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Myopie autour du Traité budgétaire européen

Numéro 5 Mai 2013 par Olivier Derruine

mai 2013

Le Trai­té bud­gé­taire euro­péen ne se laisse pas faci­le­ment appré­hen­der parce qu’il porte sur une matière com­plexe. L’émoi qu’il sus­cite est quelque peu sur­pre­nant parce qu’il conso­lide (et radi­ca­lise en par­tie) plu­sieurs déci­sions anté­rieures qui n’avaient pour­tant pas fait l’objet, au moment oppor­tun, de réac­tions poli­tiques ou syn­di­cales à la hau­teur des cri­tiques qu’on doit lui […]

Le Trai­té bud­gé­taire euro­péen ne se laisse pas faci­le­ment appré­hen­der parce qu’il porte sur une matière com­plexe. L’émoi qu’il sus­cite est quelque peu sur­pre­nant parce qu’il conso­lide (et radi­ca­lise en par­tie) plu­sieurs déci­sions anté­rieures qui n’avaient pour­tant pas fait l’objet, au moment oppor­tun, de réac­tions poli­tiques ou syn­di­cales à la hau­teur des cri­tiques qu’on doit lui appor­ter tant sur les plans éco­no­mique que démo­cra­tique1. Au moment où les par­le­ments fédé­ral, com­mu­nau­taires et régio­naux s’emparent de ce trai­té en Bel­gique, dif­fé­rentes options s’offrent encore aux déci­deurs qui consti­tuent autant d’opportunités d’inflexion, voire de chan­ge­ment d’orientation.

Une guerre sociale de retard

Alors que la rati­fi­ca­tion du Trai­té bud­gé­taire euro­péen entre dans la der­nière ligne droite, il appa­rait que des détails hyper­tro­phiés, les posi­tions pour ou contre le trai­té, ont détour­né l’attention de cer­taines ques­tions fon­da­men­tales (la trans­po­si­tion des dis­po­si­tifs que le trai­té soit rati­fié ou non, les choix poli­tiques induits par la rati­fi­ca­tion, l’incompréhensible ana­chro­nisme de la fronde contre le trai­té)2 essen­tiel­le­ment par mécon­nais­sance ou incompétence.

Les syn­di­cats et mou­ve­ments sociaux se sont inquié­tés du car­can impo­sé par le « six pack », puis par le trai­té, mais se sont mobi­li­sés avec une guerre de retard. À aucun moment durant le tra­vail d’amendement des textes du « six pack », ils ne se sont mani­fes­tés concrè­te­ment auprès des dépu­tés euro­péens ; cela n’a évi­dem­ment pas empê­ché le dépôt de 1400 amen­de­ments, beau­coup visant la défense du modèle social euro­péen. Ensuite, ils se sont bra­qués sur le trai­té (oui, encore un autre texte!) ins­ti­tuant le méca­nisme euro­péen de sta­bi­li­té qui est l’instrument par lequel l’UE inter­vien­dra pour aider les pays en dif­fi­cul­té, voire reca­pi­ta­li­ser cer­taines banques. Ce n’est que le 6 novembre 2012 que la FGTB et la CSC ont envoyé un cour­rier aux par­le­men­taires euro­péens belges fran­co­phones les enjoi­gnant de reje­ter le trai­té, soit presque un an après l’entrée en vigueur du « six pack », dix mois après l’accord sur le texte défi­ni­tif du trai­té et huit mois après la signa­ture de celui-ci par les chefs d’État et de gou­ver­ne­ment, Elio di Rupo y com­pris. Et pour­tant, ces textes consti­tuent la réforme la plus pro­fonde de l’Union éco­no­mique et moné­taire depuis sa créa­tion : elle condi­tion­ne­ra plus que toute autre les poli­tiques éco­no­miques et sociales des États membres…

Un traité qui cache une forêt

L’arbre qui cache la forêt des véri­tables enjeux lorsque ceux-ci étaient négo­ciés, c’était tout d’abord… le trai­té lui-même. En effet, ce texte reprend l’essentiel des règles de la gou­ver­nance éco­no­mique euro­péenne (dites « six pack » dans le jar­gon) qui ont été négo­ciées du 29 sep­tembre 2010 (adop­tion par le col­lège des com­mis­saires) au 8 novembre 2011 (adop­tion for­melle et défi­ni­tive par le Conseil des ministres de l’UE) et sont entrées en vigueur le 23 novembre de la même année. Il s’en écarte tou­te­fois sur deux aspects non négli­geables : le pre­mier est le dur­cis­se­ment des efforts bud­gé­taires à consen­tir (tan­dis que le « six pack » vise un effort struc­tu­rel, c’est-à-dire une réduc­tion du défi­cit public hors effet conjonc­tu­rel et hors one-shots, d’au moins 0,5% par an, le trai­té a rehaus­sé l’effort à 1%), le deuxième est l’exigence de défi­nir un méca­nisme de cor­rec­tion auto­ma­tique en cas de déra­page incon­trô­lé des finances publiques (ce méca­nisme a, lui, été inté­gré dans le « two pack » qui com­plète le « six pack » depuis ce prin­temps), les États membres dis­po­sant de cer­taines lati­tudes pour le trans­po­ser dans leur droit national.

Le débat était donc déjà en grande par­tie clô­tu­ré avant d’être ouvert, dans la mesure où les par­tis natio­naux sont logi­que­ment cen­sés voter comme leur grand frère du Par­le­ment euro­péen ou, à tout le moins, comme leurs euro­dé­pu­tés, puisque ceux-ci, par ailleurs, ne suivent pas tou­jours les consignes de vote de leur groupe. Ce fut par exemple le cas lorsque les euro­dé­pu­tés socia­listes belges ont voté contre l’entièreté du six pack, là où leur groupe s’était mon­tré plus accom­mo­dant en approu­vant par­fois cer­tains textes pour ensuite en reje­ter d’autres.

En Bel­gique, par ailleurs, le par­ti dont les par­le­men­taires ne vote­raient pas le texte ne devrait a prio­ri pas être exclu des majo­ri­tés aux­quelles ils par­ti­cipent pour ce motif ; tout sim­ple­ment parce que cette ques­tion n’a pas été réglée dans les accords de gou­ver­ne­ment, et pour cause, à l’heure de leur négo­cia­tion, per­sonne n’aurait pu s’imaginer qu’un tel Trai­té — impro­vi­sé en l’espace de quelques semaines à peine — ver­rait jamais le jour.

Enfin, les amen­de­ments du gou­ver­ne­ment wal­lon pour « gau­chi­ser3 » l’exposé des motifs du trai­té relèvent éga­le­ment de l’anecdote. Ils res­te­ront lettre morte lorsqu’il s’agira d’appliquer le trai­té et les règles de gou­ver­nance éco­no­mique car, comme le sait tout étu­diant en droit ou assis­tant par­le­men­taire, c’est la loi qui pré­vaut et non l’exposé des motifs qui n’a pas de valeur juri­dique et n’est qu’une expli­ci­ta­tion de l’esprit de la loi.

Au fond de la stratégie politique

Beau­coup d’encre a déjà cou­lé sur les (rares) argu­ments pour et les (nom­breux) argu­ments contre le trai­té, le pre­mier d’entre eux étant avan­cé… il y a dix ans déjà (le 17 octobre 2002)… par le pré­sident de la Com­mis­sion euro­péenne de l’époque. Roma­no Pro­di avait alors lâché que le « pacte de sta­bi­li­té est stu­pide, comme toutes les déci­sions qui sont rigides4 ». Plus récem­ment, le Fonds moné­taire inter­na­tio­nal lui-même a jeté un pavé dans la mare en affir­mant qu’il avait sous-esti­mé — et à sa suite, les ins­ti­tu­tions euro­péennes — les effets de l’austérité5 : ajus­tant ses cal­culs, il en vint à la conclu­sion qu’une conso­li­da­tion bud­gé­taire de 1% du PIB avait pour consé­quence une baisse du PIB de 0,9% à 1,7%. Autre­ment dit, dans le meilleur des cas, l’austérité avait un effet nul sur le défi­cit bud­gé­taire (expri­mé en % du PIB) et dans la majo­ri­té des cas, il aggra­vait la situa­tion des finances publiques ! Le papier du FMI pri­vait donc de fon­de­ment éco­no­mique la stra­té­gie menée depuis plu­sieurs années par l’Europe, cette stra­té­gie qui a conduit à un taux de chô­mage record dans la zone euro à 12% en mars 2013 et pour­rait, selon l’Organisation inter­na­tio­nale du tra­vail6, encore plon­gé quelque 4,5 mil­lions de per­sonnes au chô­mage au cours des quatre pro­chaines années… Le texte du FMI n’a pas man­qué de cour­rou­cer la Com­mis­sion euro­péenne, en par­ti­cu­lier d’Olli Rehn, com­mis­saire aux Affaires éco­no­miques qui a envoyé un cour­rier7 aux dif­fé­rentes capi­tales pour expli­quer pour­quoi il fal­lait persévérer…

Il n’est pas ques­tion ici de débattre davan­tage des argu­ments pour/contre le trai­té, mais plu­tôt de dis­cu­ter des options qui s’offrent aux décideurs.

Pre­mière option, ils pour­raient reje­ter le trai­té aujourd’hui, sans volon­té de reve­nir sur cette déci­sion dans un ave­nir plus ou moins proche, ce qui ne pro­vo­que­ra aucun arma­ged­don finan­cier pour la Bel­gique comme on l’a vu avec le Royaume-Uni et la Répu­blique tchèque qui ont très rapi­de­ment annon­cé leur rejet du trai­té. À l’autre extré­mi­té, ils pour­raient sous­crire au trai­té et le rati­fier en consi­dé­rant qu’il n’est qu’une syn­thèse plus contrai­gnante du « six pack » (cf. effort struc­tu­rel annuel plus impor­tant) et tout miser sur le seul fac­teur sur lequel on peut exer­cer de l’influence, à savoir la concep­tion et l’application du méca­nisme de cor­rec­tion auto­ma­tique. Or, à cet égard, les prin­cipes édic­tés par la Com­mis­sion euro­péenne8 pour bali­ser ce dis­po­si­tif per­mettent à une cer­taine créa­ti­vi­té de s’exprimer, et c’est encore plus vrai lorsque l’on prend au mot la légis­la­tion euro­péenne qui auto­rise des déro­ga­tions à la tra­jec­toire bud­gé­taire pré­éta­blie et négo­ciée avec la Com­mis­sion euro­péenne en cas de « cir­cons­tances excep­tion­nelles » hors de contrôle du gou­ver­ne­ment et ayant un impact sur les finances publiques (par exemple, une réces­sion mon­diale ou même un sou­dain ralen­tis­se­ment de la conjonc­ture, une explo­sion nucléaire « à la Fuku­shi­ma»…). Le méca­nisme peut aus­si être conçu de telle manière que les mesures de cor­rec­tion ne puissent clai­re­ment pas peser sur les salaires (des fonc­tion­naires en pre­mier lieu), les dépenses sociales ou celles liées au bon fonc­tion­ne­ment des ser­vices publics…, confor­mé­ment à ce que pré­voit le trai­té de Lis­bonne ! Rien n’empêche non plus que, contrai­re­ment à la pra­tique actuelle, les par­le­men­taires et, pour les matières pour les­quelles ils sont com­pé­tents, les inter­lo­cu­teurs sociaux aient voix au cha­pitre. Dans l’esprit du « two pack », les mesures envi­sa­gées par les gou­ver­ne­ments devraient, par ailleurs, être moti­vées par une ana­lyse d’impact comme le pra­tique déjà le minis­tère bri­tan­nique des Finances qui publie une esti­ma­tion des impacts par déciles de reve­nus, ce qui per­met de véri­fier que le poids de l’effort est répar­ti de manière équi­table sur les épaules des uns et des autres.

En guise d’option inter­mé­diaire, il est enfin pos­sible de reje­ter le trai­té aujourd’hui pour mieux rené­go­cier les trai­tés. En effet, en son article 16, le texte sti­pule que les États membres signa­taires s’engagent dans un hori­zon de cinq années à inté­grer le Trai­té bud­gé­taire euro­péen dans le « gros » Trai­té de Lis­bonne. Or, si la non-rati­fi­ca­tion du Trai­té bud­gé­taire par un pays ne peut pas faire capo­ter l’entrée en vigueur pour les pays qui l’ont rati­fié (s’ils sont au moins au nombre de douze ; or, à l’heure d’écrire ces lignes, pas moins de dix-sept pays avaient déjà pro­cé­dé à la rati­fi­ca­tion), la modi­fi­ca­tion du trai­té de Lis­bonne requiert l’unanimité. Cela signi­fie qu’un pays hos­tile au trai­té pour­ra à lui seul s’opposer à l’intégration du Trai­té bud­gé­taire dans celui de Lis­bonne, sauf s’il obtient des conces­sions qu’il estime inté­res­santes comme, citons au hasard, le ren­for­ce­ment de la poli­tique indus­trielle, une conver­gence sociale vers le haut, une har­mo­ni­sa­tion fis­cale des bases impo­sables mobiles avec fixa­tion d’un taux mini­mum, le gon­fle­ment du maigre bud­get euro­péen, la révi­sion du man­dat de la Banque cen­trale euro­péenne de sorte qu’elle se pré­oc­cupe éga­le­ment du plein-emploi à l’instar de la Fede­ral Reserve amé­ri­caine depuis 1913… Nombre des contre­par­ties énon­cées ci-avant cor­res­pondent d’ailleurs aux ambi­tions du gou­ver­ne­ment fédé­ral pour l’Europe, qui res­sortent de l’accord de gou­ver­ne­ment. Lors de l’accord sur le « two pack », la Com­mis­sion a pro­non­cé une décla­ra­tion for­melle l’engageant à dépo­ser des pro­po­si­tions de réforme des trai­tés au prin­temps 2014 avant les pro­chaines élec­tions euro­péennes, ce qui rend cette option encore plus réa­liste9.

Quelle que soit l’option rete­nue, il s’agira éga­le­ment de main­te­nir l’attention sur les deux points qu’il s’agit de trans­po­ser : le méca­nisme de cor­rec­tion auto­ma­tique et la seule direc­tive10 de la gou­ver­nance éco­no­mique (le reste étant des règle­ments qui s’appliquent immé­dia­te­ment, sans devoir pas­ser par les par­le­ments). Cette direc­tive oblige la Com­mis­sion à publier la métho­do­lo­gie, les hypo­thèses et les para­mètres qui sous-tendent ses pré­vi­sions et les recom­man­da­tions aux États membres. Un pas vers la fin de la dic­ta­ture des tech­no­crates-experts ? Elle demande éga­le­ment que les États membres indiquent ce qu’ils consi­dèrent rele­ver d’une clause déro­ga­toire (cf. les cir­cons­tances excep­tion­nelles men­tion­nées plus haut), ce qui leur laisse une petite marge de manœuvre qu’ils auraient tort de ne pas exploiter.

Le trai­té bud­gé­taire euro­péen crée donc plus de pro­blèmes poli­tiques qu’il n’apporte de solu­tions éco­no­miques. On com­prend d’ailleurs mal pour­quoi les déci­deurs poli­tiques acceptent de se lier les mains en s’accrochant mor­di­cus à leur objec­tif bud­gé­taire et renâclent à acti­ver les quelques clauses déro­ga­toires pour se don­ner un peu d’oxygène. Après les frus­tra­tions mal digé­rées du « non » fran­çais au pro­jet de Trai­té consti­tu­tion­nel, il risque de cris­tal­li­ser un res­sen­ti­ment par­ti­cu­liè­re­ment dan­ge­reux auprès d’une grande par­tie de la popu­la­tion pour qui l’austérité ne mène qu’à une impasse. À cet égard, le chan­ge­ment de cap opé­ré par le FMI, par cer­tains éco­no­mistes mains­tream en Bel­gique et par les Pays-Bas, l’un des rares pays encore noté « AAA » sont un signe du malaise ambiant. L’obstination à pour­suivre avec l’austérité sera une cause impor­tante du taux d’abstention record lors des élec­tions euro­péennes de 2014 que l’on peut déjà anti­ci­per. Ce taux sera le signe d’un affai­blis­se­ment de la cré­di­bi­li­té euro­péenne, de l’action com­mune alors qu’une révi­sion du trai­té sera enclen­chée et que ce ne sera qu’ensemble que les États membres sor­ti­ront du tunnel.-n

16 avril 2013

  1. M. El Berhou­mi, « La règle d’or, et la sou­ve­rai­ne­té cau­che­marde », La Revue nou­velle, jan­vier 2012.
  2. Deux nou­veaux textes ont été pro­po­sés tout récem­ment par la Com­mis­sion pour appro­fon­dir encore l’Union éco­no­mique et moné­taire. http://europa.eu/rapid/press-release_IP-13 – 248_en.htm.
  3. David Cop­pi, « Demotte gau­chise le Trai­té ! », Le Soir, 16 mars 2013.
  4. AFP, « Roma­no Pro­di qua­li­fie le Pacte de sta­bi­li­té de “stu­pide”», La Libre Bel­gique, 17 octobre 2002.
  5. Inter­na­tio­nal Mone­ta­ry Fund, « World Eco­no­mic Out­look : Coping with High Debt and Slug­gish Growth », octobre 2012.
  6. Orga­ni­sa­tion inter­na­tio­nale du tra­vail, « Euro­zone Job Cri­sis : Trends and Poli­cy Res­ponses », 12juillet 2012.
  7. http://ec.europa.eu/commission_2010-2014/rehn/documents/cab20130213_en.pdf.
  8. http://eur-lex.europa.eu/LexUriServ/LexUriServ.do?uri=COM:2012:0342:FIN:EN:PDF.
  9. http://europa.eu/rapid/press-release_MEMO-13 – 126_en.htm.
  10. Direc­tive 2011/85/UE du Conseil sur les exi­gences appli­cables aux cadres bud­gé­taires des États membres.

Olivier Derruine


Auteur

économiste, conseiller au Parlement européen