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Neutralité : de quoi, pour qui, comment ?

Numéro 9 Septembre 2010 par Géraldine Brausch

septembre 2010

La « réac­ti­va­tion » actuelle de l’exi­gence laïque se centre prin­ci­pa­le­ment sur la topique des limites et fron­tières : limites à la tolé­rance, fron­tières entre le « public » et le « pri­vé ». Au-delà des motifs et effets par­fois très dis­cu­tables de cette réac­ti­va­tion, elle a au moins le mérite de remettre en débat la notion même de laï­ci­té, non pas quant à sa néces­si­té, dont tous les inter­ve­nants sont convain­cus, mais quant à la défi­ni­tion de son conte­nu. Il y a gros à parier que sans la pré­sence musul­mane accrue, la plu­part de ces débats entre laïques n’au­raient pas eu lieu. Mais si, demain, par un coup de baguette magique, l’is­lam euro­péen devait dis­pa­raitre du pay­sage, les contro­verses ne seraient pas pour autant ame­nées à s’é­teindre : les laïques ont décou­vert qu’ils ne pen­saient pas tous la même chose de la laï­ci­té. Le consen­sus sup­po­sé, et pour une bonne part fan­tas­mé, s’est lar­ge­ment fis­su­ré. Pro­ba­ble­ment en est-il de même au sein des familles reli­gieuses : la ques­tion de la place de la reli­gion dans la socié­té a en effet été posée à tous et a, de ce fait, pro­ba­ble­ment fait vaciller, voire bri­sé, des accords tacites au sein des com­mu­nau­tés symboliques.

Le motif des fron­tières dans ce débat porte d’abord et avant tout sur la sépa­ra­tion de l’Église et de l’État et, par consé­quent, sur la place du reli­gieux dans la « sphère publique » ou encore sur la « neu­tra­li­té de l’espace public ». La pre­mière ques­tion, et peut-être la plus épi­neuse, porte sur la signi­fi­ca­tion même des concepts, évi­dents au pre­mier regard, d’autorité publique et d’espace public. De nom­breux vocables sont uti­li­sés aujourd’hui qui ne sont guère pré­ci­sés : « espace public », « sphère publique », « auto­ri­té publique », ou même « champ public » et « domaine public ». Selon le mot choi­si et la défi­ni­tion qui en est don­née, le champ d’application de la neu­tra­li­té sera extrê­me­ment dif­fé­rent. Les termes et les conte­nus qui leur sont octroyés auront donc des effets concrets extrê­me­ment dif­fé­rents. On peut per­ce­voir ceux-ci dans l’intervalle consti­tué par deux posi­tions idéal-typiques allant de la « tolé­rance zéro » (les signes reli­gieux ne sont tolé­rés nulle part, en aucune cir­cons­tance) jusqu’à la tolé­rance maxi­male (ils sont auto­ri­sés par­tout, dans toutes les circonstances).

La neutralité de quel « espace » ?

Le « degré zéro » de la tolé­rance, qui n’est évi­dem­ment défen­du par per­sonne au nom de la laï­ci­té, consis­te­rait à inter­dire toute forme de mani­fes­ta­tion reli­gieuse. Peu importe ici la défi­ni­tion des termes inter­ro­gés (espace public ou pri­vé, auto­ri­té publique), la mani­fes­ta­tion du reli­gieux ne peut avoir lieu nulle part. Si cette pos­ture n’est expli­ci­te­ment défen­due par per­sonne, elle appa­rait tou­te­fois comme pré­sup­po­sée (et struc­tu­rante) dans cer­tains pro­pos, qui concernent essen­tiel­le­ment les reli­gions sup­po­sées étran­gères et en par­ti­cu­lier l’islam. C’est la posi­tion assi­mi­la­tion­niste : « Qu’ils s’adaptent ou s’en aillent. » Elle s’exprime très sou­vent, sous forme ano­nyme, dans les forums des jour­naux. Elle s’exprime, sous forme moins ano­nyme dans cer­tains blogs. Elle s’exprime ouver­te­ment lors de débats sur les signes religieux.

Un des auteurs de cet article a ain­si été confron­té à une sala­riée d’un orga­nisme d’intégration des per­sonnes étran­gères, insoup­çon­nable elle-même de xéno­pho­bie, qui inter­ve­nait sur les dif­fi­cul­tés à inté­grer au mar­ché du tra­vail les jeunes femmes por­tant le voile. Ce qui est par­ti­cu­liè­re­ment révé­la­teur, c’est la manière dont le débat était plan­té : « C’est déjà si dif­fi­cile d’intégrer ces femmes, et voi­là qu’elles nous com­pliquent la vie en vou­lant à tout prix se voi­ler. » L’idée toute simple que ces femmes sont confron­tées à une dis­cri­mi­na­tion à l’embauche (pas for­cé­ment évi­table, dans le contexte social où nous vivons) n’a pas été expri­mée. En somme, tout s’est pas­sé comme si ce contexte de dis­cri­mi­na­tion était « natu­rel » et comme si le seul com­por­te­ment rai­son­nable pour ces femmes était de « s’adapter » en ne mani­fes­tant plus, dans l’absolu, aucun signe de leur appar­te­nance reli­gieuse. L’assimilationnisme, s’il n’est défen­du comme tel, répé­tons-le, par aucun cou­rant laïque, est donc bien pré­sent en toile de fond des dis­cus­sions ; il imprègne l’«espace public », au sens haber­mas­sien ici, c’est-à-dire l’espace, la sphère du débat poli­tique cri­tique (ini­tia­le­ment cri­tique de l’État). Enfin, à ce « niveau zéro », on trouve évi­dem­ment le racisme ordi­naire (ou non ordi­naire d’ailleurs) qui vou­drait sup­pri­mer toute forme de dif­fé­rence face à l’«identité natio­nale » (heu­reu­se­ment, tout de même, nous ne sommes pas en France).

Entre ce « degré zéro » et la tolé­rance abso­lue, une mul­ti­tude de posi­tions se déploient, posi­tions par­fois nuan­cées, sou­vent ambigües. La plus proche de l’interdiction abso­lue octroie à la reli­gion de se mani­fes­ter dans l’espace pri­vé. Est défi­ni comme « espace pri­vé », essen­tiel­le­ment la famille et les lieux de culte, c’est-à-dire les espaces où les com­por­te­ments sont cachés à autrui. Cette concep­tion fait évi­dem­ment abs­trac­tion de l’article 17 de la Décla­ra­tion uni­ver­selle des droits de l’homme, à savoir la pos­si­bi­li­té de défendre ses concep­tions reli­gieuses « en public ». Elle s’en prend donc de front aux droits de l’homme tels qu’admis dans « notre » culture. Mais elle pose éga­le­ment une autre série de pro­blèmes très concrets : une conver­sa­tion, en pleine rue, par télé­phone por­table au sujet de la reli­gion est-elle accep­tée (le télé­phone consti­tue bien une intru­sion du pri­vé dans le public)? Que faire de ces espaces semi-pri­vés que sont les cafés et res­tau­rants ? Par ailleurs, com­ment for­mu­ler une loi qui pour­rait inter­dire un signe reli­gieux sur la voie publique (l’espace public au sens urba­nis­tique le plus tra­di­tion­nel : la voi­rie, les places, etc.)? C’est à ce casse-tête juri­dique qu’est aujourd’hui confron­tée la loi sur l’interdiction de la bur­qa en France. Casse-tête qui fait signe vers des effets consé­quents : on touche à la liber­té d’expression et de cir­cu­la­tion ; on prend le risque — réel — d’enfermer chez elles les por­teuses de bur­qa, etc. Le débat est bien connu. S’ajoute encore le pro­blème de la pro­prié­té : que faire des espaces publics pri­va­ti­sés ? L’interdiction porte-t-elle sur les places et voies de cir­cu­la­tion « publiques » des espaces pri­va­ti­sés que sont ces enclaves rési­den­tielles nou­velles (à petite — un ensemble d’immeubles — ou grande échelle — une ville)? Va-t-on voir appa­raitre, après les enclaves consa­crées aux vieux ou aux riches, des espaces fer­més réser­vés aux por­teurs de signes reli­gieux (mais aus­si, pour­quoi pas, aux por­teurs de signes sym­bo­liques non religieux)?

Le degré sui­vant dis­tingue plus fine­ment les espaces publics : seuls cer­tains lieux publics sont tou­chés par l’interdiction de la mani­fes­ta­tion reli­gieuse. Les lieux où se déroulent des « mani­fes­ta­tions de l’autorité publique », lieux qui sont en quelque sorte « sacra­li­sés », exi­ge­raient de ceux qui l’occupent de se tenir au devoir de neu­tra­li­té. On doit donc dis­tin­guer ici entre « espace public » au sens urba­nis­tique tra­di­tion­nel et espace rele­vant de l’«autorité publique ». On doit par ailleurs dis­tin­guer les occu­pants de ces espaces orga­ni­sés par l’État et le repré­sen­tant : il y a d’un côté les employés et repré­sen­tants, et de l’autre les usa­gers. À ce stade, les posi­tions au sein du mou­ve­ment laïque divergent à nou­veau. Cer­tains, les plus ortho­doxes, affirment que les usa­gers des ser­vices publics doivent enle­ver leurs signes reli­gieux pour pou­voir rece­voir ledit ser­vice. Il y va évi­dem­ment d’un abus de droit : pas plus qu’on ne peut refu­ser une allo­ca­tion à une femme voi­lée au pré­texte qu’elle est voi­lée, on n’imagine pas deman­der à un client des trans­ports en com­mun d’enlever un tee­shirt avec « Jésus » pour pou­voir mon­ter dans le bus.

La pos­ture mérite d’autant plus la pru­dence et la réflexion qu’elle devient boi­teuse lorsqu’on met en lumière le fait que, pre­miè­re­ment, le « ser­vice public » peut dési­gner tout autant un ser­vice géré par le sec­teur public qu’un ser­vice public fonc­tion­nel et que, deuxiè­me­ment, de moins en moins de « ser­vices publics » sont encore « publics ». Y aura-t-il dès lors des règle­ments dif­fé­rents selon qu’on est dans un hôpi­tal public ou un hôpi­tal pri­vé ? Quel sens cela aura-t-il du point de vue de la « neu­tra­li­té de l’État » ? Dans l’ouvrage La laï­ci­té à l’épreuve du XXe siècle, édi­té sous la cau­tion du Rap­pel, le Réseau d’action pour la pro­mo­tion d’un État laïque, Georges Ver­zin sug­gère d’inclure dans une « charte de la laï­ci­té poli­tique » la pro­po­si­tion sui­vante : « Les usa­gers du ser­vice public doivent s’abstenir de toute forme de pro­sé­ly­tisme » (p. 153). Qu’est-ce que cela veut dire ? Un signe reli­gieux (et même une conver­sa­tion reli­gieuse) est-il inclus dans la défi­ni­tion du prosélytisme ?

Dans l’ouvrage déjà évo­qué, Nadia Geerts (p. 87 – 90) sug­gère (d’après Cathe­rine Kintz­ler) de dis­tin­guer l’espace public, la socié­té civile et l’espace pri­vé. On peut accep­ter cette argu­men­ta­tion, si on entend par « socié­té civile » l’ensemble des lieux où les citoyens s’associent de manière auto­nome pour agir col­lec­ti­ve­ment, c’est-à-dire cette sphère de la socié­té qui n’appartient ni à l’État ni au mar­ché. Mais de toute façon, l’auteur ter­mine en admet­tant que la socié­té civile doit être sou­mise au même régime de liber­té d’expression que l’espace pri­vé. Par ailleurs, quand le lec­teur cherche à savoir dans la démons­tra­tion ce qui dis­tingue l’espace public de l’auto­ri­té publique, il reste à quia. Le che­mi­ne­ment débouche donc sur une impasse, dont les consé­quences sont majeures. On voit bien la dif­fi­cul­té : il est légi­time d’exiger, jusqu’à un cer­tain point, la neu­tra­li­té des agents de l’autorité publique en tant qu’ils « mani­festent » l’État face aux citoyens et que c’est bien de la neu­tra­li­té de l’État dont il est ques­tion. Mais dès que l’on essaye d’élargir l’exigence de neu­tra­li­té en fai­sant appel à des notions comme « espace public », « sphère publique » ou « champ public », on intro­duit une dose de confu­sion qui revient tou­jours à essayer de réser­ver un domaine où les citoyens eux-mêmes sont cen­su­rés. Dès lors que l’on s’engage dans cette voie, on inverse l’essence même de l’exigence de neu­tra­li­té : alors que la neu­tra­li­té de l’État vise à pro­té­ger les citoyens d’une forme de par­tia­li­té, la neu­tra­li­té impo­sée aux citoyens déve­loppe évi­dem­ment une logique de cen­sure et de sou­mis­sion, l’exact contraire de ce que la laï­ci­té est sup­po­sée défendre.

En ce qui concerne le degré sui­vant, celui qui fait la dis­tinc­tion entre usa­gers et repré­sen­tants de l’État au sein des espaces rele­vant de l’autorité publique, il reste à savoir si le devoir de réserve pour les agents de l’autorité publique est uni­forme et abso­lu. Beau­coup de confu­sions se sont faites jour, là aus­si, par­mi les laïques. Ain­si, on peine à com­prendre l’agitation autour de la pres­ta­tion de ser­ment de Mahi­nur Ozde­mir : les par­le­men­taires ne sont-ils pas, entre tous les citoyens, et par leur fonc­tion même, ceux dont la liber­té d’expression est légi­ti­me­ment la mieux pro­té­gée (c’est bien l’objectif de l’immunité par­le­men­taire)? Et les dépu­tés libé­raux qui ont fait si grand cas de cet évè­ne­ment se sont-ils jamais avi­sés qu’ils sont régu­liè­re­ment dans des coa­li­tions gou­ver­ne­men­tales, depuis la Deuxième Guerre, avec des par­tis « sociaux-chré­tiens » ? Com­ment reven­di­quer davan­tage son appar­te­nance reli­gieuse qu’en l’inscrivant dans le nom même de son par­ti ? Ici, on a clai­re­ment confon­du « repré­sen­tants du peuple » avec « auto­ri­té publique ». Il est une autre fonc­tion « d’autorité » dont la liber­té d’expression n’a pas été jusqu’ici (heu­reu­se­ment) contes­tée : les pro­fes­seurs d’université, qui béné­fi­cient de la liber­té aca­dé­mique. Par ailleurs, on peut se deman­der si le fait qu’une « tech­ni­cienne de sur­face » dans un ser­vice public porte un hijab est vrai­ment une atteinte à la neu­tra­li­té de l’État. Cela deman­de­rait pour le moins à être étayé.

Sans pré­tendre déte­nir la solu­tion, il nous semble indis­pen­sable de cla­ri­fier le champ d’application légi­time de l’idée de neu­tra­li­té lorsqu’on l’invoque. On voit que, lorsqu’on creuse, ce champ d’application légi­time se res­treint. Mais il y a aus­si beau­coup de cir­cons­tances où la nature même de ce qu’est un com­por­te­ment « neutre » est discutable.

Quelle « neutralité » de l’espace public ?

Il est d’abord une ques­tion qui mérite d’être sou­le­vée : qu’est-ce qu’un signe reli­gieux « osten­ta­toire » ? L’idée d’«ostentation » est insé­pa­rable de l’idée d’intention. Or, ce n’est pas ain­si qu’elle est le plus sou­vent com­prise : on lie l’ostentation à la visi­bi­li­té objec­tive. On consi­dère ain­si le fou­lard isla­mique comme « osten­ta­toire » par nature, ce qui sera davan­tage dis­cu­té s’il s’agit d’une kip­pa, d’un col romain ou de l’épinglette en forme de croix d’un ecclé­sias­tique qui « prennent moins de place ». C’est évi­dem­ment très sub­jec­tif, mais même en admet­tant l’argument, « visible » n’est pas « osten­ta­toire ». On peut sup­po­ser que la majo­ri­té des femmes qui portent un fou­lard le portent parce qu’elles estiment que c’est un pres­crit reli­gieux. Mais c’est sur ceux qui les accusent de com­por­te­ment « osten­ta­toire » que repose la charge de la preuve : com­ment savoir si, au-delà du res­pect du pres­crit, il y a une « inten­tion de mon­trer » ? La petite croix au bout d’une chai­nette, por­tée par tant de chré­tiens, est peut-être au fond bien plus osten­ta­toire que le fou­lard, parce que le port de bijou, lui, n’est pas un pres­crit reli­gieux et n’a donc d’autre fonc­tion que d’afficher sa reli­gion. De même, le petit tri­angle rouge des laïcs, aus­si petit soit-il, est lui, tout à fait osten­ta­toire : on le porte pour cela (et c’est d’ailleurs une belle réus­site publicitaire).

En toute rigueur, le carac­tère « osten­ta­toire », c’est-à-dire inten­tion­nel, des signes phi­lo­so­phiques ou confes­sion­nels ne devrait donc pas entrer en ligne de compte parce qu’il repose sur une impu­ta­tion d’intention que les accu­sa­teurs ont le plus grand mal à prou­ver (et sont bien mal à l’aise de le faire : on est très proche de la chasse aux sor­cières ou de l’examen de conscience, pra­tiques d’un autre âge s’il en est). Une autre dis­tinc­tion est pro­po­sée par Nadia Geerts, tou­jours dans La laï­ci­té à l’épreuve du XXe siècle : la dis­tinc­tion entre la liber­té de « dire » et celle de « mon­trer ». Ain­si, dit-elle, « dans une admi­nis­tra­tion publique, je peux dire que je suis fumeur, mais je ne peux pas fumer ». L’exemple est par­ti­cu­liè­re­ment mal choi­si : d’une part, fumer ce n’est pas d’abord mon­trer quelque chose, mais faire quelque chose ; mon­trer qu’on fume, ce n’est pas néces­sai­re­ment fumer, c’est par exemple bran­dir une ciga­rette (éteinte) ou expo­ser une pho­to de soi en train de fumer, etc. Par ailleurs, le fumeur impose à son voi­si­nage une nui­sance, de degré variable, mais indis­cu­table. En quoi celui qui affiche sa reli­gion ou ses opi­nions poli­tiques inflige-t-il une telle nui­sance à autrui ? La nui­sance, ici, n’est-elle pas essen­tiel­le­ment dans l’œil de l’observateur ? Enfin, il demeure plus qu’improbable que des argu­ments suf­fi­sam­ment solides puissent venir étayer l’hypothèse : sur quelle base peut-on décla­rer que le « visible » est plus pro­blé­ma­tique que le « dicible », que le rap­port entre dire et entendre doit faire l’objet de moins de res­tric­tion que le rap­port entre le mon­trer et le regar­der ? Nous sommes embar­qués là, à ce point de l’argumentation, dans des digres­sions phi­lo­so­phiques sans fin, mais sur­tout sans objet.

On le voit, même si on limite clai­re­ment l’idée de neu­tra­li­té aux déten­teurs de l’autorité publique, la défi­ni­tion de ce qu’est une atti­tude « neutre » demeure pro­blé­ma­tique. L’idée de neu­tra­li­té est sou­vent retour­née contre les usa­gers en affir­mant qu’ils ne peuvent exi­ger un ser­vice « adap­té » à leurs convic­tions par­ti­cu­lières. Voi­ci une for­mule expli­ci­te­ment pro­po­sée par Georges Ver­zin, déjà cité plus haut, concer­nant l’hôpital : « Ain­si, par exemple, en va-t-il de l’hôpital, où la neu­tra­li­té du per­son­nel hos­pi­ta­lier doit aller de pair avec le res­pect par les patients et par leurs proches de la laï­ci­té poli­tique ; ce qui entraine le refus de toute dis­cri­mi­na­tion, de toute récu­sa­tion des per­son­nels hos­pi­ta­liers pour des motifs reli­gieux ou en rai­son de leur sexe. » Si l’on excepte les situa­tions d’urgence ou les cas sus­cep­tibles d’altérer (gra­ve­ment ou non) le fonc­tion­ne­ment de l’hôpital, il faut tout de même se poser la ques­tion de savoir en quoi un indi­vi­du deman­dant à être trai­té par un soi­gnant d’un sexe plu­tôt que d’un autre consti­tue quelque chose d’intolérable. À ceux qui se récrient, il convient de rap­pe­ler que notre méde­cine, libé­rale, per­met à cha­cun de choi­sir son méde­cin (et donc le sexe de celui-ci), mais aus­si, exemple paroxys­tique, son psy­cho­logue (pra­ti­cien qui, notons-le, sti­pule lui-même que le choix du thé­ra­peute doit être fait en fonc­tion de la pré­fé­rence sexuelle du patient). On peut éga­le­ment oppo­ser l’exemple de la fouille au corps dans les aéro­ports : jamais une femme n’est fouillée par un homme ou un homme par une femme. Que quelqu’un puisse être récu­sé en fonc­tion de son sexe est un prin­cipe qui existe bel et bien. Or, la fouille au corps pra­ti­quée dans les aéro­ports semble rela­ti­ve­ment bénigne par rap­port à l’intrusion iné­luc­table qu’implique un exa­men médi­cal. Pour­quoi ce qui est accep­té comme une règle d’évidence dans une cir­cons­tance devient-il une « remise en cause de la laï­ci­té » dans une autre ? Pre­nons de même la fameuse demande de « non-mixi­té dans les horaires de pis­cine », qui met tant d’enseignants en émoi. Les mêmes ensei­gnants se sont-ils avi­sés que les cours de gym­nas­tique ne sont pas mixtes dans la plu­part des écoles et qu’il serait peu pro­bable que les ado­les­cents sou­haitent une telle chose ? On ne peut sérieu­se­ment mettre en cause « la récu­sa­tion des per­son­nels hos­pi­ta­liers pour des motifs reli­gieux ou en rai­son de leur sexe » sans remettre en cause un ensemble de pra­tiques qui tra­versent les sec­teurs et les convictions.

La neu­tra­li­té du ser­vice public est donc, elle aus­si, une réa­li­té fort dif­fi­cile à appré­cier et, si on se met à la creu­ser, on voit que les pro­po­si­tions de prin­cipe ou de charte pèchent sou­vent par le sim­plisme ou la par­tia­li­té. Il y a là, pour les laïques, un solide tra­vail de réflexion et de pré­ci­sion à mener, s’ils ne veulent pas don­ner l’impression que les demandes d’interdiction de toutes sortes, qui fleu­rissent aujourd’hui dans le débat public, ne sont fina­le­ment qu’une stra­té­gie « voi­lée » pour obli­ger l’islam, et lui seule­ment, à deve­nir invi­sible dans notre société.

« Qui » doit être neutre ?

Dans le livre le plus éla­bo­ré, à notre connais­sance, qui soit entiè­re­ment dédié aux fon­de­ments phi­lo­so­phiques du trai­te­ment des signes reli­gieux, la phi­lo­sophe fran­çaise Cécile Laborde (2008) défend ce qu’elle appelle un « répu­bli­ca­nisme cri­tique », à la fois contre le mul­ti­cul­tu­ra­lisme et contre le cou­rant domi­nant de la laï­ci­té à la fran­çaise. Elle stig­ma­tise le « double stan­dard eth­no­cen­trique spon­ta­né qui juge les cultures majo­ri­taires selon leurs idéaux et les cultures mino­ri­taires selon leurs pra­tiques » (p. 163). S’appuyant sur le cas fran­çais, elle reproche au répu­bli­ca­nisme clas­sique de for­mu­ler à l’égard des musul­mans des exi­gences qui font bien par­tie des prin­cipes de la laï­ci­té à la fran­çaise, mais qui ne sont nul­le­ment appli­quées, en pra­tique, par l’État fran­çais à l’égard des tra­di­tions reli­gieuses « autoch­tones », en par­ti­cu­lier la reli­gion catho­lique. C’est pour­quoi elle qua­li­fie la doc­trine offi­cielle de la Répu­blique fran­çaise de « catho-laï­ci­té ». C’est-à-dire que ce qui fait figure de pra­tiques ou d’apparences « neutres » sont en fait pro­fon­dé­ment mar­quées par la tra­di­tion catho­lique même si elles ne sont plus reven­di­quées comme telles.

Les exemples pour la France sont nom­breux. Ain­si, fait-elle remar­quer, « peu de sour­cils se sont levés quand les funé­railles offi­cielles du pré­sident socia­liste Fran­çois Mit­ter­rand ont eu lieu à la cathé­drale Notre-Dame de Paris, ou quand la répu­blique a célé­bré en grande pompe l’anniversaire du bap­tême du pre­mier roi chré­tien du Moyen-Âge, Clo­vis » (p. 69). On pour­rait y ajou­ter, pour la France, le finan­ce­ment des écoles catho­liques, le finan­ce­ment indi­rect des cultes, et sur­tout, l’imprégnation de toute la culture natio­nale par un catho­li­cisme latent, dont les jours fériés ne sont qu’un exemple de sur­face. De même, la laï­ci­té emprunte éga­le­ment sa concep­tion même de ce qu’est une reli­gion à l’exemple du catho­li­cisme : c’est pour­quoi, tou­jours selon l’auteure, « la recon­nais­sance [du plu­ra­lisme reli­gieux] s’arrête aux fron­tières des reli­gions tra­di­tion­nelles et en par­ti­cu­lier de celles qui, comme le catho­li­cisme, pré­sentent une struc­ture et un cler­gé clai­re­ment hié­rar­chi­sés » (p. 70). Et elle conclut que « la non-neu­tra­li­té de fait de la sphère publique fran­çaise affai­blit consi­dé­ra­ble­ment l’affirmation que le régime de laï­ci­té traite équi­ta­ble­ment les musul­mans » (p. 70).

La démons­tra­tion de Cécile Laborde est évi­dem­ment bien trop longue et éla­bo­rée pour être pré­sen­tée en détail ici, mais le même argu­ment court tout au long de son livre, qui traite suc­ces­si­ve­ment de l’école, de l’émancipation fémi­nine et du lien social : le répu­bli­ca­nisme offi­ciel fran­çais est un répu­bli­ca­nisme du « sta­tu­quo» ; il pré­sente comme « neutres » ou « uni­ver­selles » les pra­tiques d’une socié­té où, de fac­to, toute la tra­di­tion cultu­relle est déjà impré­gnée de catho­li­cisme. Dès lors, les exi­gences faites aux musul­mans sont illégitimes.

Si la démons­tra­tion vaut pour la France, pays offi­ciel­le­ment laïque, que dire alors de la Bel­gique où la réa­li­té est encore toute dif­fé­rente ? La Bel­gique pré­sente un carac­tère par­tiel­le­ment « concor­da­taire » puisque l’Église occupe dans son déco­rum natio­nal une place par­ti­cu­lière (voir les ordres de pré­séance dans les for­ma­li­tés offi­cielles). Mais elle se carac­té­rise sur­tout par une struc­ture socio­lo­gique par­ti­cu­lière avec un très fort enra­ci­ne­ment des « piliers » dans la vie sociale et publique : pour la seule Bel­gique fran­co­phone, des sec­teurs aus­si essen­tiels que l’enseignement, les ins­ti­tu­tions de soin, les mutuelles, le syn­di­ca­lisme, sont pour au moins 50% domi­nés par des struc­tures ouver­te­ment reven­di­quées « chré­tiennes ». Ici aus­si, la reven­di­ca­tion laï­ciste de « neu­tra­li­té » est à tout le moins sus­pecte. Ain­si l’offensive sur le fou­lard dans les écoles du réseau public se dou­ble­ra-t-elle d’une remise en ques­tion des sym­boles reli­gieux dans les écoles catho­liques ? Poser la ques­tion, c’est y répondre : le pacte sco­laire ne le per­met certes pas, mais bien peu de laïques remettent ouver­te­ment celui-ci en cause. Est-ce par faci­li­té qu’on s’attaque au voile des ado­les­centes plu­tôt qu’au pacte sco­laire ou est-ce là une indi­ca­tion pour com­prendre que c’est l’islam, et lui seul, qui est visé par cer­tains mili­tants « laïcistes » ?

Inter­ro­gé par la dépu­tée MR Viviane Tei­tel­baum (dans son livre Quand l’Europe se voile, 2010), le phi­lo­sophe Guy Haar­scher, membre du Rap­pel répond ceci : « Bien enten­du, on ne peut stig­ma­ti­ser une reli­gion. Donc, même si le port des autres signes, comme la kip­pa ou la croix, ne pose pas de pro­blèmes car il ne s’accompagne pas de pres­sions de pro­sé­ly­tisme, on les englobe dans une loi. Sinon ce serait tota­le­ment inau­dible. » On lais­se­ra à Guy Haar­scher la res­pon­sa­bi­li­té de son affir­ma­tion selon laquelle le port de la kip­pa ou de la croix « ne pose pas de pro­blèmes ». Mais com­ment dire plus expli­ci­te­ment que l’interdiction des signes reli­gieux, dans ce cas-ci, vise bien, une reli­gion en par­ti­cu­lier et non la reli­gion en général ?

Certes, un cer­tain nombre de laï­cistes diront qu’ils veulent remettre en cause aus­si le pacte sco­laire, pour englo­ber toute l’éducation dans un réseau d’enseignement public. Cer­tains évoquent éga­le­ment, au sein même des écoles publiques, la néces­si­té de sup­pri­mer les cours de reli­gions et de morale laïque (au pro­fit de cours de phi­lo­so­phie et d’histoire des reli­gions — matières notoi­re­ment absentes en Bel­gique) comme préa­lable logique à toute autre doléance laïque. Mais de telles reven­di­ca­tions sont extrê­me­ment mino­ri­taires et semblent silen­cieuses à côté de celles, si faciles à agi­ter et à atteindre, qui stig­ma­tisent une com­mu­nau­té spé­ci­fique pour des rai­sons qui s’effritent aus­si­tôt qu’elles sont pro­non­cées. Or ce sont bien, pour l’instant du moins, ces pro­po­si­tions-là qui sont mises à l’agenda des forces poli­tiques et non celles, épi­neuses et élec­to­ra­le­ment ris­quées, qui obli­ge­raient à cer­ner les véri­tables pro­blèmes et enjeux, et à reprendre le débat avec, enfin, des ques­tions bien posées. Final, le com­mu­nau­ta­risme n’est peut-être pas dans le camp qu’on croit.

Géraldine Brausch


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