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Neurosciences et culture ou l’illusion d’un divorce

Numéro 3 Mars 2010 par Marc Crommelinck

mars 2010

La pen­sée occi­den­tale voit la nature et le corps, l’es­prit et la culture comme des réa­li­tés incon­ci­liables. Or il est essen­tiel de réins­crire l’es­prit et la culture dans la nature en insis­tant sur les condi­tions maté­rielles d’exis­tence des phé­no­mènes cultu­rels. Une com­pré­hen­sion com­plète de ceux-ci exige le recours à des concepts spé­ci­fiques autres que ceux en usage dans les sciences de la nature. Divers modèles et hypo­thèses per­mettent de com­prendre com­ment les pro­duits cultu­rels se trans­mettent et s’ins­crivent dans le sys­tème ner­veux cen­tral de l’ho­mo sapiens. Le concept de « niche éco­lo­gique » consti­tue une approche inté­gra­tive de la réa­li­té humaine, pour autant qu’on y inclue la dimen­sion his­to­rique, sédi­ment des fonc­tions symboliques.

Dossier

Les neu­ros­ciences se sont consi­dé­ra­ble­ment déve­lop­pées au cours des vingt-cinq der­nières années et leur impact sur le grand public est deve­nu tan­gible à maints égards1. Cette expan­sion est à relier aux pro­grès d’ensemble des sciences bio­lo­giques et, plus par­ti­cu­liè­re­ment, à ceux récem­ment accom­plis en géné­tique et dans les méthodes d’observation du fonc­tion­ne­ment céré­bral. Le génome humain est aujourd’hui entiè­re­ment déco­dé et on sait qu’à peu de chose près il est à 98% iden­tique à celui des grands singes. La géné­tique est venue, en sou­tien des enquêtes anthro­po­lo­giques, dres­ser pro­gres­si­ve­ment l’histoire de notre espèce. Au cours des pro­chaines années, un nombre crois­sant de mala­dies héré­di­taires sera iden­ti­fié et, à des fins thé­ra­peu­tiques ou pré­ven­tives, on a déjà com­men­cé à bri­co­ler le génome.

Du côté des neu­ros­ciences, à la suite des pro­grès des méthodes radio­lo­giques et à leur cou­plage à de puis­sants cal­cu­la­teurs, de nou­velles tech­niques d’imagerie céré­brale se sont déve­lop­pées dans les ins­ti­tu­tions de recherches et, à des fins cli­niques, dans les hôpi­taux. Ces nou­velles tech­niques ont accom­pli de véri­tables prouesses en déli­vrant des images dyna­miques et en cou­leur de l’activité céré­brale de sujets humains accom­plis­sant diverses acti­vi­tés men­tales telles que résoudre un pro­blème, écou­ter de la musique ou évo­quer un sou­ve­nir agréable. Les neu­ros­ciences donnent ain­si à voir la genèse de nos pen­sées, la mon­tée de nos émo­tions, le déploie­ment de nos images men­tales. Leur indis­cré­tion est deve­nue telle qu’elles sont aujourd’hui en mesure de déce­ler la pré­sence d’états men­taux incons­cients et, dans cer­tains tra­vaux, on essaye même d’identifier l’activité céré­brale conco­mi­tante au men­songe délibéré !

Les stéréotypes…

Dans une socié­té qui pri­vi­lé­gie l‘image, les neu­ros­ciences tiennent ain­si leur spec­tacle et les médias télé­vi­suels se sont char­gés d’en garan­tir la dif­fu­sion. Les neu­ros­cien­ti­fiques ont acquis une telle noto­rié­té que cer­tains esprits (le plus sou­vent issus du champ des sciences sociales et/ou de la psy­cha­na­lyse) les sus­pectent d’une volon­té de domi­na­tion et de ten­dances réduc­tion­nistes. Le débat est en tout cas évident et la vieille que­relle « nature-culture » est réap­pa­rue sous la forme d’une com­pé­ti­tion sur le mar­ché des idées. Alors qu’il y a trente ans à peine, lorsque les phi­lo­sophes ou les mora­listes fran­co­phones s’interrogeaient sur les fon­de­ments de notre huma­ni­té, ils se nour­ris­saient essen­tiel­le­ment des éclai­rages com­bi­nés de l’anthropologie cultu­relle, de la socio­lo­gie et, par­mi les sciences psy­cho­lo­giques, de la psy­cho­lo­gie sociale et de la psy­cha­na­lyse, aujourd’hui, ils font aus­si et peut-être davan­tage leur cueillette du côté des neu­ros­ciences. Enfin, dans une sorte de mou­ve­ment en miroir, les neu­ros­cien­ti­fiques2 eux-mêmes sortent de plus en plus sou­vent de leurs labo­ra­toires pour s‘engager dans des démarches d’analyse et de réflexion cri­tique à pro­pos des consé­quences de leurs décou­vertes pour notre concep­tion de ce que c’est qu’«être un être humain ».

Cette oppo­si­tion entre les sciences bio­lo­giques et les sciences sociales n’est pas neuve, comme le sou­ligne Schaef­fer dans son ouvrage La fin de l’exception humaine. La pen­sée phi­lo­so­phique occi­den­tale a été pro­fon­dé­ment mar­quée par le dua­lisme car­té­sien dans la lignée duquel elle a pris l’habitude de consi­dé­rer deux réa­li­tés onto­lo­giques dif­fé­rentes et incon­ci­liables : d’un côté, la nature, le corps, de l’autre, la culture, l’âme ou l’esprit. Cette vision dicho­to­mique est ancienne et elle s’exprime dans les dis­cours et les réflexions phi­lo­so­phiques de mille et une façons. La nature ren­voie à ce qui est ances­tral ou pri­mi­tif en nous (elle fait par­tie de notre pré­his­toire, elle est en nous ce que nous étions avant la sur­ve­nue de la culture). La nature ren­voie aus­si à notre ani­ma­li­té ; dans cette ver­sion, elle est ce que nous par­ta­geons avec les autres espèces ani­males, elle ren­voie à notre cer­veau rep­ti­lien et elle s’exprime alors sur les registres de l’instinct et de l’émotion (on consi­dère ici les couples « pas­sion-contrôle », « émotion-rationalité »).

Plus pro­fon­dé­ment, pour cer­tains, la nature relève de méca­nismes qui peuvent, comme pour les corps maté­riels de Des­cartes, faire l’objet de des­crip­tions en termes de méca­nismes, de fonc­tion­ne­ments alors que, à son oppo­sé, la culture, l’âme ou l’esprit requièrent des modes d’analyses davan­tage qua­li­ta­tifs et non réduc­tibles au dis­cours des sciences de la nature. Dans cette appré­hen­sion dicho­to­mique de la réa­li­té humaine, la culture a habi­tuel­le­ment le beau rôle : elle se pré­sente comme cette part de notre essence qui nous per­met de nous extraire de l’animalité, d’échapper aux déter­mi­na­tions bio­lo­giques issues de la pré­his­toire et tapies au sein de nos struc­tures sous-cor­ti­cales. La culture relève d’un ordre supé­rieur, elle appar­tient au registre de la pen­sée, elle résulte d’un pro­ces­sus d’accumulation his­to­rique et en elle se défi­nit la spé­ci­fi­ci­té de notre espèce. L’opposition nature-culture rem­plit alors une fonc­tion sécu­ri­sante : elle fonde notre dif­fé­rence d’avec les autres espèces ; elle joue un rôle stra­té­gique et nar­cis­sique. Elle garan­tit notre sta­tut d’exception au sein du vivant comme une espèce à part et dominante.

Du côté des philosophes…

En phi­lo­so­phie des sciences, le débat nature-culture se construit le plus sou­vent autour de deux posi­tions extrêmes : le réduc­tion­nisme radi­cal et le dua­lisme ontologique.

Les tenants du réduc­tion­nisme radi­cal défendent une vision maté­ria­liste selon laquelle les sciences bio­lo­giques seront à terme à capables de four­nir l’explication com­plète des com­por­te­ments et des états men­taux carac­té­ris­tiques de n’importe quelle forme de vie, sans excep­tion pour l’espèce homo sapiens. Ain­si, cer­tains phi­lo­sophes [Paul (1999) et Patri­cia Chur­chland (1986) notam­ment)] vont jusqu’à ima­gi­ner qu’il devrait être pos­sible, à la faveur du déve­lop­pe­ment des sciences natu­relles, d’éliminer tous les concepts de la psy­cho­lo­gie popu­laire dési­gnant des fonc­tions men­tales et com­por­te­men­tales (comme la per­cep­tion, la mémoire, l’apprentissage, l’émotion, l’intention…) au pro­fit de concepts issus des neu­ros­ciences dési­gnant les pro­ces­sus ner­veux et les méca­nismes cel­lu­laires et molé­cu­laires sous-ten­dant ces mêmes fonc­tions. Ain­si, la per­cep­tion noci­cep­tive (dési­gnée par le concept de dou­leur) pour­rait être com­plè­te­ment expli­quée par l’activation de récep­teurs spé­ci­fiques et la mise en jeu de voies de trans­mis­sion et de modules cen­traux de trai­te­ment éga­le­ment spé­ci­fiques. Si le concept de dou­leur reste utile (il est éco­no­mique dans la com­mu­ni­ca­tion inter­per­son­nelle ou dans un simple acte de « dési­gna­tion vul­gaire », mais pour­rait tout aus­si bien être rem­pla­cé par un x quel­conque), il ne pré­sente néan­moins plus aucune dimen­sion qui échap­pe­rait à l’intelligibilité des concepts scientifiques.

C’est en somme le pré­sup­po­sé qu’un état men­tal n’est rien d’autre qu’un état céré­bral qui fonde cette démarche expli­ca­tive réduc­tion­niste. Cet « éli­mi­na­ti­visme » devrait en droit pou­voir viser non seule­ment les prin­ci­paux concepts théo­riques de la psy­cho­lo­gie, mais éga­le­ment ceux des sciences sociales (neu­ro-éco­no­mie par exemple), voire les concepts de la phi­lo­so­phie de l’action ou la phi­lo­so­phie morale (neu­ro-éthique par exemple).

À l’autre extrême, tout un cou­rant de la phi­lo­so­phie anthro­po­lo­gique et phé­no­mé­no­lo­gique défend une vision tout autre de l’humain. L’humanité de l’homme — et donc sa spé­ci­fi­ci­té dans le monde du vivant — tient au fait que lui seul s’inscrit dans le monde de la culture. Ce monde de la culture est par­ti­cu­liè­re­ment com­plexe : il est carac­té­ri­sé à la fois par des struc­tures pro­fondes com­munes à toutes les formes qui le consti­tuent (struc­ture uni­ver­selle des mul­tiples formes sym­bo­liques que pro­duit l’esprit humain), mais éga­le­ment par des spé­ci­fi­ci­tés par­ti­cu­lières à des régions géo­gra­phiques et à des périodes de l’histoire (tra­di­tions et cou­tumes, repré­sen­ta­tions par­ta­gées trans­mises de géné­ra­tion en géné­ra­tion et déter­mi­nant des « iden­ti­tés » cultu­relles). C’est par un per­pé­tuel et dif­fi­cile « arra­che­ment » à la nature et à ses déter­mi­na­tions aveugles que l’homme ferait excep­tion au reste du vivant. Rendre compte de la culture néces­site alors la mise en place de concepts théo­riques et de modèles expli­ca­tifs adé­quats qui ne par­tagent que peu d’éléments avec ceux des sciences naturelles.

Quant à nous…

Par rap­port à ces deux extrêmes, notre posi­tion de neu­ros­cien­ti­fiques est plu­tôt médiane. À l’écart du dua­lisme onto­lo­gique, nous défen­dons l’idée qu’il est essen­tiel de réins­crire l’esprit (et la culture) dans la nature en adop­tant clai­re­ment une concep­tion moniste et maté­ria­liste. En effet, la culture ne par­ti­cipe d’aucune manière à une essence imma­té­rielle ou trans­cen­dante : ses condi­tions de pos­si­bi­li­té et sa réa­li­té sont tout entières maté­rielles. Ain­si, les œuvres cultu­relles sont pro­duites par des cer­veaux dont l’anatomie et la phy­sio­lo­gie sont spé­ci­fiques à homo sapiens. Nous avons affaire à un orga­nisme dans sa tota­li­té, avec ses carac­té­ris­tiques maté­rielles spé­ci­fiques (équi­pe­ment sen­so­ri-moteur, pos­ture, mobi­li­té, habi­le­té des mains, pince de pré­ci­sion, yeux fron­taux, pro­ces­sus neu­roen­do­cri­niens, etc.) qui inter­agit avec les élé­ments du monde exté­rieur tant phy­si­co­chi­miques que sociaux.

Les œuvres quelles qu’elles soient sont tou­jours des mises en forme de maté­riaux dis­po­nibles dans l’environnement ou déve­lop­pés sui gene­ris grâce à des pro­cé­dures et des tech­niques acquises pro­gres­si­ve­ment au cours de l’histoire de ces orga­nismes. Les pro­duits cultu­rels et les pro­cé­dures sont trans­mis dans leur maté­ria­li­té au sein d’organisations sociales qui sont tou­jours des formes de rela­tions entre des orga­nismes indi­vi­duels. Ce sont des cer­veaux (et des orga­nismes) qui chaque fois décodent, stockent, se réap­pro­prient et réin­ter­prètent les conte­nus des pro­duits cultu­rels. L’histoire humaine repré­sente et résume l’ensemble de ces inven­tions, ré-appro­pria­tions sui­vant un mou­ve­ment cumu­la­tif d’une extra­or­di­naire richesse et diversité.

La culture dans toutes ses dimen­sions est faite des traces maté­rielles de l’activité humaine, lais­sées à dis­po­si­tion dans la nature. Que l’humain puisse lais­ser dans son envi­ron­ne­ment des traces plus ou moins pérennes de ses pen­sées, de ses émo­tions, de ses actions est un trait défi­ni­toire de sa nature. Dans une pers­pec­tive dar­wi­nienne, cette inno­va­tion cultu­relle a dû consti­tuer un avan­tage adap­ta­tif pour les espèces « homo » au cours de leur évo­lu­tion, et cela d’autant plus for­te­ment que l’innovation du lan­gage et plus tard celle de l’écriture ont émer­gé et ont ren­du pos­sibles un déve­lop­pe­ment et une trans­mis­sion expo­nen­tiels de la culture. Ain­si, le milieu natu­rel dans lequel tout vivant se situe reçoit en quelque sorte une sur­dé­ter­mi­na­tion liée aux acti­vi­tés et aux mul­tiples inter­ac­tions que le vivant entre­tient avec ce milieu (le milieu géo­gra­phique devient ain­si une niche éco­lo­gique). En ce qui concerne l’humain, cette sur­dé­ter­mi­na­tion est en outre pro­fon­dé­ment mar­quée du sceau de la culture.

Mais, et cette fois à l’écart du réduc­tion­nisme bio­lo­gique, nous pen­sons que l’inscription de la culture dans la nature ne nous dis­pense pas d’élaborer des modèles et des concepts spé­ci­fiques afin de rendre compte de la richesse et de la diver­si­té cultu­relles. Nous pen­sons en effet que cette entre­prise d’interprétation et de lec­ture des faits cultu­rels ne peut être entiè­re­ment réa­li­sée au moyen des concepts issus de la bio­lo­gie. Les sciences empi­ri­co-for­melles dont la struc­ture expli­ca­tive suit une logique déduc­tive à par­tir d’hypothèses et de modèles théo­riques for­ma­li­sés (pen­sée opé­ra­toire à l’œuvre dans les sciences natu­relles, dont la phy­sique est le pro­to­type) ne sont pas en mesure de révé­ler la tota­li­té du sens des pro­duc­tions et des œuvres humaines, sens qui n’est jamais un don­né clos sur lui-même.

En d’autres termes, si pour appro­cher vala­ble­ment la culture une démarche expli­ca­tive en termes de condi­tions maté­rielles de pos­si­bi­li­té des formes cultu­relles et de leurs éven­tuelles fina­li­tés fonc­tion­nelles est pos­sible, voire néces­saire, elle n’est cepen­dant pas suf­fi­sante. Une approche com­pré­hen­sive des phé­no­mènes cultu­rels exige une démarche qui tente de mettre en lumière, par une méthode rigou­reuse d’interprétation, des dimen­sions essen­tielles des œuvres for­mant la culture. Ain­si, cha­cune des mani­fes­ta­tions cultu­relles, cha­cune des pro­duc­tions de l’humain entre en réso­nance avec d’autres pro­duc­tions avec les­quelles elle par­tage cer­taines struc­tures for­melles, rejoi­gnant ain­si l’horizon des uni­ver­saux, tout en gar­dant aus­si à chaque fois sa sin­gu­la­ri­té propre. Cette mise en réseau des objets cultu­rels per­met la for­ma­tion de styles ou de genres iden­ti­fiables (par exemple le style baroque ou le style clas­sique…, tant en musique qu’en archi­tec­ture, en pein­ture, en sculp­ture, en lit­té­ra­ture, etc.).

Chaque œuvre s’inscrit ain­si dans l’histoire des socié­tés et prend sens par ce qu’elle innove, par ce qu’elle répète, par ce qu’elle nie, par ce qu’elle trans­met comme pos­si­bi­li­té d’interprétation et de trans­for­ma­tion, par la richesse de pos­sibles mises en rela­tion au sein d’un réseau de signi­fi­ca­tions qu’elle pro­meut. C’est de tout cela qu’il convient de rendre compte. Recon­naitre cette spé­ci­fi­ci­té de la dimen­sion cultu­relle n’implique cepen­dant pas la dis­pa­ri­tion des déter­mi­nismes bio­lo­giques : nous consi­dé­rons donc les deux lec­tures comme com­plé­men­taires plu­tôt qu’en opposition.

Mise en musique !

L’intérêt de ce double regard peut être illus­tré en consi­dé­rant à titre d’exemple l’activité musi­cale. Comme on le sait, la musique est habi­tuel­le­ment regar­dée comme une acti­vi­té cultu­relle par­mi les plus éla­bo­rées, un pro­duit raf­fi­né et diver­si­fié de nos his­toires cultu­relles. Depuis une tren­taine d’années cepen­dant, les neu­ros­cien­ti­fiques s’intéressent à leur tour à la musique en l’examinant dans une pers­pec­tive natu­ra­liste au même titre que d’autres fonc­tions biologiques.

Dans une telle pers­pec­tive, l’hypothèse de tra­vail prin­ci­pale consiste à regar­der la musique moins comme une inven­tion cultu­relle que comme le résul­tat de l’activation obli­gée d’un dis­po­si­tif bio­lo­gique spé­ci­fique à notre espèce. Si une telle hypo­thèse est fon­dée, alors l’activité musi­cale doit être uni­ver­selle et ses déter­mi­nants sont à recher­cher dans l’histoire natu­relle de notre espèce. Un tel point de vue parai­tra à cer­tains musi­co­logues aver­tis irré­vé­ren­cieux et pour­tant, les argu­ments en sa faveur ne manquent pas. On sait, par exemple, que dans pra­ti­que­ment toutes les socié­tés humaines connues, on écoute et on pro­duit de la musique, et les traces iden­ti­fiables de cette acti­vi­té remontent à envi­ron trente mille ans. La musique appa­rait ain­si comme une pra­tique très ancienne et par­ta­gée par tous les membres de notre espèce. Bien sûr, seuls les musi­ciens entrai­nés pra­tiquent la musique avec un degré éle­vé d’expertise ; mais des tra­vaux récents de psy­cho­lo­gie montrent que cha­cun d’entre nous (sauf, s’il est frap­pé d’un dys­fonc­tion­ne­ment céré­bral spé­ci­fique) est capable de pro­duire et de recon­naitre des sons musi­caux et ceci, même sans entrai­ne­ment particulier.

L’approfondissement d’un regard bio­lo­gique sur l’activité musi­cale va sou­le­ver toute une série de ques­tions aux­quelles les recherches en neu­ros­ciences cog­ni­tives tentent aujourd’hui d’apporter des réponses. Par exemple, si la musique est une capa­ci­té innée et propre à notre espèce : quelles sont les struc­tures céré­brales qui sous-tendent cette acti­vi­té ? Quelles lésions céré­brales acquises ou déve­lop­pe­men­tales peuvent pro­duire des sujets « amu­siques » ? Quels dis­po­si­tifs céré­braux sont pré­sents chez les indi­vi­dus dotés d’une « oreille abso­lue » ? Y a‑t-il une « période cri­tique » au cours de laquelle le cer­veau est par­ti­cu­liè­re­ment plas­tique pour le déve­lop­pe­ment de cette habi­le­té ? Existe-t-il au-delà des varia­tions cultu­relles des uni­ver­saux musi­caux et si oui à quelles struc­tures mélo­diques ou ryth­miques se rap­portent-ils ? Les recherches dans ces direc­tions pro­gressent. On a par exemple mon­tré à par­tir de la col­lecte de quatre-mille chants issus de cent-qua­rante-huit cultures répan­dues par­tout dans le monde que l’ensemble de ces chants pou­vaient être caté­go­ri­sés en dix familles. La diver­si­té musi­cale qui paraît infi­nie sous l’angle cultu­ra­liste pour­rait ain­si repo­ser sur un ensemble plus limi­té de struc­tures de base uti­li­sées par tous les groupes humains quels que soient leur éloi­gne­ment géo­gra­phique et leurs his­toires cultu­relles propres.

On a éga­le­ment mon­tré que le trai­te­ment de la hau­teur tonale était influen­cé par des fac­teurs géné­tiques et que cer­taines struc­tures céré­brales sont spé­ci­fi­que­ment impli­quées dans ce trai­te­ment. On sait aus­si que nous sommes tous, mais à des degrés divers et sans édu­ca­tion musi­cale par­ti­cu­lière, capables de dis­cri­mi­ner des suites conso­nantes de suites dis­so­nantes. Il existe aus­si des don­nées sug­gé­rant que le trai­te­ment des sons du lan­gage et le trai­te­ment des sons musi­caux sont dis­so­ciés et d’autres recherches encore tentent de pré­ci­ser le rôle du trai­te­ment du rythme dans la pro­duc­tion et l’écoute musi­cale. Ain­si l’idée qu’il exis­te­rait deS struc­tures céré­brales spé­ci­fi­que­ment consa­crées au trai­te­ment des sons musi­caux fait aujourd’hui son che­min par­mi les neuro­scientifiques (Per­etz, 2006).

Le déve­lop­pe­ment d’un regard neu­ro­bio­lo­gique sur l’activité musi­cale implique aus­si d’en inter­pré­ter l’histoire natu­relle dans une pers­pec­tive évo­lu­tion­niste. À cet égard, deux hypo­thèses coexistent, l’une voit dans la musique une stra­té­gie de séduc­tion, l’autre inter­pré­ta­tion, domi­nante aujourd’hui, sug­gère que la musique ser­vi­rait à accroitre la cohé­sion du groupe. La musique est en effet pré­sente dans toutes sortes de ras­sem­ble­ments — danses, rituels reli­gieux, céré­mo­nies, pré­pa­ra­tions à la guerre, etc. — ren­for­çant les sen­ti­ments d’appartenance. Les pre­mières mani­fes­ta­tions de ce rôle de lien pour­raient trou­ver leur ori­gine dans les voca­li­sa­tions et les chants de la maman qui berce son petit. Le chant par­ta­gé serait créa­teur de conta­gion émo­tion­nelle par un pro­ces­sus au cours duquel les indi­vi­dus pré­sents ont auto­ma­ti­que­ment ten­dance à syn­chro­ni­ser leurs mou­ve­ments cor­po­rels et leurs chants. On insiste ici sur le rôle de géné­ra­teur d’émotions de l’activité musi­cale. La musique paraît donc bien s’inscrire comme une dis­po­si­tion par­ti­cu­lière spé­ci­fique à notre espèce et ins­crite dans son patri­moine biologique.

Cepen­dant, à côté et en sus de cette approche concer­nant les bases bio­lo­giques de nos habi­le­tés musi­cales, concer­nant les rap­ports entre les struc­tures musi­cales et les émo­tions et concer­nant les fonc­tion­na­li­tés bio­lo­giques de l’activité musi­cale, il y a place pour une lec­ture des contextes et des condi­tions his­to­riques au sein des­quels se déploie, se construit et se trans­met cette acti­vi­té. Ain­si par exemple, le monde de l’œuvre pour orgue de J.-S. Bach, com­po­sée au XVIIIe siècle dans un contexte his­to­ri­co-géo­gra­phique bien déter­mi­né par un génie créa­teur sin­gu­lier et arri­vé jusqu’à nous dans la « maté­ria­li­té » des par­ti­tions, ren­contre le monde de l’interprète d’aujourd’hui…, ce sont bien sûr deux mondes dif­fé­rents dans la plu­part de leurs dimen­sions (esthé­tiques, musi­cales, tech­niques ins­tru­men­tales, mais aus­si poli­tiques, éco­no­miques, maté­rielles, phi­lo­so­phiques et reli­gieuses…). L’appropriation de ces mêmes par­ti­tions par les roman­tiques du XIXe (Schu­mann ou Men­dels­sohn par exemple) est sen­si­ble­ment dif­fé­rente de celle d’aujourd’hui : même maté­ria­li­té de départ, autre contexte d’interprétation, nou­veau sens… On peut pen­ser que cette « her­mé­neu­tique » est infi­nie, l’œuvre, dans cette ré-appro­pria­tion, est en quelque sorte réin­ven­tée, non pas dans un pur arbi­traire, mais au sein d’une struc­ture signi­fiante qui consti­tue en quelque sorte le fonds idéo­lo­gique de chaque époque, avec ses struc­tures de repré­sen­ta­tion, de sen­si­bi­li­té… Une par­tie du sens relève bien de ce pro­ces­sus his­to­rique, cumu­la­tif et dia­lec­tique : il se renou­vèle à la faveur d’une syn­thèse tou­jours ouverte. Ce pro­ces­sus dia­lec­tique per­met à chaque fois sinon une recréa­tion (comme cela peut être le cas en musique, Glenn Gould nous fait entendre bien sou­vent de l’inattendu, voire de l’in-entendu…), tout au moins une re-lec­ture et peut faire de ce fait émer­ger de nou­velles facettes de sens. Nous pour­rions bien sûr tenir le même rai­son­ne­ment pour la poé­sie ou la peinture…

L’ouverture épigénétique

Afin de cla­ri­fier encore notre point de vue, on sou­li­gne­ra qu’il ne s’agit pas de pro­po­ser une sorte de bipar­ti­tion des tâches selon laquelle cer­taines acti­vi­tés humaines relè­ve­raient d’un regard bio­lo­gique tan­dis que pour d’autres ce seraient les points de vue anthro­po­lo­gique, cultu­rel ou his­to­rique qui seraient davan­tage éclai­rants. Il s’agit plu­tôt d’arriver à arti­cu­ler à l’intérieur d’un même domaine les dif­fé­rents éclai­rages qui, en se com­plé­tant, auto­risent une com­pré­hen­sion plus riche des acti­vi­tés humaines. Mais il est vrai qu’au sein de cette approche inté­gra­tive, nous voyons poindre assez fré­quem­ment une ten­sion entre les deux niveaux d’analyses.

En effet, alors que les approches socio­cul­tu­relles insistent sou­vent sur la diver­si­té et la richesse des pro­duits cultu­rels, sur le rela­ti­visme des orga­ni­sa­tions sociales et poli­tiques et sur les condi­tions his­to­riques de leur genèse, le point de vue neu­ro­bio­lo­gi­sant est davan­tage à la recherche de struc­tures et de com­por­te­ments inva­riants au sein des­quels il iden­ti­fie l’expression de sys­tèmes modu­laires, sélec­tion­nés par notre his­toire natu­relle, géné­ti­que­ment déter­mi­nés et spé­ci­fiques de l’espèce, par­tiel­le­ment pré-câblés dans notre cer­veau et dont l’expression échappe le plus sou­vent à la conscience des sujets. L’absence de scis­sure de prin­cipe selon le domaine du réel consi­dé­ré se tra­duit d’ailleurs aujourd’hui concrè­te­ment par des opé­ra­tions jugées « expan­sion­nistes » au terme des­quelles on voit les neu­ros­cien­ti­fiques s’aventurer dans des champs de recherches habi­tuel­le­ment consi­dé­rés comme des chasses gar­dées par les sciences sociales. Par exemple, cer­tains cher­cheurs en neu­ros­ciences s’intéressent aujourd’hui aux bases neu­ro­bio­lo­giques sous-jacentes à la peur de l’étranger (indi­vi­dus appar­te­nant à un autre groupe humain, à une autre classe sociale, à un autre sexe, à une autre géné­ra­tion…); au rôle de l’imitation dans les phé­no­mènes de cohé­sion sociale et dans ceux d’empathie ; aux bases céré­brales sous-jacentes aux méca­nismes de prise de risque à l’origine des com­por­te­ments éco­no­miques ; voire aux bases céré­brales des conduites de croyance.

Nous pen­sons que sur tous ces points, et sur bien d’autres encore, les recherches en neu­ros­ciences feront pro­ba­ble­ment dans les pro­chaines années des contri­bu­tions qui seront sans doute déter­mi­nantes et qui éclai­re­ront cer­taines dimen­sions fon­da­men­tales de ces acti­vi­tés humaines. Mais, dans le même temps, les neu­ros­cien­ti­fiques sérieux savent aus­si qu’ils ne détiennent qu’une par­tie de l’analyse car le réper­toire de nos conduites et de nos pro­ces­sus men­taux n’est en aucune manière stric­te­ment pré-câblé et déter­mi­né de manière uni­voque par notre patri­moine géné­tique. Notre espèce est aus­si dotée de fonc­tions repré­sen­ta­tives, dont le lan­gage, grâce aux­quelles elle a accu­mu­lé et trans­mis l’expérience acquise par les géné­ra­tions suc­ces­sives au cours des quelques mil­lé­naires de la tra­jec­toire de notre espèce. À côté de son héri­tage géné­tique, notre espèce est éga­le­ment sou­mise à un impor­tant flux de trans­mis­sions exo­ga­miques. Cette trans­mis­sion « hors du génome » a une impor­tance consi­dé­rable pour deux rai­sons qui ren­voient direc­te­ment à notre bio­lo­gie. D’une part, les petits de notre espèce naissent avec un cer­veau par­ti­cu­liè­re­ment imma­ture (la néo­té­nie) et donc d’une grande plas­ti­ci­té3. Et d’autre part, comme nous l’avons déve­lop­pé plus haut, notre espèce a créé des envi­ron­ne­ments sociaux et cultu­rels d’une sophis­ti­ca­tion et d’une com­plexi­té situées très au-delà de ce que l’on ren­contre chez d’autres espèces animales.

La neu­ro­bio­lo­gie com­mence à com­prendre aujourd’hui com­ment se déroule cette inter­ac­tion com­plexe entre le cer­veau de l’enfant et l’environnement dans lequel il se trouve immer­gé. Le modèle le plus cou­ram­ment accep­té aujourd’hui et connu sous le nom de « dar­wi­nisme neu­ro­nal » (Edel­man G., 1987) sou­ligne le fait que le cer­veau n’est pas pré-câblé dans le détail dès la nais­sance. Ce dont dis­po­se­rait le bébé à la nais­sance, c’est d’un cadre géné­ral éta­blis­sant dans les grandes lignes la struc­ture céré­brale carac­té­ris­tique de notre espèce. Consti­tué d’environ cent mil­liards de neu­rones éta­blis­sant en moyenne dix-mille connexions par neu­rone, le cer­veau dis­pose d’une capa­ci­té astro­no­mique de connexions éva­luée à un mil­lion de mil­liards. Il n’est pas rai­son­nable d’imaginer que le câblage de ces connexions puisse être par­fai­te­ment déter­mi­né dès le départ dans le génome humain.

Selon le modèle épi­gé­né­tique, c’est l’environnement au cours du déve­lop­pe­ment de l’enfant qui va pré­si­der au câblage détaillé des réseaux neu­ro­naux. Ce modèle pro­pose que le cer­veau du bébé soit le siège d’une acti­vi­té neu­ro­nale spon­ta­née au sein de laquelle les neu­rones éta­blissent entre eux de manière aléa­toire de mul­tiples connexions tran­si­toires. Le rôle de l’environnement consiste à agir sur ce géné­ra­teur de diver­si­té en sta­bi­li­sant cer­taines connexions au détri­ment d’autres. On sou­li­gne­ra ici les ana­lo­gies frap­pantes entre ce modèle de l’ontogenèse éta­bli au niveau de la dyna­mique du déve­lop­pe­ment céré­bral et le modèle phy­lo­gé­né­tique de la sélec­tion natu­relle de Dar­win. Dans les deux cas, le hasard crée une impor­tante diver­si­té de départ (le bras­sage du code géné­tique d’un côté, le géné­ra­teur de diver­si­té des connexions synap­tiques de l’autre), mais seuls cer­tains élé­ments (indi­vi­dus ou connexions) sur­vivent car ils se trouvent sélec­tion­nés et sta­bi­li­sés sous l‘influence de fac­teurs envi­ron­ne­men­taux. Ce méca­nisme de sélec­tion per­met de conce­voir les rela­tions entre le fonc­tion­ne­ment bio­lo­gique et les pro­duits cultu­rels sur un mode inter­ac­tif plu­tôt qu’antinomique. La diver­si­té cultu­relle ne s’oppose pas au déter­mi­nisme bio­lo­gique, au contraire l’une et l’autre inter­agissent au niveau du sys­tème ner­veux cen­tral dont une des pro­prié­tés essen­tielles est la grande plasticité.

Plasticité cérébrale et langage

Cette inter­ac­tion sub­tile entre les déter­mi­nismes bio­lo­giques et les varia­tions cultu­relles4 est bien illus­trée par ce que l’on sait aujourd’hui du déve­lop­pe­ment du lan­gage. La capa­ci­té du lan­gage est bien sûr com­plè­te­ment ins­crite dans notre génome et, à ce titre, elle est pré­sente chez tous les membres de l’espèce, quelle que soit leur niche « cultu­relle ». Il a en effet été éta­bli que tous les groupes humains connus mai­trisent des langues com­plexes tant sur le plan pho­né­tique que sur les plans séman­tiques et syn­taxiques. Cela a été obser­vé chez des groupes humains de Nou­velle Gui­née ou de l’Amazonie ayant vécu sans contact direct avec le reste du monde.

Une deuxième pro­prié­té qui sou­ligne le déter­mi­nisme bio­lo­gique du lan­gage est la pré­sence de traits inva­riants dans toutes les langues du monde mal­gré leur très grande diver­si­té (ce sont les fameux uni­ver­saux lin­guis­tiques). Par exemple, toutes les langues sont construites à par­tir de struc­tures fon­da­men­tales iden­tiques. Elles mettent tou­jours en œuvre un pool de pho­nèmes, issus d’une enve­loppe plus large mais fer­mée consti­tuant une sorte de « poten­tiel arti­cu­la­toire » géné­ti­que­ment déter­mi­né pour l’espèce Homo sapiens. L’association de ces pho­nèmes, sui­vant un sys­tème com­bi­na­toire dis­cret, per­met de for­mer des uni­tés élé­men­taires de sens (les mor­phèmes) qui eux-mêmes peuvent être asso­ciés pour for­mer les mots défi­nis­sant le lexique de la langue. Ces mots ren­voient à un ou des sens défi­nis for­mant l’axe sémantique.

Enfin, toutes les langues mettent en œuvre un second sys­tème com­bi­na­toire défi­nis­sant les règles d’association des mots pour for­mer des syn­tagmes et des phrases véhi­cu­lant un sens, ce sys­tème de règles for­mant l’axe syn­taxique. Outre ces dimen­sions consti­tu­tives, tous les lan­gages humains par­tagent la pro­prié­té de récur­si­vi­té, qui per­met de géné­rer une infi­ni­té de phrases à par­tir d’un nombre fini de règles ou d’éléments et la pra­tique de diverses figures de style comme la méta­phore et la méto­ny­mie. Cette capa­ci­té très large et par­ta­gée par tous les membres de l’espèce que Ste­ven Pin­ker appelle de manière sans doute un peu pro­vo­cante l’«instinct lan­gage » (Pin­ker, 1999) cor­res­pond ain­si à un dis­po­si­tif inné et géné­ral, et chez la très grande majo­ri­té des sujets droi­tiers, les com­pé­tences lan­ga­gières se trouvent loca­li­sées dans des par­ties spé­ci­fiques de l’hémisphère céré­bral gauche.

On dis­pose donc là d’une com­pé­tence par­ta­gée par tous les membres de l’espèce, qui pré­sente au-delà de la diver­si­té des dif­fé­rentes langues par­lées des carac­té­ris­tiques struc­tu­rales com­munes, qui est acquise sans appren­tis­sage sys­té­ma­tique selon une chro­no­lo­gie qua­si iden­tique chez tous les enfants et qui repose sur des struc­tures céré­brales déterminées.

Mais, la culture vient en quelque sorte brouiller les cartes puisque les enfants parlent et acquièrent, selon l’endroit où ils naissent, des langues fort dif­fé­rentes. Les don­nées de la lit­té­ra­ture sou­lignent l’existence d‘un dis­po­si­tif inné qui se pré­sente sous la forme d’une appé­tence par­ti­cu­lière chez le nou­veau-né pour la voix humaine. Cela le conduit par rap­port au mag­ma sonore assez confus qui consti­tue son envi­ron­ne­ment sonore à foca­li­ser de manière tout à fait spé­ci­fique son atten­tion sur la parole qui lui est adres­sée. L’enfant deve­nant d’ailleurs plus sen­sible à la voix de la mère qu’à d’autres voix, et plus par­ti­cu­liè­re­ment encore à l’intonation de cette voix. Cepen­dant per­ce­voir du lan­gage à par­tir de don­nées aus­si glo­bales que l’intonation, la pro­so­die ou même l’identité de la voix ne suf­fit pas à expli­quer l’acquisition d’une langue en particulier.

Pour apprendre une langue, il est néces­saire de dif­fé­ren­cier au sein de ce flux sonore les uni­tés de la parole, à savoir les pho­nèmes. En fait, les don­nées actuelles sug­gèrent qu’intervient ici le méca­nisme de sélec­tion. À la nais­sance, ou en tout cas très pré­co­ce­ment, l’enfant serait en mesure de dif­fé­ren­cier tous les pho­nèmes pos­sibles, même ceux qui ne sont pas pré­sents dans la langue par­lée autour de lui. Puis, au cours d’une période cri­tique du déve­lop­pe­ment et au contact avec la langue mater­nelle, on ver­rait s’installer un méca­nisme d’élagage sélec­tif, une sta­bi­li­sa­tion sélec­tive du sous-ensemble des pho­nèmes carac­té­ri­sant la langue mater­nelle à laquelle il est expo­sé. Cet appren­tis­sage se pro­duit par ailleurs à l’intérieur d’une fenêtre tem­po­relle pré­cise débu­tant entre huit à dix mois pour se sta­bi­li­ser vers le dou­zième mois sur la per­cep­tion dif­fé­ren­tielle du sous-ensemble des pho­nèmes de la langue mater­nelle. Des phé­no­mènes très com­pa­rables se déroulent en ce qui concerne la pro­duc­tion des pho­nèmes. Enfin, en dehors de la période sen­sible, l’apprentissage tar­dif sera net­te­ment moins per­for­mant, voire impos­sible, tant en per­cep­tion qu’en production.

Ces don­nées suf­fisent à illus­trer l’interaction com­plexe entre un dis­po­si­tif carac­té­ri­sant l’état ini­tial du sys­tème, et per­met­tant la per­cep­tion et la pro­duc­tion d’une palette très large de pho­nèmes, et un méca­nisme de trans­for­ma­tion de cet état ini­tial grâce à une pré­dis­po­si­tion à apprendre et à sélec­tion­ner cer­tains traits pré­sents dans l’environnement au cours d’une fenêtre tem­po­relle éga­le­ment déterminée.

Niche écologique et histoire

Notre posi­tion est donc in fine maté­ria­liste, au sens où il n’y a pas de saut « sub­stan­tiel », mais une seule et même réa­li­té. Mais pour l’appréhender en toute intel­li­gence il ne suf­fit pas de com­prendre le fonc­tion­ne­ment du cer­veau et du génome, il faut aus­si com­prendre com­ment notre espèce a construit et co-évo­lue avec les élé­ments de sa niche éco­lo­gique. Notre espèce vit au sein d’un monde par­ti­cu­lier celui qui est à la por­tée de son sys­tème ner­veux cen­tral et celui qu’elle a aus­si réus­si à appro­cher par la créa­tion de média­teurs sen­so­riels, d’opérateurs d’actions et de dis­po­si­tifs cog­ni­tifs plus évo­lués que ses seuls dis­po­si­tifs propres (par la tech­no­lo­gie, par les outils, par les tech­niques infor­ma­tiques…). Dans cet envi­ron­ne­ment, chaque géné­ra­tion de notre espèce ren­contre et est façon­née par les traces de son passé.

Afin de don­ner à cette posi­tion épis­té­mo­lo­gique une sorte de pro­fon­deur à hau­teur de l’histoire de la vie, il serait inté­res­sant de faire briè­ve­ment réfé­rence à l’un des concepts clés de l’éthologie. Dis­ci­pline scien­ti­fique née en Europe au milieu du XXe siècle, l’éthologie se donne comme objet l’étude des com­por­te­ments des orga­nismes vivants au sein de leur milieu natu­rel. Sa situa­tion tout à fait par­ti­cu­lière au sein des ins­ti­tu­tions de recherche et d’enseignement indique com­bien elle consti­tue un dif­fi­cile trait d’union entre la bio­lo­gie et la psy­cho­lo­gie. Des métho­do­lo­gies d’observation et d’expérimentation rigou­reuses ont ain­si per­mis d’établir, pour chaque espèce étu­diée, le très riche réper­toire des dif­fé­rentes formes d’interaction qu’un orga­nisme entre­tient avec tous les élé­ments (phy­si­co­chi­miques aus­si bien que sociaux) de son bio­tope. Les orga­nismes ne sont d’ailleurs pas uni­que­ment réac­tifs aux élé­ments du milieu, la plu­part des espèces trans­forment pro­fon­dé­ment la niche éco­lo­gique dans laquelle elles évo­luent. L’approche étho­lo­gique est réso­lu­ment com­pa­ra­tive : il s’agit de mettre en évi­dence à la fois des lois géné­rales d’organisation de ces conduites au sein de grandes familles d’espèces (les insectes par exemple), de genres, voire pour l’ensemble du vivant, mais éga­le­ment des carac­tères tout à fait spé­ci­fiques à une espèce donnée.

Le concept de Umwelt (monde propre), déve­lop­pé au début du XXe siècle par le zoo­lo­giste Jacob von Uexküll (1984), a joué un rôle impor­tant dans l’essor de l’éthologie moderne. Il montre que les indi­vi­dus d’une espèce don­née éla­borent un monde per­çu qui est tout à fait spé­ci­fique à cette espèce (monde com­mun) grâce aux pro­prié­tés des inter­faces sen­so­rielles (la bande pas­sante et le pou­voir de réso­lu­tion des moda­li­tés sen­so­rielles) ain­si qu’aux pro­prié­tés des méca­nismes cen­traux de codage de l’information et des méca­nismes atten­tion­nels (filtres sélec­tifs). Ain­si, ces mondes propres se réfèrent très pré­ci­sé­ment à des classes bien déli­mi­tées de sti­mu­li déclen­cheurs de réac­tions spé­ci­fiques pour l’espèce don­née. Dans un cer­tain nombre de cas, la rela­tion sté­réo­ty­pée qui lie la réponse spé­ci­fique au sti­mu­lus spé­ci­fique est stric­te­ment innée. Contrô­lée par des modules céré­braux pré-câblés géné­ti­que­ment, la conduite peut être qua­li­fiée d’instinctive. Ce déter­mi­nisme « ins­tinc­tif », qui se retrouve au sein d’une large palette de conduites chez la plu­part des espèces ani­males, est le résul­tat d’un méca­nisme d’innovation/sélection de type darwinien.

Par ailleurs, l’éthologie a mon­tré que dans de nom­breux cas, l’acquisition du com­por­te­ment pou­vait être influen­cée par la pré­sence ou l’apprentissage de cer­tains élé­ments du milieu natu­rel au cours de périodes cri­tiques (notam­ment, le méca­nisme d’imprégnation mis en évi­dence par Kon­rad Lorenz). Dans cer­tains cas, on démontre l’existence d’une pré­dis­po­si­tion, géné­ti­que­ment déter­mi­née, à apprendre cer­taines confi­gu­ra­tions de sti­mu­li. Quoi qu’il en soit, ce qui est impor­tant de rete­nir de cette notion de Umwelt, c’est que le monde du vivant n’est pas un monde (per­cep­ti­vo-moteur) unique, il est consti­tué d’une grande varié­té de mondes aux qua­li­tés (qua­lia) propres. On est stu­pé­fait de l’extraordinaire diver­si­té de ces réper­toires et de l’incroyable richesse et com­plexi­té de ces conduites. On peut ain­si men­tion­ner les orga­ni­sa­tions sociales et les moyens de com­mu­ni­ca­tion chez les insectes sociaux, l’écholocation chez les chauve-sou­ris, les capa­ci­tés de navi­ga­tion chez les oiseaux migra­teurs, les formes d’organisation sociale et fami­liale chez les grands singes, et tant d’autres uti­li­sa­tions d’outils, de langages…

On pour­rait défendre l’idée que la culture consti­tue une des carac­té­ris­tiques les plus fas­ci­nantes de la « forme de vie » humaine, de son Umwelt. Elle consti­tue à la fois un des prin­ci­paux fac­teurs de son immense suc­cès tout autour de la pla­nète, mais aus­si peut-être une des prin­ci­pales causes de sa fragilité.

  1. Il est sans doute déli­cat de dater le début d’un inté­rêt pour les neu­ros­ciences dans le champ cultu­rel fran­co­phone, mais assu­ré­ment la publi­ca­tion de Jean-Pierre Chan­geux en 1983, L’homme neu­ro­nal (Fayard, coll. « Le temps des sciences ») a joué un rôle de déclen­che­ment. Depuis lors, de nom­breuses mai­sons d’édition (Odile Jacob, Seuil, Fayard, PUF…) et sur le plan uni­ver­si­taire, les édi­tions De Boeck et Solal n’ont pas arrê­té de publier à un rythme sou­te­nu des ouvrages pour le grand public et/ou pour les scien­ti­fiques se rap­por­tant aux sciences du cerveau.
  2. Voir, par exemple, les tra­vaux de Dama­sio, Jean­ne­rod ou Edelman.
  3. Le bébé humain né à terme serait en fait un pré­ma­tu­ré de plu­sieurs mois, l’accouchement dans notre espèce se fait en effet avant terme à la suite de l’encéphalisation carac­té­ris­tique de l’espèce humaine, l’enfant étant expul­sé à neuf mois afin que le volume de sa tête puisse encore fran­chir le bas­sin de sa mère.
  4. On note­ra que la qua­li­fi­ca­tion des termes de ce rap­port pour­rait se trou­ver inver­sée et on pour­rait avec une égale légi­ti­mi­té par­ler de l’interaction entre les déter­mi­nismes cultu­rels et les varia­tions biologiques.

Marc Crommelinck


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