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Nanotechnologies. Au-delà des fantasmes

Numéro 11 Novembre 2011 par François Thoreau

octobre 2011

Mises en œuvre dans de nom­breux domaines de recherche, les nano­tech­no­lo­gies sont au cœur des débats contem­po­rains. Issues d’a­van­cées tech­no­lo­giques impres­sion­nantes dans les domaines de la micro­sco­pie et de la consti­tu­tion de maté­riaux nou­veaux, elles ouvrent des poten­tia­li­tés d’ac­tion dans tous les sec­teurs d’ac­ti­vi­té indus­trielle, dans la construc­tion, la mobi­li­té, l’en­vi­ron­ne­ment, le sec­teur bio­mé­di­cal… Ces […]

Mises en œuvre dans de nom­breux domaines de recherche, les nano­tech­no­lo­gies sont au cœur des débats contem­po­rains. Issues d’a­van­cées tech­no­lo­giques impres­sion­nantes dans les domaines de la micro­sco­pie et de la consti­tu­tion de maté­riaux nou­veaux, elles ouvrent des poten­tia­li­tés d’ac­tion dans tous les sec­teurs d’ac­ti­vi­té indus­trielle, dans la construc­tion, la mobi­li­té, l’en­vi­ron­ne­ment, le sec­teur bio­mé­di­cal… Ces impor­tantes capa­ci­tés trans­for­ma­tives sont pré­ci­sé­ment à l’o­ri­gine des débats. Comme tou­jours devant des inno­va­tions impor­tantes, les espoirs les plus fous sont expri­més. Ce que l’on a appe­lé le « prin­cipe de conver­gence » entre diverses tech­no­lo­gies, NBIC — nano­tech­no­lo­gies, bio­tech­no­lo­gies, sciences de l’in­for­ma­tion, sciences de la cog­ni­tion -, dans cer­tains milieux, ouvre à des attentes qui vont jus­qu’à évo­quer des modi­fi­ca­tions pro­fondes de la condi­tion humaine : c’est toute la mou­vance post­hu­ma­niste, ou trans­hu­ma­niste. De manière plus réa­liste, des nano­ma­té­riaux sont déjà sur le mar­ché dans de nom­breux sec­teurs, par exemple dans les cos­mé­tiques, ou encore dans les domaines ves­ti­men­taire et ali­men­taire. Ce qui ne va pas sans poser de ques­tions : ces nou­veaux maté­riaux pré­sentent-ils les garan­ties suf­fi­santes concer­nant les risques sani­taires ou envi­ron­ne­men­taux ? Enfin, cette pro­blé­ma­tique des risques ren­voie à tous les débats autour de la per­cep­tion de ces risques par la popu­la­tion, ain­si qu’aux dif­fi­cul­tés d’une régu­la­tion démo­cra­tique en matière d’in­no­va­tion tech­no­lo­gique. Qui prend déci­sion, en fonc­tion de quels cri­tères, sur la base de quels objectifs ?

Mal­gré l’im­por­tance de ces ques­tions, les nano­tech­no­lo­gies res­tent mal connues et sus­citent rela­ti­ve­ment peu de mobi­li­sa­tion citoyenne. Pour­tant, des mon­tants consi­dé­rables ont été inves­tis, d’a­bord sous une très forte impul­sion éta­tique et puis, pro­gres­si­ve­ment, par des inves­tis­seurs pri­vés. L’en­goue­ment est bien là sur le plan finan­cier. Ce qui importe avant tout, c’est de pour­suivre leur déve­lop­pe­ment à tout prix, en trou­vant les parades néces­saires pour mini­mi­ser les risques ou renouer avec la « confiance », répu­tée per­due, des consom­ma­teurs. C’est le sens de la démarche d’«innovation res­pon­sable » qui est ins­crite au cœur de l’ap­proche poli­tique des nano­tech­no­lo­gies. Chaque docu­ment stra­té­gique fait réfé­rence à ce concept, sans le défi­nir clai­re­ment. De manière géné­rale, il vise à maxi­mi­ser les béné­fices, en pour­sui­vant la dyna­mique d’in­no­va­tion tech­no­lo­gique, tout en mini­mi­sant les risques. Cette approche sert de cadre géné­ral à l’ap­pré­hen­sion des nano­tech­no­lo­gies par les gou­ver­nants, qu’elles concernent des inno­va­tions qui relèvent du domaine de la chi­mie, de la phy­sique ou de la biologie.

On le voit, par tous ces aspects, les nano­tech­no­lo­gies prennent valeur para­dig­ma­tique de toute inno­va­tion tech­no­lo­gique. Cette situa­tion rap­pelle l’é­mer­gence des bio­tech­no­lo­gies à par­tir des années quatre-vingt. Le même engoue­ment pour des tech­no­lo­gies nou­velles, les mêmes inves­tis­se­ments finan­ciers, les mêmes attentes fan­tas­ma­tiques dans cer­tains milieux, les mêmes cri­tiques du côté des scep­tiques… Et pour­tant, les nano­tech­no­lo­gies se pré­sentent dans un agen­ce­ment social spé­ci­fique à bien des égards. Par exemple, bien davan­tage que dans le cas des bio­tech­no­lo­gies, les prin­ci­paux pro­mo­teurs des nano­tech­no­lo­gies ont anti­ci­pé de fortes résis­tances et de vives contro­verses. Ils en ont adap­té la manière dont ils appré­hendent ce sec­teur tech­no­lo­gique, qu’ils mani­pulent — pour ain­si dire — avec davan­tage de prudence.

Nous vou­drions pro­po­ser, dans le pré­sent dos­sier, une approche ration­nelle du phé­no­mène des « nano­tech­no­lo­gies », en ten­tant d’en pré­ci­ser les mul­tiples dimen­sions et d’en sou­li­gner les mul­tiples enjeux.

Ber­na­dette Ben­saude-Vincent envi­sage pré­ci­sé­ment les nano­tech­no­lo­gies comme une situa­tion arché­ty­pique de toute inno­va­tion tech­no­lo­gique res­pon­sable. Elle ren­voie en effet à la fois aux dis­cours tech­niques sur la réelle nou­veau­té et sur les risques mis en jeu, mais elle ren­voie éga­le­ment à toute la pro­blé­ma­tique de l’«acceptabilité sociale » qu’elle aborde sous un angle cri­tique. Une inno­va­tion s’a­dresse à un tis­su social, il s’a­git donc que ce tis­su en per­çoive l’u­ti­li­té et qu’une pro­cé­dure rigou­reuse soit mise au point pour qu’une telle inno­va­tion prenne sens. À ce titre, elle s’in­ter­roge sur la démarche des pro­mo­teurs des nano­tech­no­lo­gies, qui sondent l’o­pi­nion et tentent de devan­cer les objec­tions, à l’aide d’une com­mu­ni­ca­tion par­fois uni­la­té­rale. En ce sens, la régu­la­tion de l’in­no­va­tion va bien au-delà de l’ac­ti­vi­té juri­dique. Il s’a­git d’in­ven­ter de nou­veaux modes de consul­ta­tion qui conduisent à une éva­lua­tion rigou­reuse et ouvrent à un pro­ces­sus de co-construc­tion de sens. L’ac­cep­ta­tion sociale, dans cette pers­pec­tive, est le fruit d’un pro­ces­sus inter­ac­tif entre scien­ti­fiques, socié­té civile et légis­la­teur, et l’in­no­va­tion tech­no­lo­gique peut être l’oc­ca­sion d’une inno­va­tion socié­tale, dans la pro­cé­dure même de l’é­va­lua­tion anticipative.

C’est pré­ci­sé­ment cette gou­ver­nance anti­ci­pa­tive que Domi­nique Lison appelle de tous ses vœux, en conclu­sion de son ana­lyse de l’im­pact des nano­tech­no­lo­gies dans le domaine de la san­té. Domi­nique Lison montre bien l’am­bi­va­lence de l’in­no­va­tion en jeu. Les apports sont incon­tes­tables, mais, en chaque situa­tion, une ana­lyse par­ti­cu­lière des risques s’im­pose, les­quels risques ne sont pas inhé­rents à la tech­nique elle-même, mais bien aux uti­li­sa­tions. Domi­nique Lison parle d’u­ti­li­sa­tions ris­quées et pose donc la ques­tion d’une ana­lyse anti­ci­pa­tive de ces utilisations.

Plu­sieurs com­mu­ni­ca­tions portent pré­ci­sé­ment sur la per­cep­tion et les enjeux d’une inter­ac­tion étroite avec le public. Cécile Ker­misch rend compte des résul­tats de diverses enquêtes sur la per­cep­tion des nano­tech­no­lo­gies par les Euro­péens. Des résul­tats para­doxaux peuvent être sou­li­gnés, il en res­sort néan­moins des dif­fé­rences de per­cep­tion entre experts et public, les experts étant plus sen­sibles aux risques encou­rus. Fran­çois Tho­reau sou­ligne le poids des images dans un ques­tion­ne­ment autour de la volon­té de rendre visible ce qui est typi­que­ment de l’ordre du non-visible. Dans ce contexte, les uti­li­sa­tions d’i­mages fortes ren­voient à des tech­niques très proches de l’u­sage publi­ci­taire. Un des enjeux majeurs est de mon­trer une tech­no­lo­gie qui s’ins­crit dans un pro­grès indé­fi­ni, qui va de l’in­fi­ni­ment grand à l’in­fi­ni­ment petit, et une tech­no­lo­gie récon­ci­liée avec l’hu­main. Domi­nique Vinck s’in­ter­roge sur l’im­pact des nano­tech­no­lo­gies sur l’or­ga­ni­sa­tion du tra­vail scien­ti­fique lui-même. Les inves­tis­se­ments ont conduit à des appels d’offres dans des domaines nou­veaux et ont sus­ci­té des regrou­pe­ments ori­gi­naux de cher­cheurs. Cela ne va pas sans dif­fi­cul­té, ni sans désen­chan­te­ment. Enfin, Brice Laurent s’at­tarde sur les enjeux démo­cra­tiques liés aux nano­tech­no­lo­gies, à l’aide d’a­bon­dants exemples issus du contexte fran­çais. Là où les dis­po­si­tifs ins­ti­tu­tion­nels évoquent « le public », il iden­ti­fie plu­tôt « des publics », ain­si que dif­fé­rents modes de mise en rela­tion avec les nano­tech­no­lo­gies, plus ou moins problématiques.

Les dimen­sions éthiques de la ques­tion sont trai­tées par Mylène Bot­bol-Baum, en réfé­rence à la pro­blé­ma­tique du post­hu­ma­nisme. Au nom d’une conver­gence des dis­ci­plines NBIC déjà évo­quée, cer­tains auteurs ins­crivent les nano­tech­no­lo­gies dans la pers­pec­tive d’un pro­jet de modi­fi­ca­tion de la struc­ture cor­po­relle. Au-delà du carac­tère fan­tas­ma­tique des espoirs expri­més, se pose la ques­tion phi­lo­so­phique du sta­tut de la fini­tude de l’hu­main. Mylène Bot­bol-Baum en appelle dans ce contexte à un dépas­se­ment d’une éthique pure­ment pro­cé­du­rale. Phi­lippe Bus­quin, en réfé­rence aux démarches de l’U­nes­co sur les nano­tech­no­lo­gies, insiste éga­le­ment sur les dimen­sions éthiques des inno­va­tions et sou­ligne l’im­por­tance de pro­cé­dures nou­velles dans les consul­ta­tions des popu­la­tions. Une inno­va­tion s’ins­crit dans un contexte cultu­rel et socié­tal dont il faut viser l’acceptation.

Cer­taines conver­gences peuvent être rele­vées. La réfé­rence à une inno­va­tion res­pon­sable qui implique une éva­lua­tion anti­ci­pa­tive des usages. L’im­por­tance d’une prise en compte active des per­cep­tions. L’ap­pel à des pro­cé­dures de consul­ta­tion qui s’ins­crivent dans une pers­pec­tive de co-construc­tion des sens.

D’une cer­taine manière, l’é­va­lua­tion anti­ci­pa­tive peut être consi­dé­rée comme mise en œuvre du prin­cipe de pré­cau­tion, bien que ce prin­cipe soit peu évo­qué dans les termes actuels du débat sur les nano­tech­no­lo­gies. Il s’a­git d’en­vi­sa­ger un recours équi­li­bré au prin­cipe de pré­cau­tion. Par­mi les usages des nano­tech­no­lo­gies, il s’a­git de dis­cer­ner ceux plus par­ti­cu­liè­re­ment ris­qués, qui appellent par consé­quent des études préa­lables appro­fon­dies, de ceux où la pro­ba­bi­li­té des risques semble plus légère et où l’in­tro­duc­tion immé­diate dans le sys­tème social appa­rait plus accep­table. Dans une telle logique, le prin­cipe de pré­cau­tion pré­serve une force contrai­gnante dont est dépour­vu le concept d’«innovation res­pon­sable ». En tirant les leçons de l’his­toire, il s’a­git d’in­ven­ter de nou­velles manières de gérer l’in­no­va­tion technologique.

François Thoreau


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