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Neurosciences, déterminisme et libre arbitre
Le déterminisme biologique était la « philosophie spontanée » du neuroscientifique du XXe siècle : tout comportement humain pouvait trouver son explication dans la structure biologique de l’organisme et du cerveau. Les théories neuroscientifiques les plus récentes donnent à penser, au contraire, que le déterminisme biologique n’est plus tenable. La structure du cerveau tient autant des apprentissages que du programme génétique : le cerveau peut être considéré comme un produit « biologico-culturel ». C’est l’articulation entre sciences biologiques et conception de l’humain qui se voit transformée.
Les neurosciences, ou sciences du système nerveux central, connaissent des développements considérables ces dernières années. Les rapprochements entre la neurologie et la psychologie cognitive ont conduit à des avancées majeures et au renouvèlement d’une approche rigoureuse du comportement humain en lien avec le fonctionnement du système nerveux. Par ailleurs, plus récemment, ces travaux ont donné lieu à des synthèses audacieuses, parfois de la part des scientifiques eux-mêmes, qui proposent des conceptions plus larges de la conscience et envisagent les conséquences des travaux scientifiques sur une conception de l’humain1. Enfin, en philosophie, ces thèmes sont au cœur d’un courant de recherche important qui s’est développé au départ des travaux en philosophie des sciences et en philosophie du langage2.
C’est dans ce contexte général que s’inscrit cette contribution. Les développements des neurosciences sont susceptibles de modifier notre conception de l’humain, notre conception du rapport au corps, notre conception des rapports à l’animal, voire à la nature : c’est toute la question de la spécificité de l’humain qui est en cause.
Je voudrais aborder cette question complexe à partir d’un angle d’approche particulier : la question du déterminisme. Il faut souligner un paradoxe qui marque profondément le monde des chercheurs. Notre système social, et en particulier tout notre système juridique, repose sur la présupposition que le comportement humain se caractérise par une certaine dimension de libre arbitre. Lorsqu’un individu est jugé par un tribunal, s’il est considéré comme responsable, on présuppose qu’il aurait pu ne pas commettre l’acte pour lequel il est poursuivi. Même si on accepte le principe de circonstances atténuantes, on ne remet pas en cause cette caractéristique fondamentale du comportement humain qui est marqué par une capacité de choix. C’est d’ailleurs ce qui justifie certaines décisions juridiques de non-responsabilité ; dans certains dossiers, la personne incriminée est jugée irresponsable par un collège d’experts qui estiment qu’elle ne dispose pas de cette capacité de choix : son comportement est jugé comme strictement déterminé par des facteurs qui échappent à son contrôle. Cela manifeste à l’inverse combien le comportement d’un individu jugé responsable est considéré comme relevant ultimement de sa décision, autrement dit de son libre arbitre.
Une telle présupposition n’est pas celle des neuroscientifiques. Chercher à expliquer, pour le neuroscientifique, revient au contraire à tenter de mettre en évidence un lien de causalité entre le fonctionnement du système nerveux et le comportement de l’individu. Pour le neuroscientifique, présupposer le libre arbitre revient à renoncer au projet explicatif. Les neuroscientifiques s’inscrivent donc d’emblée dans une perspective déterministe où l’objectif de la recherche est précisément d’établir les liens de causalité entre fonctionnement du système nerveux et comportement humain.
Ce paradoxe n’est pas anodin ; il touche au fondement de notre conception de l’humain : en quel sens peut-on parler d’individu libre, si on prend au sérieux les déterminations corporelles du comportement ? Je voudrais tenter d’éclairer cette question en proposant une démarche en trois temps. En un premier temps, je me réfèrerai à la conception développée récemment par un grand connaisseur des neurosciences et tout à la fois un homme d’une grande culture philosophique : Henri Atlan prend appui sur le concept d’autoorganisation pour tenter de penser le rapport entre fonctionnement du système nerveux et comportement humain en lien avec les conceptions de Spinoza. En un deuxième temps, je proposerai une réflexion basée sur l’histoire de cette question dans le champ de la philosophie des sciences. Enfin, en une troisième partie, je voudrais montrer que le déterminisme défendu par Henri Atlan n’est pas inéluctable et que, en lien avec les théories neuroscientifiques récentes, une interprétation plus ouverte à une liberté effective est défendable.
Autoorganisation et liberté : quand Atlan rencontre Spinoza
Henri Atlan se réfère à la problématique de l’autoorganisation pour éclairer ce paradoxe d’un comportement déterminé par le système nerveux et pourtant considéré comme indéterminé sur le plan social3. Un des modèles classiques d’autoorganisation, auquel se réfère Henri Atlan, consiste en des réseaux d’automates booléens, reliés en une structure où chaque automate comporte deux entrées et deux sorties.
Sans entrer dans des considérations techniques, précisons simplement que de tels réseaux d’automates booléens sont des systèmes strictement déterministes, dont le comportement est donc prédictible par calcul au moyen d’ordinateurs puissants. Un réseau de vingt fois vingt automates, en fonction de la valeur initiale des automates et de la répartition des opérateurs, va donner à terme une configuration où un grand nombre d’automates prennent une valeur qui reste définitivement stable, tandis que d’autres restent définitivement instables. Les ensembles d’opérateurs qui présentent des comportements analogues constituent des formes qui n’ont de sens qu’au niveau macroscopique de l’ensemble du réseau.
Henri Atlan suggère de considérer ces réseaux d’automates booléens comme des archétypes de ce que l’on pourrait appeler l’émergence de formes nouvelles. Dans le réseau vingt fois vingt, cette émergence est parfaitement prédictible et calculable. Mais si on considère des réseaux plus complexes tels que mille fois mille, voire, pour être dans l’ordre de grandeur des réseaux de cellules nerveuses dans le cerveau, de l’ordre d’un million multiplié par un million, on entre dans un registre où le calcul devient impossible pour deux raisons : il est impossible de définir l’ensemble des conditions initiales — répartition des divers automates et valeur de départ de chaque opérateur (0 ou 1) — et, d’autre part, le calcul requerrait des ordinateurs d’une puissance considérable et le temps de calcul prendrait lui-même des valeurs inacceptables.
Pour Henri Atlan, les réseaux d’automates booléens présentent donc toutes les caractéristiques permettant la modélisation de l’émergence : une structure au comportement strictement déterministe produit des figures macroscopiques qui sont pourtant imprévisibles, parce qu’incalculables à la fois en raison de l’impossibilité d’une connaissance exhaustive des conditions initiales et en raison du caractère trop complexe des calculs qui seraient nécessaires à la prédiction. Le déterminisme au niveau microscopique est parfaitement compatible avec une imprédictibilité au niveau macroscopique.
C’est ce phénomène paradoxal qui est visé par le concept d’autoorganisation : pour Atlan, l’autoorganisation, c’est l’émergence de propriétés nouvelles, imprédictibles, au sein d’un système déterministe. L’émergence, c’est cette imprédictibilité de fait du comportement d’un système strictement déterministe.
Les cellules nerveuses de notre cerveau ne se comportent certes pas comme des réseaux d’automates booléens. Elles présentent une connectivité beaucoup plus complexe et, par ailleurs, elles présentent une plasticité, une capacité de réarrangement, que les réseaux d’automates booléens sont incapables de simuler. C’est donc en pleine conscience du caractère simplificateur du modèle de référence qu’Henri Atlan propose de rapprocher le comportement des réseaux d’automates du comportement du cerveau. Il s’agit de montrer qu’il est parfaitement possible d’attribuer, au niveau macroscopique, un comportement imprédictible à un organisme pourtant complètement déterminé au niveau microscopique.
Le concept de « liberté » ou « libre arbitre » renvoie précisément à cette impossibilité de prédiction associée à la complexité du système nerveux, lequel système connait pourtant un fonctionnement strictement déterministe. Le concept de « liberté » porte sur le niveau macroscopique. Le déterminisme caractérise le niveau microscopique. Le concept de « liberté » renvoie fondamentalement à l’impossibilité de calculer le passage du microniveau au macroniveau. En ce sens, la « liberté » est une illusion, puisque le système est déterministe, mais une illusion nécessaire puisque, dans les faits, les comportements macroscopiques sont imprévisibles. Dans ce contexte, le macroniveau est illusoirement irréductible au microniveau.
Henri Atlan rapproche une telle position de la conception de la liberté chez Spinoza. Ce penseur de la deuxième moitié du XVIIe siècle, précédant de quelques années les travaux de Newton, propose une conception panthéiste de la nature où l’humain participe à la vie de Dieu. Le déterminisme intégral, qui caractérise l’univers, est au fondement de la science nouvelle et renvoie en même temps à l’omniscience de Dieu. C’est précisément parce que le déterminisme est intégral qu’une science est possible. Et la liberté de l’humain est cette illusion nécessaire, produit du déterminisme, et fondement d’une vie sociale démocratique à imaginer. Spinoza est marqué par ce paradoxe de l’affirmation d’un déterminisme intégral et de l’anticipation d’une réflexion sur le fonctionnement démocratique de la société.
Il faut souligner l’élégance de la position d’Henri Atlan qui propose une version contemporaine parfaitement cohérente et remarquablement argumentée de l’architecture spinoziste. La compatibilité est posée entre l’affirmation d’une liberté à l’œuvre, même illusoire, et d’un déterminisme qui marque la démarche neuroscientifique.
Je ne peux m’empêcher d’exprimer certaines réticences devant une telle conception, réticences liées à la fois aux options philosophiques et aux considérations scientifiques. Cette conception d’une liberté illusoire liée à un déterminisme intégral au niveau microscopique ne permet pas de rendre compte de la distinction socialement admise entre personne responsable et personne irresponsable. Dans l’irresponsabilité, le déterminisme est socialement acté. Mais là où la responsabilité est reconnue, le déterminisme est nié. La conception spinoziste ne me paraît pas susceptible de rendre compte de cette distinction, pourtant fondamentale dans notre système social. L’argument n’est certes pas décisif, un consensus social n’a pas valeur de vérité, mais il mérite d’être mentionné. D’autre part, et c’est un des enjeux de cette contribution, je voudrais montrer que cette position ne s’impose pas au vu de l’évolution des neurosciences contemporaines. La présupposition d’un déterminisme intégral du microniveau relève d’une logique que les neurosciences contemporaines n’imposent pas, ou tout au moins que certaines théories du fonctionnement du système nerveux permettent d’éviter.
Avant d’approfondir cet argument, je voudrais souligner l’ancrage philosophique des positions déterministes et non déterministes par un rapide parcours historique de la question.
Liberté et déterminisme : perspective historique
Le XVIIe siècle est le siècle de l’émergence de la science moderne. La science galiléenne s’est construite dans le registre à la fois de la rupture et de la continuité avec le monde médiéval. Le concept de force et le rejet de la cause finale au profit de la causalité efficiente marquent une rupture claire avec le rapport médiéval à la nature. Par contre, la présupposition d’un monde déterministe est en stricte continuité avec l’omniscience du Dieu médiéval où la compatibilité entre omniscience de Dieu et liberté humaine a toujours fait problème. Rappelons également que ce même XVIIe siècle est le siècle du jansénisme avec Cornélius Jansen et Blaise Pascal qui tendent à défendre une perspective de prédestination, conséquence logique d’une omniscience à l’origine d’un monde strictement déterministe.
Les philosophes Spinoza et Leibniz s’inscrivent clairement dans cette tradition d’un monde strictement déterministe et d’un Dieu rationnel omniscient à l’œuvre de manière immanente dans la nature. Les scientifiques Newton, Laplace, Einstein s’inscrivent dans cette même tradition en termes certes plus dégagés des considérations théologiques, mais néanmoins sous la modalité d’une présupposition d’un monde strictement déterministe.
Le « démon de Laplace » a pris dans cette perspective une valeur emblématique. C’est dans ses réflexions sur les statistiques au début du XIXe siècle que le mathématicien Laplace imagine un « démon » capable d’observer, en un instant donné, la position et la vitesse de chaque masse constitutive de l’univers, et capable d’en déduire l’évolution universelle vers le passé comme vers l’avenir. Ce démon constitue bien l’affirmation d’un univers strictement déterministe, en dehors de toute référence à la divinité. La physique moderne à son origine s’est donc inscrite dans une conception déterministe de l’univers, et cette conception marque profondément l’histoire de la physique jusqu’à la période contemporaine.
Le début du XXe siècle a vu l’émergence d’une autre conception à partir de deux lieux distincts. La physique quantique, tout d’abord, avec la relation de Heisenberg, se prête à une double interprétation, dont l’une ouvre la voie à des espaces d’indétermination dans le monde des particules élémentaires. L’autre lieu vient de la réflexion sur les théories de l’évolution. Bergson, dans son ouvrage L’évolution créatrice, prend une distance radicale par rapport au monde déterministe de Laplace ou Leibniz. Pour Bergson, le déterminisme intégral est négation du temps. Si le monde est strictement déterminé, si le « démon de Laplace » est capable de prédire l’évolution du monde en totalité, le temps n’est qu’illusion, le temps est la mesure de notre ignorance. Si le « démon de Laplace » peut prévoir l’avenir, c’est que l’avenir est complètement inclus dans le passé : « Rien de neuf sous le soleil », disait le Qohélet… Il n’y a dès lors aucune surprise… Bergson, quant à lui, défend au contraire une conception forte du temps : il n’y a de temporalité forte que dans un monde où il y a nouveauté absolue, « imprévisible essentiel ». C’est en cela que le concept de « création » prend sens4. L’évolution « créatrice », c’est la production de la nouveauté au sens fort et, pour que la nouveauté soit réelle, il faut qu’elle soit imprévisible. Imprévisibilité, nouveauté et temporalité forte sont les diverses facettes d’une même réalité qui renvoie à l’évolution créatrice.
C’est ce concept fort de temporalité qui marque les conceptions de Prigogine et Stengers qui se sont faits les porte-paroles d’une physique articulée à un monde non strictement déterministe. On le sait peut-être moins, mais c’est également ce concept fort de temporalité qui est au cœur de la position de Jacques Monod dans son célèbre ouvrage Le hasard et la nécessité.
Monod se réfère explicitement à Bergson et à l’«imprévisible essentiel » pour souligner la contingence de l’évolution biologique. Les mécanismes de production aléatoire de mutations sont complètement indépendants des mécanismes en jeu dans la sélection naturelle. La résultante ne peut donc être le résultat d’une programmation. Il y a une dimension irréductible d’indéterminisme. Bien plus, Monod distingue sélection organismique et sélection environnementale. Il parle donc de deux niveaux de sélection. Une mutation doit tout d’abord s’intégrer dans un organisme et contribuer au fonctionnement de l’organisme en tant que tel. Et, d’autre part, cet organisme s’inscrit dans la dynamique de la sélection naturelle par confrontation aux contraintes environnementales. Ces articulations complexes s’inscrivent nettement dans un monde marqué par la contingence et la nouveauté imprévisible.
Sur le plan de l’histoire des idées, il est surprenant d’observer une telle proximité entre deux univers aussi distants que le vitalisme de Bergson et la biologie moléculaire de Monod : ces deux auteurs se rejoignent sur la conception d’un temps comme lieu de production d’une nouveauté irréductible, ils se rejoignent sur la conception d’un monde non strictement déterministe.
Ce rapide historique tend à montrer combien la question du déterminisme fait débat aussi bien dans le monde des philosophes que des scientifiques. Le débat a connu des apports décisifs au XXe siècle, dans plusieurs domaines scientifiques. Au sein de la biologie, ce débat s’est inscrit dans l’interprétation des théories de l’évolution biologique. À la fin du XXe siècle, le concept de « sélection » a pris dans ce débat une place décisive, comme nous allons le voir dans le contexte des neurosciences.
Conscience et sélection : quand Edelman « rencontre » Kant
Une biologie de la conscience : Edelman et la théorie de la sélection des groupes neuronaux
Edelman est un des plus grands neuroscientifiques contemporains. Prix Nobel de médecine pour ses travaux en immunologie, il s’est orienté vers les neuro-
sciences depuis les années septante. La présentation de ses travaux ici proposée est plus que succincte5. L’essentiel est d’en dégager les enjeux philosophiques.
La théorie de la sélection des groupes neuronaux vise les mécanismes de mise en place de la structure fine des connexions dans le cerveau. Ces connexions se comptent par milliards et les modèles explicatifs de la mise en place de cette connectivité sont confrontés à des difficultés majeures. L’originalité de l’approche edelmanienne, comme celle de Changeux d’ailleurs, est d’introduire une logique sélectionniste dans cette explication. Prenons l’exemple de l’apprentissage de la marche. À un stade particulier de l’évolution de l’enfant, en fonction des mécanismes de programmation génétique, on observe un haut degré de connectivité entre des cartes des divers centres — moteurs, sensoriels, émotions — qui fait que toute entrée dans un centre comporte des informations transmises dans les autres centres. C’est le processus de cartographie globale qui connait un haut niveau de redondance.
L’apprentissage de la marche se fait par la méthode des essais et erreurs. La structure redondante du système nerveux permet à l’enfant d’essayer des modes de déplacement qui sont plus ou moins efficaces, par conséquent plus ou moins bien gratifiés. Sur le plan neurologique, les circuits utilisés sont renforcés, et ce d’autant plus qu’ils sont utilisés. L’association des comportements avec le système des émotions conduit à une gratification des attitudes les plus efficaces ce qui mène l’enfant à reprendre et améliorer ces attitudes et aboutit aux renforcements des circuits neuronaux qui sous-tendent le comportement le plus adapté. La structure finale des circuits stabilisés est donc liée au comportement de l’enfant. Les circuits neuronaux non utilisés s’affaiblissent, voire disparaissent.
Le processus d’apprentissage correspond dès lors à un processus de sélection par stabilisation des circuits les mieux adaptés : l’adaptation à l’environnement est le fruit du processus d’apprentissage, qui est un processus épigénétique et non programmé.
Ce qui vient d’être décrit pour l’apprentissage de la marche pourrait l’être de la même manière pour l’apprentissage du langage. Cela signifie que la structure du cerveau d’un individu adulte est le fruit de ses divers apprentissages, y compris de son appartenance culturelle : l’apprentissage du chinois conduit à des connectivités différentes de l’apprentissage du français.
Un tel schéma de base appelé « sélection des groupes neuronaux », Edelman l’intègre dans une conception évolutive de la conscience. Pour Edelman, les animaux ont une conscience, une conscience qu’il qualifie de « primaire » en ce sens que les mammifères supérieurs, par exemple, ont une capacité de représentation qui leur donne une maitrise de l’environnement que n’ont pas les animaux qui en sont dépourvus. Les stratégies de chasse des prédateurs, de même que les stratégies d’évitement des proies, dénotent un rapport à l’environnement médiatisé par des représentations qui intègrent les apprentissages. Edelman parle même de « concept » sans langage : la proie est capable de reconnaitre un prédateur ; de même, le prédateur est capable d’élaborer des stratégies d’approche. Cependant, chez l’animal, la conscience est liée aux stimuli de l’instant présent. Ce sont les informations de l’instant qui mobilisent les processus d’apprentissage mémorisés dans la conscience animale : Edelman parle de la conscience animale comme d’un « présent remémoré ». L’animal est esclave du présent. Sa conscience primaire est marquée par l’immédiateté dans le temps.
À la différence de l’animal, l’humain dispose d’un langage articulé qui lui permet d’avoir accès à ses représentations indépendamment des stimuli de l’instant présent. L’évocation du simple concept de « lion » fait que chacun est capable de mobiliser la représentation du lion, de « rendre présente » l’image du lion. Chez l’humain, le recours à la représentation est donc délié de l’instant. Ce qui conduit à la conscience de la distinction entre réel et imaginaire, entre passé, présent et futur. Cette conscience conduit à une distanciation qui mène à la « conscience d’ordre supérieur », la « conscience d’être conscient », dira Edelman.
La conscience s’inscrit donc dans une perspective d’évolution phylogénétique. On perçoit bien que la conscience primaire est un atout dans le processus de sélection naturelle. On peut parler d’une coévolution des prédateurs et des proies sur ce point. On perçoit également que la conscience d’ordre supérieur, cette capacité de représentation dégagée de l’instant, a été un atout majeur pour les humains dans les relations avec les autres espèces.
Sur cette base, Edelman esquisse une conception de l’humain que l’on pourrait résumer autour de trois concepts : idiosyncrasie, conscience intentionnelle, libre arbitre. L’idiosyncrasie renvoie à l’unicité de chaque individu. À partir du moment où la structure fine du cerveau est liée aux comportements, deux individus avec même patrimoine génétique, deux vrais jumeaux, ont des cerveaux différents : la théorie de la sélection des groupes neuronaux établit le caractère absolument unique de chaque individu, y compris au niveau biologique. Chaque individu est le fruit d’une histoire unique spécifique. D’autre part, la conscience humaine est une conscience intentionnelle qui oriente l’humain vers l’action. Par sa capacité de représentation, l’humain est capable d’anticiper et d’élaborer des plans d’action en fonction d’un système de représentation. Enfin, Edelman parle explicitement d’un certain niveau de libre arbitre, liberté sous contraintes, bien entendu, mais espace qui échappe au déterminisme radical.
Comment se pose la question du déterminisme dans ce contexte ? C’est ce que je voudrais évoquer maintenant, en dialogue en un premier temps avec la philosophie des sciences contemporaine, en interaction avec la position kantienne ensuite.
Sélection et déterminisme
Je voudrais montrer tout d’abord que l’explication sélectionniste en jeu dans la théorie de la sélection des groupes neuronaux rompt avec l’explication classique de la biologie moléculaire. En effet, depuis la découverte de l’ADN en 1953, la biologie a développé un mode d’explication déterministe qui associe le fonctionnement à la structure des molécules qui constituent l’organisme. L’hémoglobine est l’exemple type de ce mode d’explication. La fonction de captation de l’oxygène est une conséquence de la structure de la protéine. La structure ou la forme de la protéine est une conséquence de la séquence des acides aminés qui constituent la protéine. La séquence des acides aminés est causée par la séquence des nucléotides dans l’ADN, siège du programme génétique. On est donc dans le registre d’un déterminisme biologique radical : la structure détermine la fonction, le programme génétique détermine la structure.
Dans la théorie de la sélection des groupes neuronaux, l’explication rompt avec ce schéma déterministe. En effet, nous avons vu que la structure finale du cerveau dépend des processus d’apprentissage, donc du comportement. La structure finale du cerveau ne dépend donc pas exclusivement de l’ADN. Le macroniveau a un impact sur le microniveau. Dans ce sens, on peut parler d’une « causalité descendante » : le comportement a un impact sur la structure biologique du cerveau. D’un point de vue synchronique, le comportement est sans doute produit pas la structure. Mais d’un point de vue diachronique, la structure est également le produit du comportement. On peut donc parler d’une circularité dans les rapports structure-fonction. Ce n’est pas seulement la structure qui détermine la fonction, mais bien également la fonction qui détermine la structure.
De manière plus précise, si on considère l’apprentissage du langage, le parler chinois implique des connexions neuronales distinctes du parler français : la structure finale du cerveau est donc dépendante du type de langage appris. Le langage est bien un produit culturel, qui implique un vivre-ensemble. Cela signifie qu’il y a sens à dire que la structure du cerveau est déterminée autant par la culture que par la biologie : le cerveau est donc un produit biologico-culturel !
D’un point de vue philosophique plus général, on peut donc dire que, si la théorie de la sélection des groupes neuronaux est pertinente, le déterminisme biologique est scientifiquement indéfendable. L’explication sélectionniste enlève toute pertinence à une tendance majeure de l’explication biologique de la fin du XXe siècle, le déterminisme génétique. En un certain sens, on peut dès lors dire que Bergson et Monod pourraient bien avoir raison : le biologique est marqué de manière irréductible par un imprévisible essentiel.
Il faut cependant être prudent. La fin du déterminisme génétique ne signifie pas nécessairement la fin du déterminisme. Il est toujours possible de plaider pour un déterminisme environnemental : c’est du reste la thèse classique des courants behavioristes en psychologie.
Avec la fin du déterminisme biologique, une première étape importante est donc franchie sur la voie d’un concept possible de libre arbitre. Peut-on être plus affirmatif dans une prise de distance par rapport au déterminisme environnemental ? Un petit détour par la philosophie kantienne va peut-être nous aider à voir plus clair.
Kant, Edelman et la question de la liberté
Au XVIIIe siècle, le philosophe Emmanuel Kant a abordé avec rigueur la question du déterminisme, précisément en articulation à la physique newtonienne à laquelle il adhérait complètement. Kant définit la liberté comme une capacité d’inaugurer une nouvelle chaine causale. La liberté, c’est une rupture dans l’enchainement des causes. C’est la possibilité d’une cause nouvelle non liée à une cause précédente.
Dans La critique de la raison pure, Kant montre, qu’en ce qui concerne ce qu’il appelle l’antinomie de la causalité, qu’il est impossible de démontrer que l’être humain est libre. En effet, le concept même de liberté est porteur de contradictions et ce, quelle que soit la thèse défendue. C’est le propre d’une antinomie chez Kant que chaque terme de la contradiction est porteur, en lui-même, d’une difficulté. En effet, si l’on défend la thèse que la liberté existe, le monde devient incompréhensible. Si, à tout moment, un nouvel enchainement de causes peut être inauguré, on se trouve devant un monde chaotique, inexplicable, capricieux, totalement imprévisible… Or tel n’est pas notre monde !
D’autre part, si on nie la possibilité d’inauguration d’une nouvelle chaine causale, on se trouve devant une régression à l’infini des chaines causales, ce qui est tout aussi inacceptable. Chacune des affirmations conduit donc à une impasse. C’est le propre des antinomies. Cela signifie donc que, sur le plan de la raison pure théorique, de la raison en tant qu’elle donne accès à la connaissance, la question de la liberté ne peut être résolue. En stricte rigueur de termes, on ne peut « savoir » si l’homme est libre. La raison pure théorique nous laisse devant un indécidable quant à la question de la liberté. On ne peut démontrer que l’humain est libre, comme on ne peut démontrer qu’il n’est pas libre. La possibilité existe donc réellement.
Par contre, toujours selon Kant, l’être humain se caractérise par un comportement éthique et, pour qu’un comportement éthique soit possible, l’être humain doit être libre. Il nous faut donc postuler la liberté pour rendre compte de la dimension éthique du comportement humain. La liberté résulte donc d’un postulat de la raison pratique, de la raison en tant qu’elle justifie l’action bonne. Dans ce contexte, il y a bien liberté effective — on se distancie du concept de liberté illusoire de Spinoza ; cependant, le rapport à la liberté ne résulte pas des conclusions du savoir, mais relève d’un postulat de la raison pratique. En d’autres termes, on n’est pas sûr que l’humain soit libre, ou plutôt cette certitude ne relève pas de la certitude du savoir.
En quoi ces considérations éclairent-elles la question des neurosciences ? Les modèles sélectionnistes remettent en cause le déterminisme biologique, mais ne peuvent exclure le déterminisme environnemental. Ce que Kant nous dit, c’est que la position déterministe comme la position non déterministe ne peuvent être fondées de manière apodictique. Le déterminisme, comme le non-déterminisme, relèvent d’une position de principe sur le plan du savoir. Dans ce contexte, la position déterministe n’est pas plus rationnelle que la position non déterministe. Puisque la raison pure théorique laisse ouverte la question de la liberté, il y a sens à poser le non-déterminisme comme condition de possibilité d’un comportement marqué par le libre arbitre. Ce positionnement n’est en rien contraire à la raison, mais il ne s’impose pas par la raison pure théorique.
Quand il parle des sciences humaines, Jean Ladrière souligne le fait que toute compréhension de l’humain implique une autocompréhension du sujet scientifique par lui-même : l’impossibilité d’une autocompréhension absolue, l’impossibilité d’une transparence du sujet à lui-même, induit une circularité irréductible dans le champ des sciences humaines. Le cercle herméneutique, c’est la reconnaissance de l’impossibilité d’une connaissance qui ne repose pas sur des présuppositions.
Quand Edelman parle d’une conscience intentionnelle et d’un libre arbitre, on ne peut dire qu’il démontre que de tels comportements sont à l’œuvre. Sans doute est-il plus correct de préciser que ces conceptions sont des présuppositions de sa théorie. Comme le dit Jean Ladrière, c’est la fécondité des concepts mis en œuvre qui, à posteriori, permet de justifier la pertinence de ces concepts.
Il y a donc sens à dire que, sur ce plan, l’œuvre d’Edelman s’inscrit dans le cercle herméneutique propre aux sciences humaines.
Conclusions
Un enjeu majeur de la théorie édelmanienne de la conscience est la remise en cause du déterminisme biologique radical. Cet enjeu est clairement rencontré. Avec Edelman, le déterminisme génétique radical n’est plus scientifiquement défendable. La portée philosophique d’une telle théorie est donc considérable. Un pas important est réalisé pour une collaboration franche et respectueuse entre sciences biologiques et sciences humaines.
Edelman va plus loin dans l’affirmation d’une conscience intentionnelle et dans l’évocation d’un libre arbitre. De telles affirmations vont au-delà des enjeux de la théorie biologique, mais gardent toute légitimité dans une épistémologie des sciences humaines qui intègre le cercle herméneutique.
Cet article s’est ouvert par un exposé de la position spinoziste en lien avec la problématique de l’auto-organisation. La remise en cause du déterminisme biologique souligne les limites du modèle auto-organisationnel sur base des réseaux d’automates booléens. Le déterminisme strict du macroniveau par le microniveau n’est plus tenable dans la perspective édelmanienne. Le modèle proposé, même à titre analogique, est donc déficient et ne peut plus être retenu.
La position spinoziste sur base du déterminisme biologique n’est donc plus défendable.
En lien avec les interprétations kantiennes, on peut montrer que la position spinoziste peut néanmoins encore être tenue sur le plan d’un déterminisme environnemental, mais l’argument perd considérablement de sa force et cette position ne s’impose nullement. Pour Kant, il n’est possible de démontrer ni la liberté, ni l’absence de liberté. En montrant que le déterminisme biologique n’est pas tenable, la science contemporaine affaiblit considérablement la position déterministe et renforce considérablement, sans toutefois la démontrer de manière apodictique, la position d’une liberté effective.
En fait, l’interprétation des positions édelmaniennes en contexte kantien nous conduit à affirmer que la liberté n’est pas nécessairement illusoire. Si des modèles peuvent montrer qu’un déterminisme biologique strict n’est pas défendable, la thèse d’un déterminisme environnemental se voit profondément affaiblie. Un déterminisme environnemental strict reste pensable mais il ne s’impose en aucune manière. La crédibilité de modèles intégrant conscience intentionnelle et libre arbitre se voit singulièrement renforcée. Spinoza n’a pas (nécessairement) raison6 !
Les neurosciences contemporaines proposent des théories qui remettent en cause de manière radicale le déterminisme biologique. Avec de telles perspectives, la voie est ouverte pour une réconciliation des sciences biologiques avec les sciences humaines. La voie est ouverte pour une réconciliation des sciences biologiques avec la dignité de l’humain.
- Voir A. Berthoz, J.-P. Changeux, F. Crick, A. Damasio, G. Edelman, M. Jeannerod, Fr. Varela.
- Voir P. Churchland, D. Dennet, F. Dretske, F. Jackson, Th. Nagel, J. Searle.
- Atlan H., « Le monisme radical du corps et de l’esprit », dans Les étincelles du hasard. Tome 2 : Athéisme de l’Écriture, Seuil, 2003, p. 199 – 274.
- Pour Bergson, la position finaliste tout comme la position mécaniste s’articule à une conception faible de la temporalité comme mesure de notre ignorance. Le finalisme de Leibniz est tout aussi inacceptable que le mécanisme.
- Edelman G., Biologie de la conscience, Odile Jacob, 1992 ; (avec Tononi G.), Comment la matière devient conscience, Odile Jacob, 2000 ; Plus vaste que le ciel. Une nouvelle théorie générale du cerveau, Odile Jacob, 2004 ; La science du cerveau et la connaissance, Odile Jacob, 2007.
- Pour une étude plus détaillée de la question : Feltz, B., « Neurosciences et anthropologie », dans Delsol M., Feltz B. et Groessens M.-Cl., Intelligence animale, intelligence humaine, Vrin, Paris, 2008, 7 – 40.