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Mondes numériques. Pourquoi likons-nous ?

Numéro 3 - 2016 par Christophe Mincke

mai 2016

Dans un texte pré­cé­dent, je m’étais inter­ro­gé sur les rai­sons qui nous pous­saient à publier fré­né­ti­que­ment sur les réseaux sociaux, sur le sens que peuvent avoir ces bou­teilles au réseau que nous lan­çons chaque jour. Mais les mondes numé­riques sont éga­le­ment le domaine du « like », réponse aux « sta­tuts » que nous dif­fu­sons. Ain­si, l’ensemble de Face­book, par […]

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Dans un texte pré­cé­dent, je m’étais inter­ro­gé sur les rai­sons qui nous pous­saient à publier fré­né­ti­que­ment sur les réseaux sociaux, sur le sens que peuvent avoir ces bou­teilles au réseau que nous lan­çons chaque jour1.

Mais les mondes numé­riques sont éga­le­ment le domaine du « like », réponse aux « sta­tuts » que nous dif­fu­sons. Ain­si, l’ensemble de Face­book, par exemple, est-il construit sur deux acti­vi­tés simples : par­ta­ger et aimer. C’est ain­si que cha­cun est invi­té à aimer — à l’exclusion de toute autre pos­si­bi­li­té — la vidéo de cha­ton, la pho­to du déjeu­ner conti­nen­tal de l’hôtel du Beau Rivage, une cita­tion tron­quée de Gand­hi ou un compte ren­du des mas­sacres syriens ou de l’utilisation du viol comme arme de guerre. Quelle étrange chose que d’aimer un car­nage de dau­phins ou une exé­cu­tion capitale…

En l’absence de tout « dis­like », le monde de Face­book appa­rait donc comme un uni­vers d’approbation mutuelle. Il en va de même d’autres réseaux comme Twit­ter, qui offre la pos­si­bi­li­té de défi­nir un tweet comme « favo­ri ». Assu­ré­ment, les mots sont trom­peurs, et il ne peut s’agir, en « aimant » d’exprimer une appro­ba­tion sans réserve du sta­tut consi­dé­ré. On peut dès lors se poser une ques­tion simple : com­ment se fait-il que les concep­teurs de Face­book — pour conti­nuer d’utiliser cet exemple — n’ont pas pré­vu de pos­si­bi­li­té de désap­prou­ver un sta­tut ou un commentaire ?

Il nous semble que le faire revien­drait à contre­ve­nir à l’esprit qui sous-tend cette infra­struc­ture, à savoir la mise en place d’un ins­tru­ment d’établissement de rela­tions numé­riques2 avec un maxi­mum de per­sonnes. En effet, Face­book n’a pas été pen­sé comme un lieu de débats et d’affrontements poli­tiques, phi­lo­so­phiques, syn­di­caux ou religieux.

Sur Face­book, on s’engage, on s’affronte, on se ral­lie, mais ce « réseau social » est, avant tout, une infra­struc­ture tech­no­lo­gique com­bi­née à des tech­no­lo­gies sociales visant à per­mettre à cha­cun de « faire du réseau » et de deve­nir « influent ». Ain­si, à l’inverse d’autres struc­tures sociales, un réseau n’est pas « phobe », il ne repose pas sur la dis­tinc­tion, sur la dif­fé­ren­cia­tion, voire sur la détes­ta­tion comme revers de la médaille de l’affiliation, du grou­pe­ment, de la consti­tu­tion d’un groupe clai­re­ment défi­ni autour d’un ensemble de points com­muns. Au contraire, il est « phile » et se fonde sur des liens d’«amitié », et donc sur des affi­ni­tés, de l’amour, des « like ». Il y est avant tout ques­tion de se connec­ter à l’autre, pas de tra­cer des fron­tières entre « les miens » et « les leurs ». Dès lors, rendre pos­sible l’établissement de lignes de frac­tures, de démar­ca­tions et d’oppositions n’est ni pos­sible, ni inté­res­sant du point de vue des ges­tion­naires de cette infra­struc­ture. Cela l’est d’autant moins que les réseaux, s’ils ont des topo­gra­phies propres, n’ont pas de limites. Ain­si, s’il est évident que, sur les réseaux sociaux, qui se res­semble conti­nue de s’assembler et si, par­tant, une struc­tu­ra­tion en émerge, elle ne prend pas la forme de groupes cloi­son­nés. De proche en proche, tous sont inter­con­nec­tés et il est donc illu­soire de vou­loir tra­cer une fron­tière claire entre les divers ensembles que l’on pour­rait identifier.

Mais pour­quoi donc likons-nous, alors ? On l’aura com­pris, dans un réseau tel que celui-ci, le « like » est vital. En effet, un réseau n’est qu’un ensemble de poten­tia­li­tés de connexions. Ces poten­tia­li­tés sont actua­li­sées de manière épi­so­dique et amènent le réseau à se concré­ti­ser de manière pul­sa­tile. En fonc­tion des moments, des sujets, des types d’interactions, le réseau s’animera plus ou moins, selon des exten­sions et des inten­si­tés variables. Ain­si, sur Face­book, l’ensemble de vos amis figure les gens avec les­quels vous entrez poten­tiel­le­ment en rela­tion. Il ne s’agit pas d’un club ou d’une asso­cia­tion, mais sim­ple­ment de la défi­ni­tion des per­sonnes qui auront accès à ce que vous pos­tez et qui pour­ront inter­agir de cer­taines manières avec vous. Dès lors, sans « like » rien ne se pro­duit d’autre qu’une bien banale suite de publi­ca­tions de consi­dé­ra­tions diverses. Le réseau ne peut s’éprouver réel­le­ment en tant que struc­ture de rela­tions réci­proques. Ce n’est qu’au tra­vers de ces inter­ac­tions qu’il vit réel­le­ment et qu’il peut être per­çu. Le « like » est alors autant une appré­cia­tion posi­tive que le signa­le­ment de la lec­ture d’un sta­tut, qu’une manière de sou­te­nir l’activité de par­tage d’une rela­tion ou encore qu’une façon de l’encourager dans une dis­cus­sion avec un autre socié­taire. Le « like », comme le « poke » (sorte de clin d’œil numé­rique), le « tag » (men­tion du nom d’un « ami » dans un sta­tut) ou l’identification dans une pho­to tissent des flux de noti­fi­ca­tions. « Untel a aimé votre sta­tut », « Machin a répon­du à votre com­men­taire », « Vous avez été iden­ti­fié par Bidule dans une de ses publi­ca­tions » sont autant d’occasions d’actualiser le réseau. Véhi­cu­ler du conte­nu — sta­tuts, par­tages, com­men­taires, réponses à des com­men­taires — ou de purs signes sans sens bien défi­ni — « like » ou « poke » par exemple — sont alors équi­va­lents du point de vue de la fabri­ca­tion du lien, but pre­mier de cet environnement.

Il est à cet effet inutile de signa­ler que l’on désap­prouve : l’objectif n’est pas de choi­sir son camp, mais bien de consti­tuer un réseau dyna­mique, sans autre ambi­tion que son exis­tence. Le but n’est pas d’être ceci ou cela, mais bien d’en être. Si d’autres pra­tiques se déve­loppent, c’est en contre­bande de cette concep­tion. Car il est bien enten­du pos­sible de détes­ter, de contes­ter et de s’affronter sur Face­book. Ce n’est en effet pas parce que Mark Zucker­berg n’avait cure de le per­mettre ni parce que ce n’est pas la prin­ci­pale acti­vi­té qui y est menée que cela n’a pas lieu. L’absence de pavé vir­tuel et de poli­cier anti­émeute élec­tro­nique empêche que s’y repro­duisent des répliques numé­riques des affron­te­ments pas­sés, mais de nou­velles pra­tiques de confron­ta­tion se déve­loppent. C’est ain­si que, de manière buis­son­nière, se sont déve­lop­pées des mili­tances 2.0, des débats, des coor­di­na­tions d’actions qui font aujourd’hui des réseaux sociaux de puis­sants outils politiques.

Notons que Face­book a annon­cé sa volon­té d’introduire des alter­na­tives au like. Il n’est cepen­dant pas ques­tion de bou­ton « dis­like », mais bien d’un ensemble d’émoticônes per­met­tant d’exprimer ses sen­ti­ments rela­tifs à un sta­tut. Il n’est donc, une fois de plus, pas ques­tion de débat et de camps oppo­sés, mais bien du par­tage de sen­ti­ments et, donc, de réseaux de relations.

Face­book et les autres réseaux sociaux ne sont donc qu’une énième forme de rela­tions humaines. De cette façon, ils sont essen­tiel­le­ment les sup­ports d’une socia­bi­li­té banale et, plus mar­gi­na­le­ment, d’actions col­lec­tives (enga­gées ou non). Est-ce si éton­nant ? Cer­tai­ne­ment pas. Dans tout réseau social nous pas­sons notre temps à échan­ger du vide dans le seul but d’éprouver le lien qui nous unit. Par­ler du temps, de sa jour­née, deman­der « Com­ment ça va ? », répondre « Bien, mais je suis cre­vé », racon­ter ses vacances, ser­rer la main, rire à une plai­san­te­rie idiote ou paraitre s’enthousiasmer au récit d’une tonte de pelouse quelques minutes avant l’orage sont aus­si futiles que « liker » en série des sta­tuts sur Face­book. Ou, plus exac­te­ment, ils nous sont aus­si indis­pen­sables à confir­mer les liens qui nous unissent, donnent sens à notre monde et nous ras­surent, nous les pri­mates sociaux. Et ils n’ont jamais empê­ché de mani­fes­ter, de contes­ter ou d’imaginer un monde meilleur.

  1. La Revue nou­velle, n° 2/2016, « Mondes numé­riques. Publish or per­ish », p. 73 – 74.
  2. Et non vir­tuelles, comme j’ai pu m’en expli­quer par ailleurs. La Revue nou­velle, n° 1/2016, « Mondes numé­riques. Le nou­vel épou­van­tail », p. 77 – 79.

Christophe Mincke


Auteur

Christophe Mincke est codirecteur de La Revue nouvelle, directeur du département de criminologie de l’Institut national de criminalistique et de criminologie et professeur à l’Université Saint-Louis à Bruxelles. Il a étudié le droit et la sociologie et s’est intéressé, à titre scientifique, au ministère public, à la médiation pénale et, aujourd’hui, à la mobilité et à ses rapports avec la prison. Au travers de ses travaux récents, il interroge notre rapport collectif au changement et la frénésie de notre époque.