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Mort du latin ? D’une mondialisation à l’autre

Numéro 2 Février 2012 par Francis Tilman

février 2012

Les éta­blis­se­ments qui offrent encore une filière d’en­sei­gne­ment du latin se font de plus en plus rares et les élèves qui les suivent sont de moins en moins nom­breux. Le temps consa­cré à l’é­tude de cette langue ne cesse de se rétré­cir, et il ne sert à rien de le déplo­rer. La civi­li­sa­tion qui s’in­car­nait dans les huma­ni­tés clas­siques n’est plus, mais a fait place à une autre mon­dia­li­sa­tion. Un ensei­gne­ment plu­ri­dis­ci­pli­naire des sciences, des tech­niques et des mathé­ma­tiques cou­plé à une décou­verte de l’é­cri­ture et des arts per­met­trait de recons­truire un nou­vel humanisme.

La mort du latin est-elle iné­luc­table ? Com­ment se fait-il qu’une démarche aus­si for­ma­trice, qui a déve­lop­pé les cer­veaux de toutes nos élites pen­dant trois à quatre siècles, y com­pris de nos scien­ti­fiques les plus brillants, devienne une option mino­ri­sée alors qu’elle était la voie royale de l’enseignement secondaire ?

Un enseignement performant

Est-ce dû au fait que la for­ma­tion latine n’aurait pas vrai­ment le grand pou­voir for­ma­teur qu’on lui prête ou qu’elle aurait été dépas­sée par d’autres démarches plus per­for­mantes ? Pas du tout. L’apprentissage du latin et la pra­tique de la tra­duc­tion res­tent une acti­vi­té extrê­me­ment puis­sante pour le déve­lop­pe­ment des capa­ci­tés cog­ni­tives, plus encore que son uti­li­té pour la mai­trise du lan­gage, et par­tant de la pen­sée. En effet, la tra­duc­tion est une démarche de réso­lu­tion de pro­blème par excel­lence. Non seule­ment elle oblige au tâton­ne­ment expé­ri­men­tal, mais à tra­vers la jus­ti­fi­ca­tion, elle entraine à la vali­da­tion des hypo­thèses. Dans la fou­lée, elle habi­tue à l’usage des sources docu­men­taires (entre autres, les dic­tion­naires et les gram­maires). Elle impose de se décen­trer pour ren­trer dans la pen­sée de quelqu’un d’autre et faire fi, pour un cer­tain temps, de son point de vue pour res­ti­tuer le pro­pos de l’auteur étu­dié. Comme le latin est la dis­ci­pline qui peut le moins se jus­ti­fier par une uti­li­té dans la vie cou­rante, cette inuti­li­té pousse à la méta­cog­ni­tion, c’est-à-dire à la décou­verte des démarches intel­lec­tuelles mobi­li­sées quand on réflé­chit et sus­cep­tibles d’être mobi­li­sées ailleurs. Enfin, les com­men­taires des textes, qui replacent l’auteur et son dis­cours dans un contexte his­to­rique, géo­gra­phique, cultu­rel, poli­tique don­né, habi­tuent l’élève à relier une pen­sée à des enjeux sociaux. Au-delà des périodes étu­diées à par­tir des textes tra­vaillés, cette fami­lia­ri­sa­tion avec la culture antique accou­tume le jeune à se tour­ner vers le pas­sé pour s’enrichir du patri­moine intel­lec­tuel et artis­tique lais­sé par les anciens. À ces béné­fices cog­ni­tifs et cultu­rels, s’ajoute la plus grande mai­trise du fran­çais acquise par l’ascèse qu’impose la recherche de la for­mu­la­tion des pro­pos d’un auteur dans une forme lit­té­raire, fidèle pour­tant à une tra­duc­tion littérale.

Un enseignement résolument élitiste

Il nous faut donc recher­cher ailleurs la cause du désa­mour dont souffre aujourd’hui l’enseignement du latin. Serait-il dû au fait qu’il s’agit d’une pra­tique éli­tiste dans une socié­té qui prône l’égalité ? Cer­tains par­ti­sans du latin ne le défendent-ils pas en pos­tu­lant une répar­ti­tion inégale des apti­tudes intel­lec­tuelles ? Tout le monde n’aurait pas les capa­ci­tés pour suivre cet ensei­gne­ment comme l’affirme, par exemple, la pro­fes­seure Doyen, ensei­gnant les langues anciennes aux FUNDP et à l’UCL : « Aujourd’hui, on en est arri­vé à ne plus oser dire qu’il y a des dif­fé­rences. Qu’il existe des dif­fé­rences notam­ment d’aptitudes intel­lec­tuelles entre les gens, que tout le monde n’est pas fait pour faire des études gré­co-latines. […] L’égalité est un leurre, selon moi. On trompe les gens. […] En fait, on rem­place un éli­tisme assu­mé par un éli­tisme dégui­sé1. »

La dif­fi­cul­té de ce type d’argument consiste non seule­ment dans le fait qu’il fau­drait pou­voir sai­sir et carac­té­ri­ser ces apti­tudes spé­ci­fiques à l’étude du latin, ce qui n’a encore jamais été fait à ma connais­sance, mais aus­si expli­quer par quels méca­nismes géné­tiques, ces capa­ci­tés se retrouvent essen­tiel­le­ment dans cer­taines classes sociales.

En obser­vant le carac­tère socia­le­ment éli­tiste du latin, on met le doigt, me semble-t-il, sur un des fac­teurs expli­ca­tifs de la perte de pres­tige du latin. En effet, le latin avait comme fonc­tion sociale essen­tielle de pro­duire une iden­ti­té d’excellence. On n’est plus ici dans le domaine péda­go­gique, mais dans celui des rap­ports sociaux. Grâce au latin, les têtes étaient bien faites, certes. Mais les béné­fi­ciaires de cet ensei­gne­ment supé­rieur pou­vaient se sen­tir au-des­sus du lot, pré­ci­sé­ment et para­doxa­le­ment, parce qu’ils s’étaient adon­nés gra­tui­te­ment et effi­ca­ce­ment aux jeux de l’esprit pen­dant six longues années. La dis­tinc­tion ne consiste-t-elle pas à s’élever au-des­sus des contin­gences maté­rielles pour savou­rer le savoir dans son essence, sans s’abaisser dans l’utilitarisme, lais­sé aux manuels ? Le constat de par­ta­ger avec d’autres la culture latine ne crée-t-il pas une conni­vence entre gens de la bonne société ?

Les héritiers des anciennes élites

Plus fon­da­men­ta­le­ment encore, les lati­nistes avaient pour eux d’être les let­trés de l’Occident. Et ils n’avaient pas tort. Réflé­chis­sons. Qu’est-ce que l’Occident ? Qu’y a‑t-il de com­mun entre un Scan­di­nave et un Ita­lien du sud, entre un Polo­nais et un Écos­sais ? Une culture com­mune, issue de la lec­ture par les élites des mêmes auteurs clas­siques et du par­tage du chris­tia­nisme. Le chris­tia­nisme, c’est plus que la reli­gion chré­tienne. La reli­gion elle-même, ce sont des textes sacrés, une spi­ri­tua­li­té (une rela­tion au trans­cen­dant), une doc­trine, des rites, une pié­té, des ins­ti­tu­tions. Le chris­tia­nisme est une reli­gion, certes, mais aus­si une culture (une vision du monde et de son des­tin, une concep­tion du temps, une orga­ni­sa­tion de la vie sociale, une pro­duc­tion artis­tique, entre autres, déter­mi­nées par des réfé­rences reli­gieuses). L’ensemble des « peuples/nations » qui par­tagent cette culture et cette reli­gion consti­tue la chré­tien­té. L’Occident, par­tie ouest de l’Europe, a pen­dant des siècles coïn­ci­dé avec la chré­tien­té. Culture clas­sique et chris­tia­nisme sont les deux sources de la culture occi­den­tale. Elles se ren­forcent mutuel­le­ment puisque la langue des clercs et celle de la reli­gion sont la même.

Au Moyen-Âge en Europe, en effet, le latin est d’abord une langue sacrée parce qu’elle est la langue des Écri­tures, la réfé­rence abso­lue et ultime de toute vision du monde à cette époque. Bien que l’Ancien Tes­ta­ment ait été écrit ini­tia­le­ment en hébreu, puis tra­duit en grec (bible des Sep­tante), bien que le Nou­veau Tes­ta­ment ait été écrit en grec, ces livres sacrés seront retra­duits en latin au IVe siècle par saint Jérôme. C’est sous cette ver­sion latine appe­lée Vul­gate que les Écri­tures cir­cu­le­ront en Occi­dent chré­tien et feront auto­ri­té. L’accès aux textes sacrés, expo­sés du salut indi­vi­duel et uni­ver­sel, requiert donc une excel­lente mai­trise du latin.

Elle est aus­si la langue com­mune de la pen­sée et de l’échange intel­lec­tuel. C’est donc la langue de l’Occident éclai­ré. Elle est l’attribut des clercs qui se pensent et se disent au-des­sus des autres classes sociales. Le latin est un ins­tru­ment de com­mu­ni­ca­tion uni­ver­sel et le par­ler, un signe de dis­tinc­tion. Cette réa­li­té est par­ta­gée dans tous les ter­ri­toires de l’Europe. Étu­dier le latin au XXe siècle, c’est donc en quelque sorte être héri­tier de ces élites médiévales.

La Renais­sance, au cours de laquelle les pré­misses d’une pen­sée scien­ti­fique se font jour, ne sup­prime pas cette domi­na­tion cultu­relle du latin, mais la trans­forme. En effet, le latin reste la langue du savoir savant y com­pris celui du savoir scien­ti­fique nais­sant. Coper­nic, Képler, Cla­vius, de Cues, Vésale, Gali­lée (en par­tie) pour ne citer qu’eux, rédi­ge­ront leurs trai­tés dans la langue des anciens. Paral­lè­le­ment, les huma­nistes, tel Érasme, remettent en valeur les auteurs latins (et grecs) « clas­siques ». Ces der­niers sont alors consi­dé­rés comme des maitres à pen­ser dont il faut com­prendre la sagesse et l’intelligence du monde dont ils font preuve, pour s’instruire sur la réa­li­té contem­po­raine. Érasme n’a‑t-il pas écrit l’Ada­gio­rum col­lec­ta­nea réser­voir par excel­lence d’informations sur les cultures de l’antiquité gré­co-romaine ? Cette com­pi­la­tion des tré­sors de la sagesse antique, à usage éthique, est en même temps l’occasion d’une réflexion rhé­to­rique et esthé­tique, et un point de départ pour des com­men­taires sur les réa­li­tés du temps pré­sent. Cet ouvrage, régu­liè­re­ment aug­men­té par Érasme lui-même, fut un vrai best­sel­ler au XVIe siècle (seize édi­tions du vivant de l’auteur). L’étude des auteurs antiques devient alors la voie pri­vi­lé­giée de la for­ma­tion de l’esprit, tant par l’ascèse intel­lec­tuelle qu’elle exige que par la pro­fon­deur et la finesse de la pen­sée des écri­vains clas­siques qu’elle rend familiers.

Simul­ta­né­ment, les jésuites mettent en route leur grande cam­pagne de for­ma­tion des élites, grâce à leurs col­lèges qui couvrent toute l’Europe catho­lique (en 1.574, l’ordre gère 125 col­lèges ; 521 en 1.640, y accueillant 150.000 élèves). Deux nuances à cette stra­té­gie édu­ca­tive visant expli­ci­te­ment à for­mer des élites. La pre­mière est que cette caté­go­rie de la popu­la­tion est cen­sée avoir des devoirs envers le peuple, en retour de la for­ma­tion d’excellence qu’elle reçoit. Les élites sont for­mées pour ser­vir ! La deuxième est la concep­tion méri­to­cra­tique de l’élitisme : ce sont les meilleurs, d’où qu’ils viennent, qui méritent de suivre cet ensei­gne­ment indé­pen­dam­ment de leur nais­sance. Et de fait, les inter­nats des col­lèges jésuites accueille­ront des jeunes de milieux plus modestes. Dans la réa­li­té de la longue durée cepen­dant, les huma­ni­tés sont réser­vées qua­si exclu­si­ve­ment aux enfants des classes supé­rieures. Les deux nuances rela­tives à l’élitisme évo­quées ci-des­sus, auquel s’adjoint l’argument de la néces­saire élite requise par la ges­tion des affaires de la Cité, seront uti­li­sées par les classes supé­rieures comme occul­ta­tion de leurs pri­vi­lèges de fait.

Les jésuites rédigent aus­si la Ratio stu­dio­rum gene­ra­lis, qui orga­nise l’enseignement dans leurs éta­blis­se­ments et qui devien­dra la matrice de toutes les formes d’enseignement de ce qui sera appe­lé les huma­ni­tés. Le modèle de la voie royale de la for­ma­tion des élites se met en place à cette époque et res­te­ra d’actualité et sans concur­rence chez nous jusqu’en 1947, date où les huma­ni­tés clas­siques perdent le mono­pole de l’accès à l’université, mais res­tent néan­moins le cur­ri­cu­lum sco­laire le plus valo­ri­sé. Le diplôme d’humanités gré­co-latines reste encore pen­dant dix-sept ans, le seul qui donne accès à toutes les facul­tés uni­ver­si­taires. Il fau­dra attendre la loi dite d’omnivalence de 1964 pour que la réus­site des huma­ni­tés modernes ouvre éga­le­ment à toutes les études universitaires.

Bien que la culture domi­nante qui se déve­loppe à par­tir du début du XXe siècle, s’inscrivant dans la révo­lu­tion indus­trielle, soit tour­née vers les sciences et les tech­niques comme moyens de concré­ti­ser le pro­grès uni­ver­sel et illi­mi­té, les huma­ni­tés clas­siques res­tent le che­min pri­vi­lé­gié pour for­mer les futurs cadres des socié­tés occi­den­tales. Car l’idéal de l’honnête homme, qui peut tout à la fois, tel Pas­cal, faire preuve d’esprit de finesse et de géo­mé­trie, conti­nue à être pré­gnant dans les classes bour­geoises. Le long détour par les huma­ni­tés per­met aux jeunes de murir, de for­ger leur intel­li­gence et leur sen­si­bi­li­té, avant d’accéder aux choses sérieuses grâce aux études uni­ver­si­taires. On a le temps dans les classes supé­rieures (à la dif­fé­rence des classes popu­laires), temps mis à pro­fit pour s’approprier les outils de la distinction.

Émergence d’un nouveau monde

Mais le monde évo­lue. Aujourd’hui, l’enseignement secon­daire n’est plus cet ilot pro­té­gé des bruits du monde par une clô­ture ins­pi­rée de l’organisation monas­tique, tout entier consa­cré à l’épanouissement de l’esprit et de l’âme, mais un ser­vice au public, dont les usa­gers se consi­dèrent comme des ayants droit. L’école secon­daire est priée de déli­vrer des diplômes dans une pers­pec­tive uti­li­ta­riste et un cadre démocratique.

Entre­temps, en effet, s’est pro­duite une muta­tion cultu­relle glo­bale. Une nou­velle vision de la socié­té et de son ave­nir a vu le jour. Cette nou­velle repré­sen­ta­tion a été qua­li­fiée par­fois de post­mo­der­ni­té. En émerge une nou­velle figure de la per­sonne, appe­lée par cer­tains, indi­vi­du hyper­mo­derne ou homme léger. Carac­té­ri­sons som­mai­re­ment ce nou­vel Adam.

Cette figure devient la norme d’épanouissement per­son­nel. Souple, réac­tif, nova­teur, inté­gré dans un réseau rela­tion­nel dense et varié, infor­mé, s’allégeant des réfé­rences au pas­sé qui empri­sonnent, tou­jours en pro­jet, rebon­dis­sant et chan­geant de par­te­naires selon les besoins, voi­là quelques traits du nou­veau pro­fil de l’individu « bran­ché ». Les com­por­te­ments et les valeurs pro­mues par ce nou­vel idéal d’épanouissement sont ceux requis pour réus­sir à vivre l’«individualisme inté­gral » tel qu’il est mis en avant par notre socié­té indus­trielle avan­cée, en ce début du XXIe siècle2.

Cette vision du monde, que cer­tains vou­draient voir s’imposer à tous, est bien évi­dem­ment en totale oppo­si­tion avec la culture qui pré­va­lait à la grande époque du latin quand celui-ci était la langue du savoir et des élites d’Occident.

Une nouvelle mondialisation

À cette dif­fé­rence cultu­relle et anthro­po­lo­gique, s’ajoute une autre muta­tion : celle de l’internationalisation. Le vaste monde, au Moyen-Âge, celui au sein duquel se déroulent les échanges de toutes sortes, est celui de la chré­tien­té. Certes, les éru­dits de l’époque savent que les Arabes occupent une bonne par­tie du pour­tour de la Médi­ter­ra­née, mais ils l’ont volée aux chré­tiens. Il faut d’ailleurs leur reprendre ces ter­ri­toires par des recon­quis­ta ou des croi­sades, pour réta­blir le lien entre le monde chré­tien d’Occident et ses sources. Il serait ain­si pos­sible de réuni­fier l’Empire romain, à par­tir du siège impé­rial, délo­ca­li­sé en Occi­dent, à moins qu’il soit res­té à Rome, dans la per­sonne du pape. (Rap­pe­lons néan­moins que l’Occident médié­val est rede­vable aux Arabes et aux Juifs, spé­cia­le­ment d’El Anda­lous, d’avoir eu accès aux auteurs de l’antiquité) Au-delà de ces terres chré­tiennes, nous entrons dans des ter­ra inco­gni­ta. Les « grandes décou­vertes » ont élar­gi l’horizon de l’Occident. Le nou­veau conti­nent a pu cepen­dant être inté­gré dans le monde occi­den­tal par une exploi­ta­tion sau­vage des richesses locales et par une assi­mi­la­tion cultu­relle via la reli­gion et donc le latin.

L’internationalisation aujourd’hui est véri­ta­ble­ment celle du monde entier. Les mots de glo­ba­li­sa­tion et de mon­dia­li­sa­tion la qua­li­fient, à juste titre. Si au Moyen-Âge, le monde chré­tien exis­tait aus­si par le com­merce, la dimen­sion cultu­relle était pré­do­mi­nante. Il en est de même à la Renais­sance. Aujourd’hui, la mon­dia­li­sa­tion est celle de l’économie et de la finance, tan­dis que s’affirment les spé­ci­fi­ci­tés cultu­relles jusque dans le régio­na­lisme. La langue du vil­lage glo­bal est l’anglais. Ce der­nier est deve­nu éga­le­ment la langue de la recherche et du savoir scien­ti­fique qui, eux aus­si, ont essai­mé par­tout dans le monde. Que ce soit pour les affaires ou pour l’échange et la dis­cus­sion scien­ti­fique, autre­ment dit le savoir, le véhi­cule de com­mu­ni­ca­tion par excel­lence est l’anglais. S’il y a une langue à apprendre aujourd’hui, c’est donc celle-là.

Une anec­dote pour illus­trer la fin du latin comme langue uni­ver­selle au sein même du der­nier bas­tion de la lati­ni­té, l’Église catho­lique romaine. En ce milieu du XXe siècle, au sein de l’Église dont la langue offi­cielle est le latin, celui-ci n’est plus connu ni pra­ti­qué par une frac­tion impor­tante des pré­lats, comme le der­nier concile des années soixante l’a mon­tré. La plu­part des évêques amé­ri­cains et des pays du Sud n’entendaient goutte aux inter­ven­tions en séances plé­nières au point de devoir se rendre dans les salles de presse pour rece­voir des résu­més dans leur langue, des expo­sés des confrères européens

La civi­li­sa­tion-monde d’aujourd’hui n’a donc que peu à voir avec celle qui pré­va­lait quand le latin était la langue de l’élite cultivée.

Une société égalitaire

À ces deux grandes muta­tions s’ajoute une troi­sième. Les socié­tés depuis l’Antiquité jusqu’au XXe siècle étaient des socié­tés expli­ci­te­ment inéga­li­taires et stra­ti­fiées. Ces inéga­li­tés trou­vaient leur légi­ti­ma­tion dans dif­fé­rentes jus­ti­fi­ca­tions : ordre natu­rel, volon­té divine, dif­fé­rences de nature humaine, formes d’intelligence dis­tinctes, diver­si­té des per­son­na­li­tés des carac­tères… L’égalitarisme prô­né aujourd’hui, non seule­ment pour nos socié­tés contem­po­raines occi­den­tales, mais pour l’ensemble des nations, attaque de front l’élitisme des socié­tés anciennes. Les inéga­li­tés sociales, réa­li­té de fait, sont contes­tées et com­bat­tues, tout comme leur forme dégui­sée dans la défense du néces­saire éli­tisme, accu­sé d’être faus­se­ment méri­to­cra­tique. Dès lors, le latin, ins­tru­ment social de l’élitisme de classe, ne peut être que discrédité.

Quel avenir pour le latin ?

Quel pour­rait être l’avenir du latin dans nos socié­tés occi­den­tales ? Sans devoir consul­ter les augures, on peut pen­ser que le latin va deve­nir une rare­té, une anti­qui­té, encore pri­sée par quelques col­lec­tion­neurs qui peuvent en appré­cier la valeur et qui pour­ront convaincre leur pro­gé­ni­ture de l’intérêt de recher­cher l’excellence et la dis­tinc­tion par le biais des huma­ni­tés clas­siques. Dans le contexte actuel du culte du pré­sent et de l’amnésie cultu­relle, il y a fort à parier que la moti­va­tion, l’investissement dans les études, comme on dit main­te­nant, de ceux qui auront choi­si, par parents inter­po­sés, l’enseignement du latin, sera faible car consa­crer six années à étu­dier une langue et une culture mortes, leur parai­tra très long. Heu­reu­se­ment, le temps de l’enseignement secon­daire est aus­si celui de la sociabilité.

Quelle alternative à l’enseignement du latin ?

Inter­ro­geons-nous plu­tôt sur ce qui pour­rait, éven­tuel­le­ment, rem­pla­cer la for­ma­tion don­née par les huma­ni­tés clas­siques. Aucune for­mule ne pour­ra plus jamais pro­po­ser une édu­ca­tion aus­si totale et inté­grée que ne l’ont été les huma­ni­tés clas­siques car notre monde est beau­coup plus écla­té, y com­pris sur le plan cultu­rel, que ne l’a été l’Occident jusqu’il y a peu. Alors, que faire ?

L’enjeu anthro­po­lo­gique fon­da­men­tal est de réha­bi­li­ter le patri­moine et la trans­mis­sion. Il ne s’agit pas, dans une nos­tal­gie tein­tée d’amertume, de regret­ter le temps idéal des anciens (ces géants sur les épaules des­quels les nains que nous sommes, se sont péni­ble­ment his­sés), mais tout sim­ple­ment de s’approprier les œuvres majeures de l’esprit humain dans les mul­tiples formes de leur maté­ria­li­té. Il y va tout sim­ple­ment de la pos­si­bi­li­té de se construire une indis­pen­sable iden­ti­té indi­vi­duelle et sociale par la lec­ture des sciences, des tech­niques et des arts, comme autant de témoi­gnages de l’effort de la race humaine de créer du sens et une qua­li­té de vie3. Une défi­ni­tion de soi, indi­vi­duelle et col­lec­tive, pour aujourd’hui et demain, l’esquisse d’un des­tin de vie sou­hai­té sont faci­li­tées par une confron­ta­tion avec les créa­tions de ceux qui nous ont pré­cé­dés. Nos socié­tés étant deve­nues plu­ri­cul­tu­relles du fait des migra­tions, le capi­tal cultu­rel s’élargit aux socié­tés d’origine des popu­la­tions arri­vées plus récem­ment en Europe occidentale.

Faut-il le rap­pe­ler ? Ain­si conçu, le patri­moine, loin d’être un « savoir mort » est au contraire un sti­mu­lant pour dyna­mi­ser une pen­sée sur le pré­sent et le futur, en per­met­tant de jouir de l’actualité de cet héri­tage, d’épanouir ce qui est encore gros de pro­messes en son sein, de rele­ver les défis qu’il laisse, de bâtir des alter­na­tives aux limites et aux impasses ren­con­trées. Son appro­pria­tion, quant à elle, peut se faire, à tra­vers les mul­tiples outils didac­tiques de la péda­go­gie active. Elle n’a donc rien à voir avec la péda­go­gie trans­mis­sive traditionnelle.

Par quelle entrée abor­der ce patri­moine ? Du point de vue de l’éducation de base, il importe de for­mer l’esprit de telle façon qu’il soit capable, à l’image de ce que per­met­tait l’enseignement du latin, non seule­ment de connaitre et de com­prendre les œuvres du pas­sé, non seule­ment de for­mer des intel­li­gences per­for­mantes, mais aus­si de per­mettre aux jeunes de com­prendre la socié­té dans laquelle ils vivent. La dif­fi­cul­té est donc de dépas­ser la seg­men­ta­tion dis­ci­pli­naire dont le savoir a fait l’objet, au fil du temps. La phi­lo­so­phie des Lumières, pré­sente dans diverses civi­li­sa­tions, pour­rait être notre guide.

La décou­verte des sciences, des tech­niques et des mathé­ma­tiques, leur évo­lu­tion au fil du temps et de leur place dans dif­fé­rentes civi­li­sa­tions, pour­rait être une bonne entrée en matière. Non seule­ment, la com­pré­hen­sion de leur conte­nu serait un excellent entrai­ne­ment à la sub­ti­li­té et la rigueur intel­lec­tuelle, mais la contex­tua­li­sa­tion de leur avè­ne­ment condui­rait à appré­hen­der des pans entiers des socié­tés qui ont vu naitre tel ou tel savoir. Cette pro­po­si­tion péda­go­gique néces­site une approche réso­lu­ment plu­ri­dis­ci­pli­naire et donc une rup­ture avec une orga­ni­sa­tion de l’enseignement secon­daire comme décalque des dis­ci­plines aca­dé­miques et comme ini­tia­tion aux bases de celles-ci.

Reste tout le volet de la décou­verte de soi et de l’expression. L’écriture et les arts prennent ici le relais et deviennent une nou­velle entrée dans la com­pré­hen­sion de soi et des autres. L’esthétique qui les rend sédui­santes consiste dans leur double qua­li­té d’élégance et de per­for­mance dans l’expression d’un mes­sage qu’il convient de sai­sir. Tout œuvre est aus­si le témoi­gnage des ten­sions qui tra­versent une socié­té à un moment don­né. Les dif­fé­rentes formes d’expression et les créa­tions qu’elles ont per­mises sont donc éga­le­ment de puis­sants trem­plins à une com­pré­hen­sion élar­gie de la vie sociale. La fré­quen­ta­tion des « bons auteurs », de toutes les époques, c’est-à-dire des auteurs qui ont quelque chose à dire et qui le disent bien, ain­si que l’entrainement à pou­voir soi-même s’exprimer effi­ca­ce­ment et élé­gam­ment par l’écrit et la parole, com­plètent cette for­ma­tion globale.

Plu­tôt que pleu­rer sur le déclin de l’humanisme clas­sique, déclin irré­ver­sible parce que la civi­li­sa­tion qu’il incar­nait n’est plus, il faut tout sim­ple­ment recons­truire aujourd’hui un nou­vel humanisme. 

La tâche n’est certes pas aisée, mais elle mérite qu’on s’y consacre avec beau­coup d’énergie4.

  1. « Le latin n’est for­ma­tif que si les élèves se frottent au texte dans la langue ori­gi­nale », entre­tien avec Alice Dive, dans La Libre Bel­gique, 17 octobre 2011.
  2. Des­crip­tion reprise à Bol­tans­ki L., Chia­pel­lo E., Le nou­vel esprit du capi­ta­lisme, Gal­li­mard, 1998, ain­si qu’à Aubert N. (dir.), L’individu hyper­mo­derne, Eres, 2004.
  3. Voir sur cette ques­tion Til­man Fr., Groo­taers D., Dufour B., La muta­tion de l’école secon­daire. Ques­tions de sens. Pro­po­si­tions d’action, Cou­leur Livres, 2011.
  4. Une contri­bu­tion à cette tâche dans notre livre : La muta­tion de l’enseignement secon­daire…, op. cit.

Francis Tilman


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