Ce site utilise des cookies afin que nous puissions vous fournir la meilleure expérience utilisateur possible. Les informations sur les cookies sont stockées dans votre navigateur et remplissent des fonctions telles que vous reconnaître lorsque vous revenez sur notre site Web et aider notre équipe à comprendre les sections du site que vous trouvez les plus intéressantes et utiles.
Nanotechnologies et risques toxicologiques
Les nanomatériaux et les nanotechnologies ont envahi notre environnement du fait de leurs propriétés particulières qui permettent diverses applications innovantes. Ces mêmes propriétés suscitent toutefois des craintes en matière de santé humaine et d’environnement. Comme pour d’autres technologies nouvelles, un écart manifeste a été enregistré entre l’introduction des nanomatériaux et la prise en compte des risques qu’ils pourraient véhiculer. Quelles sont les spécificités des nanomatériaux qui pourraient nourrir ces risques, comment aborder, gérer et organiser la réponse à ces défis qui surgissent ? L’exemple des nanomatériaux rappelle, une fois de plus, la nécessité d’une gouvernance anticipative qui intègre précocement et de manière conjointe tant les applications que les implications des nouvelles technologies.
Les nanotechnologies incluent la conception, la caractérisation, la production et l’application de structures, dispositifs ou systèmes par le contrôle de la forme et de la taille à une échelle nanométrique, c’est-à-dire comprise entre 1 et 100 nm (1 nm = 1 milliardième de mètre).
Encadré 1 : Un nanomètre c’est vraiment petit !
Les nanotechnologies utilisent des nanomatériaux qui représentent une large gamme d’entités de petite taille, obtenues par la manipulation de la matière au niveau moléculaire ou atomique. Par convention, les nanomatériaux possèdent au moins une dimension géométrique inférieure à 100 nm, et comprennent les nanoparticules (3 dimensions nanométriques), les nanofibres ou nanotubes (2 dimensions nanométriques) et les nanoplaques (une seule dimension nanométrique). L’ensemble de ces nanomatériaux ou nano-objets possèdent des propriétés mécaniques, optiques, électriques ou magnétiques nouvelles ou particulières. Notons que cette définition arbitraire de l’échelle nanométrique basée sur la taille n’est pas entièrement satisfaisante d’un point de vue scientifique car d’autres paramètres, comme la grande surface spécifique, sont à l’origine des propriétés particulières des nanomatériaux. D’un point de vue règlementaire, il n’existe pas non plus de définition unanime des nanomatériaux. Un groupe d’experts avait en 2009 remis un rapport à la Commission européenne concluant qu’il n’existait pas de données scientifiques permettant de définir de manière générale une taille minimale qui serait associée à des propriétés particulières de la matière. Cette difficulté à définir en pratique les nanomatériaux a évidemment un impact direct sur les possibilités d’appliquer une législation, de règlementer et surtout de contrôler en matière de nanomatériaux. La Commission européenne semble s’en tenir, de manière pragmatique, à une définition tenant compte de la taille (inférieure à 100 nm).
Les nanomatériaux possèdent donc des propriétés physicochimiques particulières, telles qu’une surface énorme, des activités catalytiques, ou des propriétés relevant de la physique quantique qui permettent de développer une très large variété d’applications industrielles innovantes. Les nanomatériaux ont déjà envahi à peu près tous les domaines industriels et les articles domestiques. Leur production et commercialisation vont s’accroitre de manière exponentielle au cours des prochaines années. On trouve des nanomatériaux dans de nombreux objets, dont notamment le revêtement du verre pour vitres, les crèmes solaires et cosmétiques, les textiles, peintures, ustensiles de cuisine, chaussettes, les articles alimentaires, le revêtement d’articles ménagers comme des réfrigérateurs ou des lave-linges… On peut également en trouver dans les pièces électroniques telles que, notamment, des diodes utilisées pour certains écrans ou des implants auditifs.
Les nanomatériaux sont aussi à la base de nouveaux médicaments, de produits de contraste pour l’imagerie médicale et le diagnostic ; certains de ceux-ci ont déjà été approuvés par les autorités compétentes pour une utilisation clinique, d’autres sont encore du domaine de la recherche. Les nanomatériaux les plus utilisés dans les produits de consommation sont le nano-argent, les nanotubes de carbone, les oxydes métalliques nanométriques (dioxyde de titane, oxyde de zinc), les nanosilices et l’or nanométrique. En 2010, une enquête du Bureau européen des consommateurs avait identifié 475 produits de consommation identifiables sur internet comme contenant des nanomatériaux, alors que la même enquête réalisée en 2009 n’en relevait que 151 (Beuc 2010). La nécessité d’un cadre règlementaire pour la commercialisation de ces articles de consommation, ainsi qu’une traçabilité des articles et produits contenant des nanomatériaux ont été mises en avant au niveau européen, notamment dans le cadre de la présidence belge en 2010 (www.eutrio.be/pressrelease/regulation-products-containing-nanomaterial-traceability-pre-condition-acceptability).
Souvent, les nanomatériaux sont incorporés dans des produits de taille plus large, tels que des matériaux nano-composite, des revêtements de surface ou des circuits électroniques, et la probabilité d’exposition directe du consommateur est généralement très faible. Cependant, lors de la fabrication, du traitement, du recyclage ou de la dégradation de ces produits, les travailleurs et, éventuellement, le grand public peuvent être exposés à des nanomatériaux. Toutes les voies d’exposition (inhalatoire, digestive, transcutanée, par injection) sont éventuellement envisageables en fonction des scénarios d’exposition. Une évaluation de l’impact possible des nanomatériaux sur la santé humaine ainsi que de leur cycle de vie dans l’environnement est donc nécessaire. On remarque cependant que les développements technologiques pour produire et utiliser des nanomatériaux sont largement supérieurs aux efforts de recherche tentant d’évaluer les impacts en matière de santé et d’environnement. Cela n’est pas particulier aux nanomatériaux et reflète la tendance générale d’une très large proportion du monde industriel à se focaliser sur les applications des découvertes scientifiques sans trop se préoccuper, en temps utile, des implications possibles.
Pensons par exemple aux problématiques liées aux organismes génétiquement modifiés, aux ondes électromagnétiques pour les téléphones portables, etc. Le fossé ainsi créé entre les innovations technologiques et notre capacité d’évaluer les implications sanitaires et environnementales de ces innovations convoque alors une série de défis sociétaux et renvoie à la nécessité d’une gouvernance appropriée. Cette nécessité a généralement été reconnue par les instances règlementaires et les pouvoirs publics ont investi massivement ces dernières années pour lancer des recherches scientifiques relatives aux impacts des nanomatériaux sur la santé et l’environnement. De nombreux laboratoires se sont impliqués dans des projets de recherche de nanotoxicologie parce que des fonds et subsides substantiels sont disponibles. Depuis environ 2005, la nanotoxicologie est ainsi devenue le nouvel Eldorado pour les toxicologues.
On considère généralement que les mêmes propriétés physicochimiques qui rendent les nanomatériaux tellement attractifs pour de nombreux développements et applications industriels, notamment leur petite taille, leur surface spécifique élevée ainsi que leur grande réactivité, constituent des sources d’inquiétude en matière de risques sanitaires ou environnementaux. En effet, l’activité biologique des particules semble augmenter lorsque leur diamètre décroit.
Notre laboratoire a participé depuis plus de dix années à ces efforts de recherche pour étudier les impacts sanitaires possibles des nanomatériaux. Nous avons été parmi les premiers à décrire la toxicité pulmonaire des nanotubes de carbone grâce à un contrat de recherche de la Région wallonne qui, très tôt dès le début des années 2000, avait bien perçu l’importance d’inclure une évaluation des implications de ces nouvelles technologies. Nous avons également coordonné un programme de recherche interuniversitaire financé par le ministère de la Politique scientifique belge qui a contribué à préciser les paramètres physicochimiques des nanomatériaux importants pour leur toxicité. Nous n’aborderons pas ici les aspects pointus de nanotoxicologie mais, sur la base de notre expérience, nous proposons et tenterons de développer quatre axes de réflexion alimentés au cours des interactions que nous avons entretenues avec plusieurs interlocuteurs, nos collègues, les pouvoirs publics et le public au sens large. Nous aborderons successivement la nécessité de bien définir ce que l’on entend par toxicité unique des nanomatériaux, la différence fondamentale entre une utilisation sans risques des nanomatériaux et des « nanomatériaux sans risques », la question de la gestion des programmes de recherche des risques émergents comme les nanomatériaux, et enfin, la problématique de la gouvernance anticipative.
Que faut-il entendre par toxicité unique des nanomatériaux ?
Comme déjà brièvement évoqué plus haut, à l’échelle nanométrique, la matière possède des propriétés physicochimiques dites nouvelles, différentes des propriétés de la matière à l’échelle supra-nanométrique. Parmi les exemples les plus communément évoqués, on cite l’or, habituellement jaune et très stable chimiquement qui, à l’échelle nanométrique, prend différentes couleurs selon la taille des nanoparticules et est très réactionnel, au point d’être utilisé pour des réactions de catalyse chimique. Un parallèle est fait pour les propriétés toxiques, et l’on lit souvent que les nanomatériaux possèdent des propriétés toxiques différentes, uniques, nouvelles, particulières, ou encore spécifiques. Il est très important que les scientifiques communiquent correctement sur ce point car un défaut ou une mauvaise communication à ce sujet peut engendrer de la confusion, voire des représentations et craintes abusives dans le public et les pouvoirs publics.
Que faut-il entendre par ces adjectifs qui qualifient la toxicité des nanomatériaux ? S’agit-il de manifestations toxiques d’un type nouveau, dont on n’avait pas connaissance jusqu’à présent, émergeant de l’échelle nanométrique ? Si tel était le cas, on comprendrait qu’il soit alors difficile d’appréhender cette toxicité, de la mesurer, de la prédire ou la prévenir, puisque l’on s’adresserait à des phénomènes inconnus. On pourrait alors craindre que la perception qu’aurait le public de ce risque serait, à juste titre, particulièrement négative devant cette nouveauté imperceptible et non gérable. Cette idée d’une toxicité d’un nouveau type a pénétré, à des degrés divers, les messages véhiculés dans les médias, y compris, parfois, par les industriels impliqués dans les nanotechnologies. Cela entretient l’idée que les outils manquent pour évaluer cette nouvelle forme de toxicité associée aux nanomatériaux. Les pouvoirs publics ont alors essayé de combler ce défaut de connaissance en finançant massivement des programmes de recherche pour développer des outils, des tests appropriés pour évaluer la toxicité des nanomatériaux. Cependant, cette première hypothèse, brossée ici de manière caricaturale, ne semble pas correcte. En effet, nous ne disposons pas à l’heure actuelle de données suggérant que des nanomatériaux soient responsables d’effets toxiques jusqu’ici inconnus. Comment pourrions-nous d’ailleurs reconnaitre ces effets s’ils sont inconnus, sinon de manière accidentelle, fortuite ?
S’agit-il plutôt d’une toxicité qualitativement différente (s’exerçant sur d’autres organes ou par des mécanismes différents) de celle causée par la même matière à l’échelle supra-nanométrique ? Cette hypothèse paraît plus correcte, notamment en raison de la très petite taille des nanomatériaux qui modifie leur capacité à se distribuer dans l’organisme et la cellule. Ainsi, la taille de certaines nanoparticules leur permet d’être transportées dans le cerveau, notamment au travers de l’épithélium olfactif, suggérant (ce n’est pas actuellement démontré) qu’elles puissent être responsables de troubles neurologiques centraux. Dans ce cas de figure, les toxicologues ne sont pas confrontés à l’inconnu et il leur « suffit » de rechercher des manifestations toxiques impliquant d’autres organes voire d’autres mécanismes d’action que ceux identifiés pour la même matière à l’échelle supra-nanométrique. Les outils sont disponibles, il faut modifier le champ d’observation et éventuellement adapter les outils aux propriétés des nanomatériaux.
Plus simplement encore, il pourrait s’agir des mêmes phénomènes de toxicité que pour la matière supra-nanométrique amplifiés quantitativement. Cette hypothèse est également plausible, notamment parce que, pour les matériaux de faible solubilité, nous savons que les phénomènes de toxicité se déroulent au niveau de l’interface solide-milieu biologique. Dans le cas des nanomatériaux, la surface de nanoparticules étant bien plus grande pour une même masse, il est logique de considérer (cela a été observé et validé expérimentalement) que l’ampleur des phénomènes soit amplifiée sans toutefois en modifier la nature. Par exemple, les nanoparticules de dioxyde de titane engendrent une réaction inflammatoire dans les poumons plus intense que les mêmes particules de dimension micrométrique. Nous sommes donc parfaitement à même d’évaluer ces manifestations, sous réserve que l’on adapte les tests disponibles pour tenir compte des pièges expérimentaux dans lesquels les nanomatériaux entrainent beaucoup d’investigateurs, notamment en raison de leur très grande réactivité. Mais cela n’est pas particulier à la nanotoxicologie. Il est, en effet, toujours nécessaire de s’entourer d’un certain nombre de vérifications essentielles, que l’on travaille avec des nanomatériaux ou d’autres substances chimiques plus habituelles. L’expérience des dernières années en nanotoxicologie a amplement rapporté de multiples exemples d’interactions des nanomatériaux avec les systèmes de mesure utilisés en toxicologie (par exemple l’inactivation d’une enzyme utilisée comme marqueur de toxicité qui peut faire croire, à tort, à l’absence de toxicité).
Cela nous rappelle qu’en sciences expérimentales, il faut rester vigilant à vérifier et confirmer les observations, mais il n’y a rien de spécifique ici aux nanoparticules qui justifierait un traitement ou des procédures particulières. On peut donc conclure que les nanomatériaux possèdent une toxicité différente de la matière à l’échelle supra-nanométrique ; les manifestations de cette toxicité peuvent, dans une large mesure, être étudiées expérimentalement avec les méthodes habituelles de la toxicologie moyennant quelques précautions et adaptations méthodologiques.
En outre, il faut souligner que le toxicologue qui s’intéresse aux nanomatériaux ne pénètre pas vraiment en terra incognita. Il existe déjà un solide corpus de connaissances pour des entités apparentées que sont les particules ultrafines issues des processus de combustion, anthropogéniques ou naturels (encadré 2). Ces particules ultrafines qui s’accumulent dans l’atmosphère notamment lorsque les conditions météorologiques sont défavorables sont associées à une augmentation du risque de maladies cardiovasculaires, respiratoires et de certains cancers. On peut donc logiquement suspecter, même si leur composition chimique diffère significativement, que les nanomatériaux et les particules ultrafines partagent certaines cibles toxicologiques. Les conditions, les niveaux et voies d’exposition ne sont cependant pas nécessairement extrapolables. Il n’est par exemple pas certain que l’ensemble d’une population urbaine soit soumis, de manière aigüe ou chronique, à des nanomatériaux manufacturés comme c’est le cas pour les particules ultrafines.
Encadré 2 : Particules ultrafines et nanomatériaux manufacturés
Utilisation sans risque plutôt que nanomatériaux sans risque
Nous l’avons vu plus haut, les nanomatériaux et les nanotechnologies génèrent des inquiétudes au sein du grand public en raison de leurs impacts possibles sur la santé humaine ou l’environnement. Cette préoccupation est relayée notamment par les pouvoirs politiques que l’on entend souvent mettre en avant la nécessité de légiférer pour assurer un étiquetage des articles et produits contenant des nanomatériaux, une traçabilité des nanomatériaux, ou encore un inventaire de ceux-ci. Une telle démarche semble impliquer que le caractère nanométrique signifie automatiquement, de manière suffisante, un caractère dangereux. Cela est loin d’être démontré scientifiquement, tous les nanomatériaux ne sont pas identiques et n’interagissent pas de la même manière avec le matériel vivant. Plus fondamentalement, il faut insister sur le fait que le caractère dangereux, toxique, délétère éventuel d’un nanomatériau ne suffit pas à en faire un objet de préoccupation.
Rappelons ici la différence fondamentale entre le danger et le risque d’un agent qu’il soit chimique, physique ou biologique. Le danger est la capacité, intrinsèque d’un agent, à provoquer des effets délétères ; il n’est pas maitrisable sauf à bannir totalement toute utilisation de cet agent. Le caractère dangereux (d’un nanomatériau) n’est donc pas une dimension très utile pour gérer les questions sanitaires ou environnementales. Concrètement, cela signifie qu’il n’y a guère de sens à tenter de définir le caractère toxique d’un nanomatériau car, en réalité, tous les nanomatériaux sont toxiques pour autant que la dose d’exposition soit suffisamment élevée. Il est en revanche possible de parler de nanomatériaux de faible ou grande toxicité selon que la dose nécessaire pour produire des effets délétères soit grande ou petite. L’activité des (nano)toxicologues n’a donc pas pour objectif de tenter d’identifier les nanomatériaux qui seraient dangereux ; leur préoccupation est d’identifier les effets délétères possibles, d’en comprendre les mécanismes d’action, et surtout de définir les niveaux de dose nécessaires pour induire ces effets toxiques. Cette dernière information est capitale pour aborder la notion de risque.
Le risque est la probabilité que des effets délétères, toxiques se produisent en fonction de circonstances données, notamment du niveau d’exposition et de la sensibilité de la population cible considérée. Le risque est maitrisable car il est possible de contrôler, grâce à des mesures de prévention et de protection, les niveaux d’exposition et donc de réduire la probabilité de survenue d’effets délétères, toxiques. Il est donc essentiel de bien réaliser que nous devons viser une utilisation des nanomatériaux qui minimise autant que possible les risques (safe use), plutôt que des matériaux sans risques. La définition de la limite minimale de ce qui est acceptable, tolérable comme seuil de risque est évidemment importante et particulièrement délicate à établir, mais cette question dépasse probablement le cadre de cet article. Le paradigme recherchant une utilisation en sécurité des nanomatériaux s’intègre parfaitement dans la philosophie du règlement européen Reach dont l’objet est justement de veiller à ce que les industriels, les producteurs ou les importateurs de substances chimiques puissent proposer des conditions d’utilisation des substances qui garantissent une maitrise adéquate des risques pour la santé et l’environnement.
Cette question de la différence fondamentale entre le risque et le danger n’est évidemment pas particulière aux nanomatériaux, mais doit être rappelée lors de chaque débat qui convoque les notions de toxicité car il s’agit, dans notre expérience, d’une source majeure de confusion, de mauvaise compréhension réciproque entre les scientifiques et le public, voire d’un défaut de confiance réciproque. Le public ne comprend pas toujours pourquoi les industriels ne sont pas en mesure de proposer des nanomatériaux sans risque, et les scientifiques sont parfois contrariés de constater des prises de position uniquement basées sur le caractère dangereux sans tenir compte du risque, et donc des niveaux d’exposition concernés.
Le danger et les risques
Encadré 3 : La tronçonneuse est un objet dangereux. La réponse n’est pas de bannir les tronçonneuses, mais de s’assurer de conditions d’utilisation qui maitrisent les risques.
La recherche sur les risques sanitaires des nanomatériaux
Nous venons de le voir, les préoccupations et inquiétudes du public et des autorités vis-à-vis de l’introduction des nanotechnologies et nanomatériaux ont stimulé l’éclosion de programmes de recherche consacrés aux aspects « santé et sécurité » (Health and Safety) des nanomatériaux. Cette réaction était notamment motivée par le souci des autorités publiques de ne pas répéter l’expérience désastreuse de dossiers tels que celui des OGM, dont le bannissement au niveau européen s’est finalement révélé la seule possibilité de gestion encore envisageable faute d’avoir pu alimenter le débat par des arguments scientifiques solides en temps opportun. Les autorités ont compris que l’acceptation des nanotechnologies par le public était largement dépendante de la prise en compte précoce des implications en termes de santé et d’environnement. Ce faisant, les autorités se rapprochaient ainsi, avec toutefois un certain retard, du concept de développement durable.
Au niveau européen, le septième programme cadre de recherche (FP7, 2007 – 2013) consacre un budget de l’ordre de 3.500 millions d’euros à la recherche sur les nanomatériaux et les nanotechnologies, dont moins de 150 millions d’euros (moins de 5%) sont consacrés aux aspects « santé et sécurité ». Même si ce dernier montant reste faible relativement au budget total, il constitue un effort de financement majeur à l’échelle européenne. Il convient d’y ajouter les financements de nombreux programmes de recherche nationaux (fort discrets au niveau fédéral en Belgique) ou régionaux qui amplifient encore très significativement l’effort. Les chiffres totaux ne sont pas disponibles à l’échelle de la totalité européenne, mais il n’est probablement pas exagéré d’envisager un budget public de 300 millions d’euros pour la période considérée, soit environ 42 millions d’euros par an. Pour fixer les idées, cette somme représente plus du quart du budget annuel du FNRS-FRS en Communauté française de Belgique. Aux États-Unis et en Asie (principalement au Japon, en Corée et en Chine), des efforts similaires ont été consentis pour aborder la problématique des implications sanitaires et environnementales des nanotechnologies.
Malgré ces efforts de financement très significatifs, il faut reconnaitre que les résultats scientifiques restent relativement timides et ne rencontrent pas toutes les attentes des pouvoirs publics qui, en Europe comme ailleurs, n’y retrouvent probablement pas leur investissement. On ne peut certainement pas prétendre que la recherche financée par les pouvoirs publics ait, au cours des dix dernières années grandement amélioré nos capacités à évaluer ou gérer les risques liés aux nanomatériaux.
Les raisons de ce faible rendement sont probablement multiples et complexes. Il faut certainement considérer qu’il s’agit d’une problématique elle aussi complexe, multidisciplinaire et difficile, et surtout il faut reconnaitre que, d’une manière générale, il ne suffit pas de financer des axes de recherche pour qu’émergent nécessairement des résultats directement utiles. Cette réflexion en convoque évidemment une autre plus générale, et qui dépasse le cadre de cette publication, sur la dimension utilitariste directe de la recherche, l’illusion des pouvoirs publics de pouvoir impliquer des chercheurs autour d’une problématique qui doit trouver rapidement une solution concrète.
Plus spécifiquement, dans le domaine de la nanotoxicologie, on note que cette politique a engendré certaines dérives. En effet, grâce à (ou plutôt à cause de) ces sources relativement abondantes de financement, de très nombreux groupes de recherche se sont tournés vers ce nouvel Eldorado que constitue la nanotoxicologie, sans toujours avoir les compétences multidisciplinaires nécessaires. Il faut en effet pouvoir allier de solides compétences de physico-chimie des matériaux et de biologie pour bien maitriser les problématiques de nanotoxicologie, et tous les investigateurs n’ont pas toujours eu le bonheur de s’entourer des compétences minimales.
Parmi les très nombreuses publications scientifiques parues en nanotoxicologie (on en recense près de mille-deux-cents actuellement sur PubMed), peu sont réellement utiles pour évaluer ou gérer les risques sanitaires des nanomatériaux. Une réflexion est actuellement en cours, notamment au niveau européen (FP7) pour examiner comment il serait possible de mieux organiser les programmes prochains en matière de « santé et sécurité » des nanomatériaux. Il n’existe probablement pas de réponse immédiatement appropriée à ce questionnement, mais plusieurs pistes peuvent être évoquées. La première nous ramène au premier point abordé dans cet article qui concerne le caractère unique de la toxicité des nanomatériaux. Nous savons aujourd’hui qu’il n’est probablement pas nécessaire de réinventer un nouveau cadre et de nouvelles méthodologies et outils toxicologiques pour étudier la toxicité des nanomatériaux. À l’origine, les programmes de recherche étaient fortement orientés vers le développement de nouveaux outils appropriés ; nous savons actuellement, grâce à ces dix dernières années de recherche, que ce n’est probablement pas nécessaire. Il est plus nécessaire de mettre en place une organisation de la recherche plutôt que de développer de nouveaux outils. Il est en effet très difficile de dégager une idée claire de la toxicité des principaux nanomatériaux étudiés jusqu’à présent (à l’exception partielle des nanotubes de carbone), principalement parce que les échantillons étudiés par les différents chercheurs sont presque tous différents, et les protocoles expérimentaux varient largement entre les laboratoires. Il y a donc un urgent besoin de cohérence et d’homogénéité dans l’organisation de la recherche en nanotoxicologie. Les chercheurs sont probablement les premiers responsables de cette dérive, car, par tradition ou par opportunité stratégique, ils sont intrinsèquement individualistes et réfractaires à presque toute forme de standardisation.
La gouvernance anticipative
Les nanomatériaux sont donc déjà présents dans un grand nombre d’applications industrielles et de produits de consommation, sans qu’une évaluation des risques ait démontré qu’ils puissent être utilisés dans des conditions qui ne mettent pas en péril la santé publique ou l’environnement. Ce constat n’est pas propre aux nanotechnologies, pensons par exemple à la question des effets néfastes potentiels des ondes électromagnétiques des téléphones portables (GSM) qui n’a été abordée qu’une fois le marché inondé de ces articles. Il semble donc souvent exister un retard entre la phase d’exploitation des applications et le souci d’évaluer les implications d’une technologie nouvelle. Dans le domaine des nanomatériaux, l’exemple le plus manifeste est celui des nanotubes de carbone qui sont déjà produits à raison de plusieurs milliers de tonnes au niveau mondial et utilisés dans une vaste gamme d’applications industrielles. Plusieurs études scientifiques ont évoqué la possibilité que ces matériaux possèdent des propriétés biologiques similaires à l’amiante, notamment en termes d’activité cancérogène (mésothéliomes). Plusieurs voix se sont élevées pour poursuivre cette comparaison et demander combien de temps il sera encore nécessaire avant de bannir ces matériaux comme cela a été fait pour l’amiante. On a, en effet, dû déplorer un délai de plusieurs dizaines d’années (certains exagèrent en citant le chiffre de cent ans) entre les premiers signaux d’alerte évoquant le caractère cancérogène de l’amiante et le moment où des mesures de bannissement de ce matériau ont été prises. D’aucuns se demandent s’il faudra attendre aussi longtemps avant que le risque que constituent peut-être les nanotubes de carbone soit correctement géré (encadré 4).
Encadré 4 : Les premiers cas de maladies liées à l’amiante ont été rapportés en 1930 et le bannissement de son utilisation date des années 1980 – 1990 en Europe. Les nanotubes de carbone ont été redécouverts par Sumio Iijima au Japon en 1991, les premières études toxicologiques faisant état d’un risque pour la santé ont été publiées en 1998 ; en 2009, on enregistre les premières études suggérant une similitude avec l’amiante en termes de risque cancérogène (Tagaki et collaborateurs, Poland et collaborateurs).
Il faut reconnaitre pour être de bon compte que le parallélisme entre ces deux situations n’est pas total vu que les conditions actuelles d’exposition aux nanotubes de carbone, si tant est qu’il existe une exposition, ne sont en rien comparables avec les conditions d’exposition aux fibres d’amiante au siècle passé (encadré 4). Cet exemple évoque la question de la gouvernance anticipative par rapport aux nouvelles technologies et aux risques émergents. Le principe de précaution est souvent évoqué, notamment par les décideurs politiques, pour se mettre à l’abri de la critique. Encore faut-il s’entendre sur la signification que l’on donne à ce principe de précaution. Pour beaucoup d’interlocuteurs, le principe de précaution semble signifier « ne prendre aucun risque » tout simplement, et son application se résume à interdire, bannir ce dont on a peur. Il est vrai qu’il existe une très large variété de définitions du principe de précaution, et qu’il fait l’objet de débats éthiques et juridiques intenses qui dépassent le cadre de cet article. Le principe de précaution constitue une balise extrêmement utile pour la gestion des risques en permettant de concilier le progrès technologique avec une maitrise raisonnée des risques, mais une de ses limites principales réside dans le fait qu’il s’applique généralement après que les technologies aient été développées et diffusées.
Il serait encore plus intéressant de se placer dans une perspective où l’on aborderait simultanément, dès le début du développement, les applications (les bénéfices attendus) et les implications (les risques) d’une technologie, d’un nouveau produit. En pratique, lorsque des chercheurs déposent une demande de brevet pour protéger une invention, il leur est demandé de décrire les aspects applicatifs de l’invention. Nous pourrions envisager d’élargir le champ des informations à fournir lors d’une demande de dépôt de brevet aux implications du procédé, du nouveau produit, notamment en fournissant une analyse des implications et des perspectives de maitrise de ces risques. Cela constituerait une révolution culturelle majeure dans les milieux technologiques où les ingénieurs ne sont que peu formés à appréhender les implications d’une activité, d’un procédé, d’une nouvelle substance. Une approche parallèle des applications et implications existe déjà depuis très longtemps dans l’industrie pharmaceutique où la nécessité d’évaluer les effets néfastes (appelés ici secondaires) d’une nouvelle thérapie fait partie intégrante du dossier de développement, les toxicologues exerçant dans l’industrie pharmaceutique sont impliqués très tôt dans le trajet d’une nouvelle molécule. Toutes les pratiques de l’industrie pharmaceutiques ne sont évidemment pas exemptes de critique, mais cet abord précoce et conjoint des implications avec les applications devrait servir de modèle pour inspirer une nouvelle politique de gestion des risques qui nous fait actuellement défaut en matière de nanotechnologie.