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Mourir entre les terres

Numéro 6 - 2015 par Joëlle Kwaschin

septembre 2015

La Com­mis­sion euro­péenne a pro­po­sé un plan de répar­ti­tion de qua­­rante-mille migrants pour sou­la­ger les pays de pre­mière arri­vée, l’Italie et la Grèce. Une grande par­tie des États euro­péens s’y opposent, Fran­çois Hol­lande s’autorisant même un cours de droit. « Il ne peut pas y avoir des quo­tas pour ces migrants. Le droit d’asile n’obéit pas à un quota. […]

Billet d’humeur

La Com­mis­sion euro­péenne a pro­po­sé un plan de répar­ti­tion de qua­rante-mille migrants pour sou­la­ger les pays de pre­mière arri­vée, l’Italie et la Grèce. Une grande par­tie des États euro­péens s’y opposent, Fran­çois Hol­lande s’autorisant même un cours de droit. « Il ne peut pas y avoir des quo­tas pour ces migrants. Le droit d’asile n’obéit pas à un quo­ta. On ne recon­nait pas l’asile en fonc­tion d’un nombre de per­sonnes qui auraient déjà été auto­ri­sées. En revanche, lorsqu’il y a ces réfu­giés qui vont tou­jours dans les mêmes pays, eh bien, nous devons faire en sorte que d’autres pays puissent éga­le­ment prendre leur part. C’est ce qu’on appelle la répar­ti­tion. » Le pré­sident fran­çais est de mau­vaise foi puisque c’est jus­te­ment un plan de répar­ti­tion que la Com­mis­sion pro­pose afin de per­mettre l’examen indi­vi­duel de chaque demande, comme le pré­voit le droit d’asile tel qu’il est défi­ni par la conven­tion de Genève.

Emboi­tant le pas à la France, les pays occi­den­taux s’insurgent, on leur en demande trop, aug­men­tez plu­tôt le quo­ta des per­sonnes accueillies dans le pays voi­sin. Ils feignent d’oublier ce que Fran­çois Cré­peau, rap­por­teur spé­cial de l’ONU sur les droits de l’homme des migrants, rap­pelle dans un pas­sion­nant entre­tien : « En quatre ans, de 1979 à 1982, au plus fort de la crise huma­ni­taire, vingt pays occi­den­taux, menés par les États-Unis, l’Australie, la France et le Cana­da, ont accueilli 623.800 réfu­giés indo­chi­nois, des boat people pour la plu­part. » On a beau réflé­chir, la mémoire n’a pas gar­dé le sou­ve­nir d’un enva­his­se­ment. Au contraire, en Bel­gique, les struc­tures mises en place par les béné­voles d’Un bateau pour le Viet­nam man­quaient plu­tôt de can­di­dats et cer­taines sont res­tées déses­pé­ré­ment vides.

L’herbe est tou­jours plus grasse chez le voi­sin, ses prai­ries et son PIB plus impor­tants, qu’il en fasse donc davan­tage, Bruxelles exige trop de nous. Pour­tant, un récent Euro­ba­ro­mètre indique que neuf Euro­péens sur dix sou­tiennent l’aide huma­ni­taire de l’UE, même loin­taine, mais sur­tout qu’en cas de catas­trophe, 95% de la popu­la­tion belge s’attend à être aidée par les autres pays européens.

Par un abus de lan­gage dan­ge­reux, les jour­naux appellent ceux qui meurent en mer des « clan­des­tins », alors qu’ils ne le devien­dront éven­tuel­le­ment qu’à leur hypo­thé­tique arri­vée dans un pays d’accueil qui les refou­le­rait, ce qui fait beau­coup de sup­po­si­tions, mais donne insi­dieu­se­ment rai­son à ceux qui mettent la machine à exclure en route. Cette illu­sion dan­ge­reuse et contre­pro­duc­tive coute très cher. Pas en vies per­dues, mais en bud­gets consi­dé­rables pour aller les repê­cher, les cueillir, les héber­ger, prendre en charge d’inévitables frais médi­caux… Pas en vies per­dues, de ce gâchis-là, tout le monde se moque, ce n’est sans doute pas pire que tous ces gens qui sont morts au fond des cales des bateaux escla­va­gistes il n’y a fina­le­ment pas si long­temps. On leur élè­ve­ra un grand monu­ment, la céré­mo­nie sera très émou­vante, et on pas­se­ra à autre chose. L’actualité n’est que ça, un clou qui en chasse un autre.

On pré­fère ces petites tombes nées de mains citoyennes et soli­daires qui com­mencent à fleu­rir par­tout en Europe, avec la men­tion « Un réfu­gié mort en Médi­ter­ra­née ». « Les morts arrivent. » Ou arpen­ter en com­pa­gnie d’un mil­lier de per­sonnes les rues du centre-ville dans une marche silen­cieuse de soli­da­ri­té avec les morts en Médi­ter­ra­née, cette mer entre les terres, n’empêche bien sûr ni les papo­tages ni l’émotion sur­tout lorsque qu’on porte une modeste feuille avec le nom d’un mort, en l’occurrence celui d’un enfant de dix-huit mois mort d’hypothermie. Mais cette ini­tia­tive géné­reuse n’est pas très utile, même si elle satis­fait l’égo des marcheurs.

En réa­li­té, la solu­tion est tout de même assez simple… si l’on fai­sait preuve de créa­ti­vi­té. Pour inno­ver, il suf­fit sou­vent de prendre un pro­blème par un biais inat­ten­du, et le bon sens triomphe, une solu­tion élé­gante s’impose.

On a suf­fi­sam­ment déplo­ré les ravages de la cri­mi­na­li­sa­tion du can­na­bis (sans grand suc­cès, recon­nais­sons-le) que l’on pour­rait enfin envi­sa­ger d’être rai­son­nable. Dépé­na­li­sons la déten­tion pour consom­ma­tion per­son­nelle de can­na­bis, orga­ni­sons de manière légale sa dis­tri­bu­tion, et sur­tout sa pro­duc­tion, et on sup­pri­me­ra les réseaux et les mafias qui ont trou­vé là une juteuse indus­trie. Les bud­gets de répres­sion ain­si éco­no­mi­sés pour­ront être consa­crés à la pré­ven­tion, car tout le monde ou presque déplore que les ados ne par­viennent plus à aller à l’école s’ils n’ont pas fumé leur pre­mier joint à 7 heures du matin en atten­dant le bus.

Léga­li­sons les voyages des migrants, sécu­ri­sons les voies d’accès, les béné­fices sui­vront. Déve­lop­per l’industrie navale pour construire de bons grands navires fiables, relan­cer une acti­vi­té sidé­rur­gique dont la Bel­gique a grand besoin, faire payer un droit de pas­sage modé­ré qui per­met­tra de ren­ta­bi­li­ser l’affaire d’autant que ce que l’on éco­no­mi­se­ra en sup­pri­mant les Fron­tex, Mare machin, les gardes-côtes, le per­son­nel sani­taire, les doua­niers, bref les contrô­leurs en tout genre, pour­ra être inves­ti dans les pays d’origine et dans les pays d’accueil et consa­cré là à la paix et au déve­lop­pe­ment, ici à l’intégration et à la for­ma­tion pro­fes­sion­nelle. Il se trou­ve­ra bien par­mi eux des gens qui seront ravis d’apprendre une langue pour sou­der des tôles à bateaux… Et quand la situa­tion de leur pays d’origine se sera amé­lio­rée, ces réfu­giés ren­tre­ront chez eux, car qui aban­donne de gai­té de cœur ses racines ? Il suf­fit d’enclencher le mou­ve­ment, et le cercle devient ver­tueux. Certes, cela demande une impor­tante coor­di­na­tion euro­péenne et inter­na­tio­nale, mais toutes ces ins­tances ne sont-elles pas là pour mener des poli­tiques au ser­vice du bien com­mun ? Évi­dem­ment, le frais accueil réser­vé au plan de répar­ti­tion peut décou­ra­ger ceux qui pensent les poli­tiques à court terme…

Pour­tant, tous ces nou­veaux bâti­ments n’auront pas le temps de rouiller dans le port, ils pour­ront tou­jours repar­tir dans un sens avec des tou­ristes, dans l’autre, pour sau­ver les vic­times d’autres crises, car ce qui est bien avec le mal­heur, c’est qu’il est infini.

Joëlle Kwaschin


Auteur

Licenciée en philosophie