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Montagnes Maudites du Kanun
« La fameuse formule que les vivants ne sont que des morts en permission dans cette vie trouve dans nos montagnes sa pleine signification. » Ismaïl Kadaré, Avril brisé Le geste, sans doute, prêtait à confusion. Plusieurs billets de cent lekë, couleur sang de bœuf, avaient été jetés négligemment sur la table. Sur une face de ces larges […]
« La fameuse formule que les vivants ne sont que des morts en permission dans cette vie trouve dans nos montagnes sa pleine signification. »
Ismaïl Kadaré, Avril brisé
Le geste, sans doute, prêtait à confusion. Plusieurs billets de cent lekë, couleur sang de bœuf, avaient été jetés négligemment sur la table. Sur une face de ces larges coupures, un ouvrier à casquette, main droite posée par-dessus l’épaule d’un jeune pionnier hypnotisé, montrait de sa paume ouverte un barrage aux eaux mugissantes. À l’avers, deux sidérurgistes, debout côte à côte, fixaient un lieu hors champ recelant quelque merveille de l’industrie moderne. Le premier travailleur était moustachu, portait des lunettes relevées sur le front et tendait sa main gantée vers le prodige ; le second, glabre et plus jeune, brandissait une canule de métal arrondi. Son corps était couvert d’un vêtement ignifuge doté d’une large capuche souple, semblable à celle des anciens pêcheurs ostendais. Il suivait du regard la main tendue de son ainé. À l’arrière-plan, des derricks effilés et des hauts-fourneaux pansus se fondaient dans la brume. Les figurants de papier scrutaient tous le même horizon, un lointain laiteux où s’érigeaient les prodiges de la science et de la volonté, irradiant comme l’étoile qui surmontait une aigle à deux têtes, enserré dans un boisseau de blé courbé.
Kuitim ne dénombra pas les mâles coupures, mais se leva, se pencha légèrement, puis serra longuement la main d’Halim qui venait de lui glisser l’argent. Ici, on ne mégote pas les poignées de main qui peuvent perdurer de longues minutes. Chacun doit s’imprégner de l’accord, plonger son regard dans celui de l’autre, matérialiser le contrat comme par une union physique des corps. Le voyageur, objet de la transaction conclue par cette besa1, se tenait en retrait, impatient et quelque peu troublé. Une place venait de lui être réservée dans le bus de Kuitim qui partirait le lendemain pour la région de Shkodra, à l’ouest du pays, avant de remonter le canyon du fleuve Drin, inondé par le barrage mugissant que contemplait le garçon aux yeux fixes. Un café turc, crissant comme du sable, acheva de sceller le pacte. Halim avait respecté la loi de l’hospitalité en accompagnant le désir de son hôte de partir vers les montagnes du Nord, alors qu’il voulait tant lui montrer Gjirokastër, Krujë, les ruines d’Apollonia et la Riviera du Sud. « Là-bas, lui avait dit sa femme Fatimé en invoquant les Alpes, les gens sont encore sauvages. C’est très dangereux. » Mais l’hôte n’avait pas cédé.
Gorges noyées
Les passagers du Dardania n’en finissent pas d’arpenter la carcasse rouillée qui remonte le cours du Drin en crachant de grosses volutes noires. Un camion débordant de pastèques tangue au gré des vagues, quelques moutons nerveux reniflent les flaques d’huile de vidange qui stagnent dans le creux des tôles. Kuitim surveille son hôte du coin de l’œil. Depuis qu’il a conclu une besa place Skanderbej à Tirana, il est responsable de sa protection. Son Skoda des années cinquante est amarré à l’arrière du navire, lesté de sacs en pagaille et de deux ou trois cuisinières à bois, en route pour les villages de montagne. Le véhicule ancestral n’avait plus d’embrayage et il avait bien fallu six heures pour couvrir les cent kilomètres qui séparent Tirana de l’embarcadère du ferryboat, à Koman. Une recommandation à l’intention d’un alpiniste de la province de Tropojë dans sa poche, le voyageur avait reçu la place d’honneur à côté du chauffeur. De là, il lui était aisé de descendre pour suivre Kuitim, qui s’était souvent arrêté — sans souci d’horaire et d’autres passagers — dans diverses bourgades pour lui faire gouter les variantes du cognac local. C’était la plupart du temps un liquide jaune, épais et terriblement sucré, portant quelque nom de moustachu héroïque stylisé sur l’étiquette. Entre ces étapes, pendant lesquelles le voyageur se glissait parmi les regards interrogateurs de villageois attroupés, la radio du bus diffusait les débats parlementaires de la démocratie naissante. Entre deux dégustations, Kuitim était souvent contraint de ranger son véhicule le long de la route défoncée pour subir les contrôles de policiers sourcilleux, auxquels il finissait par serrer longuement la main.
Les relents d’une ivresse lourde et la lumière réverbérée par les flots brouillent la vue qui s’offre au-devant du navire. Les rives du Liqeni i Komanit, le lac de Koman, long d’une cinquantaine de kilomètres, ne sont que montagnes rêches, couvertes d’une végétation éparse, de maigres villages ou de bâtisses isolées de pierre grise. De temps à autre, des hommes traversent l’eau dans de longues barques ployant sous des sacs de blés « don de la Communauté européenne ». Vers le nord, la vue est obstruée ; le fleuve se resserre à plusieurs reprises et le navire glisse au sommet d’étroites gorges noyées sous les flots. Puis, alors que le soleil déclinant de septembre irise de lointaines vapeurs, de hautes cimes blanchâtres se profilent au nord-ouest. Lorsque le Dardania s’amarre à une jetée de béton, la nuit gagne lentement les vallées tapissées de châtaigniers.
Le bus reprend sa route vers l’ancienne Dragobi, la capitale de la province de Tropojë, amputée d’une moitié par les Serbes en 1913. C’est une sombre route dévorée par un ciel bleu noir, parcourue de moutons errants, de camions chinois à la benne remplie de moissonneurs tannés. Quelques rangées d’immeubles en brique crue, éclairés par des ampoules blafardes, se profilent devant les voyageurs. Ils devinent la masse sombre des montagnes bordant la bourgade au nord et à l’est. Soudain, une imposante figure, fusil en bandoulière et main ouverte dirigée vers la terre, se découpe en ombre chinoise. Ils longent la statue du partisan kosovar légendaire qui a donné son nouveau nom à la ville : Bajram Curri.
Forteresse de pierre
Kuitim a déposé le voyageur chez Murat, l’alpiniste, qui s’est penché sur la lettre de recommandation remise par Halim. Elle a été écrite par Sokol, champion national du huit-cents mètres. Autour de lui, dans une pauvre pièce de ciment chaulé décorée de quelques tapis sortis des manufactures d’État, trois jeunes filles et deux garçons se tiennent près de la femme de Murat. L’une d’entre elles porte le nom de la rivière Valbona qu’ils vont remonter pour atteindre le plus haut village d’Albanie, Rrogam. De là, promet-on, ils partiront pour faire l’ascension du Jezercë, le point culminant des Alpes. Tad, un svelte et affable professeur d’anglais, vivant dans un village voisin, les accompagnera. Des filets de sourires bienveillants entourent et enserrent l’étranger qui a posé son sac poussiéreux. Valbona offre un regard qu’il n’a, de sa vie, jamais vu : brillant, fragile, candide, surpris. Tout n’est plus que porcelaine dans ce décor de béton.
La rivière qu’il découvre le lendemain est d’une limpidité insolite, jaillissant en flots diaphanes au sortir d’une dizaine de kilomètres de filtrage par un chaos de roches. « L’eau la plus pure d’Albanie », lui disent ses compagnons. La vallée est étroite et profonde, à peine quatre-cents mètres au-dessus du niveau de l’Adriatique à sa base, alors que les crêtes dentelées qui la surplombent dépassent deux-mille mètres. Le Jezercë, toujours invisible, approche les trois mille. Le bus de l’alpiniste — un engin aux vitres brisées et aux sièges défaits — traverse un premier village, noyé dans les champs de maïs et les vignobles. On lui raconte que ses habitants ont les voix les plus fortes de la vallée : la Valbona coupe le village en deux et pour se faire comprendre d’une rive à l’autre, il faut hurler. Des slogans à la gloire du Staline albanais, Enver Hoxha, ornent les parois rocheuses ; son successeur Ramiz Alia n’a cédé le pouvoir qu’il y a quelques mois. Un chemin remonte une vallée adjacente, vers le village de Tad. « Tout au fond de la vallée, il y a un col d’où l’on peut apercevoir un lac. C’est le Kosovo. Il n’y a pas toujours de garde-frontière ; on peut passer, si on veut. »
Il leur faut désormais marcher pour atteindre Rrogam où ils passeront la nuit. Le petit groupe croise quelques maisons isolées aux larges toits, entourées de champs de maïs, de potagers et de vergers croulant sous les fruits que l’on distille pour le raki. Puis, au loin, le hameau de Rrogam et ses maisons éparses en fond de combe. Après, c’est le col de Theth qui conduit à une autre vallée, de tradition catholique celle-là. Mais Rrogam, fondé par des gens de Theth, est une exception, un ilot chrétien dans la partie musulmane des Alpes albanaises. Un homme, dénommé Nick, descend des alpages avec ses moutons et les conduit dans sa demeure, une forteresse de pierre grise surmontée d’un large toit.
Passages et brisants
Ici, les choses se brouillent et se condensent en deux journées et deux nuits étranges au fin fond du Pays des Aigles, à la lisière du Kosovo où le feu couve sous la cendre de guerres anciennes. Dans une maison immense où les hommes attablés comme des ogres dévorent un repas de sept plats, les filles évincées et pouffantes les dévisagent du dehors par une fenêtre ouverte sur le silence de la vallée déserte. Un poste de radio chinois, parcouru d’une diode verte et frappé d’idéogrammes, diffuse des mélopées balkaniques. L’hôte se souvient de ce que Fatimé lui avait dit à Tirana, après avoir renoncé à le dissuader d’accomplir ce voyage : « Dans les montagnes, c’est encore très patriarcal. Mais il suffit de dire bukë, kripe, zemer (« le pain, le sel et le cœur ») et tu seras bien accueilli. »
À l’issue d’une nuit lourde, imprégnée de boissons fortes et de cigarettes, les trois hommes s’en vont en chantant vers les sommets, lestés d’un petit-déjeuner arrosé d’un raki de prunes. Ils atteignent le Qafë e Majes Rrogamit, le « passage du sommet de Rrogam », après une raide et folle ascension, dans de la caillasse blanche et coupante, sous un ciel céruléen. Au sommet de l’ensellement du col, vaste champ de pierres poudreuses, ils découvrent le mont Jezercë, une pyramide de brisants striés de neige, à quelques kilomètres de la frontière monténégrine. Tout autour, une mer de roches lactescentes et de cônes d’éboulis aveuglants : les Bjeshkët e Nemuna, les « montagnes Maudites » où rien ne pousse, sinon le néant qui ravine et décompose le paysage. De sa mémoire de montagnard, jamais l’hôte n’a éprouvé émotion de cette nature ; l’étrangeté du lieu, dont le silence n’est troué que par le cri d’un rapace, le feulement d’une brise ou le crépitement lointain d’un pin en flammes, le laisse interdit. Tad et Murat rient de leurs baskets troués, lèvent les bras au ciel comme des chamanes en transe. Ils n’iront pas plus loin que ce point ouvert à l’infini.
Au retour, ils évitent Rrogam, la belle ferme de Nick et de ses filles, et prennent des chemins de traverse pour descendre par une étroite vallée. Les compagnons entonnent des chants de Malesöres, les montagnards du Pays des Aigles, récitent des poèmes en trébuchant dans les éboulis. Tels ces vers de Naim Frashëri, que Murat tente de graver dans la tête de l’étranger qui les hurle après lui.
« O malet e Shqiperise ! e ju o lisat te gjate,
Fushat e gjera me lule,
Qe u kam nder mend dit e nate 2 »
Ils croisent deux bergers chargés d’un bloc de glace posé sur une peau de bique, seule source d’eau sur les hauteurs, traversent des bois de châtaigniers, déboulent le long de séchoirs de maïs et finissent par s’abreuver dans la Valbona cristalline. Après une nuit passée chez un garde-frontière désœuvré et un trajet dans la benne d’un camion, le voyageur ne gardera qu’une image du voyage de retour : un tome des œuvres d’Enver Hoxha dans une décharge de Tirana.
Palais des rêves
Quelques années plus tard, la purification ethnique accomplit sa sinistre besogne depuis la plaine des Merles. Des convois de réfugiés se pressèrent aux frontières nord de l’Albanie. L’hôte apprit que le pays de Tropojë et la ville de Bajram Curri étaient décrits comme une des régions les plus dangereuses du pays. Les combattants de l’UÇK (Armée de libération du Kosovo) avaient emprunté le chemin du village de Tad dans l’autre sens. Consulats, ambassades et gouvernements mirent leurs ressortissants en garde contre tout déplacement dans le Nord, rejoignant les craintes de Fatimé.
« The Government advises travelers to reconsider travel to the north-east region including the cities of Bajram Curri and Tropoje because of the risk of criminal violence and unexploded ordnance along the Albania-Kosovo border. »
Ces avertissements prolongèrent ce que l’on racontait depuis des siècles au sujet des Alpes albanaises, région rebelle où ni la lex romana ni les firmans du Sultan, les prescrits du roi Zog ou la ligne du Parti n’eurent vraiment prise. Ismaïl Kadaré avait imaginé qu’à l’époque ottomane, des rêves séditieux avaient été identifiés dans ces confins par l’administration panoptique du grand vizir, puis rassemblés dans le Tabir Sarrail, le Palais des rêves. La loi des montagnards était celle du Kanun, un coutumier médiéval édicté par un prince local dont le nom était une albanisation d’Alexandre duc Jean : Lekë Dukagjini.
L’antique coutume avait refait surface dans le chaos de l’après-communisme, notamment la gjakmarrje ou « reprise de sang » qui régit le rituel de la vendetta entre familles rivales. Des amis du voyageur s’étaient rendus chez l’alpiniste de Bajram Curri et lui avaient répercuté des informations inquiétantes. Murat, lui dirent-ils, avait perdu son fils ainé, assassiné dans un cycle de vengeances. Tad avait dû fuir précipitamment son village, pour d’obscures raisons qui firent baisser les yeux à leurs interlocuteurs. Quant à Valbona, elle avait été exfiltrée et mariée à un cousin actif dans le Queens. Renaissance de la vendetta ou reprise de coutumes anciennes dans un contexte de règlements de comptes maffieux ? Peu importe, pensa l’hôte, qui sentit combien il avait méconnu ces montagnes.
Reprise de sang
Était-ce au retour de ce voyage ? Ou l’avait-il accompli ensuite, à cause d’elle ? Il l’avait croisée une première fois lors d’une soirée qu’il avait organisée dans une petite ville de province où de nombreux réfugiés s’étaient établis. Elle portait une robe traditionnelle blanche, ourlée de bordures discrètes qui s’accordaient à sa belle chevelure rousse et à sa peau d’une pâleur virginale. Son regard éberlué trahissait la surprise de se retrouver au milieu de tant de monde, gens de sa communauté et gens du pays d’accueil, rassemblés pour évoquer le sort de sa province natale qu’elle avait dû fuir avec ses parents pour gagner la Macédoine.
Son singulier patronyme, tout en rudes syllabes saccadées, lui venait d’un prestigieux lignage. Il signifiait « porteur de bannière », le personnage le plus élevé dans un groupement régional de clans. Son grand-père, confiera-t-elle un jour, avait été le maitre d’œuvre d’une grande pacification qui avait mis fin au cycle infernal de la reprise de sang dans la région de Prizren. Elle vivait de l’aide sociale dans un appartement au bord du fleuve, avait le crâne brachycéphale et la démarche langoureuse. Les quelques mots d’albanais que l’organisateur lui avait adressés — tels « mirupafshim », « shum mir », « shumë falemnderit » — l’avaient émue. « Tu es le premier étranger qui me dit des mots de ma langue comme il convient de les prononcer, qui connait l’histoire de mon pays. » Elle lui parlait dans un français rocailleux qui paraissait s’accorder à sa terre natale, comme il s’en imaginait le paysage. Mais ses récits évoquaient d’autres prisons que les tours de claustration où se réfugiaient les meurtriers du Kanun, celles de sa communauté dont elle s’éprouvait captive — codes d’honneur, clans, rivalités et trafics. Le voyageur n’avait pas oublié ce rêve qui l’avait conduit dans ce pays reclus et autarcique, cette tache blanche sur la carte qu’il avait pénétrée en songe avant d’y voyager un été : Albe, Alpes, Albanie, Tirana.
Un jour, alors qu’il était assis dans le compartiment d’un train qui le ramenait à son domicile situé dans une autre ville, il l’avait vue surgir et se poser en face de lui, vêtue d’un blouson de cuir noir assorti à sa détermination. « Où vas-tu ? », demanda-t-il. « Je ne sais pas, je vais où tu vas », répondit-elle en souriant sous cape. Quelques semaines plus tard, elle lui montra un nom dans une revue de soutien à son peuple, celui d’un homme qui portait le même patronyme que le voyageur. « Il est mort il y a quelques jours », lui dit-elle, sans mesurer la portée de ses paroles. Une sombre terreur le submergea, il abandonna son emploi, quitta la porteuse de bannière et retourna dans sa ville.
- Parole donnée, foi jurée, garde et assistance dans le devoir d’hospitalité. Dans le code d’honneur traditionnel des vendettas albanaises, protection temporaire accordée au meurtrier par la famille de la victime ou quelquefois associée à un lieu (chemin, tour de claustration…).
- « Oh, vous les montagnes d’Albanie, vos arbres hauts comme des tours / Vos vastes alpages inondés de fleurs / Vous êtes avec moi jour et nuit ». Naim Frashëri, poète albanais et figure importante du mouvement national au xixe siècle.