Skip to main content
logo
Lancer la vidéo

Montagnes Maudites du Kanun

Numéro 2 Février 2012 par Bernard De Backer

février 2012

« La fameuse for­mule que les vivants ne sont que des morts en per­mis­sion dans cette vie trouve dans nos mon­tagnes sa pleine signi­fi­ca­tion. » Ismaïl Kada­ré, Avril bri­sé Le geste, sans doute, prê­tait à confu­sion. Plu­sieurs billets de cent lekë, cou­leur sang de bœuf, avaient été jetés négli­gem­ment sur la table. Sur une face de ces larges […]

« La fameuse for­mule que les vivants ne sont que des morts en per­mis­sion dans cette vie trouve dans nos mon­tagnes sa pleine signification. »

Ismaïl Kada­ré, Avril bri­sé

Le geste, sans doute, prê­tait à confu­sion. Plu­sieurs billets de cent lekë, cou­leur sang de bœuf, avaient été jetés négli­gem­ment sur la table. Sur une face de ces larges cou­pures, un ouvrier à cas­quette, main droite posée par-des­sus l’é­paule d’un jeune pion­nier hyp­no­ti­sé, mon­trait de sa paume ouverte un bar­rage aux eaux mugis­santes. À l’a­vers, deux sidé­rur­gistes, debout côte à côte, fixaient un lieu hors champ rece­lant quelque mer­veille de l’in­dus­trie moderne. Le pre­mier tra­vailleur était mous­ta­chu, por­tait des lunettes rele­vées sur le front et ten­dait sa main gan­tée vers le pro­dige ; le second, glabre et plus jeune, bran­dis­sait une canule de métal arron­di. Son corps était cou­vert d’un vête­ment igni­fuge doté d’une large capuche souple, sem­blable à celle des anciens pêcheurs osten­dais. Il sui­vait du regard la main ten­due de son ainé. À l’ar­rière-plan, des der­ricks effi­lés et des hauts-four­neaux pan­sus se fon­daient dans la brume. Les figu­rants de papier scru­taient tous le même hori­zon, un loin­tain lai­teux où s’é­ri­geaient les pro­diges de la science et de la volon­té, irra­diant comme l’é­toile qui sur­mon­tait une aigle à deux têtes, enser­ré dans un bois­seau de blé courbé.

Kui­tim ne dénom­bra pas les mâles cou­pures, mais se leva, se pen­cha légè­re­ment, puis ser­ra lon­gue­ment la main d’Ha­lim qui venait de lui glis­ser l’argent. Ici, on ne mégote pas les poi­gnées de main qui peuvent per­du­rer de longues minutes. Cha­cun doit s’im­pré­gner de l’ac­cord, plon­ger son regard dans celui de l’autre, maté­ria­li­ser le contrat comme par une union phy­sique des corps. Le voya­geur, objet de la tran­sac­tion conclue par cette besa1, se tenait en retrait, impa­tient et quelque peu trou­blé. Une place venait de lui être réser­vée dans le bus de Kui­tim qui par­ti­rait le len­de­main pour la région de Shko­dra, à l’ouest du pays, avant de remon­ter le canyon du fleuve Drin, inon­dé par le bar­rage mugis­sant que contem­plait le gar­çon aux yeux fixes. Un café turc, cris­sant comme du sable, ache­va de scel­ler le pacte. Halim avait res­pec­té la loi de l’hos­pi­ta­li­té en accom­pa­gnant le désir de son hôte de par­tir vers les mon­tagnes du Nord, alors qu’il vou­lait tant lui mon­trer Gji­ro­kastër, Kru­jë, les ruines d’A­pol­lo­nia et la Rivie­ra du Sud. « Là-bas, lui avait dit sa femme Fati­mé en invo­quant les Alpes, les gens sont encore sau­vages. C’est très dan­ge­reux. » Mais l’hôte n’a­vait pas cédé.

Gorges noyées

Les pas­sa­gers du Dar­da­nia n’en finissent pas d’ar­pen­ter la car­casse rouillée qui remonte le cours du Drin en cra­chant de grosses volutes noires. Un camion débor­dant de pas­tèques tangue au gré des vagues, quelques mou­tons ner­veux reniflent les flaques d’huile de vidange qui stag­nent dans le creux des tôles. Kui­tim sur­veille son hôte du coin de l’œil. Depuis qu’il a conclu une besa place Skan­der­bej à Tira­na, il est res­pon­sable de sa pro­tec­tion. Son Sko­da des années cin­quante est amar­ré à l’ar­rière du navire, les­té de sacs en pagaille et de deux ou trois cui­si­nières à bois, en route pour les vil­lages de mon­tagne. Le véhi­cule ances­tral n’a­vait plus d’embrayage et il avait bien fal­lu six heures pour cou­vrir les cent kilo­mètres qui séparent Tira­na de l’embarcadère du fer­ry­boat, à Koman. Une recom­man­da­tion à l’in­ten­tion d’un alpi­niste de la pro­vince de Tro­po­jë dans sa poche, le voya­geur avait reçu la place d’hon­neur à côté du chauf­feur. De là, il lui était aisé de des­cendre pour suivre Kui­tim, qui s’é­tait sou­vent arrê­té — sans sou­ci d’ho­raire et d’autres pas­sa­gers — dans diverses bour­gades pour lui faire gou­ter les variantes du cognac local. C’é­tait la plu­part du temps un liquide jaune, épais et ter­ri­ble­ment sucré, por­tant quelque nom de mous­ta­chu héroïque sty­li­sé sur l’é­ti­quette. Entre ces étapes, pen­dant les­quelles le voya­geur se glis­sait par­mi les regards inter­ro­ga­teurs de vil­la­geois attrou­pés, la radio du bus dif­fu­sait les débats par­le­men­taires de la démo­cra­tie nais­sante. Entre deux dégus­ta­tions, Kui­tim était sou­vent contraint de ran­ger son véhi­cule le long de la route défon­cée pour subir les contrôles de poli­ciers sour­cilleux, aux­quels il finis­sait par ser­rer lon­gue­ment la main.

Les relents d’une ivresse lourde et la lumière réver­bé­rée par les flots brouillent la vue qui s’offre au-devant du navire. Les rives du Liqe­ni i Koma­nit, le lac de Koman, long d’une cin­quan­taine de kilo­mètres, ne sont que mon­tagnes rêches, cou­vertes d’une végé­ta­tion éparse, de maigres vil­lages ou de bâtisses iso­lées de pierre grise. De temps à autre, des hommes tra­versent l’eau dans de longues barques ployant sous des sacs de blés « don de la Com­mu­nau­té euro­péenne ». Vers le nord, la vue est obs­truée ; le fleuve se res­serre à plu­sieurs reprises et le navire glisse au som­met d’é­troites gorges noyées sous les flots. Puis, alors que le soleil décli­nant de sep­tembre irise de loin­taines vapeurs, de hautes cimes blan­châtres se pro­filent au nord-ouest. Lorsque le Dar­da­nia s’a­marre à une jetée de béton, la nuit gagne len­te­ment les val­lées tapis­sées de châtaigniers.

Le bus reprend sa route vers l’an­cienne Dra­go­bi, la capi­tale de la pro­vince de Tro­po­jë, ampu­tée d’une moi­tié par les Serbes en 1913. C’est une sombre route dévo­rée par un ciel bleu noir, par­cou­rue de mou­tons errants, de camions chi­nois à la benne rem­plie de mois­son­neurs tan­nés. Quelques ran­gées d’im­meubles en brique crue, éclai­rés par des ampoules bla­fardes, se pro­filent devant les voya­geurs. Ils devinent la masse sombre des mon­tagnes bor­dant la bour­gade au nord et à l’est. Sou­dain, une impo­sante figure, fusil en ban­dou­lière et main ouverte diri­gée vers la terre, se découpe en ombre chi­noise. Ils longent la sta­tue du par­ti­san koso­var légen­daire qui a don­né son nou­veau nom à la ville : Baj­ram Curri.

Forteresse de pierre

Kui­tim a dépo­sé le voya­geur chez Murat, l’al­pi­niste, qui s’est pen­ché sur la lettre de recom­man­da­tion remise par Halim. Elle a été écrite par Sokol, cham­pion natio­nal du huit-cents mètres. Autour de lui, dans une pauvre pièce de ciment chau­lé déco­rée de quelques tapis sor­tis des manu­fac­tures d’É­tat, trois jeunes filles et deux gar­çons se tiennent près de la femme de Murat. L’une d’entre elles porte le nom de la rivière Val­bo­na qu’ils vont remon­ter pour atteindre le plus haut vil­lage d’Al­ba­nie, Rro­gam. De là, pro­met-on, ils par­ti­ront pour faire l’as­cen­sion du Jezercë, le point culmi­nant des Alpes. Tad, un svelte et affable pro­fes­seur d’an­glais, vivant dans un vil­lage voi­sin, les accom­pa­gne­ra. Des filets de sou­rires bien­veillants entourent et enserrent l’é­tran­ger qui a posé son sac pous­sié­reux. Val­bo­na offre un regard qu’il n’a, de sa vie, jamais vu : brillant, fra­gile, can­dide, sur­pris. Tout n’est plus que por­ce­laine dans ce décor de béton.

La rivière qu’il découvre le len­de­main est d’une lim­pi­di­té inso­lite, jaillis­sant en flots dia­phanes au sor­tir d’une dizaine de kilo­mètres de fil­trage par un chaos de roches. « L’eau la plus pure d’Al­ba­nie », lui disent ses com­pa­gnons. La val­lée est étroite et pro­fonde, à peine quatre-cents mètres au-des­sus du niveau de l’A­dria­tique à sa base, alors que les crêtes den­te­lées qui la sur­plombent dépassent deux-mille mètres. Le Jezercë, tou­jours invi­sible, approche les trois mille. Le bus de l’al­pi­niste — un engin aux vitres bri­sées et aux sièges défaits — tra­verse un pre­mier vil­lage, noyé dans les champs de maïs et les vignobles. On lui raconte que ses habi­tants ont les voix les plus fortes de la val­lée : la Val­bo­na coupe le vil­lage en deux et pour se faire com­prendre d’une rive à l’autre, il faut hur­ler. Des slo­gans à la gloire du Sta­line alba­nais, Enver Hox­ha, ornent les parois rocheuses ; son suc­ces­seur Ramiz Alia n’a cédé le pou­voir qu’il y a quelques mois. Un che­min remonte une val­lée adja­cente, vers le vil­lage de Tad. « Tout au fond de la val­lée, il y a un col d’où l’on peut aper­ce­voir un lac. C’est le Koso­vo. Il n’y a pas tou­jours de garde-fron­tière ; on peut pas­ser, si on veut. »

Il leur faut désor­mais mar­cher pour atteindre Rro­gam où ils pas­se­ront la nuit. Le petit groupe croise quelques mai­sons iso­lées aux larges toits, entou­rées de champs de maïs, de pota­gers et de ver­gers crou­lant sous les fruits que l’on dis­tille pour le raki. Puis, au loin, le hameau de Rro­gam et ses mai­sons éparses en fond de combe. Après, c’est le col de Theth qui conduit à une autre val­lée, de tra­di­tion catho­lique celle-là. Mais Rro­gam, fon­dé par des gens de Theth, est une excep­tion, un ilot chré­tien dans la par­tie musul­mane des Alpes alba­naises. Un homme, dénom­mé Nick, des­cend des alpages avec ses mou­tons et les conduit dans sa demeure, une for­te­resse de pierre grise sur­mon­tée d’un large toit.

Passages et brisants

Ici, les choses se brouillent et se condensent en deux jour­nées et deux nuits étranges au fin fond du Pays des Aigles, à la lisière du Koso­vo où le feu couve sous la cendre de guerres anciennes. Dans une mai­son immense où les hommes atta­blés comme des ogres dévorent un repas de sept plats, les filles évin­cées et pouf­fantes les dévi­sagent du dehors par une fenêtre ouverte sur le silence de la val­lée déserte. Un poste de radio chi­nois, par­cou­ru d’une diode verte et frap­pé d’i­déo­grammes, dif­fuse des mélo­pées bal­ka­niques. L’hôte se sou­vient de ce que Fati­mé lui avait dit à Tira­na, après avoir renon­cé à le dis­sua­der d’ac­com­plir ce voyage : « Dans les mon­tagnes, c’est encore très patriar­cal. Mais il suf­fit de dire bukë, kripe, zemer (« le pain, le sel et le cœur ») et tu seras bien accueilli. »

À l’is­sue d’une nuit lourde, impré­gnée de bois­sons fortes et de ciga­rettes, les trois hommes s’en vont en chan­tant vers les som­mets, les­tés d’un petit-déjeu­ner arro­sé d’un raki de prunes. Ils atteignent le Qafë e Majes Rro­ga­mit, le « pas­sage du som­met de Rro­gam », après une raide et folle ascen­sion, dans de la caillasse blanche et cou­pante, sous un ciel céru­léen. Au som­met de l’en­sel­le­ment du col, vaste champ de pierres pou­dreuses, ils découvrent le mont Jezercë, une pyra­mide de bri­sants striés de neige, à quelques kilo­mètres de la fron­tière mon­té­né­grine. Tout autour, une mer de roches lac­tes­centes et de cônes d’é­bou­lis aveu­glants : les Bje­shkët e Nemu­na, les « mon­tagnes Mau­dites » où rien ne pousse, sinon le néant qui ravine et décom­pose le pay­sage. De sa mémoire de mon­ta­gnard, jamais l’hôte n’a éprou­vé émo­tion de cette nature ; l’é­tran­ge­té du lieu, dont le silence n’est troué que par le cri d’un rapace, le feu­le­ment d’une brise ou le cré­pi­te­ment loin­tain d’un pin en flammes, le laisse inter­dit. Tad et Murat rient de leurs bas­kets troués, lèvent les bras au ciel comme des cha­manes en transe. Ils n’i­ront pas plus loin que ce point ouvert à l’infini.

Au retour, ils évitent Rro­gam, la belle ferme de Nick et de ses filles, et prennent des che­mins de tra­verse pour des­cendre par une étroite val­lée. Les com­pa­gnons entonnent des chants de Malesöres, les mon­ta­gnards du Pays des Aigles, récitent des poèmes en tré­bu­chant dans les ébou­lis. Tels ces vers de Naim Fra­shë­ri, que Murat tente de gra­ver dans la tête de l’é­tran­ger qui les hurle après lui.

« O malet e Shqi­pe­rise ! e ju o lisat te gjate,

Fushat e gje­ra me lule,

Qe u kam nder mend dit e nate 2 »

Ils croisent deux ber­gers char­gés d’un bloc de glace posé sur une peau de bique, seule source d’eau sur les hau­teurs, tra­versent des bois de châ­tai­gniers, déboulent le long de séchoirs de maïs et finissent par s’a­breu­ver dans la Val­bo­na cris­tal­line. Après une nuit pas­sée chez un garde-fron­tière dés­œu­vré et un tra­jet dans la benne d’un camion, le voya­geur ne gar­de­ra qu’une image du voyage de retour : un tome des œuvres d’En­ver Hox­ha dans une décharge de Tirana.

Palais des rêves

Quelques années plus tard, la puri­fi­ca­tion eth­nique accom­plit sa sinistre besogne depuis la plaine des Merles. Des convois de réfu­giés se pres­sèrent aux fron­tières nord de l’Al­ba­nie. L’hôte apprit que le pays de Tro­po­jë et la ville de Baj­ram Cur­ri étaient décrits comme une des régions les plus dan­ge­reuses du pays. Les com­bat­tants de l’U­ÇK (Armée de libé­ra­tion du Koso­vo) avaient emprun­té le che­min du vil­lage de Tad dans l’autre sens. Consu­lats, ambas­sades et gou­ver­ne­ments mirent leurs res­sor­tis­sants en garde contre tout dépla­ce­ment dans le Nord, rejoi­gnant les craintes de Fatimé.

« The Govern­ment advises tra­ve­lers to recon­si­der tra­vel to the north-east region inclu­ding the cities of Baj­ram Cur­ri and Tro­poje because of the risk of cri­mi­nal vio­lence and unex­plo­ded ord­nance along the Alba­nia-Koso­vo border. »

Ces aver­tis­se­ments pro­lon­gèrent ce que l’on racon­tait depuis des siècles au sujet des Alpes alba­naises, région rebelle où ni la lex roma­na ni les fir­mans du Sul­tan, les pres­crits du roi Zog ou la ligne du Par­ti n’eurent vrai­ment prise. Ismaïl Kada­ré avait ima­gi­né qu’à l’é­poque otto­mane, des rêves sédi­tieux avaient été iden­ti­fiés dans ces confins par l’ad­mi­nis­tra­tion pan­op­tique du grand vizir, puis ras­sem­blés dans le Tabir Sar­rail, le Palais des rêves. La loi des mon­ta­gnards était celle du Kanun, un cou­tu­mier médié­val édic­té par un prince local dont le nom était une alba­ni­sa­tion d’A­lexandre duc Jean : Lekë Dukagjini.

L’an­tique cou­tume avait refait sur­face dans le chaos de l’a­près-com­mu­nisme, notam­ment la gjak­marrje ou « reprise de sang » qui régit le rituel de la ven­det­ta entre familles rivales. Des amis du voya­geur s’é­taient ren­dus chez l’al­pi­niste de Baj­ram Cur­ri et lui avaient réper­cu­té des infor­ma­tions inquié­tantes. Murat, lui dirent-ils, avait per­du son fils ainé, assas­si­né dans un cycle de ven­geances. Tad avait dû fuir pré­ci­pi­tam­ment son vil­lage, pour d’obs­cures rai­sons qui firent bais­ser les yeux à leurs inter­lo­cu­teurs. Quant à Val­bo­na, elle avait été exfil­trée et mariée à un cou­sin actif dans le Queens. Renais­sance de la ven­det­ta ou reprise de cou­tumes anciennes dans un contexte de règle­ments de comptes maf­fieux ? Peu importe, pen­sa l’hôte, qui sen­tit com­bien il avait mécon­nu ces montagnes.

Reprise de sang

Était-ce au retour de ce voyage ? Ou l’a­vait-il accom­pli ensuite, à cause d’elle ? Il l’a­vait croi­sée une pre­mière fois lors d’une soi­rée qu’il avait orga­ni­sée dans une petite ville de pro­vince où de nom­breux réfu­giés s’é­taient éta­blis. Elle por­tait une robe tra­di­tion­nelle blanche, our­lée de bor­dures dis­crètes qui s’ac­cor­daient à sa belle che­ve­lure rousse et à sa peau d’une pâleur vir­gi­nale. Son regard éber­lué tra­his­sait la sur­prise de se retrou­ver au milieu de tant de monde, gens de sa com­mu­nau­té et gens du pays d’ac­cueil, ras­sem­blés pour évo­quer le sort de sa pro­vince natale qu’elle avait dû fuir avec ses parents pour gagner la Macédoine.

Son sin­gu­lier patro­nyme, tout en rudes syl­labes sac­ca­dées, lui venait d’un pres­ti­gieux lignage. Il signi­fiait « por­teur de ban­nière », le per­son­nage le plus éle­vé dans un grou­pe­ment régio­nal de clans. Son grand-père, confie­ra-t-elle un jour, avait été le maitre d’œuvre d’une grande paci­fi­ca­tion qui avait mis fin au cycle infer­nal de la reprise de sang dans la région de Priz­ren. Elle vivait de l’aide sociale dans un appar­te­ment au bord du fleuve, avait le crâne bra­chy­cé­phale et la démarche lan­gou­reuse. Les quelques mots d’al­ba­nais que l’or­ga­ni­sa­teur lui avait adres­sés — tels « miru­paf­shim », « shum mir », « shumë falemn­de­rit » — l’a­vaient émue. « Tu es le pre­mier étran­ger qui me dit des mots de ma langue comme il convient de les pro­non­cer, qui connait l’his­toire de mon pays. » Elle lui par­lait dans un fran­çais rocailleux qui parais­sait s’ac­cor­der à sa terre natale, comme il s’en ima­gi­nait le pay­sage. Mais ses récits évo­quaient d’autres pri­sons que les tours de claus­tra­tion où se réfu­giaient les meur­triers du Kanun, celles de sa com­mu­nau­té dont elle s’é­prou­vait cap­tive — codes d’hon­neur, clans, riva­li­tés et tra­fics. Le voya­geur n’a­vait pas oublié ce rêve qui l’a­vait conduit dans ce pays reclus et autar­cique, cette tache blanche sur la carte qu’il avait péné­trée en songe avant d’y voya­ger un été : Albe, Alpes, Alba­nie, Tirana.

Un jour, alors qu’il était assis dans le com­par­ti­ment d’un train qui le rame­nait à son domi­cile situé dans une autre ville, il l’a­vait vue sur­gir et se poser en face de lui, vêtue d’un blou­son de cuir noir assor­ti à sa déter­mi­na­tion. « Où vas-tu ? », deman­da-t-il. « Je ne sais pas, je vais où tu vas », répon­dit-elle en sou­riant sous cape. Quelques semaines plus tard, elle lui mon­tra un nom dans une revue de sou­tien à son peuple, celui d’un homme qui por­tait le même patro­nyme que le voya­geur. « Il est mort il y a quelques jours », lui dit-elle, sans mesu­rer la por­tée de ses paroles. Une sombre ter­reur le sub­mer­gea, il aban­don­na son emploi, quit­ta la por­teuse de ban­nière et retour­na dans sa ville.

  1. Parole don­née, foi jurée, garde et assis­tance dans le devoir d’hos­pi­ta­li­té. Dans le code d’hon­neur tra­di­tion­nel des ven­det­tas alba­naises, pro­tec­tion tem­po­raire accor­dée au meur­trier par la famille de la vic­time ou quel­que­fois asso­ciée à un lieu (che­min, tour de claustration…).
  2. « Oh, vous les mon­tagnes d’Al­ba­nie, vos arbres hauts comme des tours / Vos vastes alpages inon­dés de fleurs / Vous êtes avec moi jour et nuit ». Naim Fra­shë­ri, poète alba­nais et figure impor­tante du mou­ve­ment natio­nal au xixe siècle.

Bernard De Backer


Auteur

sociologue et chercheur