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Mort du latin ? D’une mondialisation à l’autre
Les établissements qui offrent encore une filière d’enseignement du latin se font de plus en plus rares et les élèves qui les suivent sont de moins en moins nombreux. Le temps consacré à l’étude de cette langue ne cesse de se rétrécir, et il ne sert à rien de le déplorer. La civilisation qui s’incarnait dans les humanités classiques n’est plus, mais a fait place à une autre mondialisation. Un enseignement pluridisciplinaire des sciences, des techniques et des mathématiques couplé à une découverte de l’écriture et des arts permettrait de reconstruire un nouvel humanisme.
La mort du latin est-elle inéluctable ? Comment se fait-il qu’une démarche aussi formatrice, qui a développé les cerveaux de toutes nos élites pendant trois à quatre siècles, y compris de nos scientifiques les plus brillants, devienne une option minorisée alors qu’elle était la voie royale de l’enseignement secondaire ?
Un enseignement performant
Est-ce dû au fait que la formation latine n’aurait pas vraiment le grand pouvoir formateur qu’on lui prête ou qu’elle aurait été dépassée par d’autres démarches plus performantes ? Pas du tout. L’apprentissage du latin et la pratique de la traduction restent une activité extrêmement puissante pour le développement des capacités cognitives, plus encore que son utilité pour la maitrise du langage, et partant de la pensée. En effet, la traduction est une démarche de résolution de problème par excellence. Non seulement elle oblige au tâtonnement expérimental, mais à travers la justification, elle entraine à la validation des hypothèses. Dans la foulée, elle habitue à l’usage des sources documentaires (entre autres, les dictionnaires et les grammaires). Elle impose de se décentrer pour rentrer dans la pensée de quelqu’un d’autre et faire fi, pour un certain temps, de son point de vue pour restituer le propos de l’auteur étudié. Comme le latin est la discipline qui peut le moins se justifier par une utilité dans la vie courante, cette inutilité pousse à la métacognition, c’est-à-dire à la découverte des démarches intellectuelles mobilisées quand on réfléchit et susceptibles d’être mobilisées ailleurs. Enfin, les commentaires des textes, qui replacent l’auteur et son discours dans un contexte historique, géographique, culturel, politique donné, habituent l’élève à relier une pensée à des enjeux sociaux. Au-delà des périodes étudiées à partir des textes travaillés, cette familiarisation avec la culture antique accoutume le jeune à se tourner vers le passé pour s’enrichir du patrimoine intellectuel et artistique laissé par les anciens. À ces bénéfices cognitifs et culturels, s’ajoute la plus grande maitrise du français acquise par l’ascèse qu’impose la recherche de la formulation des propos d’un auteur dans une forme littéraire, fidèle pourtant à une traduction littérale.
Un enseignement résolument élitiste
Il nous faut donc rechercher ailleurs la cause du désamour dont souffre aujourd’hui l’enseignement du latin. Serait-il dû au fait qu’il s’agit d’une pratique élitiste dans une société qui prône l’égalité ? Certains partisans du latin ne le défendent-ils pas en postulant une répartition inégale des aptitudes intellectuelles ? Tout le monde n’aurait pas les capacités pour suivre cet enseignement comme l’affirme, par exemple, la professeure Doyen, enseignant les langues anciennes aux FUNDP et à l’UCL : « Aujourd’hui, on en est arrivé à ne plus oser dire qu’il y a des différences. Qu’il existe des différences notamment d’aptitudes intellectuelles entre les gens, que tout le monde n’est pas fait pour faire des études gréco-latines. […] L’égalité est un leurre, selon moi. On trompe les gens. […] En fait, on remplace un élitisme assumé par un élitisme déguisé1. »
La difficulté de ce type d’argument consiste non seulement dans le fait qu’il faudrait pouvoir saisir et caractériser ces aptitudes spécifiques à l’étude du latin, ce qui n’a encore jamais été fait à ma connaissance, mais aussi expliquer par quels mécanismes génétiques, ces capacités se retrouvent essentiellement dans certaines classes sociales.
En observant le caractère socialement élitiste du latin, on met le doigt, me semble-t-il, sur un des facteurs explicatifs de la perte de prestige du latin. En effet, le latin avait comme fonction sociale essentielle de produire une identité d’excellence. On n’est plus ici dans le domaine pédagogique, mais dans celui des rapports sociaux. Grâce au latin, les têtes étaient bien faites, certes. Mais les bénéficiaires de cet enseignement supérieur pouvaient se sentir au-dessus du lot, précisément et paradoxalement, parce qu’ils s’étaient adonnés gratuitement et efficacement aux jeux de l’esprit pendant six longues années. La distinction ne consiste-t-elle pas à s’élever au-dessus des contingences matérielles pour savourer le savoir dans son essence, sans s’abaisser dans l’utilitarisme, laissé aux manuels ? Le constat de partager avec d’autres la culture latine ne crée-t-il pas une connivence entre gens de la bonne société ?
Les héritiers des anciennes élites
Plus fondamentalement encore, les latinistes avaient pour eux d’être les lettrés de l’Occident. Et ils n’avaient pas tort. Réfléchissons. Qu’est-ce que l’Occident ? Qu’y a‑t-il de commun entre un Scandinave et un Italien du sud, entre un Polonais et un Écossais ? Une culture commune, issue de la lecture par les élites des mêmes auteurs classiques et du partage du christianisme. Le christianisme, c’est plus que la religion chrétienne. La religion elle-même, ce sont des textes sacrés, une spiritualité (une relation au transcendant), une doctrine, des rites, une piété, des institutions. Le christianisme est une religion, certes, mais aussi une culture (une vision du monde et de son destin, une conception du temps, une organisation de la vie sociale, une production artistique, entre autres, déterminées par des références religieuses). L’ensemble des « peuples/nations » qui partagent cette culture et cette religion constitue la chrétienté. L’Occident, partie ouest de l’Europe, a pendant des siècles coïncidé avec la chrétienté. Culture classique et christianisme sont les deux sources de la culture occidentale. Elles se renforcent mutuellement puisque la langue des clercs et celle de la religion sont la même.
Au Moyen-Âge en Europe, en effet, le latin est d’abord une langue sacrée parce qu’elle est la langue des Écritures, la référence absolue et ultime de toute vision du monde à cette époque. Bien que l’Ancien Testament ait été écrit initialement en hébreu, puis traduit en grec (bible des Septante), bien que le Nouveau Testament ait été écrit en grec, ces livres sacrés seront retraduits en latin au IVe siècle par saint Jérôme. C’est sous cette version latine appelée Vulgate que les Écritures circuleront en Occident chrétien et feront autorité. L’accès aux textes sacrés, exposés du salut individuel et universel, requiert donc une excellente maitrise du latin.
Elle est aussi la langue commune de la pensée et de l’échange intellectuel. C’est donc la langue de l’Occident éclairé. Elle est l’attribut des clercs qui se pensent et se disent au-dessus des autres classes sociales. Le latin est un instrument de communication universel et le parler, un signe de distinction. Cette réalité est partagée dans tous les territoires de l’Europe. Étudier le latin au XXe siècle, c’est donc en quelque sorte être héritier de ces élites médiévales.
La Renaissance, au cours de laquelle les prémisses d’une pensée scientifique se font jour, ne supprime pas cette domination culturelle du latin, mais la transforme. En effet, le latin reste la langue du savoir savant y compris celui du savoir scientifique naissant. Copernic, Képler, Clavius, de Cues, Vésale, Galilée (en partie) pour ne citer qu’eux, rédigeront leurs traités dans la langue des anciens. Parallèlement, les humanistes, tel Érasme, remettent en valeur les auteurs latins (et grecs) « classiques ». Ces derniers sont alors considérés comme des maitres à penser dont il faut comprendre la sagesse et l’intelligence du monde dont ils font preuve, pour s’instruire sur la réalité contemporaine. Érasme n’a‑t-il pas écrit l’Adagiorum collectanea réservoir par excellence d’informations sur les cultures de l’antiquité gréco-romaine ? Cette compilation des trésors de la sagesse antique, à usage éthique, est en même temps l’occasion d’une réflexion rhétorique et esthétique, et un point de départ pour des commentaires sur les réalités du temps présent. Cet ouvrage, régulièrement augmenté par Érasme lui-même, fut un vrai bestseller au XVIe siècle (seize éditions du vivant de l’auteur). L’étude des auteurs antiques devient alors la voie privilégiée de la formation de l’esprit, tant par l’ascèse intellectuelle qu’elle exige que par la profondeur et la finesse de la pensée des écrivains classiques qu’elle rend familiers.
Simultanément, les jésuites mettent en route leur grande campagne de formation des élites, grâce à leurs collèges qui couvrent toute l’Europe catholique (en 1.574, l’ordre gère 125 collèges ; 521 en 1.640, y accueillant 150.000 élèves). Deux nuances à cette stratégie éducative visant explicitement à former des élites. La première est que cette catégorie de la population est censée avoir des devoirs envers le peuple, en retour de la formation d’excellence qu’elle reçoit. Les élites sont formées pour servir ! La deuxième est la conception méritocratique de l’élitisme : ce sont les meilleurs, d’où qu’ils viennent, qui méritent de suivre cet enseignement indépendamment de leur naissance. Et de fait, les internats des collèges jésuites accueilleront des jeunes de milieux plus modestes. Dans la réalité de la longue durée cependant, les humanités sont réservées quasi exclusivement aux enfants des classes supérieures. Les deux nuances relatives à l’élitisme évoquées ci-dessus, auquel s’adjoint l’argument de la nécessaire élite requise par la gestion des affaires de la Cité, seront utilisées par les classes supérieures comme occultation de leurs privilèges de fait.
Les jésuites rédigent aussi la Ratio studiorum generalis, qui organise l’enseignement dans leurs établissements et qui deviendra la matrice de toutes les formes d’enseignement de ce qui sera appelé les humanités. Le modèle de la voie royale de la formation des élites se met en place à cette époque et restera d’actualité et sans concurrence chez nous jusqu’en 1947, date où les humanités classiques perdent le monopole de l’accès à l’université, mais restent néanmoins le curriculum scolaire le plus valorisé. Le diplôme d’humanités gréco-latines reste encore pendant dix-sept ans, le seul qui donne accès à toutes les facultés universitaires. Il faudra attendre la loi dite d’omnivalence de 1964 pour que la réussite des humanités modernes ouvre également à toutes les études universitaires.
Bien que la culture dominante qui se développe à partir du début du XXe siècle, s’inscrivant dans la révolution industrielle, soit tournée vers les sciences et les techniques comme moyens de concrétiser le progrès universel et illimité, les humanités classiques restent le chemin privilégié pour former les futurs cadres des sociétés occidentales. Car l’idéal de l’honnête homme, qui peut tout à la fois, tel Pascal, faire preuve d’esprit de finesse et de géométrie, continue à être prégnant dans les classes bourgeoises. Le long détour par les humanités permet aux jeunes de murir, de forger leur intelligence et leur sensibilité, avant d’accéder aux choses sérieuses grâce aux études universitaires. On a le temps dans les classes supérieures (à la différence des classes populaires), temps mis à profit pour s’approprier les outils de la distinction.
Émergence d’un nouveau monde
Mais le monde évolue. Aujourd’hui, l’enseignement secondaire n’est plus cet ilot protégé des bruits du monde par une clôture inspirée de l’organisation monastique, tout entier consacré à l’épanouissement de l’esprit et de l’âme, mais un service au public, dont les usagers se considèrent comme des ayants droit. L’école secondaire est priée de délivrer des diplômes dans une perspective utilitariste et un cadre démocratique.
Entretemps, en effet, s’est produite une mutation culturelle globale. Une nouvelle vision de la société et de son avenir a vu le jour. Cette nouvelle représentation a été qualifiée parfois de postmodernité. En émerge une nouvelle figure de la personne, appelée par certains, individu hypermoderne ou homme léger. Caractérisons sommairement ce nouvel Adam.
Cette figure devient la norme d’épanouissement personnel. Souple, réactif, novateur, intégré dans un réseau relationnel dense et varié, informé, s’allégeant des références au passé qui emprisonnent, toujours en projet, rebondissant et changeant de partenaires selon les besoins, voilà quelques traits du nouveau profil de l’individu « branché ». Les comportements et les valeurs promues par ce nouvel idéal d’épanouissement sont ceux requis pour réussir à vivre l’«individualisme intégral » tel qu’il est mis en avant par notre société industrielle avancée, en ce début du XXIe siècle2.
Cette vision du monde, que certains voudraient voir s’imposer à tous, est bien évidemment en totale opposition avec la culture qui prévalait à la grande époque du latin quand celui-ci était la langue du savoir et des élites d’Occident.
Une nouvelle mondialisation
À cette différence culturelle et anthropologique, s’ajoute une autre mutation : celle de l’internationalisation. Le vaste monde, au Moyen-Âge, celui au sein duquel se déroulent les échanges de toutes sortes, est celui de la chrétienté. Certes, les érudits de l’époque savent que les Arabes occupent une bonne partie du pourtour de la Méditerranée, mais ils l’ont volée aux chrétiens. Il faut d’ailleurs leur reprendre ces territoires par des reconquista ou des croisades, pour rétablir le lien entre le monde chrétien d’Occident et ses sources. Il serait ainsi possible de réunifier l’Empire romain, à partir du siège impérial, délocalisé en Occident, à moins qu’il soit resté à Rome, dans la personne du pape. (Rappelons néanmoins que l’Occident médiéval est redevable aux Arabes et aux Juifs, spécialement d’El Andalous, d’avoir eu accès aux auteurs de l’antiquité) Au-delà de ces terres chrétiennes, nous entrons dans des terra incognita. Les « grandes découvertes » ont élargi l’horizon de l’Occident. Le nouveau continent a pu cependant être intégré dans le monde occidental par une exploitation sauvage des richesses locales et par une assimilation culturelle via la religion et donc le latin.
L’internationalisation aujourd’hui est véritablement celle du monde entier. Les mots de globalisation et de mondialisation la qualifient, à juste titre. Si au Moyen-Âge, le monde chrétien existait aussi par le commerce, la dimension culturelle était prédominante. Il en est de même à la Renaissance. Aujourd’hui, la mondialisation est celle de l’économie et de la finance, tandis que s’affirment les spécificités culturelles jusque dans le régionalisme. La langue du village global est l’anglais. Ce dernier est devenu également la langue de la recherche et du savoir scientifique qui, eux aussi, ont essaimé partout dans le monde. Que ce soit pour les affaires ou pour l’échange et la discussion scientifique, autrement dit le savoir, le véhicule de communication par excellence est l’anglais. S’il y a une langue à apprendre aujourd’hui, c’est donc celle-là.
Une anecdote pour illustrer la fin du latin comme langue universelle au sein même du dernier bastion de la latinité, l’Église catholique romaine. En ce milieu du XXe siècle, au sein de l’Église dont la langue officielle est le latin, celui-ci n’est plus connu ni pratiqué par une fraction importante des prélats, comme le dernier concile des années soixante l’a montré. La plupart des évêques américains et des pays du Sud n’entendaient goutte aux interventions en séances plénières au point de devoir se rendre dans les salles de presse pour recevoir des résumés dans leur langue, des exposés des confrères européens
La civilisation-monde d’aujourd’hui n’a donc que peu à voir avec celle qui prévalait quand le latin était la langue de l’élite cultivée.
Une société égalitaire
À ces deux grandes mutations s’ajoute une troisième. Les sociétés depuis l’Antiquité jusqu’au XXe siècle étaient des sociétés explicitement inégalitaires et stratifiées. Ces inégalités trouvaient leur légitimation dans différentes justifications : ordre naturel, volonté divine, différences de nature humaine, formes d’intelligence distinctes, diversité des personnalités des caractères… L’égalitarisme prôné aujourd’hui, non seulement pour nos sociétés contemporaines occidentales, mais pour l’ensemble des nations, attaque de front l’élitisme des sociétés anciennes. Les inégalités sociales, réalité de fait, sont contestées et combattues, tout comme leur forme déguisée dans la défense du nécessaire élitisme, accusé d’être faussement méritocratique. Dès lors, le latin, instrument social de l’élitisme de classe, ne peut être que discrédité.
Quel avenir pour le latin ?
Quel pourrait être l’avenir du latin dans nos sociétés occidentales ? Sans devoir consulter les augures, on peut penser que le latin va devenir une rareté, une antiquité, encore prisée par quelques collectionneurs qui peuvent en apprécier la valeur et qui pourront convaincre leur progéniture de l’intérêt de rechercher l’excellence et la distinction par le biais des humanités classiques. Dans le contexte actuel du culte du présent et de l’amnésie culturelle, il y a fort à parier que la motivation, l’investissement dans les études, comme on dit maintenant, de ceux qui auront choisi, par parents interposés, l’enseignement du latin, sera faible car consacrer six années à étudier une langue et une culture mortes, leur paraitra très long. Heureusement, le temps de l’enseignement secondaire est aussi celui de la sociabilité.
Quelle alternative à l’enseignement du latin ?
Interrogeons-nous plutôt sur ce qui pourrait, éventuellement, remplacer la formation donnée par les humanités classiques. Aucune formule ne pourra plus jamais proposer une éducation aussi totale et intégrée que ne l’ont été les humanités classiques car notre monde est beaucoup plus éclaté, y compris sur le plan culturel, que ne l’a été l’Occident jusqu’il y a peu. Alors, que faire ?
L’enjeu anthropologique fondamental est de réhabiliter le patrimoine et la transmission. Il ne s’agit pas, dans une nostalgie teintée d’amertume, de regretter le temps idéal des anciens (ces géants sur les épaules desquels les nains que nous sommes, se sont péniblement hissés), mais tout simplement de s’approprier les œuvres majeures de l’esprit humain dans les multiples formes de leur matérialité. Il y va tout simplement de la possibilité de se construire une indispensable identité individuelle et sociale par la lecture des sciences, des techniques et des arts, comme autant de témoignages de l’effort de la race humaine de créer du sens et une qualité de vie3. Une définition de soi, individuelle et collective, pour aujourd’hui et demain, l’esquisse d’un destin de vie souhaité sont facilitées par une confrontation avec les créations de ceux qui nous ont précédés. Nos sociétés étant devenues pluriculturelles du fait des migrations, le capital culturel s’élargit aux sociétés d’origine des populations arrivées plus récemment en Europe occidentale.
Faut-il le rappeler ? Ainsi conçu, le patrimoine, loin d’être un « savoir mort » est au contraire un stimulant pour dynamiser une pensée sur le présent et le futur, en permettant de jouir de l’actualité de cet héritage, d’épanouir ce qui est encore gros de promesses en son sein, de relever les défis qu’il laisse, de bâtir des alternatives aux limites et aux impasses rencontrées. Son appropriation, quant à elle, peut se faire, à travers les multiples outils didactiques de la pédagogie active. Elle n’a donc rien à voir avec la pédagogie transmissive traditionnelle.
Par quelle entrée aborder ce patrimoine ? Du point de vue de l’éducation de base, il importe de former l’esprit de telle façon qu’il soit capable, à l’image de ce que permettait l’enseignement du latin, non seulement de connaitre et de comprendre les œuvres du passé, non seulement de former des intelligences performantes, mais aussi de permettre aux jeunes de comprendre la société dans laquelle ils vivent. La difficulté est donc de dépasser la segmentation disciplinaire dont le savoir a fait l’objet, au fil du temps. La philosophie des Lumières, présente dans diverses civilisations, pourrait être notre guide.
La découverte des sciences, des techniques et des mathématiques, leur évolution au fil du temps et de leur place dans différentes civilisations, pourrait être une bonne entrée en matière. Non seulement, la compréhension de leur contenu serait un excellent entrainement à la subtilité et la rigueur intellectuelle, mais la contextualisation de leur avènement conduirait à appréhender des pans entiers des sociétés qui ont vu naitre tel ou tel savoir. Cette proposition pédagogique nécessite une approche résolument pluridisciplinaire et donc une rupture avec une organisation de l’enseignement secondaire comme décalque des disciplines académiques et comme initiation aux bases de celles-ci.
Reste tout le volet de la découverte de soi et de l’expression. L’écriture et les arts prennent ici le relais et deviennent une nouvelle entrée dans la compréhension de soi et des autres. L’esthétique qui les rend séduisantes consiste dans leur double qualité d’élégance et de performance dans l’expression d’un message qu’il convient de saisir. Tout œuvre est aussi le témoignage des tensions qui traversent une société à un moment donné. Les différentes formes d’expression et les créations qu’elles ont permises sont donc également de puissants tremplins à une compréhension élargie de la vie sociale. La fréquentation des « bons auteurs », de toutes les époques, c’est-à-dire des auteurs qui ont quelque chose à dire et qui le disent bien, ainsi que l’entrainement à pouvoir soi-même s’exprimer efficacement et élégamment par l’écrit et la parole, complètent cette formation globale.
Plutôt que pleurer sur le déclin de l’humanisme classique, déclin irréversible parce que la civilisation qu’il incarnait n’est plus, il faut tout simplement reconstruire aujourd’hui un nouvel humanisme.
La tâche n’est certes pas aisée, mais elle mérite qu’on s’y consacre avec beaucoup d’énergie4.
- « Le latin n’est formatif que si les élèves se frottent au texte dans la langue originale », entretien avec Alice Dive, dans La Libre Belgique, 17 octobre 2011.
- Description reprise à Boltanski L., Chiapello E., Le nouvel esprit du capitalisme, Gallimard, 1998, ainsi qu’à Aubert N. (dir.), L’individu hypermoderne, Eres, 2004.
- Voir sur cette question Tilman Fr., Grootaers D., Dufour B., La mutation de l’école secondaire. Questions de sens. Propositions d’action, Couleur Livres, 2011.
- Une contribution à cette tâche dans notre livre : La mutation de l’enseignement secondaire…, op. cit.