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Neurosciences, déterminisme et libre arbitre

Numéro 3 Mars 2010 par Bernard Feltz

mars 2010

Le déter­mi­nisme bio­lo­gique était la « phi­lo­so­phie spon­ta­née » du neu­ros­cien­ti­fique du XXe siècle : tout com­por­te­ment humain pou­vait trou­ver son expli­ca­tion dans la struc­ture bio­lo­gique de l’or­ga­nisme et du cer­veau. Les théo­ries neu­ros­cien­ti­fiques les plus récentes donnent à pen­ser, au contraire, que le déter­mi­nisme bio­lo­gique n’est plus tenable. La struc­ture du cer­veau tient autant des appren­tis­sages que du pro­gramme géné­tique : le cer­veau peut être consi­dé­ré comme un pro­duit « bio­lo­gi­co-cultu­rel ». C’est l’ar­ti­cu­la­tion entre sciences bio­lo­giques et concep­tion de l’hu­main qui se voit transformée.

Dossier

Les neu­ros­ciences, ou sciences du sys­tème ner­veux cen­tral, connaissent des déve­lop­pe­ments consi­dé­rables ces der­nières années. Les rap­pro­che­ments entre la neu­ro­lo­gie et la psy­cho­lo­gie cog­ni­tive ont conduit à des avan­cées majeures et au renou­vè­le­ment d’une approche rigou­reuse du com­por­te­ment humain en lien avec le fonc­tion­ne­ment du sys­tème ner­veux. Par ailleurs, plus récem­ment, ces tra­vaux ont don­né lieu à des syn­thèses auda­cieuses, par­fois de la part des scien­ti­fiques eux-mêmes, qui pro­posent des concep­tions plus larges de la conscience et envi­sagent les consé­quences des tra­vaux scien­ti­fiques sur une concep­tion de l’humain1. Enfin, en phi­lo­so­phie, ces thèmes sont au cœur d’un cou­rant de recherche impor­tant qui s’est déve­lop­pé au départ des tra­vaux en phi­lo­so­phie des sciences et en phi­lo­so­phie du lan­gage2.

C’est dans ce contexte géné­ral que s’inscrit cette contri­bu­tion. Les déve­lop­pe­ments des neu­ros­ciences sont sus­cep­tibles de modi­fier notre concep­tion de l’humain, notre concep­tion du rap­port au corps, notre concep­tion des rap­ports à l’animal, voire à la nature : c’est toute la ques­tion de la spé­ci­fi­ci­té de l’humain qui est en cause.

Je vou­drais abor­der cette ques­tion com­plexe à par­tir d’un angle d’approche par­ti­cu­lier : la ques­tion du déter­mi­nisme. Il faut sou­li­gner un para­doxe qui marque pro­fon­dé­ment le monde des cher­cheurs. Notre sys­tème social, et en par­ti­cu­lier tout notre sys­tème juri­dique, repose sur la pré­sup­po­si­tion que le com­por­te­ment humain se carac­té­rise par une cer­taine dimen­sion de libre arbitre. Lorsqu’un indi­vi­du est jugé par un tri­bu­nal, s’il est consi­dé­ré comme res­pon­sable, on pré­sup­pose qu’il aurait pu ne pas com­mettre l’acte pour lequel il est pour­sui­vi. Même si on accepte le prin­cipe de cir­cons­tances atté­nuantes, on ne remet pas en cause cette carac­té­ris­tique fon­da­men­tale du com­por­te­ment humain qui est mar­qué par une capa­ci­té de choix. C’est d’ailleurs ce qui jus­ti­fie cer­taines déci­sions juri­diques de non-res­pon­sa­bi­li­té ; dans cer­tains dos­siers, la per­sonne incri­mi­née est jugée irres­pon­sable par un col­lège d’experts qui estiment qu’elle ne dis­pose pas de cette capa­ci­té de choix : son com­por­te­ment est jugé comme stric­te­ment déter­mi­né par des fac­teurs qui échappent à son contrôle. Cela mani­feste à l’inverse com­bien le com­por­te­ment d’un indi­vi­du jugé res­pon­sable est consi­dé­ré comme rele­vant ulti­me­ment de sa déci­sion, autre­ment dit de son libre arbitre.

Une telle pré­sup­po­si­tion n’est pas celle des neu­ros­cien­ti­fiques. Cher­cher à expli­quer, pour le neu­ros­cien­ti­fique, revient au contraire à ten­ter de mettre en évi­dence un lien de cau­sa­li­té entre le fonc­tion­ne­ment du sys­tème ner­veux et le com­por­te­ment de l’individu. Pour le neu­ros­cien­ti­fique, pré­sup­po­ser le libre arbitre revient à renon­cer au pro­jet expli­ca­tif. Les neu­ros­cien­ti­fiques s’inscrivent donc d’emblée dans une pers­pec­tive déter­mi­niste où l’objectif de la recherche est pré­ci­sé­ment d’établir les liens de cau­sa­li­té entre fonc­tion­ne­ment du sys­tème ner­veux et com­por­te­ment humain.

Ce para­doxe n’est pas ano­din ; il touche au fon­de­ment de notre concep­tion de l’humain : en quel sens peut-on par­ler d’individu libre, si on prend au sérieux les déter­mi­na­tions cor­po­relles du com­por­te­ment ? Je vou­drais ten­ter d’éclairer cette ques­tion en pro­po­sant une démarche en trois temps. En un pre­mier temps, je me réfè­re­rai à la concep­tion déve­lop­pée récem­ment par un grand connais­seur des neu­ros­ciences et tout à la fois un homme d’une grande culture phi­lo­so­phique : Hen­ri Atlan prend appui sur le concept d’autoorganisation pour ten­ter de pen­ser le rap­port entre fonc­tion­ne­ment du sys­tème ner­veux et com­por­te­ment humain en lien avec les concep­tions de Spi­no­za. En un deuxième temps, je pro­po­se­rai une réflexion basée sur l’histoire de cette ques­tion dans le champ de la phi­lo­so­phie des sciences. Enfin, en une troi­sième par­tie, je vou­drais mon­trer que le déter­mi­nisme défen­du par Hen­ri Atlan n’est pas iné­luc­table et que, en lien avec les théo­ries neu­ros­cien­ti­fiques récentes, une inter­pré­ta­tion plus ouverte à une liber­té effec­tive est défendable.

Autoorganisation et liberté : quand Atlan rencontre Spinoza

Hen­ri Atlan se réfère à la pro­blé­ma­tique de l’autoorganisation pour éclai­rer ce para­doxe d’un com­por­te­ment déter­mi­né par le sys­tème ner­veux et pour­tant consi­dé­ré comme indé­ter­mi­né sur le plan social3. Un des modèles clas­siques d’autoorganisation, auquel se réfère Hen­ri Atlan, consiste en des réseaux d’automates boo­léens, reliés en une struc­ture où chaque auto­mate com­porte deux entrées et deux sorties.

Sans entrer dans des consi­dé­ra­tions tech­niques, pré­ci­sons sim­ple­ment que de tels réseaux d’automates boo­léens sont des sys­tèmes stric­te­ment déter­mi­nistes, dont le com­por­te­ment est donc pré­dic­tible par cal­cul au moyen d’ordinateurs puis­sants. Un réseau de vingt fois vingt auto­mates, en fonc­tion de la valeur ini­tiale des auto­mates et de la répar­ti­tion des opé­ra­teurs, va don­ner à terme une confi­gu­ra­tion où un grand nombre d’automates prennent une valeur qui reste défi­ni­ti­ve­ment stable, tan­dis que d’autres res­tent défi­ni­ti­ve­ment instables. Les ensembles d’opérateurs qui pré­sentent des com­por­te­ments ana­logues consti­tuent des formes qui n’ont de sens qu’au niveau macro­sco­pique de l’ensemble du réseau.

Hen­ri Atlan sug­gère de consi­dé­rer ces réseaux d’automates boo­léens comme des arché­types de ce que l’on pour­rait appe­ler l’émergence de formes nou­velles. Dans le réseau vingt fois vingt, cette émer­gence est par­fai­te­ment pré­dic­tible et cal­cu­lable. Mais si on consi­dère des réseaux plus com­plexes tels que mille fois mille, voire, pour être dans l’ordre de gran­deur des réseaux de cel­lules ner­veuses dans le cer­veau, de l’ordre d’un mil­lion mul­ti­plié par un mil­lion, on entre dans un registre où le cal­cul devient impos­sible pour deux rai­sons : il est impos­sible de défi­nir l’ensemble des condi­tions ini­tiales — répar­ti­tion des divers auto­mates et valeur de départ de chaque opé­ra­teur (0 ou 1) — et, d’autre part, le cal­cul requer­rait des ordi­na­teurs d’une puis­sance consi­dé­rable et le temps de cal­cul pren­drait lui-même des valeurs inacceptables.

Pour Hen­ri Atlan, les réseaux d’automates boo­léens pré­sentent donc toutes les carac­té­ris­tiques per­met­tant la modé­li­sa­tion de l’émergence : une struc­ture au com­por­te­ment stric­te­ment déter­mi­niste pro­duit des figures macro­sco­piques qui sont pour­tant impré­vi­sibles, parce qu’incalculables à la fois en rai­son de l’impossibilité d’une connais­sance exhaus­tive des condi­tions ini­tiales et en rai­son du carac­tère trop com­plexe des cal­culs qui seraient néces­saires à la pré­dic­tion. Le déter­mi­nisme au niveau micro­sco­pique est par­fai­te­ment com­pa­tible avec une impré­dic­ti­bi­li­té au niveau macroscopique.

C’est ce phé­no­mène para­doxal qui est visé par le concept d’autoorganisation : pour Atlan, l’autoorganisation, c’est l’émergence de pro­prié­tés nou­velles, impré­dic­tibles, au sein d’un sys­tème déter­mi­niste. L’émergence, c’est cette impré­dic­ti­bi­li­té de fait du com­por­te­ment d’un sys­tème stric­te­ment déterministe.

Les cel­lules ner­veuses de notre cer­veau ne se com­portent certes pas comme des réseaux d’automates boo­léens. Elles pré­sentent une connec­ti­vi­té beau­coup plus com­plexe et, par ailleurs, elles pré­sentent une plas­ti­ci­té, une capa­ci­té de réar­ran­ge­ment, que les réseaux d’automates boo­léens sont inca­pables de simu­ler. C’est donc en pleine conscience du carac­tère sim­pli­fi­ca­teur du modèle de réfé­rence qu’Henri Atlan pro­pose de rap­pro­cher le com­por­te­ment des réseaux d’automates du com­por­te­ment du cer­veau. Il s’agit de mon­trer qu’il est par­fai­te­ment pos­sible d’attribuer, au niveau macro­sco­pique, un com­por­te­ment impré­dic­tible à un orga­nisme pour­tant com­plè­te­ment déter­mi­né au niveau microscopique.

Le concept de « liber­té » ou « libre arbitre » ren­voie pré­ci­sé­ment à cette impos­si­bi­li­té de pré­dic­tion asso­ciée à la com­plexi­té du sys­tème ner­veux, lequel sys­tème connait pour­tant un fonc­tion­ne­ment stric­te­ment déter­mi­niste. Le concept de « liber­té » porte sur le niveau macro­sco­pique. Le déter­mi­nisme carac­té­rise le niveau micro­sco­pique. Le concept de « liber­té » ren­voie fon­da­men­ta­le­ment à l’impossibilité de cal­cu­ler le pas­sage du micro­ni­veau au macro­ni­veau. En ce sens, la « liber­té » est une illu­sion, puisque le sys­tème est déter­mi­niste, mais une illu­sion néces­saire puisque, dans les faits, les com­por­te­ments macro­sco­piques sont impré­vi­sibles. Dans ce contexte, le macro­ni­veau est illu­soi­re­ment irré­duc­tible au microniveau.

Hen­ri Atlan rap­proche une telle posi­tion de la concep­tion de la liber­té chez Spi­no­za. Ce pen­seur de la deuxième moi­tié du XVIIe siècle, pré­cé­dant de quelques années les tra­vaux de New­ton, pro­pose une concep­tion pan­théiste de la nature où l’humain par­ti­cipe à la vie de Dieu. Le déter­mi­nisme inté­gral, qui carac­té­rise l’univers, est au fon­de­ment de la science nou­velle et ren­voie en même temps à l’omniscience de Dieu. C’est pré­ci­sé­ment parce que le déter­mi­nisme est inté­gral qu’une science est pos­sible. Et la liber­té de l’humain est cette illu­sion néces­saire, pro­duit du déter­mi­nisme, et fon­de­ment d’une vie sociale démo­cra­tique à ima­gi­ner. Spi­no­za est mar­qué par ce para­doxe de l’affirmation d’un déter­mi­nisme inté­gral et de l’anticipation d’une réflexion sur le fonc­tion­ne­ment démo­cra­tique de la société.

Il faut sou­li­gner l’élégance de la posi­tion d’Henri Atlan qui pro­pose une ver­sion contem­po­raine par­fai­te­ment cohé­rente et remar­qua­ble­ment argu­men­tée de l’architecture spi­no­ziste. La com­pa­ti­bi­li­té est posée entre l’affirmation d’une liber­té à l’œuvre, même illu­soire, et d’un déter­mi­nisme qui marque la démarche neuroscientifique.

Je ne peux m’empêcher d’exprimer cer­taines réti­cences devant une telle concep­tion, réti­cences liées à la fois aux options phi­lo­so­phiques et aux consi­dé­ra­tions scien­ti­fiques. Cette concep­tion d’une liber­té illu­soire liée à un déter­mi­nisme inté­gral au niveau micro­sco­pique ne per­met pas de rendre compte de la dis­tinc­tion socia­le­ment admise entre per­sonne res­pon­sable et per­sonne irres­pon­sable. Dans l’irresponsabilité, le déter­mi­nisme est socia­le­ment acté. Mais là où la res­pon­sa­bi­li­té est recon­nue, le déter­mi­nisme est nié. La concep­tion spi­no­ziste ne me paraît pas sus­cep­tible de rendre compte de cette dis­tinc­tion, pour­tant fon­da­men­tale dans notre sys­tème social. L’argument n’est certes pas déci­sif, un consen­sus social n’a pas valeur de véri­té, mais il mérite d’être men­tion­né. D’autre part, et c’est un des enjeux de cette contri­bu­tion, je vou­drais mon­trer que cette posi­tion ne s’impose pas au vu de l’évolution des neu­ros­ciences contem­po­raines. La pré­sup­po­si­tion d’un déter­mi­nisme inté­gral du micro­ni­veau relève d’une logique que les neu­ros­ciences contem­po­raines n’imposent pas, ou tout au moins que cer­taines théo­ries du fonc­tion­ne­ment du sys­tème ner­veux per­mettent d’éviter.

Avant d’approfondir cet argu­ment, je vou­drais sou­li­gner l’ancrage phi­lo­so­phique des posi­tions déter­mi­nistes et non déter­mi­nistes par un rapide par­cours his­to­rique de la question.

Liberté et déterminisme : perspective historique

Le XVIIe siècle est le siècle de l’émergence de la science moderne. La science gali­léenne s’est construite dans le registre à la fois de la rup­ture et de la conti­nui­té avec le monde médié­val. Le concept de force et le rejet de la cause finale au pro­fit de la cau­sa­li­té effi­ciente marquent une rup­ture claire avec le rap­port médié­val à la nature. Par contre, la pré­sup­po­si­tion d’un monde déter­mi­niste est en stricte conti­nui­té avec l’omniscience du Dieu médié­val où la com­pa­ti­bi­li­té entre omni­science de Dieu et liber­té humaine a tou­jours fait pro­blème. Rap­pe­lons éga­le­ment que ce même XVIIe siècle est le siècle du jan­sé­nisme avec Cor­né­lius Jan­sen et Blaise Pas­cal qui tendent à défendre une pers­pec­tive de pré­des­ti­na­tion, consé­quence logique d’une omni­science à l’origine d’un monde stric­te­ment déterministe.

Les phi­lo­sophes Spi­no­za et Leib­niz s’inscrivent clai­re­ment dans cette tra­di­tion d’un monde stric­te­ment déter­mi­niste et d’un Dieu ration­nel omni­scient à l’œuvre de manière imma­nente dans la nature. Les scien­ti­fiques New­ton, Laplace, Ein­stein s’inscrivent dans cette même tra­di­tion en termes certes plus déga­gés des consi­dé­ra­tions théo­lo­giques, mais néan­moins sous la moda­li­té d’une pré­sup­po­si­tion d’un monde stric­te­ment déterministe.

Le « démon de Laplace » a pris dans cette pers­pec­tive une valeur emblé­ma­tique. C’est dans ses réflexions sur les sta­tis­tiques au début du XIXe siècle que le mathé­ma­ti­cien Laplace ima­gine un « démon » capable d’observer, en un ins­tant don­né, la posi­tion et la vitesse de chaque masse consti­tu­tive de l’univers, et capable d’en déduire l’évolution uni­ver­selle vers le pas­sé comme vers l’avenir. Ce démon consti­tue bien l’affirmation d’un uni­vers stric­te­ment déter­mi­niste, en dehors de toute réfé­rence à la divi­ni­té. La phy­sique moderne à son ori­gine s’est donc ins­crite dans une concep­tion déter­mi­niste de l’univers, et cette concep­tion marque pro­fon­dé­ment l’histoire de la phy­sique jusqu’à la période contemporaine.

Le début du XXe siècle a vu l’émergence d’une autre concep­tion à par­tir de deux lieux dis­tincts. La phy­sique quan­tique, tout d’abord, avec la rela­tion de Hei­sen­berg, se prête à une double inter­pré­ta­tion, dont l’une ouvre la voie à des espaces d’indétermination dans le monde des par­ti­cules élé­men­taires. L’autre lieu vient de la réflexion sur les théo­ries de l’évolution. Berg­son, dans son ouvrage L’évolution créa­trice, prend une dis­tance radi­cale par rap­port au monde déter­mi­niste de Laplace ou Leib­niz. Pour Berg­son, le déter­mi­nisme inté­gral est néga­tion du temps. Si le monde est stric­te­ment déter­mi­né, si le « démon de Laplace » est capable de pré­dire l’évolution du monde en tota­li­té, le temps n’est qu’illusion, le temps est la mesure de notre igno­rance. Si le « démon de Laplace » peut pré­voir l’avenir, c’est que l’avenir est com­plè­te­ment inclus dans le pas­sé : « Rien de neuf sous le soleil », disait le Qohé­let… Il n’y a dès lors aucune sur­prise… Berg­son, quant à lui, défend au contraire une concep­tion forte du temps : il n’y a de tem­po­ra­li­té forte que dans un monde où il y a nou­veau­té abso­lue, « impré­vi­sible essen­tiel ». C’est en cela que le concept de « créa­tion » prend sens4. L’évolution « créa­trice », c’est la pro­duc­tion de la nou­veau­té au sens fort et, pour que la nou­veau­té soit réelle, il faut qu’elle soit impré­vi­sible. Impré­vi­si­bi­li­té, nou­veau­té et tem­po­ra­li­té forte sont les diverses facettes d’une même réa­li­té qui ren­voie à l’évolution créatrice.

C’est ce concept fort de tem­po­ra­li­té qui marque les concep­tions de Pri­go­gine et Sten­gers qui se sont faits les porte-paroles d’une phy­sique arti­cu­lée à un monde non stric­te­ment déter­mi­niste. On le sait peut-être moins, mais c’est éga­le­ment ce concept fort de tem­po­ra­li­té qui est au cœur de la posi­tion de Jacques Monod dans son célèbre ouvrage Le hasard et la néces­si­té.

Monod se réfère expli­ci­te­ment à Berg­son et à l’«imprévisible essen­tiel » pour sou­li­gner la contin­gence de l’évolution bio­lo­gique. Les méca­nismes de pro­duc­tion aléa­toire de muta­tions sont com­plè­te­ment indé­pen­dants des méca­nismes en jeu dans la sélec­tion natu­relle. La résul­tante ne peut donc être le résul­tat d’une pro­gram­ma­tion. Il y a une dimen­sion irré­duc­tible d’indéterminisme. Bien plus, Monod dis­tingue sélec­tion orga­nis­mique et sélec­tion envi­ron­ne­men­tale. Il parle donc de deux niveaux de sélec­tion. Une muta­tion doit tout d’abord s’intégrer dans un orga­nisme et contri­buer au fonc­tion­ne­ment de l’organisme en tant que tel. Et, d’autre part, cet orga­nisme s’inscrit dans la dyna­mique de la sélec­tion natu­relle par confron­ta­tion aux contraintes envi­ron­ne­men­tales. Ces arti­cu­la­tions com­plexes s’inscrivent net­te­ment dans un monde mar­qué par la contin­gence et la nou­veau­té imprévisible.

Sur le plan de l’histoire des idées, il est sur­pre­nant d’observer une telle proxi­mi­té entre deux uni­vers aus­si dis­tants que le vita­lisme de Berg­son et la bio­lo­gie molé­cu­laire de Monod : ces deux auteurs se rejoignent sur la concep­tion d’un temps comme lieu de pro­duc­tion d’une nou­veau­té irré­duc­tible, ils se rejoignent sur la concep­tion d’un monde non stric­te­ment déterministe.

Ce rapide his­to­rique tend à mon­trer com­bien la ques­tion du déter­mi­nisme fait débat aus­si bien dans le monde des phi­lo­sophes que des scien­ti­fiques. Le débat a connu des apports déci­sifs au XXe siècle, dans plu­sieurs domaines scien­ti­fiques. Au sein de la bio­lo­gie, ce débat s’est ins­crit dans l’interprétation des théo­ries de l’évolution bio­lo­gique. À la fin du XXe siècle, le concept de « sélec­tion » a pris dans ce débat une place déci­sive, comme nous allons le voir dans le contexte des neurosciences.

Conscience et sélection : quand Edelman « rencontre » Kant

Une biologie de la conscience : Edelman et la théorie de la sélection des groupes neuronaux

Edel­man est un des plus grands neu­ros­cien­ti­fiques contem­po­rains. Prix Nobel de méde­cine pour ses tra­vaux en immu­no­lo­gie, il s’est orien­té vers les neuro-
sciences depuis les années sep­tante. La pré­sen­ta­tion de ses tra­vaux ici pro­po­sée est plus que suc­cincte5. L’essentiel est d’en déga­ger les enjeux philosophiques.

La théo­rie de la sélec­tion des groupes neu­ro­naux vise les méca­nismes de mise en place de la struc­ture fine des connexions dans le cer­veau. Ces connexions se comptent par mil­liards et les modèles expli­ca­tifs de la mise en place de cette connec­ti­vi­té sont confron­tés à des dif­fi­cul­tés majeures. L’originalité de l’approche edel­ma­nienne, comme celle de Chan­geux d’ailleurs, est d’introduire une logique sélec­tion­niste dans cette expli­ca­tion. Pre­nons l’exemple de l’apprentissage de la marche. À un stade par­ti­cu­lier de l’évolution de l’enfant, en fonc­tion des méca­nismes de pro­gram­ma­tion géné­tique, on observe un haut degré de connec­ti­vi­té entre des cartes des divers centres — moteurs, sen­so­riels, émo­tions — qui fait que toute entrée dans un centre com­porte des infor­ma­tions trans­mises dans les autres centres. C’est le pro­ces­sus de car­to­gra­phie glo­bale qui connait un haut niveau de redondance.

L’apprentissage de la marche se fait par la méthode des essais et erreurs. La struc­ture redon­dante du sys­tème ner­veux per­met à l’enfant d’essayer des modes de dépla­ce­ment qui sont plus ou moins effi­caces, par consé­quent plus ou moins bien gra­ti­fiés. Sur le plan neu­ro­lo­gique, les cir­cuits uti­li­sés sont ren­for­cés, et ce d’autant plus qu’ils sont uti­li­sés. L’association des com­por­te­ments avec le sys­tème des émo­tions conduit à une gra­ti­fi­ca­tion des atti­tudes les plus effi­caces ce qui mène l’enfant à reprendre et amé­lio­rer ces atti­tudes et abou­tit aux ren­for­ce­ments des cir­cuits neu­ro­naux qui sous-tendent le com­por­te­ment le plus adap­té. La struc­ture finale des cir­cuits sta­bi­li­sés est donc liée au com­por­te­ment de l’enfant. Les cir­cuits neu­ro­naux non uti­li­sés s’affaiblissent, voire disparaissent.

Le pro­ces­sus d’apprentissage cor­res­pond dès lors à un pro­ces­sus de sélec­tion par sta­bi­li­sa­tion des cir­cuits les mieux adap­tés : l’adaptation à l’environnement est le fruit du pro­ces­sus d’apprentissage, qui est un pro­ces­sus épi­gé­né­tique et non programmé.

Ce qui vient d’être décrit pour l’apprentissage de la marche pour­rait l’être de la même manière pour l’apprentissage du lan­gage. Cela signi­fie que la struc­ture du cer­veau d’un indi­vi­du adulte est le fruit de ses divers appren­tis­sages, y com­pris de son appar­te­nance cultu­relle : l’apprentissage du chi­nois conduit à des connec­ti­vi­tés dif­fé­rentes de l’apprentissage du français.

Un tel sché­ma de base appe­lé « sélec­tion des groupes neu­ro­naux », Edel­man l’intègre dans une concep­tion évo­lu­tive de la conscience. Pour Edel­man, les ani­maux ont une conscience, une conscience qu’il qua­li­fie de « pri­maire » en ce sens que les mam­mi­fères supé­rieurs, par exemple, ont une capa­ci­té de repré­sen­ta­tion qui leur donne une mai­trise de l’environnement que n’ont pas les ani­maux qui en sont dépour­vus. Les stra­té­gies de chasse des pré­da­teurs, de même que les stra­té­gies d’évitement des proies, dénotent un rap­port à l’environnement média­ti­sé par des repré­sen­ta­tions qui intègrent les appren­tis­sages. Edel­man parle même de « concept » sans lan­gage : la proie est capable de recon­naitre un pré­da­teur ; de même, le pré­da­teur est capable d’élaborer des stra­té­gies d’approche. Cepen­dant, chez l’animal, la conscience est liée aux sti­mu­li de l’instant pré­sent. Ce sont les infor­ma­tions de l’instant qui mobi­lisent les pro­ces­sus d’apprentissage mémo­ri­sés dans la conscience ani­male : Edel­man parle de la conscience ani­male comme d’un « pré­sent remé­mo­ré ». L’animal est esclave du pré­sent. Sa conscience pri­maire est mar­quée par l’immédiateté dans le temps.

À la dif­fé­rence de l’animal, l’humain dis­pose d’un lan­gage arti­cu­lé qui lui per­met d’avoir accès à ses repré­sen­ta­tions indé­pen­dam­ment des sti­mu­li de l’instant pré­sent. L’évocation du simple concept de « lion » fait que cha­cun est capable de mobi­li­ser la repré­sen­ta­tion du lion, de « rendre pré­sente » l’image du lion. Chez l’humain, le recours à la repré­sen­ta­tion est donc délié de l’instant. Ce qui conduit à la conscience de la dis­tinc­tion entre réel et ima­gi­naire, entre pas­sé, pré­sent et futur. Cette conscience conduit à une dis­tan­cia­tion qui mène à la « conscience d’ordre supé­rieur », la « conscience d’être conscient », dira Edelman.

La conscience s’inscrit donc dans une pers­pec­tive d’évolution phy­lo­gé­né­tique. On per­çoit bien que la conscience pri­maire est un atout dans le pro­ces­sus de sélec­tion natu­relle. On peut par­ler d’une coévo­lu­tion des pré­da­teurs et des proies sur ce point. On per­çoit éga­le­ment que la conscience d’ordre supé­rieur, cette capa­ci­té de repré­sen­ta­tion déga­gée de l’instant, a été un atout majeur pour les humains dans les rela­tions avec les autres espèces.

Sur cette base, Edel­man esquisse une concep­tion de l’humain que l’on pour­rait résu­mer autour de trois concepts : idio­syn­cra­sie, conscience inten­tion­nelle, libre arbitre. L’idiosyncrasie ren­voie à l’unicité de chaque indi­vi­du. À par­tir du moment où la struc­ture fine du cer­veau est liée aux com­por­te­ments, deux indi­vi­dus avec même patri­moine géné­tique, deux vrais jumeaux, ont des cer­veaux dif­fé­rents : la théo­rie de la sélec­tion des groupes neu­ro­naux éta­blit le carac­tère abso­lu­ment unique de chaque indi­vi­du, y com­pris au niveau bio­lo­gique. Chaque indi­vi­du est le fruit d’une his­toire unique spé­ci­fique. D’autre part, la conscience humaine est une conscience inten­tion­nelle qui oriente l’humain vers l’action. Par sa capa­ci­té de repré­sen­ta­tion, l’humain est capable d’anticiper et d’élaborer des plans d’action en fonc­tion d’un sys­tème de repré­sen­ta­tion. Enfin, Edel­man parle expli­ci­te­ment d’un cer­tain niveau de libre arbitre, liber­té sous contraintes, bien enten­du, mais espace qui échappe au déter­mi­nisme radical.

Com­ment se pose la ques­tion du déter­mi­nisme dans ce contexte ? C’est ce que je vou­drais évo­quer main­te­nant, en dia­logue en un pre­mier temps avec la phi­lo­so­phie des sciences contem­po­raine, en inter­ac­tion avec la posi­tion kan­tienne ensuite.

Sélec­tion et déterminisme

Je vou­drais mon­trer tout d’abord que l’explication sélec­tion­niste en jeu dans la théo­rie de la sélec­tion des groupes neu­ro­naux rompt avec l’explication clas­sique de la bio­lo­gie molé­cu­laire. En effet, depuis la décou­verte de l’ADN en 1953, la bio­lo­gie a déve­lop­pé un mode d’explication déter­mi­niste qui asso­cie le fonc­tion­ne­ment à la struc­ture des molé­cules qui consti­tuent l’organisme. L’hémoglobine est l’exemple type de ce mode d’explication. La fonc­tion de cap­ta­tion de l’oxygène est une consé­quence de la struc­ture de la pro­téine. La struc­ture ou la forme de la pro­téine est une consé­quence de la séquence des acides ami­nés qui consti­tuent la pro­téine. La séquence des acides ami­nés est cau­sée par la séquence des nucléo­tides dans l’ADN, siège du pro­gramme géné­tique. On est donc dans le registre d’un déter­mi­nisme bio­lo­gique radi­cal : la struc­ture déter­mine la fonc­tion, le pro­gramme géné­tique déter­mine la structure.

Dans la théo­rie de la sélec­tion des groupes neu­ro­naux, l’explication rompt avec ce sché­ma déter­mi­niste. En effet, nous avons vu que la struc­ture finale du cer­veau dépend des pro­ces­sus d’apprentissage, donc du com­por­te­ment. La struc­ture finale du cer­veau ne dépend donc pas exclu­si­ve­ment de l’ADN. Le macro­ni­veau a un impact sur le micro­ni­veau. Dans ce sens, on peut par­ler d’une « cau­sa­li­té des­cen­dante » : le com­por­te­ment a un impact sur la struc­ture bio­lo­gique du cer­veau. D’un point de vue syn­chro­nique, le com­por­te­ment est sans doute pro­duit pas la struc­ture. Mais d’un point de vue dia­chro­nique, la struc­ture est éga­le­ment le pro­duit du com­por­te­ment. On peut donc par­ler d’une cir­cu­la­ri­té dans les rap­ports struc­ture-fonc­tion. Ce n’est pas seule­ment la struc­ture qui déter­mine la fonc­tion, mais bien éga­le­ment la fonc­tion qui déter­mine la structure.

De manière plus pré­cise, si on consi­dère l’apprentissage du lan­gage, le par­ler chi­nois implique des connexions neu­ro­nales dis­tinctes du par­ler fran­çais : la struc­ture finale du cer­veau est donc dépen­dante du type de lan­gage appris. Le lan­gage est bien un pro­duit cultu­rel, qui implique un vivre-ensemble. Cela signi­fie qu’il y a sens à dire que la struc­ture du cer­veau est déter­mi­née autant par la culture que par la bio­lo­gie : le cer­veau est donc un pro­duit biologico-culturel !

D’un point de vue phi­lo­so­phique plus géné­ral, on peut donc dire que, si la théo­rie de la sélec­tion des groupes neu­ro­naux est per­ti­nente, le déter­mi­nisme bio­lo­gique est scien­ti­fi­que­ment indé­fen­dable. L’explication sélec­tion­niste enlève toute per­ti­nence à une ten­dance majeure de l’explication bio­lo­gique de la fin du XXe siècle, le déter­mi­nisme géné­tique. En un cer­tain sens, on peut dès lors dire que Berg­son et Monod pour­raient bien avoir rai­son : le bio­lo­gique est mar­qué de manière irré­duc­tible par un impré­vi­sible essentiel.

Il faut cepen­dant être pru­dent. La fin du déter­mi­nisme géné­tique ne signi­fie pas néces­sai­re­ment la fin du déter­mi­nisme. Il est tou­jours pos­sible de plai­der pour un déter­mi­nisme envi­ron­ne­men­tal : c’est du reste la thèse clas­sique des cou­rants beha­vio­ristes en psychologie.

Avec la fin du déter­mi­nisme bio­lo­gique, une pre­mière étape impor­tante est donc fran­chie sur la voie d’un concept pos­sible de libre arbitre. Peut-on être plus affir­ma­tif dans une prise de dis­tance par rap­port au déter­mi­nisme envi­ron­ne­men­tal ? Un petit détour par la phi­lo­so­phie kan­tienne va peut-être nous aider à voir plus clair.

Kant, Edelman et la question de la liberté

Au XVIIIe siècle, le phi­lo­sophe Emma­nuel Kant a abor­dé avec rigueur la ques­tion du déter­mi­nisme, pré­ci­sé­ment en arti­cu­la­tion à la phy­sique new­to­nienne à laquelle il adhé­rait com­plè­te­ment. Kant défi­nit la liber­té comme une capa­ci­té d’inaugurer une nou­velle chaine cau­sale. La liber­té, c’est une rup­ture dans l’enchainement des causes. C’est la pos­si­bi­li­té d’une cause nou­velle non liée à une cause précédente.

Dans La cri­tique de la rai­son pure, Kant montre, qu’en ce qui concerne ce qu’il appelle l’antinomie de la cau­sa­li­té, qu’il est impos­sible de démon­trer que l’être humain est libre. En effet, le concept même de liber­té est por­teur de contra­dic­tions et ce, quelle que soit la thèse défen­due. C’est le propre d’une anti­no­mie chez Kant que chaque terme de la contra­dic­tion est por­teur, en lui-même, d’une dif­fi­cul­té. En effet, si l’on défend la thèse que la liber­té existe, le monde devient incom­pré­hen­sible. Si, à tout moment, un nou­vel enchai­ne­ment de causes peut être inau­gu­ré, on se trouve devant un monde chao­tique, inex­pli­cable, capri­cieux, tota­le­ment impré­vi­sible… Or tel n’est pas notre monde !

D’autre part, si on nie la pos­si­bi­li­té d’inauguration d’une nou­velle chaine cau­sale, on se trouve devant une régres­sion à l’infini des chaines cau­sales, ce qui est tout aus­si inac­cep­table. Cha­cune des affir­ma­tions conduit donc à une impasse. C’est le propre des anti­no­mies. Cela signi­fie donc que, sur le plan de la rai­son pure théo­rique, de la rai­son en tant qu’elle donne accès à la connais­sance, la ques­tion de la liber­té ne peut être réso­lue. En stricte rigueur de termes, on ne peut « savoir » si l’homme est libre. La rai­son pure théo­rique nous laisse devant un indé­ci­dable quant à la ques­tion de la liber­té. On ne peut démon­trer que l’humain est libre, comme on ne peut démon­trer qu’il n’est pas libre. La pos­si­bi­li­té existe donc réellement.

Par contre, tou­jours selon Kant, l’être humain se carac­té­rise par un com­por­te­ment éthique et, pour qu’un com­por­te­ment éthique soit pos­sible, l’être humain doit être libre. Il nous faut donc pos­tu­ler la liber­té pour rendre compte de la dimen­sion éthique du com­por­te­ment humain. La liber­té résulte donc d’un pos­tu­lat de la rai­son pra­tique, de la rai­son en tant qu’elle jus­ti­fie l’action bonne. Dans ce contexte, il y a bien liber­té effec­tive — on se dis­tan­cie du concept de liber­té illu­soire de Spi­no­za ; cepen­dant, le rap­port à la liber­té ne résulte pas des conclu­sions du savoir, mais relève d’un pos­tu­lat de la rai­son pra­tique. En d’autres termes, on n’est pas sûr que l’humain soit libre, ou plu­tôt cette cer­ti­tude ne relève pas de la cer­ti­tude du savoir.

En quoi ces consi­dé­ra­tions éclairent-elles la ques­tion des neu­ros­ciences ? Les modèles sélec­tion­nistes remettent en cause le déter­mi­nisme bio­lo­gique, mais ne peuvent exclure le déter­mi­nisme envi­ron­ne­men­tal. Ce que Kant nous dit, c’est que la posi­tion déter­mi­niste comme la posi­tion non déter­mi­niste ne peuvent être fon­dées de manière apo­dic­tique. Le déter­mi­nisme, comme le non-déter­mi­nisme, relèvent d’une posi­tion de prin­cipe sur le plan du savoir. Dans ce contexte, la posi­tion déter­mi­niste n’est pas plus ration­nelle que la posi­tion non déter­mi­niste. Puisque la rai­son pure théo­rique laisse ouverte la ques­tion de la liber­té, il y a sens à poser le non-déter­mi­nisme comme condi­tion de pos­si­bi­li­té d’un com­por­te­ment mar­qué par le libre arbitre. Ce posi­tion­ne­ment n’est en rien contraire à la rai­son, mais il ne s’impose pas par la rai­son pure théorique.

Quand il parle des sciences humaines, Jean Ladrière sou­ligne le fait que toute com­pré­hen­sion de l’humain implique une auto­com­pré­hen­sion du sujet scien­ti­fique par lui-même : l’impossibilité d’une auto­com­pré­hen­sion abso­lue, l’impossibilité d’une trans­pa­rence du sujet à lui-même, induit une cir­cu­la­ri­té irré­duc­tible dans le champ des sciences humaines. Le cercle her­mé­neu­tique, c’est la recon­nais­sance de l’impossibilité d’une connais­sance qui ne repose pas sur des présuppositions.

Quand Edel­man parle d’une conscience inten­tion­nelle et d’un libre arbitre, on ne peut dire qu’il démontre que de tels com­por­te­ments sont à l’œuvre. Sans doute est-il plus cor­rect de pré­ci­ser que ces concep­tions sont des pré­sup­po­si­tions de sa théo­rie. Comme le dit Jean Ladrière, c’est la fécon­di­té des concepts mis en œuvre qui, à pos­te­rio­ri, per­met de jus­ti­fier la per­ti­nence de ces concepts.

Il y a donc sens à dire que, sur ce plan, l’œuvre d’Edelman s’inscrit dans le cercle her­mé­neu­tique propre aux sciences humaines.

Conclusions

Un enjeu majeur de la théo­rie édel­ma­nienne de la conscience est la remise en cause du déter­mi­nisme bio­lo­gique radi­cal. Cet enjeu est clai­re­ment ren­con­tré. Avec Edel­man, le déter­mi­nisme géné­tique radi­cal n’est plus scien­ti­fi­que­ment défen­dable. La por­tée phi­lo­so­phique d’une telle théo­rie est donc consi­dé­rable. Un pas impor­tant est réa­li­sé pour une col­la­bo­ra­tion franche et res­pec­tueuse entre sciences bio­lo­giques et sciences humaines.

Edel­man va plus loin dans l’affirmation d’une conscience inten­tion­nelle et dans l’évocation d’un libre arbitre. De telles affir­ma­tions vont au-delà des enjeux de la théo­rie bio­lo­gique, mais gardent toute légi­ti­mi­té dans une épis­té­mo­lo­gie des sciences humaines qui intègre le cercle herméneutique.

Cet article s’est ouvert par un expo­sé de la posi­tion spi­no­ziste en lien avec la pro­blé­ma­tique de l’auto-organisation. La remise en cause du déter­mi­nisme bio­lo­gique sou­ligne les limites du modèle auto-orga­ni­sa­tion­nel sur base des réseaux d’automates boo­léens. Le déter­mi­nisme strict du macro­ni­veau par le micro­ni­veau n’est plus tenable dans la pers­pec­tive édel­ma­nienne. Le modèle pro­po­sé, même à titre ana­lo­gique, est donc défi­cient et ne peut plus être retenu.

La posi­tion spi­no­ziste sur base du déter­mi­nisme bio­lo­gique n’est donc plus défendable.

En lien avec les inter­pré­ta­tions kan­tiennes, on peut mon­trer que la posi­tion spi­no­ziste peut néan­moins encore être tenue sur le plan d’un déter­mi­nisme envi­ron­ne­men­tal, mais l’argument perd consi­dé­ra­ble­ment de sa force et cette posi­tion ne s’impose nul­le­ment. Pour Kant, il n’est pos­sible de démon­trer ni la liber­té, ni l’absence de liber­té. En mon­trant que le déter­mi­nisme bio­lo­gique n’est pas tenable, la science contem­po­raine affai­blit consi­dé­ra­ble­ment la posi­tion déter­mi­niste et ren­force consi­dé­ra­ble­ment, sans tou­te­fois la démon­trer de manière apo­dic­tique, la posi­tion d’une liber­té effective.

En fait, l’interprétation des posi­tions édel­ma­niennes en contexte kan­tien nous conduit à affir­mer que la liber­té n’est pas néces­sai­re­ment illu­soire. Si des modèles peuvent mon­trer qu’un déter­mi­nisme bio­lo­gique strict n’est pas défen­dable, la thèse d’un déter­mi­nisme envi­ron­ne­men­tal se voit pro­fon­dé­ment affai­blie. Un déter­mi­nisme envi­ron­ne­men­tal strict reste pen­sable mais il ne s’impose en aucune manière. La cré­di­bi­li­té de modèles inté­grant conscience inten­tion­nelle et libre arbitre se voit sin­gu­liè­re­ment ren­for­cée. Spi­no­za n’a pas (néces­sai­re­ment) rai­son6 !

Les neu­ros­ciences contem­po­raines pro­posent des théo­ries qui remettent en cause de manière radi­cale le déter­mi­nisme bio­lo­gique. Avec de telles pers­pec­tives, la voie est ouverte pour une récon­ci­lia­tion des sciences bio­lo­giques avec les sciences humaines. La voie est ouverte pour une récon­ci­lia­tion des sciences bio­lo­giques avec la digni­té de l’humain.

  1. Voir A. Ber­thoz, J.-P. Chan­geux, F. Crick, A. Dama­sio, G. Edel­man, M. Jean­ne­rod, Fr. Varela.
  2. Voir P. Chur­chland, D. Den­net, F. Dretske, F. Jack­son, Th. Nagel, J. Searle.
  3. Atlan H., « Le monisme radi­cal du corps et de l’esprit », dans Les étin­celles du hasard. Tome 2 : Athéisme de l’Écriture, Seuil, 2003, p. 199 – 274.
  4. Pour Berg­son, la posi­tion fina­liste tout comme la posi­tion méca­niste s’articule à une concep­tion faible de la tem­po­ra­li­té comme mesure de notre igno­rance. Le fina­lisme de Leib­niz est tout aus­si inac­cep­table que le mécanisme.
  5. Edel­man G., Bio­lo­gie de la conscience, Odile Jacob, 1992 ; (avec Tono­ni G.), Com­ment la matière devient conscience, Odile Jacob, 2000 ; Plus vaste que le ciel. Une nou­velle théo­rie géné­rale du cer­veau, Odile Jacob, 2004 ; La science du cer­veau et la connais­sance, Odile Jacob, 2007.
  6. Pour une étude plus détaillée de la ques­tion : Feltz, B., « Neu­ros­ciences et anthro­po­lo­gie », dans Del­sol M., Feltz B. et Groes­sens M.-Cl., Intel­li­gence ani­male, intel­li­gence humaine, Vrin, Paris, 2008, 7 – 40.

Bernard Feltz


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