Mir­ror, Dia­na et ses conver­sa­tions intimes dans le Sun ou Charles et sa liai­son avec Camil­la Parker.

Cette élas­ti­ci­té admise dans le res­pect de la vie pri­vée (qui gagne des esprits sur le conti­nent depuis une dizaine d’années) explique l’apparent para­doxe de voir se déve­lop­per une presse à scan­dales dans le pays qui compte par­mi les plus vieilles et fameuses ins­tances déon­to­lo­giques du monde. Le Bri­tish Press Coun­cil fut créé en 1953, rem­pla­cé qua­rante ans plus tard par le Press Com­plaints Com­mis­sion (PCC).

En 1993, celui-ci publiait un nou­veau code de conduite visant notam­ment à limi­ter les atteintes à la vie pri­vée et… à dénon­cer l’interception de conver­sa­tions télé­pho­niques. On mesure exac­te­ment aujourd’hui le poids de ce genre de code chez ceux que la morale indiffère.

  1. Chiffres cités par Jamil Dak­lia dans Mytho­lo­gie de la peo­po­li­sa­tion, éd. Le Cava­lier bleu, 2010.

Simon Tourol


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