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Nécropole voisine

Numéro 3 - 2018 par Sophie Klimis

mai 2018

À la mémoire de mes grands-parents et pour tous les Avthan­dil Lorsque nous allions avec toute la tri­bu au ciné­ma à Bruxelles, ce qui était tou­jours l’occasion de grandes réjouis­sances fami­liales, nous, les enfants, guet­tions avec impa­tience une publi­ci­té qui nous fai­sait mou­rir de rire car elle van­tait les mérites d’un res­tau­rant en disant : « ambiance sympathique, […]

Italique

À la mémoire de mes grands-parents et pour tous les Avthandil

Lorsque nous allions avec toute la tri­bu au ciné­ma à Bruxelles, ce qui était tou­jours l’occasion de grandes réjouis­sances fami­liales, nous, les enfants, guet­tions avec impa­tience une publi­ci­té qui nous fai­sait mou­rir de rire car elle van­tait les mérites d’un res­tau­rant en disant : « ambiance sym­pa­thique, en face du cimetière ».

L’humour macabre XL est une tra­di­tion bel­go-belge bien ancrée. Ain­si, il existe un res­tau­rant dans la même confi­gu­ra­tion géo­gra­phique qui s’appelle « Mieux vaut boire ici qu’en face ».

Il faut dire que nous avions une bonne rai­son de tout par­ti­cu­liè­re­ment gou­ter la plai­san­te­rie : les mois d’été grec, nous vivions aux abords d’un cime­tière d’un genre très par­ti­cu­lier. Le voi­sin du « châ­teau » avait une nécro­pole antique dans son jardin.

Nous fûmes ain­si très rapi­de­ment mis au par­fum des relents de nos trop glo­rieux ancêtres et de quelques para­doxes affé­rents. Le sous-sol grec regorge de ves­tiges antiques. Si les auto­ri­tés l’apprennent, elles expro­prient pour une bou­chée de pain les mal­heu­reux pro­prié­taires dont le ter­rain est aus­si­tôt pro­cla­mé « zone archéo­lo­gique ». Dans la majo­ri­té des cas, ce vocable devien­dra syno­nyme de « ter­rain vague ». Les futs de colonnes déca­pi­tées, les frag­ments de mosaïques, les pieds et les torses de sta­tues mor­ce­lées sont si nom­breux que les archéo­logues ne savent lit­té­ra­le­ment plus où don­ner de la tête. Même à grand ren­fort d’étudiants béné­voles et de col­la­bo­ra­teurs inter­na­tio­naux, seules les plus grandes de ces « zones » recen­sées feront l’objet de fouilles patientes et minu­tieuses. Toutes les autres, déser­tées, rede­vien­dront des ter­rains vagues : des bouts de terre ensau­va­gés, oublieux de l’humble sueur humaine qui avait patiem­ment réus­si à les domestiquer.

Figé dans le marbre et la pierre, le rire innom­brable des vagues chan­té par Eschyle. Je me sou­viens du sanc­tuaire d’Apollon, à deux pas de notre « châ­teau ». Les mau­vaises herbes y pro­li­fé­raient. Elles s’insinuaient entre les inter­stices des murs en lam­beaux. Des poules avaient élu domi­cile sur les cha­pi­teaux de colonnes corin­thiennes déca­pi­tées. Elles y trô­naient, conqué­rantes. L’armée des gal­li­na­cés avait aus­si rava­gé de magni­fiques mosaïques, en per­ma­nence souillées de leurs excré­ments. Ter­rible cycle de la guerre entre l’homme et la nature.

Dès lors, la plu­part des gens taisent leurs décou­vertes. Offi­ciel­le­ment. Offi­cieu­se­ment, on se fait une joie délec­table d’exhiber ses bijoux de famille. C’est ain­si que toute la tri­bu fut un jour conviée par le voi­sin à explo­rer son per­ivo­li1. Après l’inévitable ouzo de bien­ve­nue, quelle ne fut pas notre sur­prise de décou­vrir sous les oran­gers une série de tumu­li, petites buttes don­nant un étrange relief au tra­di­tion­nel ver­ger. Avec fier­té, le voi­sin nous mon­tra ensuite plu­sieurs amphores qu’il avait patiem­ment recons­ti­tuées à l’aide d’une colle de sa com­po­si­tion. Clou du spec­tacle : le voi­sin far­fouilla dans une petite niche res­tée jusqu’alors inaper­çue et il en sor­tit un crâne.

Nom de nom ! Un vrai crâne de vrai être humain ! Et il le tenait comme ça, dans sa main ! Je faillis tom­ber en syn­cope. C’est qu’une étrange rela­tion m’unit aux « restes humains ». Une ten­dresse triste, qui remonte à la petite enfance. Je devais avoir trois ans et je me bala­dais au Louvre. À cause d’un cata­logue de l’exposition Tou­tan­kha­mon 1968 pré­cieu­se­ment conser­vé par ma mère, j’avais contrac­té le virus égyp­to­ma­niaque. Je pou­vais regar­der com­pul­si­ve­ment toutes les images du cata­logue durant des après-midis entières. On m’avait donc emme­née voir les anti­qui­tés égyp­tiennes du Louvre.

Sur­ex­ci­tée, je cou­rais entre les fresques, les sta­tues et les bijoux. Sou­dain, je péné­trai seule dans une salle déserte. Par­mi un bric-à-brac d’objets et de vitrines, émer­gea sou­dain une momie. Elle était cou­chée à décou­vert au milieu de la pièce, très exac­te­ment à la hau­teur de mes yeux. Je m’arrêtai devant elle, pétri­fiée. On voyait très clai­re­ment la forme d’un corps humain.

Un froid gla­cial m’inonda : en face de moi, il y avait quelqu’un. Un homme qui avait un jour res­pi­ré, mar­ché, sau­té, ri, joué… et qui se retrou­vait là exhi­bé comme un objet, par­mi les vases et les cuillères à onguents. J’étais en colère et en tris­tesse, tout à la fois. Com­ment avait-on osé lui faire ça ?

Alors, quelque chose en moi avait dit silen­cieu­se­ment la prière. Le « Notre Père » que Babou, mon grand-père géor­gien m’avait appris, je l’adressai à cet homme incon­nu, un père et un grand-père lui aus­si, peut-être, le visage à jamais inter­dit dans ses ban­de­lettes. Comme un souffle de mots pour sécher ses larmes imaginaires.

Je conçus donc immé­dia­te­ment une extrême répul­sion pour le mani­pu­la­teur de crânes de ses sem­blables. On ne peut pas, ain­si, tou­cher aux morts. Cet épi­sode est sans doute à l’origine de ma fas­ci­na­tion pour l’Antigone de Sophocle, pièce que je dis­sèque inlas­sa­ble­ment depuis plus de vingt ans.

Bien plus tard, j’ai décou­vert l’autre face de cet inter­dit, en tra­dui­sant la des­cente d’Ulysse aux Enfers dans l’Odys­sée d’Homère : on peut voir et par­ler avec les âmes des morts, mais on ne peut pas les tou­cher. Lorsqu’Ulysse se trouve confron­té au fan­tôme de sa mère, il en vient à oublier qu’il n’est pas sa mère : « elle par­lait, mais moi, à force de médi­ter dans mon cœur, je vou­lais prendre l’âme de ma mère morte dans mes bras. Trois fois, je m’élançai ; mon cœur me pous­sait à la tou­cher. Trois fois, entre mes mains, elle fut sem­blable à une ombre ou à un songe envo­lé. La dou­leur deve­nait plus vive dans mon cœur.2 »

Le tou­cher est le sens de la vie. On ne peut pas étreindre une âme dés­in­car­née. En miroir, le res­pect dû à nos morts impose que leurs osse­ments désa­ni­més deviennent intouchables.

Et pour­tant… Nous riions, oui, nous riions de si bon cœur à « l’ambiance sym­pa­thique en face du cime­tière » ! Rire de la mort : éclat de vie qui désa­mor­çait nos ter­reurs ? Décharge conju­ra­toire de tout le corps ? Et la main triom­phante du voi­sin tri­po­tant cet antique crâne, signi­fiait-elle aus­si en réa­li­té, hum­ble­ment, sa propre « vanité » ?

En y réflé­chis­sant dans le bruis­se­ment des feuilles d’olivier, je me prends aujourd’hui à pen­ser que le rire, plus que les larmes, main­tient nos morts vivants en nous. Les larmes nous creusent la perte au corps. Elles nous consument l’âme de leur absence. Mais la petite secousse du rire se remé­mo­rant leurs tra­vers comiques, leurs bons mots et leurs aven­tures cocasses, nous les che­ville au corps et à l’âme, tout vibrants.

Yaya est la seule de mes dis­pa­rus dont la mémoire ne m’a jamais été dou­lou­reuse. Juste après son décès, les pre­miers sou­ve­nirs qui m’avaient assaillie étaient étran­ge­ment ludiques, voire comiques, car tou­jours asso­ciés à la fête. Yaya ado­rait dan­ser, bien man­ger… et « être un peu pom­pette », comme elle disait : « vous ne m’avez pas mise à la table des vieux, j’espère ? ».

Après avoir vu un docu­men­taire sur la vie de la grande cho­ré­graphe amé­ri­caine Anna Hal­prin, aujourd’hui nona­gé­naire, j’avais fait un rêve étrange en sa com­pa­gnie. Nous étions toutes les deux assises sur une souche d’arbre, au milieu d’une forêt tra­ver­sée par un rai de lumière. Et Anna m’avait dit : « it is so simple ! The body is what links us to the spirits ».

Je m’étais réveillée sous le coup de cette révé­la­tion : le corps est ce qui nous relie aux esprits des morts, aux plantes, aux ani­maux, aux autres hommes. Voi­là pour­quoi dan­ser, tou­jours, est une forme de prière, à eux adres­sée : la danse est « the breath made visible ». Voi­là pour­quoi chan­ter, tou­jours, nous recon­necte aux racines du vivant : le chant est l’incarnation du souffle de l’âme. Voi­là pour­quoi le rire est le spasme du corps délié de ses peurs et accueillant la pré­sence inspirée.

  1. Per­ivo­li signi­fie « ver­ger » en grec, ce grand « ter­rain » plan­té d’oliviers et/ou d’orangers que beau­coup de Grecs pos­sèdent à côté de leur maison
  2. Odys­sée, XI, 204 – 222.

Sophie Klimis


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