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New York des femmes

Numéro 12 Décembre 2012 par Francoise Collin

décembre 2012

En février 1973, La Revue nou­velle publiait cet article de Fran­çoise Col­lin dis­pa­rue en sep­tembre der­nier et à laquelle Diane Lamou­reux ren­dait hom­mage dans le numé­ro d’octobre.

Le fémi­nisme n’est pas une idée : c’est une force. Sans doute est‑ce en cir­cu­lant dans les milieux du Women’s Lib amé­ri­cain que l’on s’en convainc le mieux. Cette force est à l’œuvre par­mi les forces qui tra­vaillent la socié­té, son poten­tiel, ce sont des mil­lions de femmes, plus de 50% de la popu­la­tion, qui s’éveillent peu à peu à la conscience ; ses com­po­santes sont tout à la fois éco­no­miques et socioculturelles.

Il faut avoir vu ces Amé­ri­caines jeunes et moins jeunes orga­ni­ser une jour­née sur les dis­cri­mi­na­tions sexuelles dans les manuels sco­laires, mon­ter une gale­rie d’art coopé­ra­tive, réunir un groupe de tra­vail sur les crèches et gar­de­ries, prendre la parole à une com­mis­sion des Human rights (les droits humains), pro­mou­voir la Self Help Cli­nic, etc., pour com­prendre que quelque chose déjà a com­men­cé à chan­ger et que les femmes sont entrées acti­ve­ment dans l’histoire. Sans doute New York, où j’ai séjour­né cinq semaines, n’est pas toute l’Amérique ; sans doute aus­si toutes les New‑yorkaises ne sont‑elles pas fémi­nistes, mais l’exemple est conta­gieux. Peu de femmes, par­mi celles que j’ai ren­con­trées, étaient res­tées étran­gères au pro­blème ; beau­coup avaient, à un moment quel­conque, croi­sé les groupes fémi­nistes, et en gar­daient la trace ; beau­coup, sans même y avoir jamais été mêlées, béné­fi­ciaient, dans leurs entre­prises, de son exis­tence : elles y pui­saient un dyna­misme, une assu­rance qu’elles n’auraient sans doute pas eus en d’autres temps. De sorte que l’on hésite par­fois à uti­li­ser le terme de « fémi­nisme » qui est atta­ché à une cer­taine tra­di­tion et à une cer­taine forme de lutte ; le terme de mou­ve­ment des femmes, Women’s Move­ment, est plus juste.

Les nou­velles femmes amé­ri­caines sont belles, belles et sereines, belles de la liber­té qui régit leurs mou­ve­ments, leurs pas, leurs vête­ments. Elles donnent sou­vent le sen­ti­ment d’un pro­fond accord avec elles‑mêmes. Elles ont ces­sé de qué­man­der l’hommage, l’approbation, de cher­cher dans les yeux de l’homme qui elles peuvent bien être. Pour la pre­mière fois peut-être, elles connaissent le sen­ti­ment exal­tant de pou­voir peser sur leur propre des­tin. Et elles sou­rient. Contrai­re­ment à d’autres groupes, elles ne portent pas d’uniforme osten­ta­toire. Leur uni­forme, c’est l’absence d’uniforme, beau­coup de jeans tout de même parce que c’est pra­tique, la toile, les boots, les sacs four­re­tout, le rejet de ce qui entrave, de ce qui masque : l’assomption de soi com­mence par l’assomption de son corps, indé­pen­dam­ment des stéréotypes.

Elles ne sont pas, elles ne seront jamais plus ces dames aux cha­peaux de Pâques — paille, fleurs et fruits —, ces mères ter­ribles, lar­moyantes au cœur sec, dont Stan­ley Kubrick pré­sen­tait encore un redou­table exem­plaire dans Orange méca­nique, et que Diane Arbus, avant de mou­rir, a fixées dans son objec­tif. Elles ne se réunissent pas pour man­ger des gâteaux, mais pour agir. Elles n’ont plus besoin de chan­ger de lave‑vaisselle : elles ont besoin de chan­ger la vie.

Patri­cia, Nan­cy, Doro­thée, Mari­zel, Susan, Mary, elles ont d’abord un pré­nom et par­mi elles, on se découvre un pré­nom qui cir­cule dans la masse de la soro­ri­té. Plus qu’une jour­na­liste, c’est une femme et une fémi­niste qu’elles accueillent. Elles ne recherchent pas la pro­pa­gande, mais le chan­ge­ment. Elles ne s’égarent pas en com­men­taires, elles agissent. Elles ne se sou­mettent pas indé­fi­ni­ment à des dis­cus­sions idéo­lo­giques : elles sou­lèvent des cas, s’assignent des objec­tifs, exercent des pres­sions. Leur presse mar­gi­nale est à cet égard symp­to­ma­tique. Plus d’une cen­taine de jour­naux cer­tai­ne­ment (au moins vingt à New York seule­ment) d’un carac­tère direct, concret, pré­cis. Ils naissent, ils meurent, faute de moyens ou parce que le groupe qui les ani­mait s’est dis­sout, cha­cune de celles qui le com­po­saient ayant pris une voie dif­fé­rente. L’éphémère aux États‑Unis n’est pas hon­teux. La fin n’est pas un échec. Ce qui compte, c’est ce relai qui s’établit natu­rel­le­ment, c’est le mouvement.

Des livres de valeur inégale sont publiés quo­ti­dien­ne­ment sur les pro­blèmes des femmes. On peut d’ailleurs pen­ser que le fémi­nisme devient un leit­mo­tiv par­mi d’autres, et sans doute une opé­ra­tion de pres­tige ou com­mer­ciale. Après tout c’est bon signe, même si ce n’est pas sans dan­ger. Les fameux Sis­te­rhood is power­ful, Sexual Poli­tics, de Kate Millett, La dia­lec­tique du sexe, de Shu­la­mith Fires­tone, et les bibles du genre tra­duites en fran­çais ne repré­sentent que quelques ouvrages par­mi les autres, les mieux aptes à frap­per les esprits euro­péens parce que les plus théo­riques — encore que la théo­rie y reste sou­vent embryonnaire.

La conscience de soi

Il n’y a pas de libé­ra­tion pos­sible pour les femmes si elles ne prennent pas elles‑mêmes, et en grand nombre, conscience de leur situa­tion. Les « groupes de prise de conscience », les consciousness‑raising groups ont été le pre­mier ins­tru­ment de poli­ti­sa­tion élé­men­taire des femmes. Les fémi­nistes témoignent aujourd’hui d’une cer­taine désaf­fec­tion à leur égard, voire même d’un cer­tain esprit cri­tique : c’est qu’ils ne peuvent suf­fire à tout. Ils sont un pas néces­saire que sous‑estiment par­fois celles qui l’ont fran­chi. La fai­blesse des femmes tient en effet à leur rési­gna­tion pas­sive devant ce qu’elles consi­dèrent comme un des­tin indi­vi­duel. Iso­lées, divi­sées, elles ne per­çoivent pas le carac­tère social de leur exis­tence et s’enferment dans le psy­cho­lo­gisme. Elles sont sans coor­don­nées et sans prises.

Les consciousness‑raising groups tendent à les faire pas­ser du par­ti­cu­lier au géné­ral en leur don­nant l’occasion de se situer par rap­port à l’ensemble des femmes d’une part, par rap­port à la socié­té d’autre part. Il s’agit de groupes de dix ou douze qui se réunissent régu­liè­re­ment pen­dant un an. Chaque réunion est consa­crée à un seul thème sur lequel les par­ti­ci­pantes s’expriment per­son­nel­le­ment, racon­tant leurs expé­riences, évo­quant leurs pro­blèmes. Confron­tant leurs dires, elles s’aperçoivent alors qu’elles connaissent les mêmes types de dif­fi­cul­tés, qu’elles achoppent sur les mêmes obs­tacles, et que ces obs­tacles tiennent à une situa­tion modi­fiable plu­tôt qu’à une péri­pé­tie sub­jec­tive. Ain­si s’éveillent la conscience socio­po­li­tique, l’espoir et la volon­té d’un changement.

L’action

Une fois conscien­ti­sées, com­ment les femmes amé­ri­caines tentent‑elles de peser sur les struc­tures ? Il faut répondre : de toute manière, par la science et le bri­co­lage, dans le macro et le micro­cosme, dans le public et dans le pri­vé, dans le géné­ral et dans le par­ti­cu­lier… On peut pour­tant dis­tin­guer deux niveaux et deux modes domi­nants de leur action, repré­sen­tés par deux ten­dances : celle du Women’s Right, qui cherche à faire valoir les droits de la femme dans la socié­té exis­tante et celle de la Women’s Libe­ra­tion qui vise à chan­ger cette der­nière et à créer un nou­veau style de vie par des moyens divers. Cette dis­tinc­tion n’est pour­tant pas aus­si tran­chée dans les faits et l’on en vient aujourd’hui à par­ler plus volon­tiers, et glo­ba­le­ment, du Women’s Movement.

Il me semble qu’il y a en réa­li­té trois points d’impact du tra­vail fémi­niste aux États‑Unis : le tra­vail qui s’exerce au niveau de la trans­for­ma­tion des lois, par les voies de la vie poli­tique, d’une part ; le tra­vail qui vise à modi­fier le concret des rela­tions humaines, d’autre part ; et, à mi‑chemin entre la vie et la loi, la créa­tion d’institutions due à l’initiative pri­vée, qui tentent de pal­lier les défi­ciences du sys­tème, en l’utilisant ou en le transgressant.

En voi­ci quelques exemples, pris vrai­ment au hasard — car le fémi­nisme est une four­mi­lière — et emprun­tés à l’actualité de novembre-décembre 1972.

Les lois : la liberté de l’avortement

Les témoins exté­rieurs se sont sou­vent éton­nés de l’importance accor­dée au pro­blème de l’avortement tant aux États‑Unis qu’en Europe — et aujourd’hui encore en Bel­gique où il n’est tou­jours pas réglé. Sans doute, sa réso­lu­tion ne détermine‑t‑elle pas toute la condi­tion fémi­nine et il se pour­rait que son élec­tion ait été conjonc­tu­relle. Mais outre qu’il est inti­me­ment et tra­gi­que­ment vécu par un grand nombre de femmes, il concerne un des droits les plus élé­men­taires et les plus fon­da­men­taux de l’être humain : le droit à dis­po­ser de son corps. Il est en outre un pro­blème social : comme on l’a sou­vent dit, les pri­vi­lé­giées dis­posent d’assez de res­sources pour recou­rir à des solu­tions tou­jours déplai­santes, mais à tout le moins sans dan­ger. À cet égard, il est bon de savoir que depuis les lois libé­rant l’avortement dans l’État de New York, 46% des cas trai­tés sont ceux de femmes de cou­leur ou de Por­to­ri­caines, c’est‑à‑dire des plus défa­vo­ri­sées éco­no­mi­que­ment et cultu­rel­le­ment, les tra­di­tions et l’ignorance des moyens contra­cep­tifs favo­ri­sant sans doute les « acci­dents1 ». Je me suis éton­née de consta­ter que, à New York même, le pro­blème de l’avortement res­tait à l’horizon des pré­oc­cu­pa­tions, alors que la loi le libé­ra­li­sant avait été votée en février 1970, C’est que cette loi peut tou­jours être remise en ques­tion et que cer­tains milieux, ani­més par l’archevêché de New York, s’y emploient acti­ve­ment pour des rai­sons qua­li­fiées de reli­gieuses et morales. Seul le véto du gou­ver­neur Rocke­fel­ler a per­mis d’éviter que ces lois ne soient rap­por­tées en avril 1972, comme l’avaient voté les deux chambres de l’État à une majo­ri­té de 51%. Mais Rocke­fel­ler n’est pas éter­nel et les majo­ri­tés sont mani­pu­lables. Rien n’est donc défi­ni­ti­ve­ment gagné.

Je ne men­tion­ne­rai ici que pour mémoire le com­bat mené par ailleurs pour la recon­nais­sance, au niveau de la loi et dans la pra­tique, de l’accès au tra­vail et au salaire égal. C’est un com­bat que nous connais­sons aussi.

Les institutions privées : Child Care Centers

Quand les formes légales ou cultu­relles du sys­tème ne peuvent être vain­cues, il reste à les contour­ner. Les fémi­nistes amé­ri­caines appa­raissent sou­vent comme des sortes de résis­tantes, bri­co­lant leurs réseaux pri­vés quand les réseaux offi­ciels se refusent à elles. Il arrive qu’elles ne soient même pas conscientes de leur appar­te­nance à cette résis­tance qu’elles exercent : où com­mence et où finit, en effet, la dis­tinc­tion entre femmes et féministes ?

Si l’on tient compte de la situa­tion exis­tante — et non d’une situa­tion idéale dans laquelle toutes les femmes qui le veulent pour­raient tra­vailler —, on constate que pour 4 mil­lions d’enfants de moins de six ans dont les mères tra­vaillent, il y a 640.000 places dans les Day‑Care Cen­ters, c’est‑à‑dire dans les crèches et gar­dien­nats. Ces chiffres ne rendent pas compte de la carence en équi­pe­ments pour les enfants de plus de six ans, qui, aux États‑Unis, sortent de l’école vers 14 ou 15 heures. Aus­si, un des objec­tifs prin­ci­paux des fémi­nistes a‑t‑il été la créa­tion de Child Care Cen­ters. La pos­si­bi­li­té de se déchar­ger par­tiel­le­ment du soin des enfants est une condi­tion mini­male de l’accès de la femme à son auto­no­mie éco­no­mique dans des condi­tions supportables.

L’objectif a d’abord été, dans les années 1970, l’ouverture de centres ouverts 24 heures sur 24 où les mères pour­raient pla­cer leurs enfants pour des durées plus ou moins éten­dues selon leurs néces­si­tés. Cet objec­tif a sus­ci­té l’indignation d’un cer­tain « fami­lia­lisme » amé­ri­cain voué à l’adulation du jeune enfant, ce fami­lia­lisme s’avérant d’ailleurs tota­le­ment inopé­rant dès l’adolescence. Aujourd’hui, des orga­ni­sa­tions comme le NOW encou­ragent la créa­tion de centres d’importance et d’intention diverses, répon­dant aux besoins du groupe qui les fonde et les gère col­lec­ti­ve­ment. Selon les cas, il s’agirait de crèche de jour, de centre pour l’après‑école, ou de centre ouvert 24 heures sur 24 : les formes à adop­ter sont infinies.

Ce qu’il faut sur­tout sou­li­gner, c’est que, dans l’esprit des fémi­nistes, le Child Care Cen­ter ne vise pas seule­ment à être un gar­dien­nat qui décharge les mères au tra­vail : c’est aus­si un centre de for­ma­tion qui doit être libé­ré de toute séquelle de racisme ou de « sexisme ». Les dis­cri­mi­na­tions sexuelles sont en effet ins­crites dans les atti­tudes des édu­ca­teurs et édu­ca­trices, dans les jeux pro­po­sés, dans les com­por­te­ments encou­ra­gés chez les gar­çons d’une part, chez les filles de l’autre : avant six ans, les « rôles » sont déjà répar­tis et définis.

Les orga­ni­sa­tions fémi­nistes amé­ri­caines ont éla­bo­ré des docu­ments qui ren­seignent de manière tech­nique et pré­cise les groupes dési­reux de fon­der un Child Care Cen­ter. Ceux‑ci y apprennent à abor­der les pro­blèmes concer­nant l’objectif pour­sui­vi, les dimen­sions opti­males propres à chaque cas, les exi­gences en matière de per­son­nel, les modes de finan­ce­ment, etc. Ils y apprennent éga­le­ment com­ment évi­ter le racisme et le « sexisme » dans le rap­port aux enfants. De toute manière, l’accent est tou­jours mis sur la néces­si­té d’une ges­tion col­lec­tive du centre tant en matière admi­nis­tra­tive qu’en matière péda­go­gique, et sur sa com­po­si­tion plu­ra­liste du point de vue eth­nique et social.

Le tra­vail entre­pris par les fémi­nistes en la matière se situe donc à la fois dans le cadre légis­la­tif et en dehors de lui. Tout à la fois, elles réclament de nou­velles mesures légis­la­tives et tirent des lois exis­tantes ce qu’elles peuvent en tirer pour prendre des ini­tia­tives paral­lèles à celles du pou­voir (que ce soit celui de l’État ou de la grosse entre­prise)2. Leur posi­tion dans ce domaine est symp­to­ma­tique ; impré­gnées de ce prag­ma­tisme qu’elles héritent d’ailleurs de la tra­di­tion amé­ri­caine, elles sont à l’abri du « purisme », de la peur des com­pro­mis­sions qui para­lyse le plus sou­vent les Euro­péennes. Ce prag­ma­tisme n’entraine pour­tant aucun affa­dis­se­ment de leur intran­si­geance. Mais elles savent qu’elles ont à avan­cer dans la jungle pré­sente du sys­tème et non dans les plaines édé­niques d’un monde futur.

Les coopératives artistiques

Une expo­si­tion d’artistes femmes, orga­ni­sée dans le cadre de la jour­née des femmes le 11 novembre à Bruxelles, avait sus­ci­té de la part de cer­tains groupes fémi­nistes une vio­lente pro­tes­ta­tion. Celle‑ci visait essen­tiel­le­ment le carac­tère rétro­grade et bour­geois du phé­no­mène de l’art dans notre socié­té, et des canaux par les­quels il se déve­loppe et cir­cule. À cette occa­sion, une ques­tion avait été posée par l’une des artistes : l’art a‑t‑il un sexe ?

Ici encore, les Amé­ri­caines s’embarrassent moins d’idéologie. Ou plus exac­te­ment l’idéologie n’y est ni tota­li­taire ni contrai­gnante. Des pen­sées et sur­tout des acti­vi­tés diverses s’exercent côte à côte sans s’entredétruire.

La géné­ra­li­sa­tion de ce que nous nom­mons la « créa­ti­vi­té » est, aux États‑Unis, non pas un mot mais un fait vécu. Des femmes se regroupent pour faire de la pho­to, des films, du théâtre, ou exploi­ter les res­sources de ce nou­veau médium qu’est la vidéo­cas­sette. Elles orga­nisent des ate­liers, des hap­pe­nings. La tran­si­tion entre ces phé­no­mènes et l’art pro­pre­ment dit est floue : où com­mence, où finit l’œuvre d’art ? Qu’importe. « Est-ce que je fais de l’art, est‑ce que j’accède au niveau de l’art ? » est une ques­tion vaine. Pour­tant, il est vrai que là comme ailleurs cer­taines œuvres émergent, se sacra­lisent ; les fémi­nistes n’hésitent pas à s’en recom­man­der : ain­si, The Femi­nist Art Jour­nal, datant de l’automne 1972, publie une longue et très belle inter­view de Louise Nevel­son, dont l’œuvre est aujourd’hui inter­na­tio­na­le­ment recon­nue, après trente ans d’occultation. D’autre part, et à titre exem­pla­tif, une ving­taine de jeunes artistes femmes se sont grou­pées en coopé­ra­tive pour ouvrir une gale­rie à Wes­beth (un quar­tier d’artistes de New York): l’AIR Pour­quoi ? Y a‑t‑il vrai­ment un art fémi­nin?, leur ai‑je deman­dé. Ma ques­tion les a, d’une cer­taine manière, embar­ras­sées. Leur réponse a une fois de plus témoi­gné du déca­lage exis­tant entre notre logique car­té­sienne (ou mar­xiste) qui radi­ca­lise l’interrogation et ter­ro­rise la pra­tique, et l’avancée de cette pra­tique en réponse tem­po­raire et par­tielle à des pro­blèmes concrets.

L’AIR est un moyen de défense contre les dis­cri­mi­na­tions que, de manière consciente ou incons­ciente, la socié­té — et plus pré­ci­sé­ment encore les « mana­geurs » de l’art : direc­teurs de musées, mar­chands, etc. — exercent à l’encontre des femmes. Mais, plus pro­fon­dé­ment, elle tente de libé­rer les femmes de la cen­sure qu’elles exercent à leur propre égard, dans le sou­ci de s’aligner sur les cri­tères mâles exis­tants. Si les femmes innovent géné­ra­le­ment peu, c’est qu’elles n’osent pas trans­gres­ser les lois, lois qui sont aus­si celles de l’avant‑garde, de peur de n’être pas accep­tées ou d’être aus­si­tôt iden­ti­fiées à leur sexe. Une gale­rie où elles pour­ront mon­trer ce qu’elles veulent et où elles pour­ront accé­der (par le moyen de la coopé­ra­tive) aux maté­riaux qui les tentent devrait les aider à s’exprimer sans sou­ci du sur‑moi mâle qu’elles inté­rio­ri­saient. Savoir s’il y a un art fémi­nin n’est pas une ques­tion préa­lable : il y a des artistes entra­vées exté­rieu­re­ment et inté­rieu­re­ment, maté­riel­le­ment et mora­le­ment dans leur tra­vail ; leur four­nir des condi­tions de vie plus favo­rables est un objec­tif valable. Ce qui n’empêche pas la ques­tion de se poser, ni des actions à por­tée plus géné­rale d’être nécessaires.

La Self Help Clinic

Le droit des femmes à dis­po­ser de leur corps a été l’un des pre­miers leit­mo­tivs du fémi­nisme amé­ri­cain. « Les femmes découvrent que leur corps est aus­si colo­ni­sé qu’un ghet­to ou qu’une région du tiers-monde », écrit Phyl­lis Chess­ler, auteur de Women and Mad­ness. Il s’est foca­li­sé dans la ques­tion de l’avortement et a été repris de la même manière par le fémi­nisme euro­péen, avec un élan et un ensemble qui révèlent son impor­tance : il touche incon­tes­ta­ble­ment au fond des choses, même si ce fond n’est pas plei­ne­ment élu­ci­dé théoriquement.

Mais la ques­tion de l’avortement n’est pas la seule. À par­tir d’elle, c’est tout le rap­port à la méde­cine qui est posé, et de plus en plus soup­çon­né. Les fémi­nistes consi­dèrent que la méde­cine, et donc les méde­cins, pro­fitent de leur savoir et de leur posi­tion pour exer­cer sur l’ensemble de la socié­té, et en par­ti­cu­lier sur les femmes, un pou­voir qui dépasse de loin les limites de la pure scien­ti­fi­ci­té et qui est de nature nor­ma­tive et morale. Ain­si, en matière de contra­cep­tion et d’avortement comme géné­ra­le­ment en gyné­co­lo­gie, la recherche n’est pas pous­sée comme elle pour­rait l’être et les décou­vertes nou­velles ne sont pas tou­jours exploi­tées comme elles le méri­te­raient. Les cher­cheurs et les méde­cins inflé­chissent leur tra­vail et leur pra­tique en fonc­tion de prin­cipes direc­teurs (conscients ou non) qui relèvent d’une nor­ma­ti­vi­té mâle laquelle s’identifie très natu­rel­le­ment à celle de la socié­té dont elle est com­plice. Tout n’est pas fait pour trou­ver des solu­tions plus satis­fai­santes et moins asser­vis­santes (c’est‑à‑dire plus sociales), au pro­blème de la contra­cep­tion, ou pour en assu­rer la bonne dif­fu­sion. Ain­si, les méde­cins consi­dèrent comme un argu­ment valable la répu­gnance psy­cho­lo­gique des hommes à se lais­ser faire une vasec­to­mie, pour­tant réver­sible, alors qu’ils négli­ge­ront les risques réels de per­tur­ba­tion hor­mo­nale que pro­voque la pilule chez les femmes. En outre, la gyné­co­lo­gie a été éla­bo­rée et pra­ti­quée dans l’ignorance la plus sur­pre­nante du vécu fémi­nin et la sexo­lo­gie est encore ensei­gnée dans de nom­breuses uni­ver­si­tés dans une optique pure­ment masculine.

La même confu­sion entre science et valeurs d’une culture phal­lo­cra­tique s’opère en psy­chia­trie. Les cri­tères effec­tifs de la mala­die men­tale ne sont pas les mêmes pour les femmes que pour les hommes. La « déviance » des pre­mières est défi­nie en fonc­tion d’une nor­ma­ti­vi­té liée à une socié­té patriar­cale. La notion de rôle est en effet infi­ni­ment plus étroite et plus contrai­gnante pour une femme que pour un homme et ses risques de dévia­tion néces­sai­re­ment plus grands. Il y a plus de femmes névro­sées que d’hommes parce que les limites dans les­quelles est enfer­mée leur nor­ma­li­té sont plus étroites et com­portent moins de sou­papes de sureté. Si la socié­té fabrique ses fous, comme l’ont mon­tré récem­ment les anti­psy­chiatres, elle fabrique plus encore, et en plus grand nombre, ses folles.

Ces consi­dé­ra­tions ont entrai­né, en matière de gyné­co­lo­gie sur­tout, la créa­tion, à Los Angeles, de la Self Help Cli­nic. Il s’agit d’apprendre de plus en plus aux femmes à connaitre leur propre corps et à en favo­ri­ser le bon fonc­tion­ne­ment, recu­lant le recours au méde­cin jusqu’aux limites du néces­saire. Ain­si, Carol Dow­ner et Lor­raine Roth­man sont‑elles mises en pro­cès pour exer­cice illé­gal de la méde­cine parce qu’elles ont appris aux femmes com­ment pra­ti­quer sur elles‑mêmes une sorte de mini‑avortement men­suel sans dan­ger auquel recourent d’ailleurs cer­tains méde­cins, mais à grands frais. Géné­ra­li­ser cette pra­tique tari­rait une source de pro­fit qui ali­mente lar­ge­ment aujourd’hui cer­taines cli­niques et cer­tains individus.

De nouveaux rapports interhumains ?

Les fémi­nistes amé­ri­caines, les femmes amé­ri­caines par exten­sion, témoignent d’une indé­pen­dance de plus en plus grande à l’égard de l’homme, non seule­ment sur le plan éco­no­mique, mais aus­si et sur­tout sur le plan psy­cho­lo­gique, voire même sexuel. J’hésite à dis­tin­guer très exac­te­ment ce qui, dans cette situa­tion, relève de l’esprit anglo‑saxon tra­di­tion­nel­le­ment favo­rable à la ségré­ga­tion sexuelle (clubs ou bars pour hommes ou pour femmes only) et ce qui tient au Women’s Move­ment. Il faut tout de même consta­ter que, jusqu’ici, cette ségré­ga­tion s’accompagnait d’une dépen­dance de la femme sur tous les plans, dépen­dance qui l’obligeait dès son plus jeune âge à faire cap sur le mariage, celui‑ci dut‑il être sui­vi d’un divorce assor­ti de pen­sion ali­men­taire. Plaire à l’homme, et ensuite le mani­pu­ler, semblent avoir été les res­sorts de ce rap­port assez géné­ra­le­ment dépour­vu de ce que nous nom­mons l’Amour. (Le suc­cès des films fran­çais ou du récent Love Sto­ry témoigne du « manque » sen­ti­men­tal dans lequel est plon­gée cette société.)

Les nou­velles fémi­nistes paraissent sereines et, contrai­re­ment à l’image que l’on se plait sou­vent à en don­ner, dépour­vues d’agressivité à l’égard de l’homme (cette agres­si­vi­té étant d’ailleurs géné­ra­le­ment l’envers de la dépen­dance). La soli­tude (assor­tie de rela­tions épi­so­diques) leur paraît pré­fé­rable à un enchai­ne­ment conju­gal mal­heu­reux ou appa­rem­ment heu­reux, mais assor­ti d’un étouf­fe­ment de leur per­son­na­li­té comme c’est si sou­vent le cas. Leurs cri­tiques sont sévères à l’égard de la « petite famille » qui enchaine la mère au ser­vice de trois ou quatre per­sonnes et prive les enfants de contacts sociaux. Fermes dans leur rejet, elles ne peuvent cepen­dant four­nir de solu­tion de rem­pla­ce­ment, de modèle unique pour les rela­tions pré­sentes et à venir. Les com­mu­nau­tés, qui sont célé­brées par des groupes rele­vant de la contre­cul­ture, n’ont pas leurs faveurs par­ti­cu­lières, semble‑t‑il, car elles repro­duisent le plus sou­vent le sexisme tra­di­tion­nel : les femmes y res­tent le bien com­mun, les ména­gères et les édu­ca­trices. Ce manque de solu­tion théo­rique et géné­rale ne doit tou­te­fois pas appa­raitre comme une fai­blesse : d’une part, on ne peut pré­ju­ger de l’évolution effec­tive des struc­tures rela­tion­nelles ni les contraindre arbi­trai­re­ment ; d’autre part, un ren­ver­se­ment radi­cal s’opère dans le pro­jet de la femme : comme l’homme, elle fait désor­mais pas­ser l’exigence de son déve­lop­pe­ment per­son­nel avant sa sou­mis­sion à l’autre, ou à des impé­ra­tifs impo­sés par la socié­té à tra­vers des lois et des stéréotypes.

Loin de com­pro­mettre la rela­tion, comme cer­tains hommes pour­raient le redou­ter, cette assomp­tion par la femme de ses propres aspi­ra­tions, de ses propres dési­rs, ne peut que lui être favo­rable en la libé­rant du cli­mat d’oblativité assor­tie de culpa­bi­li­té qui l’empoisonne géné­ra­le­ment. (On se demande d’ailleurs de quel droit les hommes refu­se­raient aux femmes ce qu’ils s’accordent à eux‑mêmes.) Mais il est évident que la rela­tion devra, à par­tir de cette muta­tion des « rôles » tra­di­tion­nels, trou­ver de nou­velles formes au prix peut‑être d’essais et d’erreurs qui appar­tiennent à l’aventure même de la vie.

La liber­té sexuelle des femmes a été acquise grâce au per­fec­tion­ne­ment pro­gres­sif des moyens anti­con­cep­tion­nels. Mais la liber­té, c’est‑à‑dire la res­pon­sa­bi­li­té sexuelle, ne suf­fit pas à modi­fier la nature du rap­port sexuel. Celui‑ci appa­rait sou­vent (et des théo­ri­ciennes telles que Kate Millett l’ont sou­li­gné) comme un rap­port de forces, un rap­port dans lequel l’homme, par des moyens plus ou moins sub­tils, cherche à affir­mer sa puis­sance, cherche même tout sim­ple­ment à s’affirmer plu­tôt qu’à exis­ter avec l’autre. Cette situa­tion est étroi­te­ment dépen­dante d’une dia­lec­tique géné­rale de la société.

Dans ces condi­tions, l’homosexualité appa­rait par­fois comme une issue libé­ra­trice. Les les­biennes sont rela­ti­ve­ment nom­breuses au sein des mou­ve­ments fémi­nistes new‑yorkais ; elles ont leurs jour­naux, leurs réunions, leurs acti­vi­tés propres. Leur exis­tence a ces­sé d’apparaitre comme une ano­ma­lie, même si la loi conti­nue à les stig­ma­ti­ser. Elles donnent le spec­tacle de la séré­ni­té et de la joie. Celles qui ont connu ou connaissent encore la rela­tion hété­ro­sexuelle affirment ne pas trou­ver dans celle‑ci les mêmes satis­fac­tions que dans le rap­port homo­sexuel, plus com­plexe et plus raf­fi­né. Il est vrai aus­si que le mâle amé­ri­cain fait l’objet de plus d’accusations que le mâle euro­péen en ce domaine, soit qu’il ait gar­dé quelque chose du chas­seur de buffles, soit que, tout sim­ple­ment, les femmes euro­péennes soient plus dis­crètes ou plus rési­gnées. Et sans doute, est‑ce pour pal­lier ce défaut que se déve­loppent aujourd’hui, avec une ampleur assez ahu­ris­sante, la lit­té­ra­ture de didac­tique éro­tique (nou­veaux manuels de savoir‑vivre), et les centres d’initiation au plai­sir. Mais l’application et le sérieux de l’étude peuvent‑ils suffire ?

Féminisme et politique

La grande ques­tion qui se pose­ra cer­tai­ne­ment à nos lec­teurs au terme de cet iti­né­raire bien limi­té3 est de savoir quelle est la por­tée poli­tique du fémi­nisme amé­ri­cain. Le Women’s Move­ment a‑t‑il quelque chose à voir avec le jeu des par­tis ? A‑t‑il sus­ci­té un par­ti ? Et sur­tout, selon les caté­go­ries géné­ra­le­ment employées, est‑il réfor­miste ou révolutionnaire ?

Il n’y a pas de par­ti fémi­niste amé­ri­cain ; la rai­son prin­ci­pale en est sans doute que, coin­cé entre les deux géants que sont le par­ti démo­crate et le par­ti répu­bli­cain, il n’aurait aucune chance d’être effi­cace. Mais les fémi­nistes amé­ri­caines ne sont pas res­tées indif­fé­rentes à l’existence des par­tis. Il y a certes peu d’accointances entre le fémi­nisme et la poli­tique nixo­nienne. Mais une Shir­ley Chi­sholm, une Bel­la Abzug sont à la fois des fémi­nistes notoires et des dépu­tées du par­ti démo­crate. Et, au cours des récentes élec­tions, des mili­tantes comme Glo­ria Stei­nem, rédac­trice en chef du maga­zine Ms, de ten­dance inté­gra­tion­niste, ont appor­té leur sou­tien à McGo­vern mal­gré le carac­tère assez fluc­tuant de la poli­tique de ce der­nier en matière de fémi­nisme. Elle‑même, qui fut pour­tant une adepte de la pre­mière heure (ses contacts avec McGo­vern datent de 1964), est obli­gée de consta­ter en aout 1972. « McGo­vern est, au niveau ins­tinc­tif, encore moins bon en ce qui concerne la par­ti­ci­pa­tion des femmes à la révo­lu­tion huma­niste qu’à tout autre égard… Il n’y a pas et ne pour­rait y avoir de “lea­deur” par­fait. Il peut seule­ment y avoir un élec­to­rat favo­rable au chan­ge­ment et une oreille sym­pa­thi­sante. » Dans cette optique, l’engagement dans les rangs du par­ti démo­crate ne peut appa­raitre que comme une solu­tion de « moindre mal » à laquelle répugnent les radi­cales. Faut‑il en effet consi­dé­rer comme une vic­toire ou comme une parade le fait que sous la pres­sion du Natio­nal Women’s Poli­ti­cal Cau­cus, un plus grand nombre de femmes ait été intro­duit dans le staff démo­crate de la cam­pagne pré­si­den­tielle ou pro­mises à des postes gou­ver­ne­men­taux en cas de vic­toire ? Sur­tout quand on apprend qu’une Shir­ley McLaine, par exemple, avait elle‑même ten­té d’écarter du pro­gramme démo­crate le plan visant à recon­naitre la liber­té indi­vi­duelle en matière de repro­duc­tion (contra­cep­tion, avor­te­ment) de peur qu’il ne nuise au suc­cès de McGo­vern auprès de l’Américain moyen.

Les radi­cales répugnent en tout cas à faire le jeu des par­tis et refusent de pen­ser que ce jeu soit la seule forme d’action poli­tique, même s’il occupe le devant de la scène. Un groupe de pres­sion exté­rieur à celui‑ci peut être plus effi­cace et demeu­rer plus intran­si­geant. Le tra­vail poli­tique ne se situe d’ailleurs pas uni­que­ment au niveau de la légis­la­tion. Modi­fier les men­ta­li­tés, ébran­ler les évi­dences naïves, dépla­cer les rap­ports, contes­ter, à tra­vers une socié­té patriar­cale, le prin­cipe d’autorité, consti­tue un tra­vail de sape, obs­cur, sou­ter­rain, mais, peut‑être, aus­si ou plus déterminant.

Mais les radi­cales ne peuvent, aux États‑Unis sur­tout, être iden­ti­fiées à des mar­xistes. Si elles veulent un chan­ge­ment de la socié­té, si elles veulent une « révo­lu­tion », c’est bien plus au niveau des struc­tures socio­cul­tu­relles (le style de vie) qu’au niveau stric­te­ment éco­no­mique (l’appropriation col­lec­tive des moyens de pro­duc­tion). Elles s’apparentent davan­tage aux cou­rants de la contre­cul­ture des années 1966‑1968, qu’au Capital.

Ain­si, l’éventail poli­tique du fémi­nisme se déploie entre deux extrêmes. La ten­dance des Women’s Rights vise à faire recon­naitre aux femmes des droits égaux à ceux des hommes dans la socié­té exis­tante. La ten­dance de la Women’s Libe­ra­tion tend à opé­rer une trans­for­ma­tion de la socié­té en fonc­tion des besoins des femmes ou plus pré­ci­sé­ment en fonc­tion des besoins humains dont les femmes sont peut‑être les plus lucides dépo­si­taires. Mais le pur conser­va­tisme et le pur mar­xisme sont rares dans les milieux fémi­nistes. En effet, il est presque impos­sible à une fémi­niste et tout sim­ple­ment à une femme de faire siens les idéaux et les objec­tifs d’un monde qui confond le pro­grès avec l’accroissement de la pro­duc­tion et de la pro­duc­ti­vi­té, et qui obéit à la seule loi du pro­fit. Sa posi­tion his­to­ri­que­ment excen­trique par rap­port au sys­tème lui a per­mis de gar­der intact son regard cri­tique et de pré­ser­ver pro­ba­ble­ment un gout et un sens du bon­heur que les hommes semblent avoir oublié. Elle n’est pas ten­tée de se trans­for­mer en une machine à pro­duire, et cor­ré­la­ti­ve­ment à tuer, ou de conti­nuer à être cette machine.

Mais, d’autre part, il est dif­fi­cile à une Amé­ri­caine de prendre au sérieux l’hypothèse d’une révo­lu­tion com­mu­niste aux États-Unis. Ce qu’elle peut éven­tuel­le­ment admi­rer ou même recon­naitre pour valable dans la Chine de Mao, elle ne le ver­ra pas pour autant réa­li­sable dans la socié­té déjà enga­gée pro­fon­dé­ment dans l’aventure tech­no­lo­gique qui est la sienne. La race des fémi­nistes mar­xistes est rare, car, d’une part, les mar­xistes sont rares, et, d’autre part, ils font pas­ser le fémi­nisme au second plan de leurs pré­oc­cu­pa­tions quand ils l’abordent. Même si des auteures comme Mary Alice Waters, rédac­trice en chef de la revue The Mili­tant, s’efforcent de démon­trer par des études his­to­riques que le mar­xisme a été le pre­mier ferment d’un véri­table fémi­nisme, met­tant en relief le tra­vail de Cla­ra Zet­kin aux côtés de Lénine, et qu’il ne peut y avoir de libé­ra­tion totale des femmes sans une révo­lu­tion socia­liste. Le fémi­nisme tel qu’il se pré­sente actuel­le­ment appa­rait aux yeux de Mary Alice Waters et de ses amis comme un phé­no­mène bour­geois et petit‑bourgeois. Elle écrit : « Si le Socia­list Wor­kers Par­ty4 était aujourd’hui assez fort pour mobi­li­ser 30.000 ou 50.000 femmes dans les rues de New York récla­mant la loi sur l’avortement, sous notre propre dra­peau, vous pou­vez être sûrs que nous le ferions… nous n’hésiterions pas… à invi­ter les masses de tra­vailleurs à se joindre à nous et non à Shir­ley Chi­sholm ou à Bet­ty Frie­dan5. » Le mal­heur veut que non seule­ment le Socia­list Wor­kers Par­ty ne puisse pas mobi­li­ser 50.000 femmes dans les rues de New York, mais qu’il n’ait pas non plus pris l’initiative de récla­mer les lois sur l’avortement. Et, à vrai dire, le débat du réfor­misme ou de la révo­lu­tion est un débat qui ne se pré­sente aux États‑Unis qu’en termes théo­riques, voire uto­piques, et reste limi­té. À moins que l’on ne pense, avec Mar­cuse, que le ferment du chan­ge­ment ne se situe plus dans la classe ouvrière, mais qu’il s’est dépla­cé vers les intel­lec­tuels, les femmes, les jeunes ou les Noirs, et qu’il n’est pas essen­tiel­le­ment fon­dé dans l’économique même s’il l’implique.

Il faut néan­moins consta­ter que le mou­ve­ment fémi­niste amé­ri­cain, et sans doute inter­na­tio­nal, émane davan­tage de la middle class et des milieux intel­lec­tuels que du pro­lé­ta­riat ou des milieux noirs. On peut com­prendre et inter­pré­ter ce phé­no­mène de diverses manières, soit en y trou­vant la preuve de son carac­tère ulti­me­ment inté­gra­tion­niste, soit en rap­pe­lant que la classe ouvrière amé­ri­caine est elle‑même « embour­geoi­sée » et que le sous‑prolétariat, le plus sou­vent noir et por­to­ri­cain, est trop misé­rable pour pou­voir pro­blé­ma­ti­ser ses contradictions.

Mais, lais­sant aux intel­lec­tuels et aux intel­lec­tuels euro­péens (qui sont si « sophis­ti­ca­ted ») le soin de ces sub­tiles contro­verses, les femmes amé­ri­caines pour­suivent leur tra­vail. Comme toutes les fémi­nistes du monde, elles refusent désor­mais de payer un prix déme­su­ré pour une vie infirme. Mais elles savent aus­si que, si elles veulent que cela change, elles ne doivent comp­ter que sur elles‑mêmes. Et agir tout de suite : la vie n’est pas pour demain, elle com­mence aujourd’hui, ici même.

  1. Il faut noter que les Black Pan­thers étaient oppo­sés à la libé­ra­tion de l’avortement dans lequel ils croyaient voir une forme de géno­cide qui aurait mena­cé le déve­lop­pe­ment de la race noire.
  2. Les centres pour enfants créés dans le cadre de la grosse entre­prise asser­vissent en fait à celle‑ci les membres du per­son­nel qui en béné­fi­cient et per­mettent de faire pres­sion sur eux. Ceux qui ont été créés par l’État et relèvent du Wel­fare sont sou­vent d’assez lamen­tables « dépôts » d’enfants. Les efforts consen­tis l’ont géné­ra­le­ment été pour les caté­go­ries les plus basses de tra­vailleuses, ce qui pour­rait appa­raitre comme une mesure sociale, mais est en fait lié aux inté­rêts les plus élé­men­taires du sys­tème qui a besoin d’un sup­plé­ment de main‑d’œuvre non qua­li­fiée et à bon mar­ché. La ques­tion est tou­te­fois d’une extrême com­plexi­té et ne peut être trai­tée vala­ble­ment en si peu d’espace.
  3. Pour une infor­ma­tion plus com­plète sur l’histoire et les rami­fi­ca­tions du Women’s Lib, nous ren­voyons nos lec­teurs et lec­trices au livre récent de Rolande Bal­lo­rain, Le nou­veau fémi­nisme amé­ri­cain, éd. Denoël‑Gonthier. La docu­men­ta­tion de l’auteur, recueillie au cours de plus de deux ans de tra­vail, est sou­te­nue par une expé­rience que j’ai eu plai­sir à trou­ver proche de la mienne, pour­tant infi­ni­ment plus brève.
  4. Par­ti trots­kyste de faible impor­tance numé­rique, mais qui avait pré­sen­té une femme, Lin­da Jen­ness, comme can­di­date à la présidence.
  5. Inter­na­tio­nal Socia­list Review, octobre 1972, p. 21.

Francoise Collin


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