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Nature, de Baptiste Lanaspeze
Nature, c’est le terme choisi pour le dernier numéro de la riche collection « Le mot est faible » des éditions Anamosa qui en ont confié l’écriture au philosophe et éditeur Baptiste Lanaspeze. Engagé au sein de sa maison Wildproject dont l’un des projets est la réconciliation entre les mondes intellectuels de la recherche, de l’écriture, de […]
Nature, c’est le terme choisi pour le dernier numéro de la riche collection « Le mot est faible » des éditions Anamosa qui en ont confié l’écriture au philosophe et éditeur Baptiste Lanaspeze. Engagé au sein de sa maison Wildproject dont l’un des projets est la réconciliation entre les mondes intellectuels de la recherche, de l’écriture, de l’édition et ceux de l’écologie militante, il s’empare ici du mot nature et de cette notion encore trop souvent négligée par ceux (principalement des hommes, dit-il) qu’il appelle les « gens autorisés, toujours liés à l’État, disposant d’un diplôme, d’un mandat, d’un brevet, d’un magistère, qui expliquaient avec une pointe de mépris qu’il n’y avait “pas de nature”, comme s’il s’agissait là d’un point de bienséance ou de moralité intellectuelle. Une espèce de prérequis pour être cultivé, civilisé — humain. »
Sous l’impulsion notamment des écoféministes et des personnes proches des terrains de lutte qui, elles, revendiquent l’usage de la notion de nature en tant qu’entité opprimée, il a donc décidé de rouvrir la question. Il part du postulat qu’une société définissant sa dignité par opposition à une nature indigne ne peut qu’entrainer ruine et désastre autour d’elle. Jamais, dans l’histoire du monde, une société ne s’était définie par opposition à la nature et n’avait considéré l’univers comme quelque chose de mort, de manipulable à souhait et pour lequel les êtres humains ne devraient aucun respect. Depuis toujours, les populations ont rendu grâce à la nature et la société occidentale est ainsi, pour l’auteur, une curiosité anthropologique. Le monde est vivant et nous en faisons partie. Formulé ainsi, cela semble d’une évidence grossière. Pourtant, il fait un constat sans appel : « Un régime alimentaire déréglé, un mode de culture de la terre déséquilibré, la mauvaise santé qui en découle : tels sont les indicateurs imparables d’une société humaine malade. […] Peut-être parce qu’il n’est pas tout à fait juste de parler de “crise écologique” et de “protection de la nature”, ni de “réchauffement climatique”, de “sixième extinction”, d’“anthropocène” ou d’“effondrement”.
En un sens, toutes ces notions font écran à une réalité plus crue et plus embarrassante : le fait que la “civilisation” moderne est une administration de la mort. » Elle s’échine à appauvrir les pays du Sud, à empoisonner les gens, à tuer et à piller les sols à coups d’élevage intensif, d’industrialisation massive dans ce que l’auteur appelle une « nécropolitique » qu’il définit comme technocratique affirmant que dans un « monde libre », c’est à la technique, éclairée par la science, qu’il revient d’administrer la mort. Constat anxiogène s’il en est…
L’être humain a toujours cohabité avec les autres êtres vivants, au contact quotidien avec des plantes, des oiseaux, des mammifères. La nature est ainsi une réalité sociale et de ce fait, une question politique. En tant qu’êtres vivants, nous faisons partie d’un cycle. Être vivant, c’est naitre et mourir, mais aussi manger et être mangé. Pourtant, comme le dit la philosophe et militante écoféministe australienne Val Plumwood dans son ouvrage L’œil du crocodile, « Notre perspective unilatérale de prédateurs nous conduit au contraire à penser que la chaine alimentaire témoigne de la valeur supérieure de notre espèce, à tel point que nous essayons de remodeler la réalité de façon à ce qu’elle se conforme à cette vision. Nous nous persuadons ainsi que nous sommes destinés, en tant qu’humains, à toujours occuper la position dominante […] Si la “viande” que nous sommes ne nous appartient pas, alors le prédateur n’est ni un maitre ni un monstre. C’est dans la perspective des deux univers que nous devons appréhender la réalité. »
Corroborant ce propos, Baptiste Lanaspeze affirme que pour mesurer l’intelligence écologique d’une société, il faut analyser comment elle met en œuvre la question de l’alimentation.
Pour résumer en une phrase sa définition du mot nature et plus globalement les pensées de l’écologie, il définit la nature comme une vaste société de sociétés. La nature est vivante et le propre du vivant est de faire société. Cette vision nous provient de l’écologue, primatologue et anthropologue Kinji Himanishi qui a été le premier scientifique à parler de cultures animales dans les années 1950. Et Baptiste Lanaspeze d’aller plus loin en posant que « la nature au sens moderne ne s’oppose pas tant, comme on le dit souvent, à la culture, à l’histoire, à la technique, à l’être humain en général, qu’à l’homme blanc. Le partage moderne, au fond, n’est pas nature/culture, ou nature/histoire, ou nature/homme : c’est nature/homme blanc » (l’homme blanc étant ici entendu comme une réalité culturelle et non ethnique). Pour l’homme blanc, la nature c’est le monde en tant qu’environnement matériel dans lequel déployer sa science, sa technique. La nature doit être domestiquée et combattue, ainsi que tout ce qui est complice avec elle, principalement les femmes et les indigènes. Dans son ouvrage, Deborah Bird Rose affirme que « Les principaux changements écologiques, dont la plupart sont critiques, se situent par-delà le partage nature/culture. Et notre division académique entre arts et sciences vient aggraver les problèmes déjà causés par ce partage binaire, inhibant le travail que nous avons à réaliser. Il en va de même pour le classement des systèmes de savoirs qui placent la science occidentale au sommet d’une échelle épistémologique ; cela nuit à notre capacité à partager la connaissance au sein de champs composés de savoirs pluriels et divers. »
Pour Baptiste Lanaspeze, les pensées de l’écologie sont intrinsèquement féministes et décoloniales. Pour l’homme blanc coupé du monde vivant, la mort moderne de la nature passe par la dépossession des femmes de la question de la naissance et de la fertilité. La lutte écologiste est également nécessairement décoloniale dans la mesure où, nous dit l’auteur, la nature vide et morte des hommes blancs est une justification majeure de la civilisation et de la colonisation. Si l’on accepte l’idée que la modernisation passe par la substitution des dispositifs industriels à des faits naturels, et que la civilisation doit être une guerre contre la nature où l’homme blanc doit régner, les sociétés autochtones sont « en retard ». Mais Baptiste Lanaspeze nous invite, et c’est la conclusion réjouissante de ce riche pamphlet, à considérer la nature comme une société de corps et d’esprits où les pensées de l’écologie s’interposent — avec des femmes, des indigènes, des paysans, des vivants — dans la guerre entreprise par l’homme blanc contre elle. Si la nature est autant en nous qu’en dehors de nous, une nature morte est le symptôme d’une maladie de l’âme, alors guérir son âme passe par un rétablissement du lien vivant entre elle et le monde.
Baptiste Lanaspeze nous convie à retrouver en nous l’amour spontané des autres êtres vivants, à être horrifiés par ce que notre mode d’organisation sociale fait au monde et aux vivants. « Tuer le blanc » en nous, nous dit-il, ce n’est donc pas mourir, mais guérir, retrouver notre âme — et avec elle la moitié intérieure de l’univers.