Skip to main content
logo
Lancer la vidéo

Mutations de l’expertise face à l’impératif de performance médiatique

Numéro 3 - 2017 - communication Expert journalisme média Médias par Nicolas Baygert

avril 2017

La standardisation des formats, l’hystérisation des procédés et l’accélération du temps médiatique conduisent au triomphe du « fast-thinking », penseurs « instantanés » amenés à intervenir sur tous les sujets de l’actualité. Progressivement, l’expert quitte le domaine scientifique pour entrer dans celui du commentaire.

Dossier

Dans le biotope médiatique contemporain, l’expertise se révèle plus que jamais sollicitée — l’expertise comme validation certifiée d’un fait par un avis « faisant autorité ». L’exercice n’est pas aisé puisqu’il s’agit souvent d’apporter une réponse (voire une caution) scientifique à une question destinée au grand public, et formulée par le meneur du jeu médiatique (le plus souvent un journaliste) en termes généralement réducteurs (Henry, 1997, p. 110). L’expertise regroupe elle-même un champ d’acteurs relativement vaste : chercheurs universitaires1, praticiens professionnels, activistes associatifs, journalistes ayant atteint un niveau de séniorité vénérable, etc.

Les lignes qui suivent proposent un diagnostic critique de l’actuelle mutation de l’expertise en « performance médiatique » soumise aux codes de l’infotainment et du réductionnisme discursif. Parcours tautologique où l’expert démontrera son « expertise à expertiser l’expertisable », tous terrains confondus. Ce parcours relevant lui-même d’une ascèse épistémologique et cognitive au gré des cadres (la matière expertisable relevant d’un cadrage médiatique [Framing2] en amont) et codes imposés (format, scénographie, calibrage discursif : tonalité et degré de tolérance à la complexité sémantique).

Cependant, par les biais et les fourvoiements invoqués, tantôt mus par une quête d’«attractivité commerciale » ou de prestige — un prestige médiatique susceptible d’être (en partie) réinvesti dans l’espace académique (Quidu, 2011, p. 272) —, la place centrale de l’expert dans le dispositif informationnel suggère une nécessité reposant sur une relation d’essence coopérative débouchant sur la coconstruction d’un discours savant médiatisé. Une coopération à géométrie variable, pour le meilleur et pour le pire.

Nouvelle(s) exigence(s) d’une pratique à l’ère du « fast-thinking »

Le récit médiatique se présente, de plus en plus, sous un aspect monothématique, propre au découpage discrétionnaire — en séquences — de l’actualité. Notons que certaines de ces séquences prélevées bénéficieront d’un traitement intensif pour une montée en notoriété frisant l’hystérie. C’est notamment le principe des « Gates »3, ces scandales se présentant sous forme de feuilleton médiatique et bénéficiant d’un traitement sensationnaliste analogue. Des séquences soumises à une exégèse avancée, les évènements s’y trouvant autopsiés sous divers angles, passant sous les scalpels d’une pléthore d’experts.

Le même constat doit être fait concernant la multiplication des éditions spéciales qui se traduisent par la mise en boucle d’annonces et de témoignages exclusifs, cette logique étant empruntée aux chaines d’information en continu et favorisant, là encore, l’extension du domaine de l’expertise. Dans ce cas de figure, l’expertise participe au branding informationnel dans une logique hypertextuelle4. Des contributions connexes et anecdotiques telles que les micros-trottoirs permettant d’enraciner l’interprétation abstraite dans un vécu anonyme viendront parachever le dispositif. L’expert se trouve dès lors embrigadé comme adjuvant dans la mobilisation générale de « l’ensemble de la rédaction ». Ainsi, particulièrement dans un contexte sécuritaire, la surinterprétation « à chaud » et « en continu » de cette figure d’autorité sera censée amoindrir la contingence « critique » de l’instant et l’angoisse du média consommateur.

Or, quel crédit peut-on accorder à l’expertise résultant d’un décryptage dans l’urgence ? Bernard Lahire (2005) parle à ce titre de « surinterprétation incontrôlée », définie comme « une excroissance interprétative relativement au volume, à l’étendue et à la nature des matériaux empiriques disponibles ». Une situation se traduisant par un « décrochage interprétatif permanent » (Lahire, 1996)5 de l’expert squattant les plateaux. De même, Pierre Bourdieu développait il y a deux décennies déjà le concept de « fast thinker », ce penseur rapide prompt à intervenir sur (presque) tous les sujets imposés par l’actualité. Selon lui, « un des problèmes majeurs que pose la télévision, c’est la question des rapports entre la pensée et la vitesse. Est-ce qu’on peut penser dans la vitesse ? Est-ce que la télévision, en donnant la parole à des penseurs qui sont censés penser à vitesse accélérée, ne se condamne pas à n’avoir jamais que des fast-thinkers, des penseurs qui pensent plus vite que leur ombre…
 […] Il faut en effet se demander pourquoi ils sont capables de répondre à ces conditions tout à fait particulières, pourquoi ils arrivent à penser dans des conditions où personne ne pense plus » (Bourdieu, 1996, p. 30 – 31).

L’expertise à l’ère du fast food ou de la MacDonaldisation ? Cette dernière, telle que décrite par Georges Ritzer (2002), a pour caractéristiques l’efficacité (performativité des énoncés), la quantification (l’audimat, et son corolaire, une certaine négligence qualitative, ou d’abus de lieux communs), la prévisibilité (à l’instar du Big Mac un Zemmour est toujours égal à lui-même) et le contrôle (on évoquera le capital « réputationnel » en ligne ou le ranking des chroniqueurs). L’allégorie du fast food fut aussi usitée par d’autres. Denis Muzet (2007, p. 51) estime qu’après la malbouffe, nous serions entrés dans l’ère de la « mal info » : « L’information se doit d’être immédiate, continue et à portée de main. L’info brève est privilégiée […] parce qu’elle est jugée plus objective et plus crédible. » Côté médias, on arguera des nécessités économiques. Objectif : produire du temps d’antenne avec des couts modérés.

Force est de constater que la demande sociale (ou horizon d’attente) au sein du champ médiatique contredit de facto tout prérequis d’une expertise scientifiquement fondée. L’expert est censé répondre à chaud à une question abruptement posée par son intervieweur. La simultanéité de la question et de la réponse ne laissant guère de place à une éventuelle reconstruction de la première (Henry, 1997, p. 111). Jean-Robert Henry insiste sur ce point précis : « sauf préparation particulière, l’immédiateté du jeu des questions et des réponses entraine une simplification du discours savant, qui n’est pas comme dans la vulgarisation le fruit d’un travail élaboré, mais résulte au contraire de la spontanéité des réponses. La médiatisation pousse à des formulations réductrices ou caricaturales […], privilégiant par exemple un facteur explicatif sur tous les autres paramètres d’une situation complexe. »

Fidèle à son rôle, l’expert se doit de presser le fruit (mûr ou pourri) qu’on lui tend, l’analyse impliquant un verdict en direct. Olivier de Sardan (1996) évoque l’idée d’une « maltraitance faite aux données » : « Le théoricien sollicite à l’excès les éléments empiriques ou produit des assertions qui n’en tiennent pas compte, voire les contredisent. » Se pose donc la question du degré de forçage de l’interprétation par rapport aux réalités évoquées (Lahire, 1996). Une mécanique interprétative sollicitée à chaque reprise de direct par l’intervieweur-dispatcher exige cycliquement qu’on « fasse le point sur ce que l’on sait » ou qu’on soumette l’expert à une problématisation savante d’un fait divers ne requérant aucune compétence technique ou scientifique particulière. Le journaliste a également la possibilité, en guise d’accroche, de s’adonner à une essentialisation biaisant la suite des échanges.

On songe ici au processus d’externalisation perverse dénoncé par Philippe Muray (2005), processus selon lequel on prive la victime (du fait divers) de sa souffrance individuelle pour l’ériger en symbole ou en « fait de société » directement soumis aux bistouris de l’expertise des Diafoirus6 de l’actualité, père et fils. Confronté au même exercice le représentant politique sera, quant à lui, interrogé sur « la nécessité de légiférer ». Du reste, à côté de son pendant juridico-institutionnel, l’expertise technico-scientifique dispose elle aussi de sa langue de bois qui se caractérise par une inflation verbaliste du discours interprétatif vis-à-vis des matériaux, c’est-à-dire par une surenchère ou un gonflement interprétatif sans conséquence (Lahire, 1996).

La standardisation des formats, l’hystérisation des procédés et l’accélération du temps médiatique conduisent ainsi au triomphe sans partage du modèle de fast thinker. De la même manière, certains experts se verront régulièrement incités à se hasarder bien au-delà de leur zone de compétence. Aussi, comme l’évoque Henry (1997, p. 110), « la situation relativement stressante de médiatisation ne favorise pas l’aveu public d’incompétence, […] souvent, le contenu du propos importe moins que le rôle d’autorité conféré à l’expert scientifique, chargé de donner un écho de vérité à une observation ou une analyse déjà énoncées par d’autres personnages de la scène médiatique ». La goujaterie entre collègues mise de côté, l’expert ne se verra que rarement rappelé à l’ordre pour un éventuel hors-piste par tel journaliste peu sourcilleux, venu chercher la caution homologuant son sujet quasi clôturé d’avance. L’expertise prend ici le rôle de béquille journalistique, synthétisant doctement un script préétabli et ne demandant qu’à être solennellement validé.

Vers un « bon clientélisme » cathodique

La sélection des experts relève d’une dynamique particulière : un « darwinisme médiatique » se traduisant en premier lieu par la valorisation des intervenants les mieux adaptés au contexte ci-avant décrit. Priorité aux acteurs « bankables » ou médiagéniques7. Cette logique performative tend d’ailleurs à éclipser d’anciennes stratégies de visibilité reposant jusque-là sur une cooptation par proximité idéologique (effet de caste) ou par simple respect hiérarchique. La performance face caméra constitue dorénavant le critère de sélection déterminant pour tous : à l’instar d’autres intervenants (politiques ou peoples), l’expert sera jaugé à son statut de « bon client » (Neveu, 2003). Loin de se limiter aux leadeurs politiques, la règle de la « performance télévisée » s’applique donc également aux « méta-discutants » en plateau8.

D’autant plus que la mobilisation récurrente d’acteurs rodés à la grammaire télévisuelle réduira les risques (stress du direct, jargon ou temps morts) et leur corolaire : les chiffres d’audience en berne. Les experts performants en viennent ainsi naturellement à supplanter les analystes timides, chercheurs universitaires au phrasé hésitant, naturellement méfiants vis-à-vis de l’exercice proposé. Henry (1997, p. 118) évoque à ce titre la dissociation croissante au sein de la recherche entre les individus consentant à l’hybridation demandée (qui, à terme, se spécialiseront dans le discours scientifico-médiatique) et ceux restés attachés à un mode de diffusion plus classique parfois tentés par une rupture pure et simple avec le jeu médiatique. Les uns pénètrent l’entre-soi des médias tandis que les autres se voient définitivement relégués à sa périphérie, considérés comme « non adaptés ».

Cette préférence donnée au casting « performant » s’explique encore par l’intégration directe de l’expert au sein du dispositif en plateau — pensionnaire plutôt que figurant, artisan plutôt qu’invité — investi dans l’élaboration d’un récit médiatique coproduit en temps réel.

Rappelons que ces dernières années donnèrent lieu à une reconfiguration scénique privilégiant une expertise fortement démocratisée. Celle-ci se présente sous forme d’un talkshow d’acteurs « complémentaires » au pluralisme plus ou moins affiché (on songe aux émissions françaises telles 24h en questions sur LCI ou C dans l’air sur France5). Elle peut également répondre aux formats de dispositifs mixtes où l’universitaire côtoie le militant associatif, le blogueur graphomane, l’éditorialiste ou l’artiste engagé, lui-même voisin du caricaturiste loquace (Les Experts sur BX1, C’est pas tous les jours dimanche sur RTL-TVI ou Les Décodeurs RTBF9). Or, le principe du patchwork d’experts induit presque automatiquement une segmentation, voire une essentialisation des points de vue ; une multiplication des avis au détriment d’une déconstruction factuelle raisonnée de l’analyse et son triptyque wébérien : compréhension, interprétation et explication.

Conforté dans son rôle de fast thinker, se soumettant aux codes en vigueur, et maniant à son tour les punchlines et autres éléments de langages censés marquer le média consommateur, l’expert monte en grade. Place à l’expert en expertise.

L’expert en expertise se situe à l’intersection de deux phénomènes. D’une part, on retrouve l’«appropriation égocentrique du réel » signalée par Edgar Morin (1986), typique du prélat cathodique pratiquant l’exégèse terroriste. D’autre part, une certaine paresse structurelle privilégiant le bon client — media proof, rompu à l’art du commentaire en direct — au chercheur idoine. Les médias ne résistent en effet pas longtemps à ériger sans précaution un informateur unique pour une série de thématiques sociétales. Sanctuarisée par le dispositif médiatique, l’expertise scénaristiquement isolée devient prescriptive. Une doxa mono-incarnée par un acteur bankable se soustrayant à la critique des pairs.

« Le désir de reconnaissance pousse à vouloir se rendre reconnaissable », note Lahire (2005). Aussi, c’est à ce stade — diront certains — que l’expertise flirte avec l’Hybris. Mais c’est surtout ici que pourra s’opérer la métamorphose de l’expert en chroniqueur. Un chroniqueur, d’abord au service de l’émission ou du dispositif informationnel en place (on songe ici particulièrement aux « quatre grandes voix » officiant sur RTL-TVI, le dimanche midi10). Sa régularité lui donnera accès à une feuille de route dont l’expert ponctuellement sollicité se voit généralement privé. Le statut de chroniqueur vient ainsi parachever le glissement de l’expertise vers un savoir-faire cathodique — un basculement marquant également l’abandon du champ théorique ou technico-scientifique pour celui du commentaire.

  1. On notera que le rapport entre « expert » d’extraction académique et médias pose également le problème de l’inscription sociale de la recherche et de la posture du chercheur par rapport aux préoccupations des acteurs ou du public (Henry, 1997, p. 108).
  2. Voir la notion de cadrage conceptualisée par Amos Tversky et Daniel Kahneman (1981).
  3. Citons, dans un contexte belge, le « Fabiolagate », le « Franckengate », le « Jambongate », le « Galantgate », le « Thalassogate », le « Kazakhgate » ou « Publifingate », ce dernier étrangement moins usité, côté francophone.
  4. Développé par Alex Mucchielli (1997) en sciences de la communication et de l’information pour expliquer les débats implicites de l’espace public, le modèle de l’hypertexte insiste sur l’état systémique de toute communication. En d’autres mots : le sens final donné à un évènement est le résultat de l’ensemble des commentaires produits par les différents acteurs sociaux.
  5. Sorte d’excroissance interprétative qui nous amène à estimer que l’auteur « en fait trop », s’éloignant trop du matériau en sa possession (Lahire, 1996).
  6. Cf. Molière, Le Malade imaginaire.
  7. Est médiagénique, ce qui « passe bien » dans tel ou tel média ; qui s’y trouve mise en valeur (Marion, 1997, p. 86).
  8. Voir également l’article d’Antonio Solimando.
  9. Une émission arrêtée après une saison, remplacée par À votre avis, privilégiant l’«expertise citoyenne » sous forme de pseudo-sondages en ligne.
  10. Les journalistes Christophe Giltay et Emmanuelle Praet, les anciens porte-paroles Michel Henrion et Alain Raviart.

Nicolas Baygert


Auteur