Skip to main content
logo
Lancer la vidéo

Mondes numériques. Quelle place pour les jeux vidéo ?

Numéro 4 - 2016 par Baptiste Campion

juillet 2016

Les jeux vidéo sont très sou­vent vili­pen­dés et cer­tains vont même jusqu’à récla­mer leur inter­dic­tion. Or ces cri­tiques mécon­naissent la réa­li­té de ces jeux qui, contrai­re­ment aux idées reçues, ne séduisent pas que des ado­les­cents, mais aus­si un public adulte large et varié. Comme la lit­té­ra­ture et le ciné­ma, les jeux peuvent être appro­priés de manière créa­tive et dif­fé­rente par cha­cun. Objets cultu­rels qui impliquent des pra­tiques spé­ci­fiques, les jeux sont à l’image du monde, divers, mais sur­ement pas condam­nable en bloc.

Articles

Sur le podium des acti­vi­tés numé­riques ayant mau­vaise presse trône cer­tai­ne­ment la pra­tique des jeux vidéo. Leur conte­nu et leurs joueurs sont régu­liè­re­ment bro­car­dés : quand ils ne sont pas consi­dé­rés comme rele­vant d’une sous-culture louche, incom­pré­hen­sible et vul­gaire unis­sant des hordes inquié­tantes d’adolescents déso­cia­li­sés et obèses, ils sont accu­sés de géné­rer l’addiction de leurs adeptes et d’encourager chez eux la perte du contact avec le réel, le sexisme et sur­tout la vio­lence. À chaque tue­rie sco­laire aux États-Unis ou atten­tat, il est au moins un média pour poin­ter le fait que le tueur était joueur, comme par hasard : il n’y a pas de fumée sans feu, mon bon Monsieur…

Les dis­cours publics sur les jeux vidéo et leurs nui­sances sont majo­ri­tai­re­ment tenus par des acteurs le plus sou­vent tota­le­ment igno­rants du sujet, à l’attention des gens qui n’en savent pas plus, faute de docu­men­ta­tion adé­quate et, plus encore, d’expérience en la matière. Ces jeux sont, il est vrai, peu acces­sibles aux non-ini­tiés : ils demandent de la dex­té­ri­té et du temps, et sont de ce fait plus dif­fi­ciles à appré­hen­der (même som­mai­re­ment) que d’autres médias. Mais, alors que cette spé­ci­fi­ci­té devrait inci­ter à la nuance et à la pru­dence, c’est sou­vent le contraire qu’on observe avec la répé­ti­tion de quelques idées aus­si simpl(ist)es que fausses, mais qui conti­nuent pour­tant à struc­tu­rer les repré­sen­ta­tions sociales de ces médias.

Un loisir largement répandu

En se foca­li­sant sur les pro­blé­ma­tiques de la vio­lence ou de l’addiction, on en vien­drait à oublier ce que sont ces jeux et, sur­tout, qu’ils consti­tuent une pra­tique cultu­relle à part entière très lar­ge­ment répan­due dans la popu­la­tion. Dif­fé­rentes études éva­luent, par exemple, la pro­por­tion de Belges joueurs à envi­ron 40%. Ceux-ci — qui comptent plus d’un tiers de femmes — sont prin­ci­pa­le­ment des adultes actifs (25 – 45 ans). Que celui qui n’a jamais joué au ser­pent ou au sudo­ku sur son télé­phone en atten­dant son train jette la pre­mière pierre. L’étude fran­çaise Ludes­pace1 a mis en évi­dence ce para­doxe : la plu­part des gens ne se consi­dèrent pas comme « joueurs » alors qu’une majo­ri­té d’entre eux a une pra­tique vidéo­lu­dique, ponc­tuelle ou régu­lière. Sim­ple­ment, ils ne l’identifient pas comme telle parce qu’elle ne cor­res­pond pas à la repré­sen­ta­tion sté­réo­ty­pée de pra­tique de jeux vio­lents, en ligne, sur console ou ordi­na­teur et jusqu’aux petites heures de la nuit. Le « vrai » joueur étant un déviant, il est for­cé­ment l’autre.

C’est pour­tant en grande par­tie parce que, contrai­re­ment à cette idée répan­due, la popu­la­tion des joueurs ne se limite pas aux ado­les­cents en décro­chage que le mar­ché des jeux vidéo dépasse aujourd’hui lar­ge­ment celui du ciné­ma, avec un chiffre d’affaires annuel mon­dial presque deux fois plus éle­vé (80 mil­liards de dol­lars contre 40). Ain­si, il en va des jeux comme des films : il y en a pour tous les publics, tous les âges et tous les gouts.

Une offre large et variée

Une idée cou­rante vou­drait que la plu­part des jeux soient, peu ou prou, des ava­tars de Doom, jeu de tir phare du début des années 1990 où le joueur incarne un marine de l’espace char­gé de des­cendre de manière fré­né­tique tout ce qui bouge. Il est vrai que, si de nom­breux titres ont depuis repris et déve­lop­pé le genre2, cet exemple est néan­moins l’arbre qui cache la forêt. Mais pour le com­prendre, il faut ren­trer dans la méca­nique propre aux dif­fé­rents jeux, d’où l’inventaire à la Pré­vert qui suit.

Dans la série des Fifa, on joue au foot­ball ; dans Hea­vy Rain, le joueur mène une enquête poli­cière ; Oka­mi lui per­met d’incarner une déesse char­gée de rendre ses cou­leurs au monde en affron­tant les forces des ténèbres avec son pin­ceau. Dans Ker­bal Space Pro­gram, il s’agit de déve­lop­per un pro­gramme d’exploration d’un sys­tème solaire, alors que Spla­toon met en scène une gigan­tesque par­tie de paint­ball bur­lesque. World of War­craft per­met de se lan­cer dans des quêtes épiques dans un uni­vers médié­val-fan­tas­tique peu­plé de monstres et d’autres joueurs, alors que Mine­craft per­met de construire son uni­vers per­son­nel comme dans un grand Lego vir­tuel. Il existe une mul­ti­tude de jeux de course, de ges­tion (allant de la ville à la civi­li­sa­tion en pas­sant par une piz­zé­ria, une pri­son ou une équipe cycliste), de simu­la­tion en tous genres (vol, conduite, trac­teur, tank, sous-marin, cap­sule spa­tiale), de stra­té­gie, pour ne pas par­ler des clas­siques des années 1980 qui se vendent tou­jours (Tetris, Pac­man ou Mario) ni des adap­ta­tions des jeux tra­di­tion­nels (échecs, Scrabble, poker…).

Cette liste n’est abso­lu­ment pas exhaus­tive. Le déve­lop­pe­ment tech­nique des sup­ports (PC, consoles, télé­phones et tablettes), la diver­si­fi­ca­tion des publics et un mar­ché éco­no­mique en pleine expan­sion favo­risent une pro­duc­tion tous azimuts.

L’ambivalente violence vidéoludique

Bien sûr, dans cette diver­si­té, de nom­breux titres, dont plu­sieurs stars du mar­ché (Call of Duty, Bat­tle­field, Mor­tal Kom­bat, Assassin’s Creed), sont indis­cu­ta­ble­ment vio­lents. Il serait pour autant erro­né de les consi­dé­rer comme iden­tiques : mal­gré des points com­muns indé­niables (notam­ment une mise en scène très réa­liste d’actes de vio­lence phy­sique extrême), ces jeux dif­fèrent sou­vent par leur scé­na­rio, leurs objec­tifs et les méca­niques de jeu, don­nant poten­tiel­le­ment des signi­fi­ca­tions dif­fé­rentes à la vio­lence de l’univers mis en scène, et donc aux actions du joueur.

Par exemple, bien qu’étant tous deux des jeux de guerre « à la pre­mière per­sonne3 », la série des Coun­ter-Strike n’a pas grand-chose à voir avec celle des Arma. Dans le pre­mier cas, les « batailles » opposent deux équipes (les ter­ro­ristes et les anti­ter­ro­ristes) selon dès règles défi­nies pour une série de rounds minu­tés, alors que le second plonge le joueur dans un conflit contem­po­rain aux enjeux géo­po­li­tiques qui le dépassent et dans lequel une seule balle peut s’avérer fatale (et mettre fin à l’aventure). Bien que d’apparence guer­rière, Coun­ter-Strike est plus proche d’un sport, alors que la qua­li­té pre­mière du joueur d’Arma est de par­ve­nir à sur­vivre de mis­sion en mis­sion plu­tôt que de tuer le maxi­mum d’ennemis.

Spec Ops : The line est lui aus­si un jeu « de tir », mais qui confronte le joueur à l’horreur et aux trau­ma­tismes de la guerre pour la dénon­cer. Cer­taines mis­sions de Call of Duty Modern War­fare 2 ont sus­ci­té la polé­mique, notam­ment celle met­tant le joueur en scène dans une attaque ter­ro­riste aveugle dans un aéro­port qui n’était pas sans pré­fi­gu­rer des attaques ter­ro­ristes récentes. Pour per­tur­bant que soit le conte­nu, la polé­mique a assez peu rete­nu le fait que le joueur n’incarne pas dans cette mis­sion un des ter­ro­ristes, mais un agent des ser­vices secrets infil­tré visant à les sur­veiller. Ce mas­sacre est par ailleurs un res­sort scé­na­ris­tique pour jus­ti­fier l’évolution du conflit mis en scène dans la suite du jeu et n’en consti­tue pas la fina­li­té. La mis­sion est facul­ta­tive dans la pro­gres­sion du joueur (qui peut déci­der de ne pas la rem­plir après l’avertissement) et ne le cré­dite d’aucun point ou bonus s’il tue des civils.

Dans The Divi­sion, le joueur incarne un agent spé­cial d’une uni­té char­gée de reprendre le contrôle de New York en proie au chaos après une attaque bio­ter­ro­riste d’ampleur, mais la méthode vio­lente n’est pas obli­ga­toire : les joueurs peuvent coopé­rer entre eux et le joueur qui déci­de­rait de « tuer » les autres sans rai­son se voit décla­ré « rené­gat » et pour­chas­sé à son tour par les forces de sécu­ri­té (et les autres joueurs).

Il convient donc d’aller au-delà des appa­rences pour consta­ter que, même très vio­lents, la plu­part de ces jeux se rac­crochent en réa­li­té à des valeurs tra­di­tion­nelles, voire conser­va­trices d’ordre ou de léga­li­té : le joueur incarne le plus sou­vent un sol­dat, un poli­cier, un agent du gou­ver­ne­ment ou un mer­ce­naire char­gé de com­battre une agres­sion injus­ti­fiée ou le ter­ro­risme, de défendre la veuve et l’orphelin, ou encore de répa­rer une injus­tice. La vio­lence est pré­sente, mais à de rares excep­tions (comme Man­hunt), elle est pré­sen­tée comme au ser­vice de la socié­té4 et non une fina­li­té en soi ou diri­gée contre elle.

Le jeu vidéo comme vecteur de représentations

En tant que pro­duit cultu­rel, le jeu vidéo véhi­cule donc des valeurs, exac­te­ment comme la lit­té­ra­ture et le ciné­ma. Il peut même être vec­teur de cri­tique sociale. C’est sou­vent le cas de « petits » jeux indé­pen­dants, mais aus­si, quel­que­fois, de titres block­bus­ters. L’exemple le plus emblé­ma­tique, et peut-être l’un des plus inté­res­sants, est sans doute celui des Grand Theft Auto5 (dits GTA, l’un des plus ven­dus au monde : 225 mil­lions d’exemplaires à ce jour), série de jeux amo­raux et vio­lents qui ont sus­ci­té la polé­mique à la sor­tie de chaque nou­vel opus. Le joueur n’y incarne pas une figure de l’ordre, mais des héros expli­ci­te­ment déviants aspi­rant à la réus­site et bas­cu­lant dans la délin­quance un peu mal­gré eux, deve­nant de petites frappes puis de vrais gang­sters pra­ti­quant le vol, le meurtre, des tra­fics en tous genres ou la pros­ti­tu­tion6. Pour le cher­cheur Oli­vier Mau­co7, GTA met en scène une « ver­sion dys­to­pique du rêve amé­ri­cain » et consti­tue à ce titre une œuvre sati­rique et cri­tique de l’Amérique contem­po­raine confron­tée à ses pro­blèmes : la ségré­ga­tion, la ghet­toï­sa­tion sociale et cultu­relle, la culture des armes, la drogue, les médias et les lob­bys, la recon­nais­sance par l’argent et le consu­mé­risme, la culture conspi­ra­tion­niste… Au lieu d’être for­mu­lée dans un livre « à thèse » ou un film d’art et d’essai, cette cri­tique est acces­sible à tra­vers les actions de jeu et l’exploration des bas-fonds ou des beaux quar­tiers8 de Vice City, Liber­ty City ou Los San­tos, équi­va­lents fic­tion­nels de Mia­mi, New York ou Los Angeles revi­si­tés par la culture popu­laire et média­tique. Le par­cours de Nico Bel­lic, pro­ta­go­niste de GTA IV incar­né par le joueur, émi­grant serbe arri­vant aux États-Unis pour y démar­rer une nou­velle vie qui va mal­gré lui bas­cu­ler dans la cri­mi­na­li­té, peut être vu comme se situant à l’intersection des uni­vers de Char­lie Cha­plin (The Immi­grant), Mar­tin Scor­sese (Taxi Dri­ver) et Quen­tin Taren­ti­no (Reser­voir Dogs, Pulp Fic­tion) dans un contexte post-11 septembre.

Ouverture, fermeture et réappropriation

Par-delà leurs spé­ci­fi­ci­tés thé­ma­tiques et scé­na­ris­tiques, les jeux pré­sentent éga­le­ment des modèles d’appropriation dif­fé­rents. Cer­tains jeux sont très « fer­més », c’est-à-dire qu’il n’est pas pos­sible de les uti­li­ser autre­ment que de la manière pré­vue par les concep­teurs. D’autres sont plus « ouverts » : ils per­mettent des déve­lop­pe­ments plus ou moins impor­tants per­met­tant au joueur de per­son­na­li­ser ou diver­si­fier son expérience.

Le « mod­ding » (c’est-à-dire la modi­fi­ca­tion de cer­tains aspects du jeu, sou­vent par des équipes indé­pen­dantes de l’éditeur ini­tial, voire par des béné­voles) per­met selon les cas la per­son­na­li­sa­tion de son ava­tar, l’ajout de nou­velles mis­sions, de nou­veaux véhi­cules, voire la réin­ven­tion totale du jeu par les joueurs. Ain­si, si GTA déjà cité met en scène un uni­vers de gang­sters en rup­ture, le mod LSPDFR per­met au contraire au joueur d’incarner un poli­cier de la même ville dans l’exercice nor­mal de ses fonc­tions (contrôle de vitesse, arres­ta­tions, sécu­ri­sa­tion d’un lieu d’accident, négo­cia­tion avec des bra­queurs, etc.), ce qui trans­forme assu­ré­ment l’expérience du jeu. Ces mods ras­semblent dès lors des com­mu­nau­tés qui déve­loppent leur propre phi­lo­so­phie du jeu qui n’a par­fois plus beau­coup de rap­port avec le jeu initial.

L’exemple de ces mods comme d’autres pra­tiques cultu­relles arti­cu­lées aux jeux montrent que les joueurs ne sont pas de simples spec­ta­teurs pas­sifs. Ils ont par­fois la pos­si­bi­li­té de se réap­pro­prier le jeu dans un sens éven­tuel­le­ment non pré­vu par les concep­teurs. Le même jeu don­ne­ra ain­si lieu à des expé­riences de jeu spé­ci­fiques (et donc des signi­fi­ca­tions dif­fé­rentes) d’un joueur à l’autre, sui­vant que celui-ci recher­che­ra le réa­lisme, l’incarnation d’un rôle, la détente avec des amis ou la créa­ti­vi­té (par exemple pour pro­duire de petits films de fic­tion, comme on en trouve beau­coup sur internet).

Des questions légitimes

Œuvre cultu­relle, le jeu vidéo est-il pour autant exempt d’effets com­por­te­men­taux pro­blé­ma­tiques ? La ques­tion, récur­rente, est par­fai­te­ment légi­time. Il existe des pra­tiques de jeu patho­lo­giques (comme le jeu exces­sif ou la déso­cia­li­sa­tion), très média­ti­sées, qui amènent à inter­ro­ger le média lui-même.

De nom­breuses recherches ont été menées et n’apportent pas de réponse uni­voque, sim­ple­ment parce que ce serait mal poser la ques­tion. De la même manière que ça n’a guère de sens de s’interroger glo­ba­le­ment sur les effets des livres — tout dépend en effet de quels effets, sur qui, pour quels livres et dans quel contexte —, il est illu­soire d’attendre de la science qu’elle réponde de manière caté­go­rique à une ques­tion sim­pliste, et aus­si morale et poli­tique que scien­ti­fique. Par contre, elle peut mon­trer que la pra­tique est de nature à déve­lop­per la coor­di­na­tion œil-main ou la capa­ci­té à se repré­sen­ter l’espace, ou encore que cer­tains jeux en ligne per­mettent de déve­lop­per la coor­di­na­tion inter­per­son­nelle ou des com­pé­tences sociales par ailleurs très valo­ri­sées dans le monde professionnel.

Les tra­vaux sur les effets des jeux vio­lents se situent dans la droite ligne de ceux menés depuis une cin­quan­taine d’années sur la télé­vi­sion : non clai­re­ment concluants (la pra­tique de cer­tains jeux peut aug­men­ter les atti­tudes agres­sives, mais la pro­por­tion de délin­quants vio­lents n’est pas pour autant plus éle­vée par­mi les joueurs que dans la popu­la­tion en géné­ral9), ils sont très débat­tus au sein des com­mu­nau­tés scien­ti­fiques concer­nées (les spé­cia­listes des jeux vidéo repro­chant, par exemple, aux psy­cho­logues des pro­to­coles expé­ri­men­taux ne tenant pas compte des méca­niques propres aux jeux qu’ils testent, rame­nés dans ces études au rang de simple sti­mu­lus10). S’il est impor­tant de suivre ces résul­tats, il faut aus­si les contex­tua­li­ser : pour un tueur en série adepte de tel ou tel jeu qui défraie­ra la chro­nique, il y a les mil­lions de joueurs ano­nymes dont la presse ne par­le­ra pas car ils n’auront tué per­sonne et pra­tiquent ce loi­sir comme d’autres le tri­cot ou le bad­min­ton ; la recherche de cor­ré­la­tions n’explique pas néces­sai­re­ment le rôle éven­tuel du média.

Concer­nant l’addiction, si on met de côté le débat assez vif entre spé­cia­listes pour savoir si la pra­tique exces­sive des jeux vidéo est une addic­tion au sens médi­cal du terme, de nom­breux auteurs appellent à ne pas confondre la cause et l’effet : la pra­tique exces­sive du jeu peut autant s’avérer le symp­tôme d’un trouble pré­exis­tant qu’en être la cause.

Enfin, il convient à nou­veau de ne pas assi­mi­ler indis­tinc­te­ment tous les jeux : la méca­nique de l’addiction aux jeux de hasard ou d’argent n’est pas la même que celle qui implique des jeux de rôle en ligne, sim­ple­ment parce que les moteurs de la pra­tique exces­sive sont dif­fé­rents. Là où l’adepte du poker cher­che­ra à se don­ner le grand fris­son ou sim­ple­ment « se refaire », l’aventurier d’un monde fan­tas­tique pour­rait être inci­té à ne pas éteindre son écran par loyau­té envers sa guilde (équipe) qu’il ne peut lais­ser tom­ber dans une aven­ture dif­fi­cile. Plus que le pro­blème du « jeu vidéo » en géné­ral, ce que dési­gnent ces com­por­te­ments exces­sifs est la dif­fi­cul­té de cer­tains joueurs à faire face à cer­taines carac­té­ris­tiques de types par­ti­cu­liers de jeux de nature à entre­te­nir une forme de dépen­dance : appar­te­nance à un col­lec­tif, per­sis­tance et évo­lu­tion de l’univers vidéo­lu­dique même lorsque le joueur ne joue pas, logique de pro­gres­sion interne au jeu (par exemple avoir atteint un cer­tain niveau pour pou­voir conti­nuer) ou du sys­tème éco­no­mique sur lequel il s’appuie (payer un abon­ne­ment ver­sus payer sa pro­gres­sion dans le jeu), etc.

La connaissance des jeux est la meilleure défense

La prin­ci­pale ques­tion posée par les jeux vidéo n’est pas de savoir s’ils consti­tuent une menace pour la culture ou la jeu­nesse, mais de savoir com­ment les arti­cu­ler avec nos pra­tiques cultu­relles et sociales en étant conscients qu’ils par­ti­cipent de notre rap­port à la norme, qu’ils sont vec­teurs d’idéologies et qu’ils sont le ter­rain de rap­ports de force éco­no­miques entre des indus­triels qui cherchent à étendre leur audience et les clients poten­tiels que nous sommes tous. Les jeux vidéo sont à l’image du monde : nom­breux et divers ; il y en a de bons et de très mau­vais ; cer­tains ne posent aucun pro­blème alors que d’autres ne pour­raient assu­ré­ment être mis entre toutes les mains. Il est aus­si absurde de les condam­ner glo­ba­le­ment que de reje­ter la lit­té­ra­ture dans son ensemble au pré­texte qu’il y a de mau­vais auteurs et de mau­vais livres. Les jeux vidéo sont des objets cultu­rels qui impliquent des pra­tiques spé­ci­fiques, et doivent par consé­quent être envi­sa­gés en tant que tels, au-delà des cli­chés faciles.

Abor­der les jeux vidéo de manière cri­tique est impor­tant, tant pour les joueurs que pour les non-joueurs, à condi­tion que ce soit de manière intel­li­gente et infor­mée. Cela passe par une com­pré­hen­sion des jeux et de ce qu’ils véhi­culent, par une mai­trise des ques­tions spé­ci­fiques propres à chaque titre, par une capa­ci­té à enca­drer l’usage (le sien ou celui d’autrui), ou encore par un accom­pa­gne­ment des pra­tiques. La dénon­cia­tion tous azi­muts, voire l’interdiction, régu­liè­re­ment récla­mée par cer­taines ligues de ver­tu, ne résou­drait rien et pri­ve­rait par ailleurs d’un loi­sir riche une impor­tante par­tie de la popu­la­tion. Les dis­cours de condam­na­tion non infor­més et sans nuance sont assu­ré­ment bien plus dan­ge­reux pour l’intelligence que les jeux qu’ils dénoncent.

  1. Coor­don­née par Hovig Ter Minas­sian ; voir le pro­jet et les publi­ca­tions liées sur le site de l’université de Tours.
  2. Le « shoot them up » : lit­té­ra­le­ment « tuez-les tous ».
  3. Où le joueur incarne un per­son­nage à tra­vers les yeux duquel il assiste — et par­ti­cipe — à l’action. Dans un tel jeu, l’écran montre typi­que­ment le champ de vision du per­son­nage incar­né au milieu duquel se trouve son arme (ou son viseur).
  4. Le plus sou­vent occi­den­tale et capi­ta­liste, bien que l’émergence de nou­veaux acteurs intro­duise d’autres visions du monde. Ain­si des jeux main­te­nant acces­sibles en Occi­dent per­mettent d’incarner des sol­dats russes, viet­na­miens, ira­niens ou chi­nois, « tra­di­tion­nel­le­ment » relé­gués dans les rôles de méchants éter­nels dans les pro­duc­tions américaines.
  5. Lit­té­ra­le­ment : vol qua­li­fié d’automobile.
  6. Pré­ci­sons que le jeu est clas­sé PEGI18 (Pan Euro­pean Game Infor­ma­tion), c’est-à-dire décon­seillé aux moins de 18 ans.
  7. Mau­co O., 2013, « GTA IV, l’envers du rêve américain. 
  8. Une des récentes mises à jour de GTA 5, inti­tu­lée « Exe­cu­tive and Other Cri­mi­nals » (en fran­çais : « Truands en col blanc ») a sus­ci­té fin 2015 une brève polé­mique sur les réseaux sociaux, cer­tains s’étonnant — s’indignant ! — de voir les milieux de la finance et leurs tra­vers asso­ciés à l’univers des gang­sters de GTA dans cette exten­sion per­met­tant au joueur de doter son per­son­nage d’une garde-robe digne d’un cadre diri­geant de grande entre­prise et d’aquérir voi­tures de luxe, appar­te­ments immenses avec vue et pis­cine, et yatch démesuré.
  9. Four­nis G. et al., 2015, « Vio­lence, crimes et jeux vidéo vio­lents : le point sur la ques­tion », L’information psy­chia­trique, 91 (4), p. 331.
  10. Mau­co O., 2012, « Les études sur la vio­lence des jeux vidéo sont scien­ti­fi­que­ment faibles : une entrée par le cor­pus », blog Game in Socie­ty.

Baptiste Campion


Auteur

Baptiste Campion est docteur en information et communication de l'Université catholique de Louvain. Il travaille maintenant comme professeur et chercheur à l'Institut des Hautes Études des Communications Sociales au sein du master en éducation aux médias. Ses travaux scientifiques ont principalement porté sur la communication éducative médiatisée, les effets cognitifs de la narration, les interactions en ligne et l'appropriation des technologies numériques, les transformations de l'expertise dans ce contexte particulier. À côté de ces travaux scientifiques, ces questions l'ont amené à réfléchir sur les conditions de la "démocratie numérique", de l'espace social dans une société hypermédiatisée ainsi que le rôle et la transformation des médias.