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Monsieur et Madame Raquetian

Numéro 3 Mars 2013 par Far

mars 2013

Mon­sieur et Madame Raque­tian Mah­rou M. Far J’a­dore les che­­wing-gums qui font des bulles. De cou­leur rose, je ne peux m’en pas­ser. Ce n’est pas si simple de pou­voir faire des bulles sans qu’elles éclatent sur toute votre tête. C’est tout un savoir-faire de notre part. Nous, les petits anges. C’est un lan­gage codé à nous. Je […]

Mon­sieur et Madame Raquetian

Mah­rou M. Far

J’a­dore les che­wing-gums qui font des bulles. De cou­leur rose, je ne peux m’en pas­ser. Ce n’est pas si simple de pou­voir faire des bulles sans qu’elles éclatent sur toute votre tête. C’est tout un savoir-faire de notre part. Nous, les petits anges. C’est un lan­gage codé à nous. Je vous explique.

Un : il faut bien mâcher, ce qui est un plai­sir, vu le sucre et les autres sub­stances qui vous rendent accros à vie.

Deux : avec votre langue, vous pous­sez toute cette grande masse molle à droite, puis à gauche de votre petite bouche.

Trois : bien malaxer et bien mâchon­ner. La mai­trise de la langue fera toute la dif­fé­rence. Vous ver­rez. C’est impor­tant. Très important.

Quatre : une fois que cette matière vous paraît uni­forme, c’est l’ex­pé­rience qui vous le dira, vous rame­nez devant la bouche, mais der­rière les dents de devant, ce volume sucré, ensuite avec le bout de la langue vous pous­sez au milieu tout en soufflant.

Bien sûr, ce n’est pas évident si une ou deux dents vous manquent. C’est tout ou rien. Pour le tout, la pro­cé­dure continue.

Cinq : vous souf­flez en lou­chant, pas moyen de faire autre­ment, sur le bal­lon rose qui gonfle d’air et d’orgueil.

C’est l’ex­tase. Le gout du risque com­mence là. On souffle, encore, encore, on expire, et puis paf. On sou­pire. Trop tard. Toute la masse rosâtre s’a­bat comme une claque sur les joues, le nez, le men­ton, et les copines à lunettes, je ne vous dis pas. Paf ! Paf !

Le moment de recueille­ment tire à sa fin. Nous sommes toutes occu­pées à nous débar­ras­ser de cette peau fine et col­lante. Les unes arrivent à s’en déga­ger et récu­pèrent le tout pour une deuxième séance de mâchouille­ment. Les autres se débattent encore. C’est le jeu, on n’a pas peur nous.

Mes parents n’ar­rivent pas à me faire oublier ce car­ré magique colo­ré et si mer­veilleu­se­ment par­fu­mé. C’est mon culte, ma dévo­tion. J’en consomme une quan­ti­té énorme, comme si je vou­lais faire décol­ler une mont­gol­fière. Rose. Bien sûr. Je rêve déjà ; je vole ; moi aux com­mandes. Seule. Le capi­taine des oiseaux. La terre, la mer, le soleil, tous avec moi. On ver­ra plus tard pour les crabes.

Tout se passe bien, jus­qu’au jour où je découvre des petits papiers pour des cadeaux sur­prises à côté des che­wing-gums. La sur­prise ! C’est évident que là, j’a­vais toutes les rai­sons pour ce tra­vail de mas­ti­cage régu­lier. Sans relâche, et sans un jour de congé, je mâche. Je chique. Je mas­tique. Si je pou­vais, je mâche­rais même la nuit. Voi­là une entre­prise dyna­mique. J’ai consom­mé tout le stock de notre épicier.

J’ai rem­pli mon devoir d’en­fant gâtée et lui aus­si en m’en­voyant pour très long­temps chez le méchant den­tiste qui me raconte des his­toires. Le grand jour arrive un jour. Le numé­ro gagnant est une paire de raquettes de ping­pong et quatre balles.

J’ai récla­mé mon dû.

Vous devez attendre.

J’ai deman­dé mon cadeau.

L’u­sine n’a encore rien envoyé.

J’ai récla­mé et deman­dé mon dû et mon cadeau avec quelques larmes.

Oui, oui, ça va, ça va, j’i­rai voir moi-même demain. Quelle idée de don­ner des cadeaux, je les ven­dais très bien moi, même sans tous leurs cadeaux à la noix.

Et moi :

Non, pas des noix !

Et lui :

Un jour inou­bliable. J’ai mes raquettes. Une verte et une bleue et quatre balles blanches. L’ul­time effort reste à faire. Com­ment jouer seule avec tout ça ? Mon frère s’en lasse après une heure. Je suis trop petite et lui trop fort. Et ma mère qui pousse un cri en voyant l’é­tat de la belle table de la salle à manger.

Aah…

Une fois invi­tée à rega­gner ma chambre, je joue avec le mur face à mon lit, cou­leur rose. Je fais du bruit, beau­coup de bruit. À chaque fois, le mur ren­voie la balle et encaisse le coup par un petit enfon­ce­ment. Très beau. Le mur est à pré­sent comme le tis­su de ma jupe rose clair à petits pois. Ton sur ton. Moi j’aime. On dirait que je l’ai habillé, comme quand j’ha­bille mes pou­pées. Encore une fois les grands ne sont pas de cet avis. Ma mère pousse un autre petit cri.

Arrête de mar­ty­ri­ser ce mur.

Quoi ?

Ils ont des bobos partout.

Mes parents, mon frère, Mamouche, mes pou­pées et moi, nous regar­dons tous le mur bles­sé. Mais lui ne dit rien. Ça, c’est un copain.

Sois sage.

Sage. Ce mot que les grands aiment tel­le­ment ne signi­fie rien pour nous. Nous, on pense à des choses tel­le­ment plus sérieuses : les bon­bons, les des­serts, les oreillers et sur­tout leurs plumes… et bien sûr les chewing-gums.

Mes raquettes seront confis­quées, ou alors je dois trou­ver une solu­tion rapi­de­ment. Je marche de long en large dans ma chambre. Mamouche aus­si. Je saute sur le lit et demande l’a­vis de mes copines. Pas d’avis.

Mon chat attend la suite. Il aimait bien attra­per les petites balles lui aussi.

Il faut que je me décide. C’est déci­dé. Je prends un tube de colle et fixe deux balles sur chaque raquette. Je des­sine une bouche rouge sur la verte et une mous­tache noire sur la bleue. Je vous pré­sente mon­sieur et madame Raque­tian. Très sages.

Et le soir, je rêve d’une par­tie pal­pi­tante entre le mur et moi.

Un vrai com­bat. Mon chat est cos­tu­mé et fait l’ar­bitre. Le jeu bat son plein et son vide. Cela dépend. Mes pou­pées sont dans le public et font un vrai cha­hut. Mamouche conti­nue de sif­fler et de miau­ler. Au même moment mon réveil ron­ronne et sonne ou l’in­verse, je ne sais plus. Un coup d’œil à ma chambre. Mes amies sont toutes là. Mamouche dort encore.

Et je compte quelques coups de plus sur le mur.

La rou­tine quoi.

Extrait du récit Ambre et lumière (une enfance persane)

Far


Auteur

assistante et professeure à Bruxelles, elle a travaillé comme architecte d'intérieur