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Nanotechnologies et risques toxicologiques

Numéro 11 Novembre 2011 par Dominique Lison

octobre 2011

Les nano­ma­té­riaux et les nano­tech­no­lo­gies ont enva­hi notre envi­ron­ne­ment du fait de leurs pro­prié­tés par­ti­cu­lières qui per­mettent diverses appli­ca­tions inno­vantes. Ces mêmes pro­prié­tés sus­citent tou­te­fois des craintes en matière de san­té humaine et d’en­vi­ron­ne­ment. Comme pour d’autres tech­no­lo­gies nou­velles, un écart mani­feste a été enre­gis­tré entre l’in­tro­duc­tion des nano­ma­té­riaux et la prise en compte des risques qu’ils pour­raient véhi­cu­ler. Quelles sont les spé­ci­fi­ci­tés des nano­ma­té­riaux qui pour­raient nour­rir ces risques, com­ment abor­der, gérer et orga­ni­ser la réponse à ces défis qui sur­gissent ? L’exemple des nano­ma­té­riaux rap­pelle, une fois de plus, la néces­si­té d’une gou­ver­nance anti­ci­pa­tive qui intègre pré­co­ce­ment et de manière conjointe tant les appli­ca­tions que les impli­ca­tions des nou­velles technologies.

Dossier

Les nano­tech­no­lo­gies incluent la concep­tion, la carac­té­ri­sa­tion, la pro­duc­tion et l’application de struc­tures, dis­po­si­tifs ou sys­tèmes par le contrôle de la forme et de la taille à une échelle nano­mé­trique, c’est-à-dire com­prise entre 1 et 100 nm (1 nm = 1 mil­liar­dième de mètre).

Enca­dré 1 : Un nano­mètre c’est vrai­ment petit !
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Les nano­tech­no­lo­gies uti­lisent des nano­ma­té­riaux qui repré­sentent une large gamme d’entités de petite taille, obte­nues par la mani­pu­la­tion de la matière au niveau molé­cu­laire ou ato­mique. Par conven­tion, les nano­ma­té­riaux pos­sèdent au moins une dimen­sion géo­mé­trique infé­rieure à 100 nm, et com­prennent les nano­par­ti­cules (3 dimen­sions nano­mé­triques), les nano­fibres ou nano­tubes (2 dimen­sions nano­mé­triques) et les nano­plaques (une seule dimen­sion nano­mé­trique). L’ensemble de ces nano­ma­té­riaux ou nano-objets pos­sèdent des pro­prié­tés méca­niques, optiques, élec­triques ou magné­tiques nou­velles ou par­ti­cu­lières. Notons que cette défi­ni­tion arbi­traire de l’échelle nano­mé­trique basée sur la taille n’est pas entiè­re­ment satis­fai­sante d’un point de vue scien­ti­fique car d’autres para­mètres, comme la grande sur­face spé­ci­fique, sont à l’origine des pro­prié­tés par­ti­cu­lières des nano­ma­té­riaux. D’un point de vue règle­men­taire, il n’existe pas non plus de défi­ni­tion una­nime des nano­ma­té­riaux. Un groupe d’experts avait en 2009 remis un rap­port à la Com­mis­sion euro­péenne concluant qu’il n’existait pas de don­nées scien­ti­fiques per­met­tant de défi­nir de manière géné­rale une taille mini­male qui serait asso­ciée à des pro­prié­tés par­ti­cu­lières de la matière. Cette dif­fi­cul­té à défi­nir en pra­tique les nano­ma­té­riaux a évi­dem­ment un impact direct sur les pos­si­bi­li­tés d’appliquer une légis­la­tion, de règle­men­ter et sur­tout de contrô­ler en matière de nano­ma­té­riaux. La Com­mis­sion euro­péenne semble s’en tenir, de manière prag­ma­tique, à une défi­ni­tion tenant compte de la taille (infé­rieure à 100 nm).

Les nano­ma­té­riaux pos­sèdent donc des pro­prié­tés phy­si­co­chi­miques par­ti­cu­lières, telles qu’une sur­face énorme, des acti­vi­tés cata­ly­tiques, ou des pro­prié­tés rele­vant de la phy­sique quan­tique qui per­mettent de déve­lop­per une très large varié­té d’applications indus­trielles inno­vantes. Les nano­ma­té­riaux ont déjà enva­hi à peu près tous les domaines indus­triels et les articles domes­tiques. Leur pro­duc­tion et com­mer­cia­li­sa­tion vont s’accroitre de manière expo­nen­tielle au cours des pro­chaines années. On trouve des nano­ma­té­riaux dans de nom­breux objets, dont notam­ment le revê­te­ment du verre pour vitres, les crèmes solaires et cos­mé­tiques, les tex­tiles, pein­tures, usten­siles de cui­sine, chaus­settes, les articles ali­men­taires, le revê­te­ment d’articles ména­gers comme des réfri­gé­ra­teurs ou des lave-linges… On peut éga­le­ment en trou­ver dans les pièces élec­tro­niques telles que, notam­ment, des diodes uti­li­sées pour cer­tains écrans ou des implants auditifs.

Les nano­ma­té­riaux sont aus­si à la base de nou­veaux médi­ca­ments, de pro­duits de contraste pour l’imagerie médi­cale et le diag­nos­tic ; cer­tains de ceux-ci ont déjà été approu­vés par les auto­ri­tés com­pé­tentes pour une uti­li­sa­tion cli­nique, d’autres sont encore du domaine de la recherche. Les nano­ma­té­riaux les plus uti­li­sés dans les pro­duits de consom­ma­tion sont le nano-argent, les nano­tubes de car­bone, les oxydes métal­liques nano­mé­triques (dioxyde de titane, oxyde de zinc), les nano­si­lices et l’or nano­mé­trique. En 2010, une enquête du Bureau euro­péen des consom­ma­teurs avait iden­ti­fié 475 pro­duits de consom­ma­tion iden­ti­fiables sur inter­net comme conte­nant des nano­ma­té­riaux, alors que la même enquête réa­li­sée en 2009 n’en rele­vait que 151 (Beuc 2010). La néces­si­té d’un cadre règle­men­taire pour la com­mer­cia­li­sa­tion de ces articles de consom­ma­tion, ain­si qu’une tra­ça­bi­li­té des articles et pro­duits conte­nant des nano­ma­té­riaux ont été mises en avant au niveau euro­péen, notam­ment dans le cadre de la pré­si­dence belge en 2010 (www.eutrio.be/pressrelease/regulation-products-containing-nanomaterial-traceability-pre-condition-acceptability).

Sou­vent, les nano­ma­té­riaux sont incor­po­rés dans des pro­duits de taille plus large, tels que des maté­riaux nano-com­po­site, des revê­te­ments de sur­face ou des cir­cuits élec­tro­niques, et la pro­ba­bi­li­té d’exposition directe du consom­ma­teur est géné­ra­le­ment très faible. Cepen­dant, lors de la fabri­ca­tion, du trai­te­ment, du recy­clage ou de la dégra­da­tion de ces pro­duits, les tra­vailleurs et, éven­tuel­le­ment, le grand public peuvent être expo­sés à des nano­ma­té­riaux. Toutes les voies d’exposition (inha­la­toire, diges­tive, trans­cu­ta­née, par injec­tion) sont éven­tuel­le­ment envi­sa­geables en fonc­tion des scé­na­rios d’exposition. Une éva­lua­tion de l’impact pos­sible des nano­ma­té­riaux sur la san­té humaine ain­si que de leur cycle de vie dans l’environnement est donc néces­saire. On remarque cepen­dant que les déve­lop­pe­ments tech­no­lo­giques pour pro­duire et uti­li­ser des nano­ma­té­riaux sont lar­ge­ment supé­rieurs aux efforts de recherche ten­tant d’évaluer les impacts en matière de san­té et d’environnement. Cela n’est pas par­ti­cu­lier aux nano­ma­té­riaux et reflète la ten­dance géné­rale d’une très large pro­por­tion du monde indus­triel à se foca­li­ser sur les appli­ca­tions des décou­vertes scien­ti­fiques sans trop se pré­oc­cu­per, en temps utile, des impli­ca­tions possibles.

Pen­sons par exemple aux pro­blé­ma­tiques liées aux orga­nismes géné­ti­que­ment modi­fiés, aux ondes élec­tro­ma­gné­tiques pour les télé­phones por­tables, etc. Le fos­sé ain­si créé entre les inno­va­tions tech­no­lo­giques et notre capa­ci­té d’évaluer les impli­ca­tions sani­taires et envi­ron­ne­men­tales de ces inno­va­tions convoque alors une série de défis socié­taux et ren­voie à la néces­si­té d’une gou­ver­nance appro­priée. Cette néces­si­té a géné­ra­le­ment été recon­nue par les ins­tances règle­men­taires et les pou­voirs publics ont inves­ti mas­si­ve­ment ces der­nières années pour lan­cer des recherches scien­ti­fiques rela­tives aux impacts des nano­ma­té­riaux sur la san­té et l’environnement. De nom­breux labo­ra­toires se sont impli­qués dans des pro­jets de recherche de nano­toxi­co­lo­gie parce que des fonds et sub­sides sub­stan­tiels sont dis­po­nibles. Depuis envi­ron 2005, la nano­toxi­co­lo­gie est ain­si deve­nue le nou­vel Eldo­ra­do pour les toxicologues.

On consi­dère géné­ra­le­ment que les mêmes pro­prié­tés phy­si­co­chi­miques qui rendent les nano­ma­té­riaux tel­le­ment attrac­tifs pour de nom­breux déve­lop­pe­ments et appli­ca­tions indus­triels, notam­ment leur petite taille, leur sur­face spé­ci­fique éle­vée ain­si que leur grande réac­ti­vi­té, consti­tuent des sources d’inquiétude en matière de risques sani­taires ou envi­ron­ne­men­taux. En effet, l’activité bio­lo­gique des par­ti­cules semble aug­men­ter lorsque leur dia­mètre décroit.

Notre labo­ra­toire a par­ti­ci­pé depuis plus de dix années à ces efforts de recherche pour étu­dier les impacts sani­taires pos­sibles des nano­ma­té­riaux. Nous avons été par­mi les pre­miers à décrire la toxi­ci­té pul­mo­naire des nano­tubes de car­bone grâce à un contrat de recherche de la Région wal­lonne qui, très tôt dès le début des années 2000, avait bien per­çu l’importance d’inclure une éva­lua­tion des impli­ca­tions de ces nou­velles tech­no­lo­gies. Nous avons éga­le­ment coor­don­né un pro­gramme de recherche inter­uni­ver­si­taire finan­cé par le minis­tère de la Poli­tique scien­ti­fique belge qui a contri­bué à pré­ci­ser les para­mètres phy­si­co­chi­miques des nano­ma­té­riaux impor­tants pour leur toxi­ci­té. Nous n’aborderons pas ici les aspects poin­tus de nano­toxi­co­lo­gie mais, sur la base de notre expé­rience, nous pro­po­sons et ten­te­rons de déve­lop­per quatre axes de réflexion ali­men­tés au cours des inter­ac­tions que nous avons entre­te­nues avec plu­sieurs inter­lo­cu­teurs, nos col­lègues, les pou­voirs publics et le public au sens large. Nous abor­de­rons suc­ces­si­ve­ment la néces­si­té de bien défi­nir ce que l’on entend par toxi­ci­té unique des nano­ma­té­riaux, la dif­fé­rence fon­da­men­tale entre une uti­li­sa­tion sans risques des nano­ma­té­riaux et des « nano­ma­té­riaux sans risques », la ques­tion de la ges­tion des pro­grammes de recherche des risques émer­gents comme les nano­ma­té­riaux, et enfin, la pro­blé­ma­tique de la gou­ver­nance anticipative.

Que faut-il entendre par toxicité unique des nanomatériaux ?

Comme déjà briè­ve­ment évo­qué plus haut, à l’échelle nano­mé­trique, la matière pos­sède des pro­prié­tés phy­si­co­chi­miques dites nou­velles, dif­fé­rentes des pro­prié­tés de la matière à l’échelle supra-nano­mé­trique. Par­mi les exemples les plus com­mu­né­ment évo­qués, on cite l’or, habi­tuel­le­ment jaune et très stable chi­mi­que­ment qui, à l’échelle nano­mé­trique, prend dif­fé­rentes cou­leurs selon la taille des nano­par­ti­cules et est très réac­tion­nel, au point d’être uti­li­sé pour des réac­tions de cata­lyse chi­mique. Un paral­lèle est fait pour les pro­prié­tés toxiques, et l’on lit sou­vent que les nano­ma­té­riaux pos­sèdent des pro­prié­tés toxiques dif­fé­rentes, uniques, nou­velles, par­ti­cu­lières, ou encore spé­ci­fiques. Il est très impor­tant que les scien­ti­fiques com­mu­niquent cor­rec­te­ment sur ce point car un défaut ou une mau­vaise com­mu­ni­ca­tion à ce sujet peut engen­drer de la confu­sion, voire des repré­sen­ta­tions et craintes abu­sives dans le public et les pou­voirs publics.

Que faut-il entendre par ces adjec­tifs qui qua­li­fient la toxi­ci­té des nano­ma­té­riaux ? S’agit-il de mani­fes­ta­tions toxiques d’un type nou­veau, dont on n’avait pas connais­sance jusqu’à pré­sent, émer­geant de l’échelle nano­mé­trique ? Si tel était le cas, on com­pren­drait qu’il soit alors dif­fi­cile d’appréhender cette toxi­ci­té, de la mesu­rer, de la pré­dire ou la pré­ve­nir, puisque l’on s’adresserait à des phé­no­mènes incon­nus. On pour­rait alors craindre que la per­cep­tion qu’aurait le public de ce risque serait, à juste titre, par­ti­cu­liè­re­ment néga­tive devant cette nou­veau­té imper­cep­tible et non gérable. Cette idée d’une toxi­ci­té d’un nou­veau type a péné­tré, à des degrés divers, les mes­sages véhi­cu­lés dans les médias, y com­pris, par­fois, par les indus­triels impli­qués dans les nano­tech­no­lo­gies. Cela entre­tient l’idée que les outils manquent pour éva­luer cette nou­velle forme de toxi­ci­té asso­ciée aux nano­ma­té­riaux. Les pou­voirs publics ont alors essayé de com­bler ce défaut de connais­sance en finan­çant mas­si­ve­ment des pro­grammes de recherche pour déve­lop­per des outils, des tests appro­priés pour éva­luer la toxi­ci­té des nano­ma­té­riaux. Cepen­dant, cette pre­mière hypo­thèse, bros­sée ici de manière cari­ca­tu­rale, ne semble pas cor­recte. En effet, nous ne dis­po­sons pas à l’heure actuelle de don­nées sug­gé­rant que des nano­ma­té­riaux soient res­pon­sables d’effets toxiques jusqu’ici incon­nus. Com­ment pour­rions-nous d’ailleurs recon­naitre ces effets s’ils sont incon­nus, sinon de manière acci­den­telle, fortuite ?

S’agit-il plu­tôt d’une toxi­ci­té qua­li­ta­ti­ve­ment dif­fé­rente (s’exerçant sur d’autres organes ou par des méca­nismes dif­fé­rents) de celle cau­sée par la même matière à l’échelle supra-nano­mé­trique ? Cette hypo­thèse paraît plus cor­recte, notam­ment en rai­son de la très petite taille des nano­ma­té­riaux qui modi­fie leur capa­ci­té à se dis­tri­buer dans l’organisme et la cel­lule. Ain­si, la taille de cer­taines nano­par­ti­cules leur per­met d’être trans­por­tées dans le cer­veau, notam­ment au tra­vers de l’épithélium olfac­tif, sug­gé­rant (ce n’est pas actuel­le­ment démon­tré) qu’elles puissent être res­pon­sables de troubles neu­ro­lo­giques cen­traux. Dans ce cas de figure, les toxi­co­logues ne sont pas confron­tés à l’inconnu et il leur « suf­fit » de recher­cher des mani­fes­ta­tions toxiques impli­quant d’autres organes voire d’autres méca­nismes d’action que ceux iden­ti­fiés pour la même matière à l’échelle supra-nano­mé­trique. Les outils sont dis­po­nibles, il faut modi­fier le champ d’observation et éven­tuel­le­ment adap­ter les outils aux pro­prié­tés des nanomatériaux.

Plus sim­ple­ment encore, il pour­rait s’agir des mêmes phé­no­mènes de toxi­ci­té que pour la matière supra-nano­mé­trique ampli­fiés quan­ti­ta­ti­ve­ment. Cette hypo­thèse est éga­le­ment plau­sible, notam­ment parce que, pour les maté­riaux de faible solu­bi­li­té, nous savons que les phé­no­mènes de toxi­ci­té se déroulent au niveau de l’interface solide-milieu bio­lo­gique. Dans le cas des nano­ma­té­riaux, la sur­face de nano­par­ti­cules étant bien plus grande pour une même masse, il est logique de consi­dé­rer (cela a été obser­vé et vali­dé expé­ri­men­ta­le­ment) que l’ampleur des phé­no­mènes soit ampli­fiée sans tou­te­fois en modi­fier la nature. Par exemple, les nano­par­ti­cules de dioxyde de titane engendrent une réac­tion inflam­ma­toire dans les pou­mons plus intense que les mêmes par­ti­cules de dimen­sion micro­mé­trique. Nous sommes donc par­fai­te­ment à même d’évaluer ces mani­fes­ta­tions, sous réserve que l’on adapte les tests dis­po­nibles pour tenir compte des pièges expé­ri­men­taux dans les­quels les nano­ma­té­riaux entrainent beau­coup d’investigateurs, notam­ment en rai­son de leur très grande réac­ti­vi­té. Mais cela n’est pas par­ti­cu­lier à la nano­toxi­co­lo­gie. Il est, en effet, tou­jours néces­saire de s’entourer d’un cer­tain nombre de véri­fi­ca­tions essen­tielles, que l’on tra­vaille avec des nano­ma­té­riaux ou d’autres sub­stances chi­miques plus habi­tuelles. L’expérience des der­nières années en nano­toxi­co­lo­gie a ample­ment rap­por­té de mul­tiples exemples d’interactions des nano­ma­té­riaux avec les sys­tèmes de mesure uti­li­sés en toxi­co­lo­gie (par exemple l’inactivation d’une enzyme uti­li­sée comme mar­queur de toxi­ci­té qui peut faire croire, à tort, à l’absence de toxicité).

Cela nous rap­pelle qu’en sciences expé­ri­men­tales, il faut res­ter vigi­lant à véri­fier et confir­mer les obser­va­tions, mais il n’y a rien de spé­ci­fique ici aux nano­par­ti­cules qui jus­ti­fie­rait un trai­te­ment ou des pro­cé­dures par­ti­cu­lières. On peut donc conclure que les nano­ma­té­riaux pos­sèdent une toxi­ci­té dif­fé­rente de la matière à l’échelle supra-nano­mé­trique ; les mani­fes­ta­tions de cette toxi­ci­té peuvent, dans une large mesure, être étu­diées expé­ri­men­ta­le­ment avec les méthodes habi­tuelles de la toxi­co­lo­gie moyen­nant quelques pré­cau­tions et adap­ta­tions méthodologiques.

En outre, il faut sou­li­gner que le toxi­co­logue qui s’intéresse aux nano­ma­té­riaux ne pénètre pas vrai­ment en ter­ra inco­gni­ta. Il existe déjà un solide cor­pus de connais­sances pour des enti­tés appa­ren­tées que sont les par­ti­cules ultra­fines issues des pro­ces­sus de com­bus­tion, anthro­po­gé­niques ou natu­rels (enca­dré 2). Ces par­ti­cules ultra­fines qui s’accumulent dans l’atmosphère notam­ment lorsque les condi­tions météo­ro­lo­giques sont défa­vo­rables sont asso­ciées à une aug­men­ta­tion du risque de mala­dies car­dio­vas­cu­laires, res­pi­ra­toires et de cer­tains can­cers. On peut donc logi­que­ment sus­pec­ter, même si leur com­po­si­tion chi­mique dif­fère signi­fi­ca­ti­ve­ment, que les nano­ma­té­riaux et les par­ti­cules ultra­fines par­tagent cer­taines cibles toxi­co­lo­giques. Les condi­tions, les niveaux et voies d’exposition ne sont cepen­dant pas néces­sai­re­ment extra­po­lables. Il n’est par exemple pas cer­tain que l’ensemble d’une popu­la­tion urbaine soit sou­mis, de manière aigüe ou chro­nique, à des nano­ma­té­riaux manu­fac­tu­rés comme c’est le cas pour les par­ti­cules ultrafines.

Enca­dré 2 : Par­ti­cules ultra­fines et nano­ma­té­riaux manufacturés
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Utilisation sans risque plutôt que nanomatériaux sans risque

Nous l’avons vu plus haut, les nano­ma­té­riaux et les nano­tech­no­lo­gies génèrent des inquié­tudes au sein du grand public en rai­son de leurs impacts pos­sibles sur la san­té humaine ou l’environnement. Cette pré­oc­cu­pa­tion est relayée notam­ment par les pou­voirs poli­tiques que l’on entend sou­vent mettre en avant la néces­si­té de légi­fé­rer pour assu­rer un éti­que­tage des articles et pro­duits conte­nant des nano­ma­té­riaux, une tra­ça­bi­li­té des nano­ma­té­riaux, ou encore un inven­taire de ceux-ci. Une telle démarche semble impli­quer que le carac­tère nano­mé­trique signi­fie auto­ma­ti­que­ment, de manière suf­fi­sante, un carac­tère dan­ge­reux. Cela est loin d’être démon­tré scien­ti­fi­que­ment, tous les nano­ma­té­riaux ne sont pas iden­tiques et n’interagissent pas de la même manière avec le maté­riel vivant. Plus fon­da­men­ta­le­ment, il faut insis­ter sur le fait que le carac­tère dan­ge­reux, toxique, délé­tère éven­tuel d’un nano­ma­té­riau ne suf­fit pas à en faire un objet de préoccupation.

Rap­pe­lons ici la dif­fé­rence fon­da­men­tale entre le dan­ger et le risque d’un agent qu’il soit chi­mique, phy­sique ou bio­lo­gique. Le dan­ger est la capa­ci­té, intrin­sèque d’un agent, à pro­vo­quer des effets délé­tères ; il n’est pas mai­tri­sable sauf à ban­nir tota­le­ment toute uti­li­sa­tion de cet agent. Le carac­tère dan­ge­reux (d’un nano­ma­té­riau) n’est donc pas une dimen­sion très utile pour gérer les ques­tions sani­taires ou envi­ron­ne­men­tales. Concrè­te­ment, cela signi­fie qu’il n’y a guère de sens à ten­ter de défi­nir le carac­tère toxique d’un nano­ma­té­riau car, en réa­li­té, tous les nano­ma­té­riaux sont toxiques pour autant que la dose d’exposition soit suf­fi­sam­ment éle­vée. Il est en revanche pos­sible de par­ler de nano­ma­té­riaux de faible ou grande toxi­ci­té selon que la dose néces­saire pour pro­duire des effets délé­tères soit grande ou petite. L’activité des (nano)toxicologues n’a donc pas pour objec­tif de ten­ter d’identifier les nano­ma­té­riaux qui seraient dan­ge­reux ; leur pré­oc­cu­pa­tion est d’identifier les effets délé­tères pos­sibles, d’en com­prendre les méca­nismes d’action, et sur­tout de défi­nir les niveaux de dose néces­saires pour induire ces effets toxiques. Cette der­nière infor­ma­tion est capi­tale pour abor­der la notion de risque.

Le risque est la pro­ba­bi­li­té que des effets délé­tères, toxiques se pro­duisent en fonc­tion de cir­cons­tances don­nées, notam­ment du niveau d’exposition et de la sen­si­bi­li­té de la popu­la­tion cible consi­dé­rée. Le risque est mai­tri­sable car il est pos­sible de contrô­ler, grâce à des mesures de pré­ven­tion et de pro­tec­tion, les niveaux d’exposition et donc de réduire la pro­ba­bi­li­té de sur­ve­nue d’effets délé­tères, toxiques. Il est donc essen­tiel de bien réa­li­ser que nous devons viser une uti­li­sa­tion des nano­ma­té­riaux qui mini­mise autant que pos­sible les risques (safe use), plu­tôt que des maté­riaux sans risques. La défi­ni­tion de la limite mini­male de ce qui est accep­table, tolé­rable comme seuil de risque est évi­dem­ment impor­tante et par­ti­cu­liè­re­ment déli­cate à éta­blir, mais cette ques­tion dépasse pro­ba­ble­ment le cadre de cet article. Le para­digme recher­chant une uti­li­sa­tion en sécu­ri­té des nano­ma­té­riaux s’intègre par­fai­te­ment dans la phi­lo­so­phie du règle­ment euro­péen Reach dont l’objet est jus­te­ment de veiller à ce que les indus­triels, les pro­duc­teurs ou les impor­ta­teurs de sub­stances chi­miques puissent pro­po­ser des condi­tions d’utilisation des sub­stances qui garan­tissent une mai­trise adé­quate des risques pour la san­té et l’environnement.

Cette ques­tion de la dif­fé­rence fon­da­men­tale entre le risque et le dan­ger n’est évi­dem­ment pas par­ti­cu­lière aux nano­ma­té­riaux, mais doit être rap­pe­lée lors de chaque débat qui convoque les notions de toxi­ci­té car il s’agit, dans notre expé­rience, d’une source majeure de confu­sion, de mau­vaise com­pré­hen­sion réci­proque entre les scien­ti­fiques et le public, voire d’un défaut de confiance réci­proque. Le public ne com­prend pas tou­jours pour­quoi les indus­triels ne sont pas en mesure de pro­po­ser des nano­ma­té­riaux sans risque, et les scien­ti­fiques sont par­fois contra­riés de consta­ter des prises de posi­tion uni­que­ment basées sur le carac­tère dan­ge­reux sans tenir compte du risque, et donc des niveaux d’exposition concernés.

Le dan­ger et les risques
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Enca­dré 3 : La tron­çon­neuse est un objet dan­ge­reux. La réponse n’est pas de ban­nir les tron­çon­neuses, mais de s’assurer de condi­tions d’utilisation qui mai­trisent les risques.

La recherche sur les risques sanitaires des nanomatériaux

Nous venons de le voir, les pré­oc­cu­pa­tions et inquié­tudes du public et des auto­ri­tés vis-à-vis de l’introduction des nano­tech­no­lo­gies et nano­ma­té­riaux ont sti­mu­lé l’éclosion de pro­grammes de recherche consa­crés aux aspects « san­té et sécu­ri­té » (Health and Safe­ty) des nano­ma­té­riaux. Cette réac­tion était notam­ment moti­vée par le sou­ci des auto­ri­tés publiques de ne pas répé­ter l’expérience désas­treuse de dos­siers tels que celui des OGM, dont le ban­nis­se­ment au niveau euro­péen s’est fina­le­ment révé­lé la seule pos­si­bi­li­té de ges­tion encore envi­sa­geable faute d’avoir pu ali­men­ter le débat par des argu­ments scien­ti­fiques solides en temps oppor­tun. Les auto­ri­tés ont com­pris que l’acceptation des nano­tech­no­lo­gies par le public était lar­ge­ment dépen­dante de la prise en compte pré­coce des impli­ca­tions en termes de san­té et d’environnement. Ce fai­sant, les auto­ri­tés se rap­pro­chaient ain­si, avec tou­te­fois un cer­tain retard, du concept de déve­lop­pe­ment durable.

Au niveau euro­péen, le sep­tième pro­gramme cadre de recherche (FP7, 2007 – 2013) consacre un bud­get de l’ordre de 3.500 mil­lions d’euros à la recherche sur les nano­ma­té­riaux et les nano­tech­no­lo­gies, dont moins de 150 mil­lions d’euros (moins de 5%) sont consa­crés aux aspects « san­té et sécu­ri­té ». Même si ce der­nier mon­tant reste faible rela­ti­ve­ment au bud­get total, il consti­tue un effort de finan­ce­ment majeur à l’échelle euro­péenne. Il convient d’y ajou­ter les finan­ce­ments de nom­breux pro­grammes de recherche natio­naux (fort dis­crets au niveau fédé­ral en Bel­gique) ou régio­naux qui ampli­fient encore très signi­fi­ca­ti­ve­ment l’effort. Les chiffres totaux ne sont pas dis­po­nibles à l’échelle de la tota­li­té euro­péenne, mais il n’est pro­ba­ble­ment pas exa­gé­ré d’envisager un bud­get public de 300 mil­lions d’euros pour la période consi­dé­rée, soit envi­ron 42 mil­lions d’euros par an. Pour fixer les idées, cette somme repré­sente plus du quart du bud­get annuel du FNRS-FRS en Com­mu­nau­té fran­çaise de Bel­gique. Aux États-Unis et en Asie (prin­ci­pa­le­ment au Japon, en Corée et en Chine), des efforts simi­laires ont été consen­tis pour abor­der la pro­blé­ma­tique des impli­ca­tions sani­taires et envi­ron­ne­men­tales des nanotechnologies.

Mal­gré ces efforts de finan­ce­ment très signi­fi­ca­tifs, il faut recon­naitre que les résul­tats scien­ti­fiques res­tent rela­ti­ve­ment timides et ne ren­contrent pas toutes les attentes des pou­voirs publics qui, en Europe comme ailleurs, n’y retrouvent pro­ba­ble­ment pas leur inves­tis­se­ment. On ne peut cer­tai­ne­ment pas pré­tendre que la recherche finan­cée par les pou­voirs publics ait, au cours des dix der­nières années gran­de­ment amé­lio­ré nos capa­ci­tés à éva­luer ou gérer les risques liés aux nanomatériaux.

Les rai­sons de ce faible ren­de­ment sont pro­ba­ble­ment mul­tiples et com­plexes. Il faut cer­tai­ne­ment consi­dé­rer qu’il s’agit d’une pro­blé­ma­tique elle aus­si com­plexe, mul­ti­dis­ci­pli­naire et dif­fi­cile, et sur­tout il faut recon­naitre que, d’une manière géné­rale, il ne suf­fit pas de finan­cer des axes de recherche pour qu’émergent néces­sai­re­ment des résul­tats direc­te­ment utiles. Cette réflexion en convoque évi­dem­ment une autre plus géné­rale, et qui dépasse le cadre de cette publi­ca­tion, sur la dimen­sion uti­li­ta­riste directe de la recherche, l’illusion des pou­voirs publics de pou­voir impli­quer des cher­cheurs autour d’une pro­blé­ma­tique qui doit trou­ver rapi­de­ment une solu­tion concrète.

Plus spé­ci­fi­que­ment, dans le domaine de la nano­toxi­co­lo­gie, on note que cette poli­tique a engen­dré cer­taines dérives. En effet, grâce à (ou plu­tôt à cause de) ces sources rela­ti­ve­ment abon­dantes de finan­ce­ment, de très nom­breux groupes de recherche se sont tour­nés vers ce nou­vel Eldo­ra­do que consti­tue la nano­toxi­co­lo­gie, sans tou­jours avoir les com­pé­tences mul­ti­dis­ci­pli­naires néces­saires. Il faut en effet pou­voir allier de solides com­pé­tences de phy­si­co-chi­mie des maté­riaux et de bio­lo­gie pour bien mai­tri­ser les pro­blé­ma­tiques de nano­toxi­co­lo­gie, et tous les inves­ti­ga­teurs n’ont pas tou­jours eu le bon­heur de s’entourer des com­pé­tences minimales.

Par­mi les très nom­breuses publi­ca­tions scien­ti­fiques parues en nano­toxi­co­lo­gie (on en recense près de mille-deux-cents actuel­le­ment sur Pub­Med), peu sont réel­le­ment utiles pour éva­luer ou gérer les risques sani­taires des nano­ma­té­riaux. Une réflexion est actuel­le­ment en cours, notam­ment au niveau euro­péen (FP7) pour exa­mi­ner com­ment il serait pos­sible de mieux orga­ni­ser les pro­grammes pro­chains en matière de « san­té et sécu­ri­té » des nano­ma­té­riaux. Il n’existe pro­ba­ble­ment pas de réponse immé­dia­te­ment appro­priée à ce ques­tion­ne­ment, mais plu­sieurs pistes peuvent être évo­quées. La pre­mière nous ramène au pre­mier point abor­dé dans cet article qui concerne le carac­tère unique de la toxi­ci­té des nano­ma­té­riaux. Nous savons aujourd’hui qu’il n’est pro­ba­ble­ment pas néces­saire de réin­ven­ter un nou­veau cadre et de nou­velles métho­do­lo­gies et outils toxi­co­lo­giques pour étu­dier la toxi­ci­té des nano­ma­té­riaux. À l’origine, les pro­grammes de recherche étaient for­te­ment orien­tés vers le déve­lop­pe­ment de nou­veaux outils appro­priés ; nous savons actuel­le­ment, grâce à ces dix der­nières années de recherche, que ce n’est pro­ba­ble­ment pas néces­saire. Il est plus néces­saire de mettre en place une orga­ni­sa­tion de la recherche plu­tôt que de déve­lop­per de nou­veaux outils. Il est en effet très dif­fi­cile de déga­ger une idée claire de la toxi­ci­té des prin­ci­paux nano­ma­té­riaux étu­diés jusqu’à pré­sent (à l’exception par­tielle des nano­tubes de car­bone), prin­ci­pa­le­ment parce que les échan­tillons étu­diés par les dif­fé­rents cher­cheurs sont presque tous dif­fé­rents, et les pro­to­coles expé­ri­men­taux varient lar­ge­ment entre les labo­ra­toires. Il y a donc un urgent besoin de cohé­rence et d’homogénéité dans l’organisation de la recherche en nano­toxi­co­lo­gie. Les cher­cheurs sont pro­ba­ble­ment les pre­miers res­pon­sables de cette dérive, car, par tra­di­tion ou par oppor­tu­ni­té stra­té­gique, ils sont intrin­sè­que­ment indi­vi­dua­listes et réfrac­taires à presque toute forme de standardisation.

La gouvernance anticipative

Les nano­ma­té­riaux sont donc déjà pré­sents dans un grand nombre d’applications indus­trielles et de pro­duits de consom­ma­tion, sans qu’une éva­lua­tion des risques ait démon­tré qu’ils puissent être uti­li­sés dans des condi­tions qui ne mettent pas en péril la san­té publique ou l’environnement. Ce constat n’est pas propre aux nano­tech­no­lo­gies, pen­sons par exemple à la ques­tion des effets néfastes poten­tiels des ondes élec­tro­ma­gné­tiques des télé­phones por­tables (GSM) qui n’a été abor­dée qu’une fois le mar­ché inon­dé de ces articles. Il semble donc sou­vent exis­ter un retard entre la phase d’exploitation des appli­ca­tions et le sou­ci d’évaluer les impli­ca­tions d’une tech­no­lo­gie nou­velle. Dans le domaine des nano­ma­té­riaux, l’exemple le plus mani­feste est celui des nano­tubes de car­bone qui sont déjà pro­duits à rai­son de plu­sieurs mil­liers de tonnes au niveau mon­dial et uti­li­sés dans une vaste gamme d’applications indus­trielles. Plu­sieurs études scien­ti­fiques ont évo­qué la pos­si­bi­li­té que ces maté­riaux pos­sèdent des pro­prié­tés bio­lo­giques simi­laires à l’amiante, notam­ment en termes d’activité can­cé­ro­gène (méso­thé­liomes). Plu­sieurs voix se sont éle­vées pour pour­suivre cette com­pa­rai­son et deman­der com­bien de temps il sera encore néces­saire avant de ban­nir ces maté­riaux comme cela a été fait pour l’amiante. On a, en effet, dû déplo­rer un délai de plu­sieurs dizaines d’années (cer­tains exa­gèrent en citant le chiffre de cent ans) entre les pre­miers signaux d’alerte évo­quant le carac­tère can­cé­ro­gène de l’amiante et le moment où des mesures de ban­nis­se­ment de ce maté­riau ont été prises. D’aucuns se demandent s’il fau­dra attendre aus­si long­temps avant que le risque que consti­tuent peut-être les nano­tubes de car­bone soit cor­rec­te­ment géré (enca­dré 4).

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Enca­dré 4 : Les pre­miers cas de mala­dies liées à l’amiante ont été rap­por­tés en 1930 et le ban­nis­se­ment de son uti­li­sa­tion date des années 1980 – 1990 en Europe. Les nano­tubes de car­bone ont été redé­cou­verts par Sumio Iiji­ma au Japon en 1991, les pre­mières études toxi­co­lo­giques fai­sant état d’un risque pour la san­té ont été publiées en 1998 ; en 2009, on enre­gistre les pre­mières études sug­gé­rant une simi­li­tude avec l’amiante en termes de risque can­cé­ro­gène (Taga­ki et col­la­bo­ra­teurs, Poland et collaborateurs).

Il faut recon­naitre pour être de bon compte que le paral­lé­lisme entre ces deux situa­tions n’est pas total vu que les condi­tions actuelles d’exposition aux nano­tubes de car­bone, si tant est qu’il existe une expo­si­tion, ne sont en rien com­pa­rables avec les condi­tions d’exposition aux fibres d’amiante au siècle pas­sé (enca­dré 4). Cet exemple évoque la ques­tion de la gou­ver­nance anti­ci­pa­tive par rap­port aux nou­velles tech­no­lo­gies et aux risques émer­gents. Le prin­cipe de pré­cau­tion est sou­vent évo­qué, notam­ment par les déci­deurs poli­tiques, pour se mettre à l’abri de la cri­tique. Encore faut-il s’entendre sur la signi­fi­ca­tion que l’on donne à ce prin­cipe de pré­cau­tion. Pour beau­coup d’interlocuteurs, le prin­cipe de pré­cau­tion semble signi­fier « ne prendre aucun risque » tout sim­ple­ment, et son appli­ca­tion se résume à inter­dire, ban­nir ce dont on a peur. Il est vrai qu’il existe une très large varié­té de défi­ni­tions du prin­cipe de pré­cau­tion, et qu’il fait l’objet de débats éthiques et juri­diques intenses qui dépassent le cadre de cet article. Le prin­cipe de pré­cau­tion consti­tue une balise extrê­me­ment utile pour la ges­tion des risques en per­met­tant de conci­lier le pro­grès tech­no­lo­gique avec une mai­trise rai­son­née des risques, mais une de ses limites prin­ci­pales réside dans le fait qu’il s’applique géné­ra­le­ment après que les tech­no­lo­gies aient été déve­lop­pées et diffusées.

Il serait encore plus inté­res­sant de se pla­cer dans une pers­pec­tive où l’on abor­de­rait simul­ta­né­ment, dès le début du déve­lop­pe­ment, les appli­ca­tions (les béné­fices atten­dus) et les impli­ca­tions (les risques) d’une tech­no­lo­gie, d’un nou­veau pro­duit. En pra­tique, lorsque des cher­cheurs déposent une demande de bre­vet pour pro­té­ger une inven­tion, il leur est deman­dé de décrire les aspects appli­ca­tifs de l’invention. Nous pour­rions envi­sa­ger d’élargir le champ des infor­ma­tions à four­nir lors d’une demande de dépôt de bre­vet aux impli­ca­tions du pro­cé­dé, du nou­veau pro­duit, notam­ment en four­nis­sant une ana­lyse des impli­ca­tions et des pers­pec­tives de mai­trise de ces risques. Cela consti­tue­rait une révo­lu­tion cultu­relle majeure dans les milieux tech­no­lo­giques où les ingé­nieurs ne sont que peu for­més à appré­hen­der les impli­ca­tions d’une acti­vi­té, d’un pro­cé­dé, d’une nou­velle sub­stance. Une approche paral­lèle des appli­ca­tions et impli­ca­tions existe déjà depuis très long­temps dans l’industrie phar­ma­ceu­tique où la néces­si­té d’évaluer les effets néfastes (appe­lés ici secon­daires) d’une nou­velle thé­ra­pie fait par­tie inté­grante du dos­sier de déve­lop­pe­ment, les toxi­co­logues exer­çant dans l’industrie phar­ma­ceu­tique sont impli­qués très tôt dans le tra­jet d’une nou­velle molé­cule. Toutes les pra­tiques de l’industrie phar­ma­ceu­tiques ne sont évi­dem­ment pas exemptes de cri­tique, mais cet abord pré­coce et conjoint des impli­ca­tions avec les appli­ca­tions devrait ser­vir de modèle pour ins­pi­rer une nou­velle poli­tique de ges­tion des risques qui nous fait actuel­le­ment défaut en matière de nanotechnologie.

Dominique Lison


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