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Nature, de Baptiste Lanaspeze

Numéro 5 – 2022 - écologie par July Robert

juillet 2022

Nature, c’est le terme choi­si pour le der­nier numé­ro de la riche col­lec­tion « Le mot est faible » des édi­tions Ana­mo­sa qui en ont confié l’écriture au phi­lo­sophe et édi­teur Bap­tiste Lanas­peze. Enga­gé au sein de sa mai­son Wild­pro­ject dont l’un des pro­jets est la récon­ci­lia­tion entre les mondes intel­lec­tuels de la recherche, de l’écriture, de […]

Un livre

Nature, c’est le terme choi­si pour le der­nier numé­ro de la riche col­lec­tion « Le mot est faible » des édi­tions Ana­mo­sa qui en ont confié l’écriture au phi­lo­sophe et édi­teur Bap­tiste Lanas­peze. Enga­gé au sein de sa mai­son Wild­pro­ject dont l’un des pro­jets est la récon­ci­lia­tion entre les mondes intel­lec­tuels de la recherche, de l’écriture, de l’édition et ceux de l’écologie mili­tante, il s’empare ici du mot nature et de cette notion encore trop sou­vent négli­gée par ceux (prin­ci­pa­le­ment des hommes, dit-il) qu’il appelle les « gens auto­ri­sés, tou­jours liés à l’État, dis­po­sant d’un diplôme, d’un man­dat, d’un bre­vet, d’un magis­tère, qui expli­quaient avec une pointe de mépris qu’il n’y avait “pas de nature”, comme s’il s’agissait là d’un point de bien­séance ou de mora­li­té intel­lec­tuelle. Une espèce de pré­re­quis pour être culti­vé, civi­li­sé — humain. »

Sous l’impulsion notam­ment des éco­fé­mi­nistes et des per­sonnes proches des ter­rains de lutte qui, elles, reven­diquent l’usage de la notion de nature en tant qu’entité oppri­mée, il a donc déci­dé de rou­vrir la ques­tion. Il part du pos­tu­lat qu’une socié­té défi­nis­sant sa digni­té par oppo­si­tion à une nature indigne ne peut qu’entrainer ruine et désastre autour d’elle. Jamais, dans l’histoire du monde, une socié­té ne s’était défi­nie par oppo­si­tion à la nature et n’avait consi­dé­ré l’univers comme quelque chose de mort, de mani­pu­lable à sou­hait et pour lequel les êtres humains ne devraient aucun res­pect. Depuis tou­jours, les popu­la­tions ont ren­du grâce à la nature et la socié­té occi­den­tale est ain­si, pour l’auteur, une curio­si­té anthro­po­lo­gique. Le monde est vivant et nous en fai­sons par­tie. For­mu­lé ain­si, cela semble d’une évi­dence gros­sière. Pour­tant, il fait un constat sans appel : « Un régime ali­men­taire déré­glé, un mode de culture de la terre dés­équi­li­bré, la mau­vaise san­té qui en découle : tels sont les indi­ca­teurs impa­rables d’une socié­té humaine malade. […] Peut-être parce qu’il n’est pas tout à fait juste de par­ler de “crise éco­lo­gique” et de “pro­tec­tion de la nature”, ni de “réchauf­fe­ment cli­ma­tique”, de “sixième extinc­tion”, d’“anthropocène” ou d’“effondrement”.

En un sens, toutes ces notions font écran à une réa­li­té plus crue et plus embar­ras­sante : le fait que la “civi­li­sa­tion” moderne est une admi­nis­tra­tion de la mort. » Elle s’échine à appau­vrir les pays du Sud, à empoi­son­ner les gens, à tuer et à piller les sols à coups d’élevage inten­sif, d’industrialisation mas­sive dans ce que l’auteur appelle une « nécro­po­li­tique » qu’il défi­nit comme tech­no­cra­tique affir­mant que dans un « monde libre », c’est à la tech­nique, éclai­rée par la science, qu’il revient d’administrer la mort. Constat anxio­gène s’il en est…

L’être humain a tou­jours coha­bi­té avec les autres êtres vivants, au contact quo­ti­dien avec des plantes, des oiseaux, des mam­mi­fères. La nature est ain­si une réa­li­té sociale et de ce fait, une ques­tion poli­tique. En tant qu’êtres vivants, nous fai­sons par­tie d’un cycle. Être vivant, c’est naitre et mou­rir, mais aus­si man­ger et être man­gé. Pour­tant, comme le dit la phi­lo­sophe et mili­tante éco­fé­mi­niste aus­tra­lienne Val Plum­wood dans son ouvrage L’œil du cro­co­dile, « Notre pers­pec­tive uni­la­té­rale de pré­da­teurs nous conduit au contraire à pen­ser que la chaine ali­men­taire témoigne de la valeur supé­rieure de notre espèce, à tel point que nous essayons de remo­de­ler la réa­li­té de façon à ce qu’elle se conforme à cette vision. Nous nous per­sua­dons ain­si que nous sommes des­ti­nés, en tant qu’humains, à tou­jours occu­per la posi­tion domi­nante […] Si la “viande” que nous sommes ne nous appar­tient pas, alors le pré­da­teur n’est ni un maitre ni un monstre. C’est dans la pers­pec­tive des deux uni­vers que nous devons appré­hen­der la réalité. »

Cor­ro­bo­rant ce pro­pos, Bap­tiste Lanas­peze affirme que pour mesu­rer l’intelligence éco­lo­gique d’une socié­té, il faut ana­ly­ser com­ment elle met en œuvre la ques­tion de l’alimentation.

Pour résu­mer en une phrase sa défi­ni­tion du mot nature et plus glo­ba­le­ment les pen­sées de l’écologie, il défi­nit la nature comme une vaste socié­té de socié­tés. La nature est vivante et le propre du vivant est de faire socié­té. Cette vision nous pro­vient de l’écologue, pri­ma­to­logue et anthro­po­logue Kin­ji Hima­ni­shi qui a été le pre­mier scien­ti­fique à par­ler de cultures ani­males dans les années 1950. Et Bap­tiste Lanas­peze d’aller plus loin en posant que « la nature au sens moderne ne s’oppose pas tant, comme on le dit sou­vent, à la culture, à l’histoire, à la tech­nique, à l’être humain en géné­ral, qu’à l’homme blanc. Le par­tage moderne, au fond, n’est pas nature/culture, ou nature/histoire, ou nature/homme : c’est nature/homme blanc » (l’homme blanc étant ici enten­du comme une réa­li­té cultu­relle et non eth­nique). Pour l’homme blanc, la nature c’est le monde en tant qu’environnement maté­riel dans lequel déployer sa science, sa tech­nique. La nature doit être domes­ti­quée et com­bat­tue, ain­si que tout ce qui est com­plice avec elle, prin­ci­pa­le­ment les femmes et les indi­gènes. Dans son ouvrage, Debo­rah Bird Rose affirme que « Les prin­ci­paux chan­ge­ments éco­lo­giques, dont la plu­part sont cri­tiques, se situent par-delà le par­tage nature/culture. Et notre divi­sion aca­dé­mique entre arts et sciences vient aggra­ver les pro­blèmes déjà cau­sés par ce par­tage binaire, inhi­bant le tra­vail que nous avons à réa­li­ser. Il en va de même pour le clas­se­ment des sys­tèmes de savoirs qui placent la science occi­den­tale au som­met d’une échelle épis­té­mo­lo­gique ; cela nuit à notre capa­ci­té à par­ta­ger la connais­sance au sein de champs com­po­sés de savoirs plu­riels et divers. »

Pour Bap­tiste Lanas­peze, les pen­sées de l’écologie sont intrin­sè­que­ment fémi­nistes et déco­lo­niales. Pour l’homme blanc cou­pé du monde vivant, la mort moderne de la nature passe par la dépos­ses­sion des femmes de la ques­tion de la nais­sance et de la fer­ti­li­té. La lutte éco­lo­giste est éga­le­ment néces­sai­re­ment déco­lo­niale dans la mesure où, nous dit l’auteur, la nature vide et morte des hommes blancs est une jus­ti­fi­ca­tion majeure de la civi­li­sa­tion et de la colo­ni­sa­tion. Si l’on accepte l’idée que la moder­ni­sa­tion passe par la sub­sti­tu­tion des dis­po­si­tifs indus­triels à des faits natu­rels, et que la civi­li­sa­tion doit être une guerre contre la nature où l’homme blanc doit régner, les socié­tés autoch­tones sont « en retard ». Mais Bap­tiste Lanas­peze nous invite, et c’est la conclu­sion réjouis­sante de ce riche pam­phlet, à consi­dé­rer la nature comme une socié­té de corps et d’esprits où les pen­sées de l’écologie s’interposent — avec des femmes, des indi­gènes, des pay­sans, des vivants — dans la guerre entre­prise par l’homme blanc contre elle. Si la nature est autant en nous qu’en dehors de nous, une nature morte est le symp­tôme d’une mala­die de l’âme, alors gué­rir son âme passe par un réta­blis­se­ment du lien vivant entre elle et le monde.

Bap­tiste Lanas­peze nous convie à retrou­ver en nous l’amour spon­ta­né des autres êtres vivants, à être hor­ri­fiés par ce que notre mode d’organisation sociale fait au monde et aux vivants. « Tuer le blanc » en nous, nous dit-il, ce n’est donc pas mou­rir, mais gué­rir, retrou­ver notre âme — et avec elle la moi­tié inté­rieure de l’univers.

July Robert


Auteur

July Robert est autrice et traductrice. Elle est également chroniqueuse littéraire pour divers médias belges. Elle a notamment publié Au nom des femmes. Fémonationalisme : les instrumentalisations racistes du féminisme (traduction de In the Name of Women's Rights de la chercheuse Sara Farris) aux éditions Syllepse en décembre 2021 et Pour une politique écoféministe (traduction de Ecofeminism as Politics de la sociologue Ariel Salleh) aux éditions Wildproject et Le Passager clandestin en mai 2024.